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Par Luigino Bruni
Publié dans Avvenire le 05/11/2017
« La Bible n’est pas mon texte sacré, même si j’en perçois aussi bien le caractère sacré, que je tire de sa capacité d’absorber le hurlement du monde. Le hurlement de douleur de Jérémie est presque entièrement ululé. Job ulule. Isaïe aussi. C’est donc un étrange texte sacré, fait de désespérances, d’échecs et d’une foi implacable en un Dieu qui ne répond pas. »
Guido Ceronetti, extrait d’un interview de 2013
« La parole que le prophète Jérémie adressa à Baruch, fils de Nériya, quand ce dernier écrivait ces paroles dans un livre, sous la dictée de Jérémie, en la quatrième année de Yoyaqim, fils de Josias, roi de Juda : “Ainsi parle le SEIGNEUR, le Dieu d’Israël, pour toi, Baruch : Tu dis : ‘Pauvre de moi ! Le SEIGNEUR ajoute l’affliction aux coups que je subis ; je suis épuisé à force de gémir, je ne trouve pas de repos.’ Voici ce que tu lui diras – Ainsi parle le SEIGNEUR : Ce que je bâtis, c’est moi qui le démolis ; ce que je plante, c’est moi qui le déracine, et cela par toute la terre. Et toi, tu cherches à réaliser de grands projets ! N’y songe plus ! Je fais venir le malheur sur toute chair, mais à toi j’accorde le privilège d’avoir au moins la vie sauve partout où tu iras.” » (Jérémie 45, 1-5)
[fulltext] =>Il est admirable qu’une tradition biblique (le texte grec des Septante) ait voulu conclure le livre de Jérémie par cette bénédiction sur Baruch. Jérémie achève son livre par une parole du SEIGNEUR adressé à son disciple. Nous ne savons pas grand-chose de Baruch. Ce secrétaire-notaire apparaît dans le livre de Jérémie à l’intérieur du grand récit rapporté à propos du champ d’Anatoth (chapitre 32). Puis, il devint beaucoup plus que son secrétaire-scribe. Il l’accompagna dans les heures terribles de la prise de Jérusalem, il transcrivit deux fois ses paroles dans le rouleau (chapitre 36), en fit lecture dans le temple pour la communauté, puis le suivit en Égypte. Le texte situe cette bénédiction plus de vingt ans avant l’occupation babylonienne. Cependant, le rédacteur final du texte, peut-être Baruch lui-même, viole la chronologie des faits en replaçant cette bénédiction en Égypte, au terme de la vie de Jérémie. Comme un testament, qui peut être écrit à n’importe quel moment d’une vie, mais qui devient efficace et se révèle uniquement à la fin. Comme les vocations, qui se déroulent dans le temps-kairos, différent et unique. Peut-être fallait-il que Baruch attende plus de vingt ans, traverse les épreuves de Jérémie, et les siennes, pour comprendre le sens de cette bénédiction. La compréhension de ces paroles, qui sont différentes, exige toujours toute une vie, et parfois une vie ne suffit pas.
Baruch est l’image du bon disciple d’un prophète. Il a été la plume d’une voix. Il a appris les paroles du SEIGNEUR en écoutant les paroles de Jérémie. Mais les souffrances et les angoisses n’ont pas été les mêmes (« Je suis épuisé à force de gémir ») ; dans certains moments décisifs, peut-être ont-elles été les mêmes. Cette solidarité nous révèle quelques-unes des dynamiques propres à la relation entre un prophète (et celui ou celle qui a reçu un charisme) et ses disciples. Au début, il y a une rencontre avec le prophète, dans des circonstances différentes. Quant à Baruch, peut-être le connaît-il en travaillant, en exerçant son métier de scribe chargé de transcrire un contrat. Ce contrat parfaitement laïc devient un sacrement d’un autre appel, décisif celui-là, qui bouleverse sa vie et son travail.
L’appel adressé au disciple du prophète est une vocation à la fois distincte de celle du prophète et unie à elle. Le prophète reçoit la parole directement du SEIGNEUR. Le disciple reçoit lui aussi une parole directe et personnelle, mais il ne la comprend que dans une relation dynamique avec le prophète. Baruch sait qu’il ne peut remplir sa mission, qu’il ne peut comprendre sa propre parole et accomplir son destin et s’épanouir, sans un lien profond, mystérieux mais essentiel, avec la mission, le destin et l’épanouissement de Jérémie. Cependant, la vie du disciple est elle aussi un « corps à corps » personnel ; il n’est pas seulement un adepte du prophète. Il vit dans une démarche multiple : à la suite du prophète, à la suite de la voix qui parle par le prophète, à la suite de la voix qui parle à son âme. Tout l’effort et la beauté propre aux disciples tient au fait qu’ils restent et grandissent dans ce trialogue spécifique. Pour certains prophètes, le dialogue peut suffire ; pour les disciples, un nombre supérieur est nécessaire, car deux ne suffisent pas. C’est la raison pour laquelle ceux qui suivent un prophète commettent très fréquemment l’erreur de réduire le trialogue au dialogue. Soit ils effacent la voix dans leur propre conscience, soit ils passent par-dessus le prophète pour puiser directement à la source des paroles, en se passant du prophète (« Et toi, tu cherches à réaliser de grands projets ! »), ou bien encore, et c’est le cas le plus fréquent, ils assimilent la voix du prophète à celle du SEIGNEUR (et le prophète devient une idole). On devient un disciple adulte lorsque l’on ne réduit pas les trois à deux.
Le disciple joue alors un rôle actif, dynamique, responsable, créatif. Un disciple qui n’est que disciple n’est pas un bon disciple. Avec le temps, Baruch est aussi devenu un compagnon, un associé, un conseiller, peut-être co-auteur de paroles qui, lorsqu’elles devinrent des paroles écrites par Jérémie, furent aussi des paroles de Baruch. La Bible, comme la vie, est grande, parce qu’elle est plus grande que les paroles de ses acteurs principaux. On peut se demander si Jérémie n’a pas dialogué avec Baruch, durant les longs moments passés en attente de la parole, par exemple durant l’occupation de Bethléem (42,7), s’ils n’ont pas partagé leur perception de ce silence, leurs incertitudes, leurs peurs, leurs espérances. Peut-être y a-t-il une trace de ces dialogues secrets dans l’accusation que les survivants leur adressent : « C’est Baruch, fils de Nériya, qui t’entraîne dans l’opposition, il veut nous livrer au pouvoir des Chaldéens pour qu’ils nous mettent à mort, pour qu’ils nous déportent à Babylone » (43,3).
Quiconque a été ou est disciple d’un prophète connaît bien ces dialogues silencieux, les accompagnements douloureux d’une âme, la recherche de sa propre absence de lumière dans les yeux de l’autre, et a aussi parfois touché du doigt la coécriture de paroles données. Si le Baruch de Jérémie n’avait été qu’un simple secrétaire, son nom n’aurait pas été choisi, plus tard, comme titre d’un livre de la Bible et d’autres écrits apocryphes et apocalyptiques.
S’il est donc vrai que le disciple a un besoin absolu du prophète, il est tout aussi vrai que le prophète a besoin de ses disciples, ou d’au moins un. Que de prophètes n’ont pas laissé de trace parce qu’ils n’avaient pas de Baruch, ou bien parce que leurs Baruch n’ont pas été des êtres adultes, fidèles et résilients à l’instar de leurs prophètes. Il est une réciprocité mystérieuse au cœur de la vie charismatique du monde, qui fait que la prophétie, l’expérience la plus individuelle qui existe sous le soleil, devient aussi une expérience collective qui transforme une voix intérieure en une réalité sociale.
Cependant, dans cette relation entre Baruch et Jérémie, on perçoit aussi une image splendide de toute paternité et de toute génitalité. Le fils recueille notre parole, il écrit notre nom. Il assiste et accompagne nos souffrances, nos échecs, notre fidélité, notre infidélité. Il scelle l’achat de notre champ et, à la fin, il voit que nous ne rentrons pas à la maison, parce que le champ acheté n’était pas pour nous. Il recueille notre testament. Le fils ne peut entrer dans la sphère intime de la conscience, là où chacun écoute, seul, sa propre voix, mais il nous aide à la comprendre et à l’interpréter par sa seule présence. Puis, un jour, il reçoit de nous une dernière bénédiction, et nous nous apercevons que nous n’avons pas pu lui épargner les souffrances et les angoisses de tous, et que le don véritable, le « butin » et l’héritage, c’était tout simplement la vie. Puis nous quittons la scène, avec l’espoir d’avoir fait simplement notre devoir, jusqu’au bout. Chaque fils écrit notre promesse, il est témoin, il est héritage, il est le notaire de notre testament. Il est l’aube de minuit.
Si nous ne savons pas grand-chose sur le Jérémie de l’histoire, en revanche nous savons beaucoup de choses, voire presque tout, sur le Jérémie du livre qui porte son nom, et cela nous suffit. Le livre ne nous parle pas des tout derniers jours de Jérémie, ni de sa mort. Il disparaît comme Moïse et Isaïe. Ils ne meurent pas en héros, car ils n’ont pas vécu en héros. Ils ont reçu une vocation, une tâche, une mission, et ils l’ont simplement accomplie jusqu’au bout. Cependant, en la vivant, ils nous ont appris ce que signifie une vocation, ce que veut dire une parole désormais oubliée, effacée de notre génération : pour toujours. Puis ils s’en vont, comme s’en vont les amis, les parents, les maîtres. Et nous nous retrouvons encore plus seuls.
Ce Jérémie, qui a été séduit par son Dieu, nous a séduits nous aussi. Nous sommes devenus un peu semblables à Baruch. Peut-être l’avons-nous rencontré tandis que nous étions au travail – qu’y a-t-il de plus propice à une vocation que le travail ? –, il nous a séduits par ses paroles immenses et infinies, et c’est en toute liberté que nous avons décidé de le suivre. Nous avons assisté à la chute de Jérusalem et de nos temples, car Jérémie ne peut ni nous séduire, ni nous changer si nous ne le lisons pas assis sur les ruines de nos religions, de notre peuple, de nos rêves les plus grands. Puis nous l’avons vu prenant sur lui un joug, brisant une jarre, torturé et mis en prison, et nous nous sommes réjouis quand un eunuque l’a libéré. Puis nous l’avons suivi en Égypte, nous avons été déportés avec lui, jetés au milieu des idoles adorées et brillantes. Nous avons écouté encore une fois sa condamnation de l’idolâtrie, nous avons compris que la tentation de l’idolâtrie était au-dedans de nous, et nous avons essayé de croire une nouvelle fois à cette parole nue, invisible et différente. Et, aujourd’hui, nous avons écouté cette dernière bénédiction, et nous avons senti qu’elle était aussi pour nous et qu’elle l’est toujours : « À toi, j’accorde le privilège d’avoir au moins la vie sauve partout où tu iras. » Tout ceci pour découvrir que cette bénédiction ressemble énormément à cette autre bénédiction donnée par Jérémie à l’eunuque éthiopien (39,18), un homme rejeté, un étranger, une victime. Les bénédictions des prophètes sont avant tout des bénédictions pour les victimes, qui sont des pauvres, des persécutés, des doux, des affligés. Ils ne connaissent que ces béatitudes, ils nous les redisent, en éternels mendiants de notre écoute qui sera toujours insuffisante.
Nous devons nous aussi laisser Jérémie quitter la scène, non sans cette grande douleur propre à quiconque quitte un ami véritable. Il sait, il espère qu’il reviendra et, malgré cela, le détachement fait toujours mal. Cette fois encore, pour conclure ce commentaire pour Avvenire sur ce sixième livre de la Bible, mon dernier mot se veut un remerciement pluriel, grand, sincère et ému. Merci à la Bible, parce qu’elle continue de me nourrir sans jamais me rassasier. Merci à Jérémie, immense maître de vie, compagnon nécessaire pour apprendre le métier de la vie. Merci à vous, lecteurs qui, à l’instar de Baruch, avez suivi avec moi Jérémie sur ce long chemin au fil de ces six mois si vite passés, car « un jour passé avec les prophètes est comme mille ans passés ailleurs ». Merci, comme toujours et plus encore, au directeur Marco Tarquinio, qui continue de m’accorder sa confiance, source de fécondité.
À partir de dimanche prochain, nous reprendrons le discours sur les Organisations à mouvante idéale (OMI), convaincus que les paroles reçues de Jérémie nous aideront à connaître un peu mieux la grammaire des idéaux qui deviennent des organisations et des communautés. « Et le Seigneur me dit : “Le monde ne sera pas oublié” » (Apocalypse syriaque de Baruch, IV).
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Publié dans Avvenire le 05/11/2017
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Guido Ceronetti, extrait d’un interview de 2013
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Par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 29/10/2017
« Plus nous voyons se prolonger notre arrachement au cadre de vie qui nous est propre, que ce soit sur le plan professionnel ou personnel, plus nous percevons de façon aiguë que notre vie, contrairement à celle de nos parents, a un caractère fragmentaire. Notre existence spirituelle demeure inachevée. »
Dietrich Bonhoeffer, Lettre à Eberhard Bethge, 1944
L’idéologie est le contraire de l’espérance. L’espérance naît de la réalité imparfaite de l’aujourd’hui et se nourrit d’un demain meilleur qu’elle ne connaît pas encore mais qu’elle attend. C’est la vertu et le don de la traversée des déserts, lorsque l’on marche sous une chaleur brûlante tout en sachant qu’à la fin, une terre promise nous attend, qu’elle est bien réelle même si personne ne l’a jamais vue.
[fulltext] =>L’espérance nous donne à apercevoir Canaan alors que nous nous trouvons encore dans les eaux de Mériba. L’idéologie, elle, vit d’un aujourd’hui d’ores et déjà parfait, sans rien attendre de ce qu’elle ne connaît pas encore. Elle nous abandonne à notre condition d’esclaves en Égypte pour le reste de notre vie, mais elle a la capacité extraordinaire de transformer l’esclavage dans les briqueteries en « pays rempli de lait et de miel ». La terre promise est celle que l’on habite déjà. Par conséquent, l’absence de surprises et d’étonnement est un symptôme caractéristique du malade d’idéologie. On est incapable de s’étonner car, parmi les intérêts du monde présent et futur, il n’y a rien qui ne se soit déjà produit, qui ne soit déjà connu, parfaitement contrôlé et maîtrisé. L’étonnement a en effet besoin de l’ignorance (peut-être les enfants sont-ils les seuls à s’étonner vraiment) et du désir émanant de la conscience que la vie est une chose merveilleuse dont les plus belles pages restent à écrire. Et nous nous attendons à tout, toujours, vraiment. Pourtant, lorsque nous nous sommes convaincu que nous possédons enfin le secret de la vie et que nous connaissons tout ce qu’il y a à connaître sous le soleil, il ne nous reste plus rien à attendre ni à espérer. Nos désirs s’éteignent et nous commençons à mourir. L’idéologie est la transformation de l’idée en réalité ; face au décalage qui demeure entre notre idéal et la réalité, soit nous le nions, soit nous le vivons comme un mal, un péché, un scandale. L’espérance, au contraire, cultive la réalité d’aujourd’hui et en prend soin afin qu’elle puisse s’épanouir demain en quelque chose de nouveau, et ce décalage devient le terrain du désir et de l’attente. Le déjà de l’idéologie maudit le pas encore, tandis que l’espérance le bénit parce qu’elle le perçoit comme le début de la réalisation de la promesse.
La Bible est également un grand traité sur la naissance, le développement et la justification des idéologies. Il s’agit d’une syntaxe et, bien souvent, d’une sémantique de la nature terrifiante de la pensée et de l’agir idéologiques. Ce peuple a vu Jérusalem se faire occuper, le temple se transformer en un tas de décombres, les rois et leurs ministres se faire tuer et déporter. Ceux-ci ont cru les faux prophètes, ils se sont nourris d’illusions et il n’est rien resté de leur règne. Or, à présent, bien que tout prouve le contraire, ils continuent à produire des idéologies, à livrer leur propre interprétation de ce malheur. Seul Jérémie peut raconter une autre histoire, celle qu’il évoque toujours, car c’est la seule histoire qu’il connaisse : « Alors Jérémie dit à tout le peuple […] : “Les offrandes que vous avez brûlées dans les villes de Juda […], n’est-ce pas ce que le SEIGNEUR rappelle, ce qui lui est revenu à la mémoire ?” Le SEIGNEUR ne pouvait plus supporter vos agissements pervers et les horreurs que vous commettiez. […] Vous êtes fautifs envers le SEIGNEUR, n’ayant pas écouté sa voix ni suivi ses directives, ses principes et ses exigences, oui, pour cela, le malheur est venu à votre rencontre – c’est bien la situation actuelle ! » (Jérémie 44, 20-23).
À présent que nous sommes arrivés presque au bout de notre commentaire sur le livre de Jérémie, nous devons essayer de répondre à une question certes difficile mais que nous ne pouvons pas éluder : et si c’était Jérémie qui avait été victime de l’idéologie ? Et si l’interprétation de Jérémie était devenue la vraie interprétation uniquement parce que l’élite d’intellectuels qui fixèrent les canons l’avaient reprise ? Et si le culte de la « reine du Ciel » était le vrai, le bon, celui des gens simples, des femmes humbles et opprimées ? Qui nous dit que Jérémie parlait au nom du vrai Dieu, sachant que son peuple parlait au nom des fausses idoles ? Personne ne peut nous l’affirmer avec certitude, et nous ne pouvons pas davantage exclure la possibilité que certains de ces événements se soient réellement produits. De même, personne ne peut nous garantir que Jérémie et tous les prophètes de la Bible ne faisaient que se duper eux-mêmes à l’instar de tous les autres faux prophètes, qu’ils étaient des névrosés persuadés d’entendre des voix imaginaires. Ou bien, que ce furent les événements et les conflits internes au pouvoir religieux d’Israël qui poussèrent à qualifier les oracles de certains prophètes de « vrais » et de bons, et tous les autres de faux ; que l’école rabbinique qui, à un moment donné, choisit Jérémie ou Isaïe comme prophète, occulta les oracles d’autres prophètes qui étaient ses concurrents. Il s’agit d’une question sérieuse car elle est à la racine de la Bible tout entière et de tout humanisme religieux (voire peut-être laïc), car elle participe tout simplement de cette expérience humaine grandiose que l’on appelle la foi. La foi est avant tout la confiance dans le récit d’une expérience historique, celle d’une relation entre un peuple et son Dieu. D’abord, il y a cette foi, et ensuite seulement vient l’expérience subjective : croire à l’existence de Dieu.
Si elles peuvent se manifester simultanément, la première est décisive. Entre autres parce que, quand croire en Dieu n’équivaut pas à croire à la parole des personnes concrètes dont Dieu m’a parlé à travers leur histoire, cette croyance ne dure pas, ne sert à rien, n’influe pas sur notre vie, ou bien elle le fait seulement en mal. Si nous ne croyons pas d’abord au capital narratif de nos pères et mères dans la foi, nous ne saurons jamais si cette voix qui nous a un jour appelés par notre nom était un fantôme, une idole, une duperie vis-à-vis de nous-mêmes ou tout simplement un néant.
Cette foi n’est pas une garantie et ne vient pas davantage nous réaffirmer que nous ne sommes pas en train d’avaler une histoire fausse. La liberté du croyant réside précisément dans la possibilité réelle d’avoir cru à une grande duperie collective ; c’est d’ailleurs ce qui fait toute sa beauté et la rend si risquée. La foi peut ne pas être une illusion parce qu’il se peut qu’elle le soit ; ainsi, dès lors que nous commençons à nous convaincre qu’il ne saurait s’agir d’une illusion, nous pénétrons déjà sur le terrain de l’idéologie. Trop de personnes ne parviennent pas à mûrir à travers des expériences collectives de foi parce qu’elles n’ont pas appris à habiter ce risque existentiel, et c’est ainsi qu’elles grandissent avec une foi trop fragile pour faire d’elles des personnes adultes.
Le dieu abstrait devient concret à partir du moment où quelqu’un me raconte une histoire en me révélant le nom de Dieu. Dans la Bible, le nom est aussi l’incarnation de l’idée de Dieu à travers une expérience historique et concrète, le Logos qui vient habiter parmi nous. Le nom est une parole révélée lors d’une rencontre concrète entre un homme ayant un nom (Moïse) et une voix, sur les pentes d’une montagne ayant un nom (Horeb), afin de libérer un peuple vivant en esclave dans un lieu (l’Égypte). Le nom renseigne sur l’histoire, la géographie, la communauté et la tradition. C’est pour cette raison que le nom Seigneur est conservé au cœur même de la Loi ; c’est l’intimité d’une relation concrète et vivante, un nom que l’on doit prononcer sans le prononcer.
On ne s’étonnera alors pas qu’aux femmes qui « préparent des gâteaux représentant la reine du Ciel » (44,19), Jérémie réponde : « Accomplissez donc vos vœux, faites vos libations ! Eh bien ! écoutez la parole du SEIGNEUR, Judéens qui vous êtes établis dans le pays d’Égypte ! Je jure par mon grand nom, dit le SEIGNEUR, que mon nom ne sera plus jamais prononcé dans tout le pays d’Égypte par la bouche d’un Judéen disant : “Vivant est le SEIGNEUR !” » (44,26). À l’image de la reine du Ciel imprimée sur le pain, Jérémie oppose le nom, car le nom n’est pas l’image. Dans la Bible, la seule vraie et bonne image de Dieu est l’Adam. Or, nous ne sommes pas le nom de Dieu. Nous sommes certes faits à son image, mais nous n’héritons pas de son nom.
Ce dialogue entre le nom et l’image nous révèle un aspect important de l’humanisme biblique et de son anthropologie. La Bible nous enseigne que, si l’image de Dieu est gravée au fond de notre être, nous ne portons pas son nom. Contrairement aux générations d’hommes qui se succèdent, le Dieu de la Bible est un Père qui n’imprime pas son nom dans celui de ses enfants : il laisse notre nom au-dedans de nous et imprime son image en nous. Notre liberté est immense au point que nous sommes libres même vis-à-vis du nom du Père, mais non pas de son image qui reste gravée y compris chez les fils de Caïn.
Qui souhaite lire la parole de Dieu sur terre a la Bible et d’autres textes sacrés (mais aussi profanes, grâce à une littérature et une poésie abondantes). Qui souhaite entendre la voix de Dieu peut écouter les prophètes. Cependant, qui désire voir la chose la plus divine présente sous le soleil ne peut que regarder la chose la plus humaine existant sur la terre : un homme ou une femme. C’est pour préserver cette très haute dignité humaine que la Bible nous interdit de représenter d’autres images de la divinité. Elles seraient d’ailleurs moins belles et vraies que celles que nous voyons déjà autour de nous, chaque jour, lorsque nous nous regardons les uns les autres. Lorsque le premier homme est apparu sur la terre, l’univers a compris quelque chose de plus que l’image de Dieu.
Représenter une divinité sur un gâteau ou sur une pierre enseigne déjà à l’homme de la Bible que ce Dieu ainsi représenté est une idole car, comme nous il le dit : « La seule image bonne de ce nom-là, c’est toi. » C’est l’une des raisons qui expliquent la pauvreté picturale dans la tradition du peuple d’Israël : l’interdiction de représenter l’image du Seigneur a fini par dissuader les hommes de représenter l’image de son image. Nous ne sommes pas Dieu, pourtant nous lui ressemblons beaucoup ; nous sommes la chose qui lui ressemble le plus sous le soleil. Nous lui ressemblons même tellement que la première et la plus grande tentation de l’homme, c’est de devenir Dieu et, par là même, d’en venir à s’idolâtrer lui-même.
Les paroles sur le « nom » sont les dernières de Jérémie. Il quittera ensuite la scène sans que Baruch nous raconte la fin de sa vie, peut-être pour éviter que les événements qui la jalonnent ne viennent éclipser sa parole qui ne lui appartenait pas. Toutefois, c’est par la magnifique bénédiction de Jérémie à Baruch que nous achèverons dimanche prochain notre recherche de l’aube de minuit. En attendant, arrêtons-nous et reposons notre cœur en contemplant la plus belle image qui existe sous le soleil, qui brille et éclaire même les nuits les plus obscures du monde.
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L’aube de minuit / 28 – L’homme et la femme, la plus belle « image » qui existe sous le soleil
Par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 29/10/2017
« Plus nous voyons se prolonger notre arrachement au cadre de vie qui nous est propre, que ce soit sur le plan professionnel ou personnel, plus nous percevons de façon aiguë que notre vie, contrairement à celle de nos parents, a un caractère fragmentaire. Notre existence spirituelle demeure inachevée. »
Dietrich Bonhoeffer, Lettre à Eberhard Bethge, 1944
L’idéologie est le contraire de l’espérance. L’espérance naît de la réalité imparfaite de l’aujourd’hui et se nourrit d’un demain meilleur qu’elle ne connaît pas encore mais qu’elle attend. C’est la vertu et le don de la traversée des déserts, lorsque l’on marche sous une chaleur brûlante tout en sachant qu’à la fin, une terre promise nous attend, qu’elle est bien réelle même si personne ne l’a jamais vue.
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de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 22/10/2017
« Un peuple qui croit encore en lui a encore son propre Dieu. Il projette son amour de lui-même, son sentiment de puissance sur un être auquel il puisse rendre grâce. Celui qui est riche a envie d’offrir ; un peuple orgueilleux a besoin d’un Dieu pour faire des sacrifices… Partout où la volonté de puissance décline, on observe chaque fois une involution physiologique, une décadence. La divinité de la décadence devient le Dieu de ceux qui ont physiologiquement régressé, le dieu des faibles. »
Friedrich Nietzsche, L’Antéchrist
À certains moments décisifs, la foi et l’espérance ne forment, de fait, plus qu’une seule chose. Cela se produit lorsque la question : « Et toi, tu crois ? » nous apparaît trop réductrice pour saisir toute la richesse du mystère de notre cœur. Quand nous perdons la foi simplement parce que nous voulions devenir adultes, parce que la foi de notre enfance n’a pas réussi à grandir en même temps que notre amour, notre souffrance et celle des autres, notre foi peut rentrer chez elle dès lors que l’espérance sait la prendre par la main. L’espérance est plus résiliente que la foi car, même sous un ciel déshabité, nous pouvons toujours espérer que les paroles bonnes, celles qui nous avaient enseigné que, dans le monde, il existait un amour plus grand, étaient vraies ; qu’il y en avait quelques-unes de vraies, au moins une. Même lorsque nous ne parvenons plus à croire en Dieu, nous pouvons toujours continuer à espérer en lui, à espérer que, le jour où nous avons cessé de prier, nous avons commis la plus grosse erreur de notre vie, même si, ce jour-là, nous ne pouvions pas le savoir. Cette espérance, humble et douce, se transforme d’ores et déjà en une nouvelle prière authentique, elle remplit de vie et de beauté l’attente inquiète et très humaine du pas encore.
[fulltext] =>« Yohanân, fils de Qaréah, et tous les commandants des troupes prirent en charge tous les survivants de Juda, […] ainsi que le prophète Jérémie et Baruch, fils de Nériya ; refusant d’écouter la voix du SEIGNEUR, ils se rendirent en Égypte » (Jérémie 43, 5-7). Ces survivants emmènent donc avec eux Jérémie et son disciple Baruch en Égypte. Ils le placent au milieu d’eux comme la nouvelle arche de l’Alliance. Bien qu’ils n’écoutent pas ses paroles, le pacte avec ce Dieu différent, les récits des patriarches et de la libération à travers la mer, étaient encore bien vivants dans leurs chromosomes moraux et spirituels et continuaient, d’une certaine façon, à déterminer leurs actions. Ils se trouvaient dans la situation de celui qui a oublié la foi de ses parents et toutes les prières apprises dans son enfance, mais souffre véritablement lorsqu’un tremblement de terre vient détruire l’église du village où, petit, il a écouté de bonnes paroles. Cette foi ne saurait se réduire à la nostalgie de l’enfance ou de la culture : elle agit à un niveau plus profond de notre psychisme, opère à notre insu et, parfois, à notre corps défendant, comme un instinct ou un destin. Nous pouvons certes ne pas écouter les prophètes, voire les tuer, pourtant nous avons toujours, au fond de notre âme, un « reste » qui peut se mettre au diapason de leur voix. C’est pour cela que nous les voulons avec nous ; nous avons beau ne pas les écouter, nous voudrions les avoir tout près de nous, parce que nous éprouvons un besoin de vie et de vérité présent même chez les gens mauvais. Même lorsque nous sommes méchants, nous restons humains. Nous sommes Adam avant même d’être Caïn, et nous restons Adam même après Abel. Nous demeurons l’image et l’égal de ceux que nous ne parvenons pas à écouter avec nos oreilles mais que nous ne pouvons pas ne pas écouter avec nos tripes. C’est cela, l’anthropologie biblique.
Parvenu en Égypte en caravane, Jérémie continue tout simplement à exercer son« métier », à accomplir son destin, à prophétiser au nom du Seigneur, à parler avec sa bouche et par des gestes : « Alors, la parole du SEIGNEUR s’adressa à Jérémie à Daphné. “Prends des grandes pierres et, sous les yeux de quelques Judéens, enfouis-les dans le sol argileux de la tuilerie qui se trouve vers l’entrée du palais du Pharaon à Daphné” » (43,8-9). Le sens de ce geste apparaît tout de suite très clairement : « Je vais envoyer chercher mon serviteur Nabuchodonosor, roi de Babylone, je placerai son trône au-dessus des pierres que tu as enfouies ; il étendra sur elles son baldaquin » (43,10). S’ils ont fui en Égypte, en revanche ils ne peuvent échapper à leur triste destin. Car, même en Égypte, le Seigneur continue de parler à Jérémie, de lui délivrer des messages à l’adresse du peuple. Et Jérémie lui obéit. Après l’avoir fait toute sa vie, il continue de le faire même en exil, sans patrie ni temple. Cette voix nomade et errante, qui parle hors du temple, au milieu des déportés et de nouveaux dieux, exprime une fois encore l’extrême laïcité de l’humanisme biblique : pour trouver l’esprit divin sur la terre, on n’a besoin de rien d’autre que de personnes humaines, de voix d’hommes et de femmes, de mains, d’yeux et de corps. Le seul temple indispensable sous le soleil, c’est nous ; alors, en ce temps où Dieu parle de moins en moins dans les temples, peut-être pouvons-nous espérer réentendre sa voix, pourvu que nous parvenions à rencontrer au moins un prophète et à le reconnaître comme tel.
Jérémie continue de prophétiser et son peuple persiste à ne pas l’écouter : « Maintenant donc, ainsi parle le SEIGNEUR, le Dieu des puissances, le Dieu d’Israël : Pourquoi continuez-vous à vous faire vous-mêmes tant de mal ? […] En effet, vous m’offensez par vos pratiques : vous brûlez des offrandes à d’autres dieux dans le pays d’Égypte » (44,7-8). Au terme de sa mission et de sa vie, Jérémie se retrouve à livrer les mêmes batailles qu’aux premiers temps, à Anatoth. Mais, surtout, nous retrouvons son combat éternel et incessant contre l’idolâtrie, la grande maladie d’Israël et de toutes les religions, contre laquelle les prophètes seraient l’unique remède si seulement ils étaient écoutés : « Les hommes qui savaient que leurs femmes brûlaient des offrandes à d’autres dieux, ainsi que les femmes qui étaient présentes en grande assemblée, tous les gens qui s’étaient établis dans le pays d’Égypte, à Patros, répondirent à Jérémie : “Bien que tu nous dises cela au nom du SEIGNEUR, nous ne t’écoutons pas. Nous allons faire tout ce que nous avons décidé : brûler des offrandes à la Reine du ciel, lui verser des libations, comme nous l’avons fait dans les villes de Juda et dans les ruelles de Jérusalem – nous-mêmes, nos pères, nos rois, nos ministres” » (44,16-17). Ils se montrent ainsi cohérents et sincères jusqu’au bout dans leur refus.
Le fait que nous retrouvions le combat (vain) contre l’idolâtrie y compris au terme du livre et de la prophétie de Jérémie, à présent déporté, fatigué et âgé, revêt une importance capitale. Le jour où Jérémie avait reçu sa vocation, le Seigneur lui avait affirmé que les rois, les prêtres et tout le peuple « te feront la guerre mais ne te vaincront pas » (1,19). Pourquoi ses ennemis n’ont-ils pas « gagné » ? En réalité, si nous relisons tout son livre, nous nous apercevrons que Jérémie savait, de par sa vocation, que ce peuple aimait trop les plaisirs pour se convertir, et il lui avait d’ailleurs toujours prédit sa fin. Alors, où est la « victoire » de Jérémie ? Avant toute chose, les prophètes ne cherchent pas à remporter des victoires, mais simplement à répondre à leur vocation, à résister jusqu’au bout malgré l’échec et la frustration, en continuant à faire entendre leur voix qui crie sans être écoutée. C’est en ce sens-là que Jérémie a « gagné ».
Les prophètes savent bien qu’ils ne peuvent gagner leurs batailles contre les idoles. L’idolâtrie est invincible car nous, êtres humains, aimons trop construire des idoles. Jusqu’au dernier chapitre, le livre de Jérémie nous explique sans relâche la nature de l’idolâtrie et, par là même, son caractère inéluctable : « Depuis que nous avons cessé de brûler des offrandes à la Reine du ciel et de lui verser des libations, nous manquons de tout et nous périssons par l’épée et par la famine » (44,18).
L’idolâtrie trouve son origine dans notre tendance très prononcée à transformer notre relation avec la divinité en un échange commercial. Nous croyons en un dieu lorsque et tant qu’il nous arrange, lorsque et tant que cette divinité particulière satisfait au mieux nos besoins ; nous changeons de dieu dès lors que nous pensons qu’un nouveau « dieu » servira mieux nos intérêts. Et, quand nous changeons pour un dieu qui nous convient mieux, nous pensons très manifestement que le dieu ancien comme le nouveau étaient tout simplement des idoles, autrement dit, des expériences de consommation destinées à nous procurer un avantage. La relation idolâtrique est une consommation réciproque : l’idole consomme son vénérateur et l’idolâtre consomme l’idole, jusqu’à l’holocauste réciproque total.
L’idolâtrie revient ponctuellement, et ce chaque fois que, lors de nos expériences religieuses ou idéales, la consommation de biens spirituels, la recherche d’émotions fortes, la satisfaction de nos propres intérêts et le plaisir l’emportent sur tout le reste. Les hommes et les femmes l’ont toujours fait et continuent de le faire, à l’intérieur comme à l’extérieur des religions, de l’Église, des mouvements et des communautés religieuses. S’il est naturel et humain de chercher une relation qui nous convienne y compris avec Dieu, ce n’est pas l’expérience de Dieu que les prophètes nous transmettent et défendent. La relation avec le Dieu de la Bible convient extrêmement bien à l’homme ; cependant, cette convenance se situe sur un plan différent de l’économie, de la consommation et du plaisir, et c’est là le grand enseignement de Job, des évangiles et des prophètes. Il ne s’agit pas de la convenance du pouvoir et de la richesse : la convenance du Dieu de la Bible, c’est l’impuissance de Job, l’échec des prophètes, la « puissance » du sermon sur la montagne, la « faiblesse » d’un Dieu tout-puissant qui ne parvient même pas à convertir son peuple. Chaque fois que nous mesurons la convenance de la foi par rapport à notre consommation et à notre plaisir, et cela nous arrive souvent, nous sommes déjà dans une relation idolâtrique, même si nous donnons à notre idole qui nous arrange le nom de Dieu. Nous ne devons jamais oublier que, sur les pentes du mont Sinaï, le nom donné au veau d’or, le paradigme de toute idole, fut « Seigneur » : « Ils dirent alors : “Voici tes dieux, Israël, ceux qui t’ont fait monter du pays d’Égypte !” Aaron le vit, et il bâtit un autel en face de la statue ; puis Aaron proclama ceci : “Demain, fête pour le SEIGNEUR !” » (Exode 32,4-5). Peut-être la raison principale pour laquelle l’idolâtrie devient invincible réside-t-elle précisément dans le nom : l’idole d’aujourd’hui porte souvent le nom du Dieu d’hier, que nous célébrons en bas de la même montagne, sur les mêmes autels et par les mêmes prières.
Le combat tenace des prophètes contre l’idolâtrie, que la Bible a conservé et continue de conserver, nous aide à prendre conscience de notre idolâtrie (car nous remarquons bien plus facilement celle des autres) ; il nous donne aussi à espérer qu’un jour, nous saurons entendre une voix différente au-delà des nombreuses idoles qui remplissent notre maison. La foi biblique, comme d’ailleurs toute foi, est authentique tant qu’elle nous aide à prendre conscience de notre condition naturelle et inévitable d’idolâtre, à savoir, lorsqu’elle fait naître dans notre âme le désir de quelque chose de plus vrai, et parce qu’elle nous le répète cent, voire mille fois au cours de notre vie. Jusqu’au bout, à condition que nous n’ayons jamais cessé de la fréquenter et de l’écouter, elle nous aidera à distinguer l’ange bon de la mort de la dernière idole que nous ne connaissions pas encore. Ce sera notre ultime merci à la Bible, aux prophètes et à la vie.
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de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 22/10/2017
« Un peuple qui croit encore en lui a encore son propre Dieu. Il projette son amour de lui-même, son sentiment de puissance sur un être auquel il puisse rendre grâce. Celui qui est riche a envie d’offrir ; un peuple orgueilleux a besoin d’un Dieu pour faire des sacrifices… Partout où la volonté de puissance décline, on observe chaque fois une involution physiologique, une décadence. La divinité de la décadence devient le Dieu de ceux qui ont physiologiquement régressé, le dieu des faibles. »
Friedrich Nietzsche, L’Antéchrist
À certains moments décisifs, la foi et l’espérance ne forment, de fait, plus qu’une seule chose. Cela se produit lorsque la question : « Et toi, tu crois ? » nous apparaît trop réductrice pour saisir toute la richesse du mystère de notre cœur. Quand nous perdons la foi simplement parce que nous voulions devenir adultes, parce que la foi de notre enfance n’a pas réussi à grandir en même temps que notre amour, notre souffrance et celle des autres, notre foi peut rentrer chez elle dès lors que l’espérance sait la prendre par la main. L’espérance est plus résiliente que la foi car, même sous un ciel déshabité, nous pouvons toujours espérer que les paroles bonnes, celles qui nous avaient enseigné que, dans le monde, il existait un amour plus grand, étaient vraies ; qu’il y en avait quelques-unes de vraies, au moins une. Même lorsque nous ne parvenons plus à croire en Dieu, nous pouvons toujours continuer à espérer en lui, à espérer que, le jour où nous avons cessé de prier, nous avons commis la plus grosse erreur de notre vie, même si, ce jour-là, nous ne pouvions pas le savoir. Cette espérance, humble et douce, se transforme d’ores et déjà en une nouvelle prière authentique, elle remplit de vie et de beauté l’attente inquiète et très humaine du pas encore.
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Par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 15/10/2017
« Si Dieu existe, il a aujourd’hui plus que jamais besoin de quelqu’un qui, même s’il ne sait pas dire qui il est, dise au moins qui il n’est pas. Nous avons besoin de changer Dieu pour le garder, mais aussi pour que lui nous garde. »
Paolo de Benedetti, Quale Dio?
Lorsqu’un jour, la rencontre avec la Bible arrive, s’il s’agit d’une rencontre chaste (car on ne se sert pas de la Bible pour son bonheur personnel), libre (car on est prêt à découvrir de nouvelles réalités et à revoir vraiment ses convictions sur la religion) et gratuite (car on ne cherche à convertir personne, sinon son propre cœur), l’amitié avec la parole biblique se transforme en une merveilleuse éducation à l’intimité de la parole et des paroles. On commence enfin à aimer les poètes, à les comprendre davantage et différemment, à les remercier du fond de son âme. On découvre toute la profondeur de la sagesse, on apprend à la distinguer de l’intelligence et des talents naturels et, par là même, à la trouver en abondance chez les pauvres, et l’on se met alors à les écouter afin d’apprendre d’eux. Si on a, en outre, suffisamment de courage et de résilience pour arriver jusqu’aux prophètes, les découvertes deviennent de plus en plus grandes et bouleversantes. On devine, par exemple, quelque chose de la relation qui existe entre les différentes paroles présentes dans la Bible. On prend conscience que, quand la parole du Seigneur arrive, de diverses façons et après différents laps de temps, dans l’âme des prophètes elle n’est que parole de Dieu ; or, dès lors qu’elle parvient de leur âme jusqu’à leur bouche et qu’ils la prononcent, elle se fait aussi parole de Jérémie, d’Isaïe ou d’Amos.
[fulltext] =>La Bible tout entière est le fruit de ce merveilleux dialogue entre le logos et la chair, entre la parole abritée par l’âme et la parole qui sort de la bouche du prophète, entre obéissance et liberté. Cette parole est entièrement parole de Dieu, elle est entièrement parole du prophète, elle est entièrement parole de la relation entre le prophète et Dieu. Elle se présente ainsi à nous à travers le mystère trinitaire de la parole biblique. Cependant, si nous continuons d’avancer et qu’au cours de notre cheminement, c’est surtout la liberté qui nous sauve, la rencontre avec l’intimité de la parole nous permet aussi d’approcher une autre idée et expérience de Dieu, voire de son fondement. Nous apprenons à connaître un autre Dieu, que nous voyons sortir des religions et des temples pour aller dans les usines, dans les barques transportant des migrants, dans les salles de jeu et dans les rues désolées au cœur de la nuit. Alors que les idoles aiment les autels et les sacrifices, le Dieu de la Bible n’est à l’aise que dans les lieux qu’un dieu-comme-il-faut se doit de ne pas fréquenter, car c’est seulement là qu’il parvient à ressusciter chaque jour. Les religions résisteront à l’onde de choc de souffrance et d’amour du troisième millénaire à condition de ne pas se transformer en autre chose que ce qu’elles ont toujours été au cours des derniers millénaires. Si le christianisme réussit à se construire un avenir en tant qu’humanisme religieux, et pas seulement en tant que culture et tradition, ce christianisme renaîtra encore une fois de la Bible.
Parmi ce « reste » de Juda qui n’a pas été déporté à Babylone et qui s’est à présent installé dans un campement aux abords de Bethléem, se trouve également Jérémie. Ces survivants, consternés et complètement perdus, ne savent plus que faire. C’est ainsi qu’ils en viennent à leur dernier recours ; ils vont trouver Jérémie pour lui dire : « Intercède auprès du SEIGNEUR ton Dieu pour ce petit reste que nous sommes […]. Que le SEIGNEUR ton Dieu nous indique quel chemin prendre, quoi faire » (42,2-3). Des paroles pleines de confiance, qui semblent sincères et le sont peut-être réellement. Jérémie répond : « Entendu ! Je vais intercéder auprès du SEIGNEUR votre Dieu comme vous me le demandez, et je vous communiquerai toute parole que le SEIGNEUR vous répondra, sans en rien garder pour moi » (42,4). Ils lui répondent : « Que cela nous plaise ou nous répugne, nous écouterons la voix du SEIGNEUR notre Dieu » (42,6). Un dialogue magnifique, riche en émotions et en pathos, en confiance réciproque, où le Seigneur finit par être non plus « ton Dieu », mais « notre Dieu ». Des paroles qui peuvent amener le peuple à changer complètement d’attitude, après avoir été éprouvé et s’être adouci à force de souffrances.
Au bout de « dix jours » (42,7) seulement, Jérémie reçoit la parole. Dix jours qui paraissent interminables à cette communauté effrayée, désorientée et blessée. On peut imaginer les remous dans les cœurs et les corps des occupants de ce campement à Bethléem. Jean et les autres commandants se sont sûrement approchés de la tente de Jérémie, et peut-être se sont-ils même parfois enhardis à en franchir le seuil, afin de lui demander s’il avait reçu une parole pour eux. Pourquoi Jérémie a-t-il attendu dix jours, en ce moment si angoissant, alors que les jours semblaient durer des mois, voire des années ? Tout simplement parce que les prophètes, lorsqu’ils parlent au nom de Dieu, ne sont maîtres ni du contenu de cette parole, ni du temps qu’elle met à arriver. Les faux prophètes parlent sur commande, pour la bonne et simple raison qu’ils n’ont rien de vrai à dire. Ce temps long qui s’écoule entre la demande et la réponse vient apporter la énième preuve de l’honnêteté de Jérémie, de la véracité de sa prophétie. Les prophètes sont les mendiants de la parole différente qu’ils se doivent d’annoncer. Après avoir formulé une demande, ils ne peuvent rien faire d’autre qu’attendre, pauvres comme tous les hommes, sans jamais avoir la certitude que cette parole arrivera. Ils sont des sentinelles qui ignorent la nuit (Isaïe 28), qui peuvent et doivent écouter et accueillir toutes les demandes sans être en mesure d’apporter toutes les réponses. Le prophète est l’homme et la femme de l’attente, qui ne cesse de s’étonner et de s’émouvoir parce que cette parole qui allait peut-être venir est bel et bien venue. Qui sait ce que ressentaient les prophètes au moment où ils sentaient la parole se former dans leur sein ! Toute parole vraie, donnée, est un accouchement, qui demande tout le temps de la gestation, qui fait éprouver les douleurs et le travail. La parole vraie ne peut se faire chair que dans la plénitude du temps, et cette terre de Bethléem l’expérimentera de nouveau.
Jérémie avait bien conscience que le climat de confiance se détériorait au fil des heures ; à mesure que les minutes passaient, les chances que la parole qui mûrissait en lui soit accueillie ne cessaient de s’amenuiser. S’il a probablement su, dès le début, quel était le bon choix que le peuple devrait faire, durant toute sa longue vie il avait appris à distinguer la voix de l’homme Jérémie de celle que le Seigneur lui chuchotait au fond de son cœur. Sans doute a-t-il aussi pensé que la parole qu’il attendait du Seigneur ressemblerait à celle qu’il lui avait adressée à d’autres occasions : « Faites confiance aux Babyloniens et restez dans votre patrie, sous leur protection. » Pourtant, il a choisi d’attendre jusqu’au bout. Peut-être ces dix longs jours lui étaient-ils nécessaires tant la voix de son opinion personnelle était forte. Plus les idées du prophète honnête sont enracinées en lui, plus le processus de discernement des esprits se doit d’être difficile et lent. Ce processus, extrêmement délicat, ne parvient pas toujours à son terme. L’une des formes de souffrance caractéristiques des prophètes qui, à l’instar de Jérémie, possèdent une forte personnalité, c’est qu’ils doivent empêcher leurs propres idées de couvrir la voix de Dieu. En effet, il est très facile pour un vrai prophète doté d’une forte personnalité de se transformer en faux prophète lorsque la puissance de sa propre voix fait taire l’autre voix. Les « péchés contre l’Esprit Saint » sont impardonnables surtout pour les prophètes. D’autres fois, le processus se grippe parce que la gravité de certains moments et la compassion du prophète envers son peuple qui souffre à force d’attendre lui font accélérer le temps, et la réponse arrive le huitième ou le neuvième jour. Ce jour que l’on n’attend pas est le jour décisif. Les prophètes montrent l’une de leurs plus précieuses qualités lorsqu’ils parviennent à résister sous la tente alors que les gens se pressent autour, implorant, pleurant et criant pour que le don de la parole arrive.
Jérémie parvint à attendre jusqu’au dixième jour et parla enfin. Or, qui nous dit qu’il fallait attendre précisément dix jours, que le bon jour n’était pas plutôt le onzième ou le vingtième ? C’est la Bible qui nous le dit car, si, en ce moment décisif de sa vie et de celle du peuple, Jérémie s’était trompé de jour, rien n’aurait été pareil, son histoire se serait achevée de façon totalement différente ; peut-être son livre ne serait-il même pas parvenu jusqu’à nous, ou bien il aurait été tout à fait différent. C’est cela, l’« infaillibilité », mystérieuse mais vraie, de la parole de la Bible. « Ainsi parle le SEIGNEUR, le Dieu d’Israël, auprès duquel vous m’avez député pour que j’essaie de le toucher par votre supplication : Si vous acceptez de rester dans ce pays, alors je vous bâtirai, je ne vous démolirai plus ; je vous planterai, sans plus jamais vous déraciner : je réparerai le mal que je vous ai fait » (42,9-10). La parole que Jérémie reçut à l’adresse du peuple fut une parole grande, puissante, importante. On y retrouve les paroles ayant trait à sa vocation, celles du premier jour. Pourtant, cette fois-ci elles ne sont pas les mêmes. À Jérémie, le Seigneur avait affirmé qu’il « bâtirait et démolirait, planterait et déracinerait » (1,10). À présent que sa vie touche à sa fin, Jérémie reçoit une parole qui devient l’accomplissement de sa vocation : non pas détruire et déraciner, mais simplement construire et semer une nouvelle vie. Au cours de ces dix jours, ce ne fut pas seulement une parole adressée au peuple qui arriva à maturation : cette attente engendra également une parole nouvelle pour Jérémie. Or, entre-temps, durant ces dix jours interminables, beaucoup de choses avaient changé. Les sentiments de nouvelle confiance et de familiarité réciproque n’étaient plus du tout les mêmes. La peur et l’insécurité avaient de nouveau pris le dessus, et le « panier de figues » resté à Juda se révéla une nouvelle fois pourri (chap.24). Le peuple déclara ainsi à Jérémie : « C’est faux, ce que tu dis. Le SEIGNEUR notre Dieu ne t’a pas envoyé nous dire : “N’allez pas vous réfugier en Égypte !” » (43,2). La longue attente engendra certes une parole vraie, mais cette parole fut rejetée par la communauté, bien que celle-ci eût solennellement promis au Seigneur et à Jérémie de les écouter.
Cet insuccès de Jérémie nous aide à percevoir quelque chose allant au-delà de cette attente et de sa vocation. « Qui sait comment le peuple aurait répondu à l’oracle du Seigneur si j’avais parlé tout de suite, sans attendre tous ces jours ? Aurait-il malgré tout choisi de désobéir ? » Peut-être Jérémie s’est-il posé ces questions après le énième échec de sa parole, surtout en s’apercevant, en ce dixième jour, que la parole du Seigneur était exactement celle que lui-même aurait prononcée immédiatement. Ou bien, la parole demandant au peuple de rester dans sa patrie n’arriva à maturation que dans la dernière minute du dixième jour. Impossible de le savoir. Nous savons seulement que, même lorsque la parole du premier jour et celle du dixième jour sont littéralement identiques, elles ne le sont pas dans l’esprit. Jérémie pouvait se douter, par expérience, que 99% de la parole arriverait et qu’elle serait à 99% semblable à la sienne. C’était compter sans ce minuscule 1%, un grain de moutarde capable de déplacer des montagnes, ce trou d’aiguille différent par lequel les chameaux réussissent parfois à passer. Jérémie a dû tout risquer pour sauver cette possibilité infinitésimale, et cela, seuls les prophètes savent le faire. Nous aussi, nous avons parfois réussi à nous sauver, uniquement parce que quelqu’un a continué à croire au 1% de probabilité de notre innocence et de notre beauté, alors que 99% affirmaient le contraire. Si, dans le campement de Bethléem, le peuple ne parvint pas à passer par ce trou d’aiguille, nous, en revanche, nous pouvons continuer à espérer, grâce à la fidélité de Jérémie.
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Par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 15/10/2017
« Si Dieu existe, il a aujourd’hui plus que jamais besoin de quelqu’un qui, même s’il ne sait pas dire qui il est, dise au moins qui il n’est pas. Nous avons besoin de changer Dieu pour le garder, mais aussi pour que lui nous garde. »
Paolo de Benedetti, Quale Dio?
Lorsqu’un jour, la rencontre avec la Bible arrive, s’il s’agit d’une rencontre chaste (car on ne se sert pas de la Bible pour son bonheur personnel), libre (car on est prêt à découvrir de nouvelles réalités et à revoir vraiment ses convictions sur la religion) et gratuite (car on ne cherche à convertir personne, sinon son propre cœur), l’amitié avec la parole biblique se transforme en une merveilleuse éducation à l’intimité de la parole et des paroles. On commence enfin à aimer les poètes, à les comprendre davantage et différemment, à les remercier du fond de son âme. On découvre toute la profondeur de la sagesse, on apprend à la distinguer de l’intelligence et des talents naturels et, par là même, à la trouver en abondance chez les pauvres, et l’on se met alors à les écouter afin d’apprendre d’eux. Si on a, en outre, suffisamment de courage et de résilience pour arriver jusqu’aux prophètes, les découvertes deviennent de plus en plus grandes et bouleversantes. On devine, par exemple, quelque chose de la relation qui existe entre les différentes paroles présentes dans la Bible. On prend conscience que, quand la parole du Seigneur arrive, de diverses façons et après différents laps de temps, dans l’âme des prophètes elle n’est que parole de Dieu ; or, dès lors qu’elle parvient de leur âme jusqu’à leur bouche et qu’ils la prononcent, elle se fait aussi parole de Jérémie, d’Isaïe ou d’Amos.
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Pari Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 08/10/2017
« Salue les rives du Jourdain,
Les tours abattues de Sion...
Ô ma patrie si belle que j’ai perdue !
Ô souvenir si cher et si fatal ! »T. Solera e G.Verdi, Nabucco/Nabucodonosor
Nous pouvons imaginer mille fois la fin d’une histoire et nous en faire une certaine idée, car cette fin était déjà inscrite dans les nombreux signes que nous avions perçus et interprétés. Pourtant, lorsqu’elle arrive pour de bon, c’est toujours différent. Nous avions beau savoir que notre Marc grandirait, le jour où nous avons pris conscience qu’il n’était plus notre magnifique « petit », cela a déclenché en nous des émotions et des larmes totalement différentes et très belles. Nous avions prévu et très souvent répété que nos mauvaises actions nous vaudraient de graves ennuis ; pourtant, le jour où nous nous sommes effectivement présentés au tribunal, la réalité fut tout autre, avec son lot de souffrances et de larmes sincères que nous n’avions pas su anticiper. Nous avions préparé dans le menu détail notre dernier jour au sein de notre communauté ; et pourtant, au moment de fermer pour la dernière fois la porte derrière nous et d’en franchir définitivement le seuil, ce que nous avons ressenti au plus profond de notre cœur était tout à fait nouveau : nous ne pouvions ni imaginer le goût de ce dernier pain partagé avec nos compagnons, ni soupçonner cette nostalgie du ciel qui nous a accompagnés tout au long de notre vie. Nous ne le savions pas, nous ne pouvions ni ne devions le savoir, sans quoi nous n’aurions jamais réussi à prendre cet envol. Nous pouvons et nous devons nous préparer, accueillir avec douceur l’idée de sa venue inéluctable ; or, lorsque l’ange de la mort arrivera bel et bien, cela ne ressemblera pas à ce que nous avions rêvé, et nous nous étonnerons de voir qu’au cours de notre vie, nous avions aussi appris à mourir. Pourtant, nous ne pouvions pas le savoir, autrement cela n’aurait pas été le don le plus grand.
[fulltext] =>Pendant quarante ans, Jérémie avait vu, entendu et affirmé que Jérusalem serait détruite, ses habitants tués et les survivants déportés. Pourtant, lorsque l’armée babylonienne marcha vraiment sur la ville, que le temple fut détruit, que des hommes, des femmes et des enfants furent bel et bien tués, ce jour-là fut certainement différent et plus douloureux qu’il ne l’avait imaginé. Contrairement à nous, les prophètes ne se réjouissent pas en voyant un cadavre dériver sur le fleuve ; ils ne s’exclament pas avec une satisfaction maligne : « Je vous l’avais bien dit ! » Ils meurent ainsi deux fois : la première, lorsqu’ils annoncent la fin ; la seconde, lorsqu’ils la voient s’accomplir sous leurs yeux, dans leur propre chair. « En la neuvième année de Sédécias, roi de Juda, au dixième mois, Nabuchodonosor, roi de Babylone, arriva avec toutes ses troupes devant Jérusalem et investit la ville. La onzième année de Sédécias, au quatrième mois, le neuf du mois, une brèche fut ouverte dans la ville. […] Quant au palais et aux maisons bourgeoises, les Chaldéens y mirent le feu, et ils renversèrent les murs de Jérusalem » (Jérémie 39,1-2 ;8). La ville une fois tombée, le roi Sédécias tenta de fuir afin de sauver sa peau (39,1), une réaction à laquelle l’histoire nous a si souvent habitués. Il fut pourtant capturé non loin de Jéricho, avant de subir le plus atroce des supplices : « Le roi de Babylone fit égorger, à Rivla, les fils de Sédécias sous les yeux de celui-ci. Le roi de Babylone fit aussi égorger tous les nobles de Juda. Puis il creva les yeux de Sédécias et le lia avec une double chaîne de bronze pour l’emmener à Babylone » (39,6-7).
Au milieu du chaos général, Jérémie s’était une nouvelle fois retrouvé en prison, parmi les Juifs destinés à la déportation à Babylone. Après que Sédécias eut été capturé, les Babyloniens laissèrent un Juif, Guedalias, non issu de la dynastie de David, prendre le poste de gouverneur des habitants « restants » du pays : « Il laissa dans le pays une partie du prolétariat qui ne possédait rien, et c’est alors qu’il leur donna des vergers et des champs » (39,10). Il s’agit de l’un des cas, moins rares qu’on ne le croit, où être pauvre devient un signe de la providence. Il a élevé les humbles et renvoyé les riches les mains vides. Concernant Jérémie, dont la réputation de prophète opposé à la résistance était bien établie y compris parmi les Chaldéens, Nabuchodonosor, roi de Babylone, avait pris ces dispositions : « Prends-le en charge, veille sur lui, ne lui fais aucun mal ; au contraire, satisfais ses requêtes » (39,12). Le chef de la garde dit à Jérémie : « “Mais maintenant, aujourd’hui même, je te libère de tes menottes. Si tu désires m’accompagner à Babylone, viens, et je veillerai sur toi ; mais si tu répugnes à m’accompagner à Babylone, ne viens pas. La terre tout entière est devant toi : va où il te convient d’aller. Si tu ne veux pas rester avec moi, retourne donc auprès de Guedalias, fils d’Ahiqam, fils de Shafân” […]. Le chef de la garde personnelle lui remit alors des vivres et un cadeau, et le congédia » (40,4-5). Jérémie est ainsi libéré et reçoit un cadeau. Nous ignorons quel était ce cadeau ; toutefois, il est révélateur que cela se produise à la fin d’un épisode central dans l’histoire de Jérémie. Les cadeaux sont une chose très sérieuse, qui se trouve au cœur de la vie et de la mort. La Bible le sait bien, raison pour laquelle elle associe un cadeau à une libération, qui vient couronner un choix décisif. Alors que nous avons confiné les cadeaux dans le domaine du non-nécessaire voire, bien souvent, de l’inutile, la Bible, elle, leur redonne leur juste place, à l’intersection de la liberté et de l’esclavage.
Jérémie est à présent entièrement libre de choisir où aller. La reconnaissance dont il jouissait auprès des Chaldéens lui avait valu le privilège de décider de son sort. Se rendre à Babylone lui aurait assuré protection et sécurité, peut-être même une place à la cour de Nabuchodonosor. Pourtant, « Jérémie arriva à Miçpa auprès de Guedalias, fils d’Ahiqam, et il resta avec lui parmi la population qui demeurait encore dans le pays » (40,6). Jérémie décide donc de rester, usant du privilège de la liberté pour demeurer parmi les siens, parmi les pauvres. Pourquoi ? Peut-être espérait-il en Guedalias, issu d’une des familles dont il était l’ami (26,24). Ou bien, peut-être sa conscience ou sa voix intérieure lui suggérait-elle tout simplement de demeurer dans ce pays dévasté, parmi les pauvres qui restaient, car c’est au milieu des pauvres que les vrais prophètes se sentent chez eux. On peut décider de rester dans une terre dévastée et désolée uniquement parce qu’en son for intérieur, on sent que l’on doit rester. Beaucoup s’enfuient, tandis que d’autres sont « déportés » ailleurs par la vie. Cependant, certaines personnes restent. Lorsque la communauté qui avait été un grand rêve de jeunesse, la terre promise, a été réduite à un tas de ruines, beaucoup prennent la fuite, mais quelqu’un décide de rester. Il ne parvient pas à expliquer les raisons qui l’y poussent ; il sait seulement qu’il doit rester car, sur terre, il existe les impératifs de l’âme. Peut-être ne choisit-il pas délibérément de rester : il reste, ni plus ni moins. Peut-être à cause de cette étrange fidélité à la terre, inscrite dans les chromosomes de son cœur et héritée de ses parents et grands-parents, qui lui avaient enseigné, par le magistère de la pauvreté dans la dignité, que la fidélité est un destin avant même d’être un choix, que c’est un appel muet de la chair, un rappel des origines. Car la vie est une chose sérieuse, et il faut arriver jusqu’au bout, en apprenant l’art magnifique du « stabat ». Sans savoir pourquoi, il reste au lieu de partir comme les autres et avec eux, alors que, à l’instar de Jérémie, il aurait très bien pu le faire. Rester alors que l’on aurait la possibilité de partir possède une immense valeur morale et spirituelle ; il s’agit d’un bien commun très précieux. Les villes ne seraient jamais reconstruites s’il ne se trouvait pas au moins une personne pour rester alors qu’elle pourrait partir. C’est parmi ces personnes capables de demeurer dans les villes détruites qu’il faut chercher les vrais prophètes de notre temps : dans la fidélité longue et silencieuse et au milieu des ruines.
Dans les mois qui suivent, Jérémie voit sa prophétie se réaliser. Guedalias se révéla être un chef très sage. Sa nouvelle résidence devint un lieu de rassemblement des Juifs dispersés et un centre de renaissance : « Et ils firent une très abondante récolte de vin et de fruits » (40,12). Cet espoir fut cependant de courte durée, puisque Yishsmaël, un membre de la maison du roi David, ourdit une conjuration contre Guedalias : « Soudain, Yishmaël, fils de Netanya, et les dix hommes qui l’accompagnaient, abattirent Guedalias, fils d’Ahiqam, d’un coup d’épée » (41,1-2). Comme le « panier » contenait des figues pourries (24,8), tous les fruits pourrirent. Le tragique récit de la vie de Guedalias n’en demeure pas moins important et bouleversant. Le texte nous le présente comme un vrai sage et un homme juste. Jean, un officier, vint l’avertir que Yismaël arrivait pour le tuer, pour le compte des Ammonites. Jean lui déclara : « Permets que j’aille abattre Yishmaël, fils de Netanya.[…] Veux-tu vraiment qu’il t’abatte ? » Pourtant, Guedalias lui répondit : « Ne le fais pas ! » (40,16). Or, Jean avait raison : Yismaël arriva et Guedalias l’accueillit comme un hôte avant de se faire assassiner de sa main alors qu’ils déjeunaient ensemble (41,1).
De tout temps, des hébergeurs se sont fait tuer par ceux qu’ils avaient accueillis chez eux. Pourtant, bien plus nombreux sont les hébergeurs bénis que leurs hôtes ont rendus meilleurs. L’humanité est devenue plus humaine chaque fois que la souffrance et la peur de l’hôte assassin dans la maison voisine n’ont pas eu raison de notre liberté d’ouvrir avec confiance et générosité notre porte à l’hôte inconnu qui arrivait. Au cours de l’histoire, les vrais vainqueurs ne furent pas les Benjaminites de Gabaa (Juges 19-21), ni Polyphème, même si leur ombre menaçante reparaît trop souvent. Lorsque nous recevons un hôte chez nous, nous lui ouvrons notre cœur et notre table, sans savoir si ce sont des « anges » (Hébreux 13,2) qui entrent, ou bien Yishmaël le meurtrier. Guedalias paya de sa vie son choix d’accueillir ; imprudent, il ne crut pas Jean et préféra risquer la rencontre avec l’autre. Cependant, son sacrifice nous donne l’occasion de nous indigner, de condamner Yishmaël et de renforcer nos bonnes raisons d’offrir notre hospitalité.
Les histoires qui finissent bien ne sont pas celles qui renforcent la conscience morale collective la plus profonde des peuples. Nous définissons les normes éthiques les plus importantes en nous entraînant constamment à approuver et à dédaigner des personnes et des personnages que nous n’avons jamais rencontrés, à commencer par les contes de notre enfance (les hommes et les femmes que nous voyons en chair et en os ne suffisent pas à éduquer nos sentiments : nous avons également besoin de la réalité augmentée par les grandes paroles de la Bible et par la littérature). Un peuple qui cesse de lire et de se raconter ses grandes histoires s’achemine vers le plus grave manque qui soit : le manque d’empathie et d’indignation, qui sont les piliers de toute maison commune bonne et juste et de tout cœur humain. Une blessure mortelle d’un juste, consécutive à un acte imprudent sur le plan de l’agapè, se transforme en piton planté sur le mur d’un rocher, et nous aide ainsi à poursuivre l’ascension morale du monde, à une hauteur que la somme de mille actions prudentes sans blessure ne parvient jamais à atteindre ni même à effleurer– le christianisme n’a pas inventé l’agapè, mais l’a simplement reconnu et exalté. Si nous avons pu pressentir la résurrection spéciale du Christ, c’est parce que la Bible avait ressuscité de nombreux justes, gardant leurs épreuves et les racontant durant des siècles sous les tentes. Guedalias n’est pas mort à jamais : il revit chaque fois que, en lisant la Bible, nous sentons l’odeur de son sang innocent et le reconnaissons dans les victimes de toute la terre. Et nous continuons d’ouvrir notre porte.
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Pari Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 08/10/2017
« Salue les rives du Jourdain,
Les tours abattues de Sion...
Ô ma patrie si belle que j’ai perdue !
Ô souvenir si cher et si fatal ! »T. Solera e G.Verdi, Nabucco/Nabucodonosor
Nous pouvons imaginer mille fois la fin d’une histoire et nous en faire une certaine idée, car cette fin était déjà inscrite dans les nombreux signes que nous avions perçus et interprétés. Pourtant, lorsqu’elle arrive pour de bon, c’est toujours différent. Nous avions beau savoir que notre Marc grandirait, le jour où nous avons pris conscience qu’il n’était plus notre magnifique « petit », cela a déclenché en nous des émotions et des larmes totalement différentes et très belles. Nous avions prévu et très souvent répété que nos mauvaises actions nous vaudraient de graves ennuis ; pourtant, le jour où nous nous sommes effectivement présentés au tribunal, la réalité fut tout autre, avec son lot de souffrances et de larmes sincères que nous n’avions pas su anticiper. Nous avions préparé dans le menu détail notre dernier jour au sein de notre communauté ; et pourtant, au moment de fermer pour la dernière fois la porte derrière nous et d’en franchir définitivement le seuil, ce que nous avons ressenti au plus profond de notre cœur était tout à fait nouveau : nous ne pouvions ni imaginer le goût de ce dernier pain partagé avec nos compagnons, ni soupçonner cette nostalgie du ciel qui nous a accompagnés tout au long de notre vie. Nous ne le savions pas, nous ne pouvions ni ne devions le savoir, sans quoi nous n’aurions jamais réussi à prendre cet envol. Nous pouvons et nous devons nous préparer, accueillir avec douceur l’idée de sa venue inéluctable ; or, lorsque l’ange de la mort arrivera bel et bien, cela ne ressemblera pas à ce que nous avions rêvé, et nous nous étonnerons de voir qu’au cours de notre vie, nous avions aussi appris à mourir. Pourtant, nous ne pouvions pas le savoir, autrement cela n’aurait pas été le don le plus grand.
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Par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 01/10/2017
« Notre devoir envers nos prochains ne se limite pas à ceux qui vivent près de nous. Ce sont les événements eux-mêmes qui établissent un lien entre le Samaritain et l’Israélite blessé. En se trouvant dans cette situation, il a accédé à une nouvelle proximité. Dans notre monde, ceux que nous ne pouvons pas considérer comme nos prochains sont bien peu nombreux. »
Amartya Sen, L’idée de justice
La laïcité de la Bible est une chose très sérieuse, mais de plus en plus éloignée de notre vie de croyants et de « laïcs ». L’humanisme biblique est avant tout un discours sur la vie, sur toute la vie, en particulier sur la vie humaine. La Bible nous parle certes beaucoup de Dieu, mais pas seulement de lui, car elle nous parle surtout de nous. En effet, comme elle nous l’enseigne, il n’y a pas que Dieu dans la vie : il y a aussi la vie. Le Dieu de la Bible sait se tenir en retrait et se taire pour nous laisser la place, pour faire une place à notre liberté et à notre responsabilité. Il ne cherche pas à monopoliser notre vie, pas plus qu’il ne réclame un culte continuel et perpétuel : cela, seules les idoles le veulent et l’obtiennent. Le Dieu de la Bible est un libérateur, et il ne nous libère pas des idoles pour mieux nous asservir à lui car, s’il le faisait, il serait l’idole parfaite. Il enclenche des processus sans occuper d’espace, pas même les lieux sacrés, qu’il fréquente d’ailleurs peu, car il préfère la rue, la maison ou le verger au temple. Mais, surtout, il aime observer ce qui se passe sous le soleil et nous suivre avec un regard d’espoir dans le plein exercice de notre humanité. S’il s’étonne devant nos méchancetés, il s’étonne encore plus de la beauté de nos actions, face au spectacle admirable de la solidarité et de la fraternité, en particulier de cette solidarité et cette fraternité merveilleuses qui commencent dans le cœur des plus pauvres et des exclus.
[fulltext] =>« Eved-Mélek, le Nubien, du personnel de la cour, qui était au palais, apprit qu’on avait mis Jérémie dans la citerne […]. Eved-Mélek quitta le palais pour aller parler au roi. Il lui dit : “Mon seigneur le roi, c’est méchant, tout ce que ces hommes ont fait au prophète Jérémie ; ils l’ont jeté dans la citerne ; il va mourir de faim dans son trou, car il n’y a plus de pain dans la ville.” Alors le roi donna cet ordre à Eved-Mélek, le Nubien : “Prends trois hommes avec toi et retire le prophète Jérémie de la citerne avant qu’il ne meure” » (Jérémie 38,7-10). Ce fut un eunuque, un Nubien – un exclus et un étranger – qui sauva Jérémie de la boue et de la mort. Nous ne savons presque rien de ce sauveur. En revanche, nous savons que les eunuques étaient nombreux dans l’Antiquité, en Orient, en Perse et dans tout le bassin méditerranéen, y compris à Rome. C’étaient des esclaves particulièrement recherchés et vendus très cher sur les marchés, car ils pouvaient effectuer des tâches spéciales et délicates (par exemple, garder les femmes des harems). Beaucoup d’entre eux étaient castrés avant leur puberté, raison pour laquelle ils finissaient par prendre une voix et des attitudes féminines. En général, ils étaient utilisés pour rendre des services à la cour et dans les temples. Certains usages rappelant celui des eunuques de l’Antiquité se sont maintenus jusqu’à une époque récente ; il suffit de penser à leur présence dans les chœurs sacrés en Europe, jusqu’au début du XXe siècle.Il y a quelques semaines, j’en ai vu en Inde (on les appelle les Hijras) demander l’aumône aux feux rouges. J’ai revu en eux les eunuques de la Bible, et ma stupeur et ma souffrance face à leur triste condition de victimes m’ont laissé sans voix.
Dans cet épisode du livre de Jérémie, on est frappé par la description que Baruch fait de l’action de l’eunuque, qui se montre plein de délicatesse et très attentif aux détails : « Eved-Mélek prit les hommes avec lui, se rendit au palais, ramassa sous le trésor quelques vieux chiffons et les fit parvenir à Jérémie dans la citerne au moyen de cordes. Eved-Mélek, le Nubien, dit à Jérémie : “Mets-toi les vieux chiffons au-dessous des aisselles, sur les cordes.” Jérémie le fit » (38,11-12). Un détail qui pourrait paraître insignifiant mais qui, au contraire, révèle la splendide humanité d’une personne sachant saisir la valeur de cette blessure, de cet homme mutilé fréquentant les femmes, un homme qui avait appris d’elles l’art de soigner et qui, grâce à sa souffrance, avait acquis des connaissances sur la souffrance du corps des autres. Encore une fois, le salut d’un prophète arrive par un exclus, un maudit, un étranger, une victime, mais un homme capable, parce qu’il est éduqué et sensible à la grande souffrance, de reconnaître dans le vacarme général une voix différente, et d’agir pour sauver quelqu’un.
Ce ne sont pas les pharaons, les rois, les puissants, les grands et les riches qui secourent les pauvres. Aujourd’hui comme hier, le salut des victimes vient d’abord d’autres victimes, grâce à cette solidarité dans la souffrance qui, lorsqu’elle se déclenche, opère de vrais miracles, allant jusqu’à transformer les prisons et même les camps de concentration en éden de la fraternité. Au milieu de la confusion et du désespoir général, dans une Jérusalem où chacun essayait de sauver sa propre vie, un homme castré transforme ce palais infesté de courtisans et de politiciens corrompus en un paradis d’humanité. Cette victime réussit à voir une autre victime, le prophète, et trouve les ressources pour agir, en cherchant dans le désordre d’une cour en déroute des draps à placer au-dessous de ses aisselles afin de ne pas les blesser.
On ne sait si ce Nubien connaissait déjà Jérémie. Si nous ignorons ce détail du récit, cette ignorance nous rappelle une chose très importante : la proximité n’est pas synonyme d’amitié. On n’a pas besoin de connaître quelqu’un personnellement pour se sentir son prochain. Le Samaritain de l’évangile de Luc, étranger tout comme le Nubien du livre de Jérémie, ne connaissait pas le nom de l’homme attaqué par des brigands ; pourtant, il sut voir cette proximité fraternelle qui n’a pas besoin du nom d’une personne, de ses papiers ou de son permis de séjour. Il ne savait ni ne chercha à savoir si cet homme se trouvait sur la route parce qu’il fuyait un conflit, s’il était innocent ou coupable, ou encore s’il s’agissait « simplement » d’un migrant économique : il était un homme et une victime. L’amitié a besoin de connaître le nom de l’autre, la fraternité, non ; l’amitié a besoin de fréquentations, de contacts, d’intimité, alors que la fraternité s’en passe. Cet homme trouvé sur la route vers Jéricho et Jérémie étaient des hommes et des victimes. Pas besoin de savoir quoi que ce soit d’autre pour nous arrêter en voyant un blessé à secourir, pour l’amener dans une auberge, prendre soin de lui et laisser de l’argent à l’aubergiste. Le Samaritain et le Nubien surent être des prochains sans être proches géographiquement, par l’appartenance à un même clan, par leur condition sociale, leur ethnie ou leur religion. La proximité sans la nécessité d’être proche est l’une des plus grandes conquêtes morales de l’humanité, une conquête qui, chaque jour, est tuée et ressuscite aussitôt. À nos périphéries, dans les camps de transit, à côté des nombreux Sédécias et flagorneurs fonctionnaires de cour, nous rencontrons encore beaucoup de Nubiens qui savent voir d’autres victimes et les reconnaître parce qu’elles ont la même odeur qu’eux, l’odeur humaine, la meilleure odeur de la terre, et qui cherchent dans les armoires des draps pour extraire de la boue des hommes et des femmes comme eux.
Même dans les périodes de malheurs et de déportations, au milieu des grandes souffrances engendrées par ces violences extrêmes, des morceaux de proximité et, parfois, de fraternité, renaissent. Cependant, il nous faut la chercher parmi les victimes et les exclus qui, parfois, ont préservé au fond d’eux la capacité, entretenue par leur souffrance, à ressentir dans leurs entrailles la souffrance des autres et à agir. La première des pauvretés, une immense pauvreté, souvent engendrée par le pouvoir et les richesses, est l’atrophie de ce muscle du cœur que nous appelons miséricorde ; elle nous empêche d’abord de voir les victimes, puis de les percevoir comme de vrais frères et sœurs et, enfin, d’agir. Lorsqu’au cours de notre vie, ce muscle moral s’atrophie, nous revenons à Caïn, y compris lorsque nous vivons repus et à notre aise à la cour, entourés de nouveaux serviteurs et d’eunuques. Dans notre monde, nous voyons augmenter la pauvreté de cette humanité intégrale que, malheureusement, aucun indicateur de bien-être ne mesure parce qu’il ne le veut pas. C’est ainsi que nous nous enfonçons dans une déshumanisation croissante, dans cette autre forme de boue que sont les thermes et les salles de massage ; nous allons peut-être même jusqu’à nous persuader qu’il n’y a plus de pauvres puisque notre âme s’est appauvrie au point de ne plus réussir à les voir, à les écouter et à les sauver de la boue.
Ce Nubien émasculé contenait en lui toute l’humanité présente dans le palais décadent et corrompu. C’est ainsi qu’il sauva un prophète et, à travers lui, il continue de nous sauver lorsque la Bible nous permet de le découvrir et de le rencontrer même aujourd’hui ; alors, nous le remercions. Cet eunuque vit et sauva le prophète car il était resté un homme à part entière, un homme à l’âme intègre même si son corps avait été mutilé. On peut tout à fait rester entièrement et authentiquement humain même en ayant subi des mutilations dans son corps ; les mutilations les plus graves sont les mutilations et les automutilations de l’âme, car le premier élément qui nous est amputé est justement notre capacité spirituelle à nous voir amputés. Jérémie prophétisa une bénédiction pour le Nubien Eved-Méleken prononçant des paroles de salut : « La parole du SEIGNEUR s’était adressée à Jérémie quand il était enfermé dans la cour de garde : “Va dire ceci à Eved-Mélek, le Nubien : Ainsi parle le SEIGNEUR le tout-puissant, le Dieu d’Israël : Je vais faire venir mes paroles contre cette ville […]. Ce jour-là, je te libérerai – oracle du SEIGNEUR –, et tu ne seras pas livré au pouvoir des hommes que tu redoutes. Je te sauverai certainement, tu ne tomberas pas par l’épée : si tu te confies en moi, tu t’estimeras heureux d’avoir au moins la vie sauve – oracle du SEIGNEUR” » (39,15-18). Il s’agit là d’une forme sublime de réciprocité, où les paroles de bénédiction et de salut d’un prophète deviennent la réponse à sa libération de la boue.
Un autre jour, un autre Nubien fit une autre rencontre alors qu’il lisait un autre prophète. Il devint ainsi le premier non-Judéen à être baptisé par les apôtres : « L’ange du Seigneur s’adressa à Philippe : “Tu vas aller vers le Midi, lui dit-il, sur la route qui descend de Jérusalem à Gaza ; elle est déserte.” Et Philippe partit sans tarder. Or, un eunuque éthiopien […] retournait chez lui ; assis dans son char, il lisait le prophète Esaïe » (Actes8,26-28). Ce premier fut encore une fois un dernier, un autre Nubien, un autre eunuque, que l’apôtre rencontra suite à une théophanie, à la parole d’un ange. Si toutes les théophanies rapportées dans la Bible sont magnifiques, plus splendides encore sont les récits des anges qui deviennent les amis des pauvres : l’ange qui apparut à Agar, l’esclave chassée dans le désert par sa maîtresse jalouse, et celui qui fit d’un eunuque étranger le signe d’un salut désormais universel. Nous ignorons si l’évangéliste Luc raconta le baptême de ce Nubien parce qu’il voulait nous rappeler le lointain Nubien sauveur du prophète. Il est cependant permis de le penser et de l’espérer, ce qui ne serait guère surprenant tant la Bible regorge de récits improbables de réciprocité et de fraternité dans l’espace et dans le temps. Quoi qu’il en soit, nous pouvons et préférons imaginer qu’après avoir écouté les paroles de Jérémie, ce premier eunuque nubien poursuivit lui aussi son chemin dans la joie (cf. Actes 8,28).
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Ce ne sont pas les pharaons qui libèrent leurs esclaves. Ainsi Jérémie fut-il sauvé de la prison et de la boue par un eunuque éthiopien, un étranger marginalisé. 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L’aube de minuit / 24 – Les mutilations de l’âme pèsent plus lourd que celles du corps
Par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 01/10/2017
« Notre devoir envers nos prochains ne se limite pas à ceux qui vivent près de nous. Ce sont les événements eux-mêmes qui établissent un lien entre le Samaritain et l’Israélite blessé. En se trouvant dans cette situation, il a accédé à une nouvelle proximité. Dans notre monde, ceux que nous ne pouvons pas considérer comme nos prochains sont bien peu nombreux. »
Amartya Sen, L’idée de justice
La laïcité de la Bible est une chose très sérieuse, mais de plus en plus éloignée de notre vie de croyants et de « laïcs ». L’humanisme biblique est avant tout un discours sur la vie, sur toute la vie, en particulier sur la vie humaine. La Bible nous parle certes beaucoup de Dieu, mais pas seulement de lui, car elle nous parle surtout de nous. En effet, comme elle nous l’enseigne, il n’y a pas que Dieu dans la vie : il y a aussi la vie. Le Dieu de la Bible sait se tenir en retrait et se taire pour nous laisser la place, pour faire une place à notre liberté et à notre responsabilité. Il ne cherche pas à monopoliser notre vie, pas plus qu’il ne réclame un culte continuel et perpétuel : cela, seules les idoles le veulent et l’obtiennent. Le Dieu de la Bible est un libérateur, et il ne nous libère pas des idoles pour mieux nous asservir à lui car, s’il le faisait, il serait l’idole parfaite. Il enclenche des processus sans occuper d’espace, pas même les lieux sacrés, qu’il fréquente d’ailleurs peu, car il préfère la rue, la maison ou le verger au temple. Mais, surtout, il aime observer ce qui se passe sous le soleil et nous suivre avec un regard d’espoir dans le plein exercice de notre humanité. S’il s’étonne devant nos méchancetés, il s’étonne encore plus de la beauté de nos actions, face au spectacle admirable de la solidarité et de la fraternité, en particulier de cette solidarité et cette fraternité merveilleuses qui commencent dans le cœur des plus pauvres et des exclus.
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Par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 24/09/2017
« Cassandre :Maintenant, ai-je manqué le but ou l’ai-je atteint comme un habile archer ? Suis-je une fausse divinatrice qui va bavardant et frappant aux portes ? Sois témoin ! Atteste et jure que je connais les crimes antiques de ces demeures. […] L’horrible travail de la prophétie me fait tourbillonner, je n’en peux plus, j’en sens les atroces prémices. »
Eschilo, Agamennon
Lorsqu’au cours de notre vie, nous avons cultivé une grande illusion, assumer la désillusion est toujours très compliqué et extrêmement douloureux. En outre, si nous avons vécu avec cette illusion en toute bonne foi et durant de longues années, nous préférons dans presque tous les cas l’entretenir le jour où nous voyons se profiler une possible désillusion. Car appeler l’illusion par son vrai nom suppose de prononcer des paroles trop douloureuses à dire jusqu’au bout : échec, (auto)tromperie, immaturité, manipulation. Alors qu’il nous suffirait de comprendre que la désillusion n’est que le bon ornement de l’illusion, et de la vivre comme un passage béni pour porter de bons fruits, avant d’achever dans la vérité notre voyage sous le soleil. Dans le combat entre illusion et désillusion – car il s’agit bel et bien d’une lutte à mort, notamment chez les personnes justes et honnêtes – l’issue dépend bel et bien de la personne que nous avons face à nous dans l’arène. Si nous avons pour compagnon de route un ou plusieurs faux prophètes, nous restons emprisonnés dans l’illusion et nous continuons à nier la réalité, même quand elle est évidente aux yeux de tous. Car les faux prophètes sont passés maîtres dans l’art de présenter les faits contraires à leur idéologie comme l’ultime épreuve à surmonter avant d’être enfin prêt pour le vrai salut. En revanche, si, lors de ce combat, nous rencontrons un vrai prophète, le temps de l’illusion peut enfin s’achever, et la souffrance mauvaise et oppressante se transformer en bon tourment libérateur. Lorsque nous voyons s’écrouler totalement et définitivement ce qui nous était apparu pendant si longtemps comme la vie la plus belle et la plus vraie sur la terre et dans le ciel, le seul salut possible consiste à accueillir docilement la désillusion. L’inviter à dîner, sortir nos plus belles nappes et nos plus beaux couverts, déboucher une bouteille du meilleur vin de notre cave. Faire la fête ensemble, convier nos quelques vrais amis et les rares prophètes. Sans ce repas de réconciliation, impossible de découvrir un jour que cette vie était vraiment belle, peut-être plus belle encore que nous ne l’avions imaginé.
[fulltext] =>« Jérémie voulut sortir de Jérusalem et se rendre au pays de Benjamin, pour une affaire de succession dans sa famille. Arrivé à la porte de Benjamin, il y rencontra un factionnaire nommé Yiriya, fils de Shèlèmya, fils de Hananya. Celui-ci arrêta le prophète Jérémie en disant : “Tu es en train de passer aux Chaldéens.” Jérémie répliqua : “C’est faux, je n’ai pas l’intention de passer aux Chaldéens.” Mais Yiriya ne voulut rien entendre ; il arrêta Jérémie et l’amena devant les ministres. Les ministres s’emportèrent contre Jérémie, le frappèrent et le mirent aux arrêts dans la maison du secrétaire Yehonatân […]. C’est à l’intérieur de la citerne qu’il aboutit, dans la chambre voûtée. Jérémie y demeura longtemps » (Jérémie 37, 12-16). Nous voici arrivés à la dernière partie de l’histoire de Jérémie, qui nous est racontée par Baruch. C’est le cycle de ce que l’on appelle le « martyre de Jérémie », son calvaire, sa passion. Les analogies très vivantes avec le récit de la passion d’autres justes sont nombreuses et importantes : les coups, les interrogatoires, les dialogues nocturnes secrets, la citerne et la boue. Nous pouvons connaître les évangiles, la vie, la passion et la mort de Jésus-Christ sans jamais avoir lu la Bible, les prophètes, Job et Jérémie. Nous en avons le loisir ; beaucoup l’ont fait avant nous et bien d’autres le feront. Cependant, nous pouvons aussi lire les évangiles en même temps que toute la « Loi et les prophètes », et nous apprenons alors à connaître un autre christianisme, nous commençons une autre vie spirituelle, et peut-être rencontrons-nous un autre Christ.
Alors que l’étau du siège des Babyloniens se relâche car ils sont engagés sur le front égyptien (37,11), Jérémie, encore libre de ses mouvements (37,4), sort de la ville, peut-être pour l’achat de ce terrain à Anatoth dont parle le magnifique épisode du chapitre 32. Arrêté et accusé de collaboration avec l’ennemi, il est jeté dans une citerne. Tout comme Joseph, un autre juste, le premier prophète de l’histoire du salut, accusé lui aussi par ses frères pour ses paroles différentes et pour ses vrais rêves prophétiques qui dérangeaient. Jérémie est lui aussi sauvé de la mort dans la citerne : « Puis le roi Sédécias l’envoya chercher. En secret, le roi l’interrogea dans son palais, lui demandant : “Y a-t-il un message du SEIGNEUR ?” Jérémie répondit : “Oui !” et il ajouta : “Tu seras livré au pouvoir du roi de Babylone” » (37,17).
La fidélité de Jérémie à la parole est extraordinaire et impressionnante. Même si nous avons déjà eu de nombreuses occasions de le constater, nous ne cessons de nous en étonner et d’en avoir le souffle coupé. Le roi, qui espère entendre des paroles différentes dans la bouche du prophète, fait appeler Jérémie dans la prison, pensant peut-être que les changements géopolitiques et le retour de l’empire égyptien lui inspireront une autre prophétie et déboucheront sur une autre issue. Or, avec Jérémie, cela ne prend pas, même face au désespoir général. Du fond de sa citerne, âgé et épuisé, il répète au roi ses paroles de toujours : le seul salut possible, c’est de se rendre ; les Chaldéens reviendront occuper Jérusalem et le temple. Rien de plus.
Il s’agit d’un autre épisode très parlant et riche en enseignements. Il nous montre entre autres l’extrême ambivalence de ce roi (et du pouvoir en général) : d’une part, il semble accorder du crédit à Jérémie, puisqu’il lui demande un nouvel oracle ; d’autre part, il aimerait bien lui suggérer lui-même quoi dire, des paroles certainement différentes de celles que Jérémie a l’habitude de prononcer. Alors que le roi recherche des consolations, Jérémie obéit à la vérité. Sédécias agit comme celui qui, face à un choix décisif, éprouve le besoin de se tourner vers un « prophète » qui le conseille et le console, mais n’a pas la force morale d’aller voir une personne honnête et vraie qui risquerait de lui donner un conseil peu agréable à entendre ; une situation qui l’amène à rechercher, parfois inconsciemment, un père spirituel ou un coach spirituel facile à manipuler, qui l’orientera vers le choix qu’il a déjà fait au fond de son cœur. Un discernement trompeur, sans amour pour la vérité, des duperies caractéristiques, cultivées invariablement par les faux prophètes. En effet, Jérémie ajoute : « Et où sont les prophètes qui vous ont prophétisé que ni vous ni ce pays n’auriez à craindre une invasion du roi de Babylone ? » (37,18). En d’autres termes : si tu veux les mensonges consolateurs habituels, adresse-toi à tes prophètes de cour, aux flagorneurs qui t’ont toujours dit ce que tu avais envie d’entendre et t’ont poussé dans le gouffre. Jérémie, lui, résiste jusqu’au bout, refusant de servir le pouvoir et ses feintes. S’il est grand pour de nombreuses raisons, il est immense pour cette fidélité inconditionnelle à la parole et à sa propre dignité. Face à la défaite désormais imminente du roi et du peuple, il aurait très bien pu céder à la pietas humaine en leur adressant une parole de consolation, comme celui qui, au chevet d’un ami arrivé à la fin de sa vie, lui dit avec tendresse : « Tu verras, tu vas t’en sortir. » Alors que nous le faisons, Jérémie, lui, s’en garde, pour mieux nous rappeler la valeur absolue de la vérité de la parole, en toutes circonstances, même les plus dramatiques. Même quand la vérité semble, aux yeux de certains, entrer en conflit avec les exigences de la charité, Jérémie nous enseigne que la façon la plus sûre de trahir la charité, c’est de renoncer à servir la vérité de la parole. Les remises, les soldes, les réductions, les prophètes les laissent à nos commerces d’hier et d’aujourd’hui.
Le dialogue secret entre le prophète et le roi se poursuit. « Alors Jérémie dit au roi Sédécias : “Quelle faute ai-je commise envers toi, tes serviteurs et ce peuple, que vous me jetiez en prison ? […] Maintenant écoute, mon seigneur le roi, et laisse-toi toucher par ma supplication : ne me renvoie pas dans la maison du secrétaire Yehonatân ; là-bas, je vais mourir.” Alors le roi Sédécias donna l’ordre de détenir Jérémie dans la cour de garde et de lui accorder quotidiennement une galette de pain, de la ruelle des boulangers, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de pain dans la ville » (37,18-21).
Dans ce dialogue, les paroles de Jérémie ne sont pas précédées de « Ainsi parle le Seigneur », ni de « Oracle du Seigneur ». Nous avons ici affaire à un dialogue entre deux hommes, entre un souverain et un prophète, entre un roi et l’un de ses prisonniers. Les paroles qui figurent dans le livre de Jérémie ne sont pas toutes des paroles du Seigneur. On y trouve également de nombreuses paroles de Jérémie tout simplement, qui n’en sont pas moins belles et importantes, telles que le récit de sa vocation, de ses épreuves, ou encore ses chants intimes. Cette prière que le vieux prophète, épuisé par son séjour en prison, adresse à présent au roi, n’est ni un geste prophétique, ni un commandement de Dieu : il s’agit seulement d’une parole de Jérémie d’Anatoth, d’une parole parmi celles que les personnes qui souffrent crient aux puissants ayant le pouvoir de les libérer. Peut-être tous les « oracles » que nous avons reçus au cours de notre existence ont-ils constitué un capital que nous dépenserons au moment de rejoindre le sommet de notre Golgotha ; là, nous nous souviendrons d’une seule de ces paroles que nous aurons écoutées et prononcées, et nous composerons notre psaume d’abandon.
Dans les chapitres sur son martyre, raconté par son scribe Baruch, Jérémie lui-même apparaît de plus en plus désarmé, seul et à la merci des chefs de ses ennemis. Les paroles qu’il répète sont celles qu’il a toujours prononcées : « Ainsi parle le SEIGNEUR : Celui qui restera dans cette ville mourra par l’épée, la famine et la peste ; celui qui en sortira pour aller rejoindre les Chaldéens vivra, et il s’estimera heureux d’avoir au moins la vie sauve ; oui, il restera en vie. Ainsi parle le SEIGNEUR : Cette ville sera bel et bien livrée au pouvoir des troupes du roi de Babylone ; elles s’en empareront » (38,2-3). Il n’a rien d’autre à ajouter. C’est ainsi que les ministres et les généraux encore prisonniers de l’idéologie nationaliste et guerrière demandent au roi de faire de nouveau arrêter Jérémie. Le roi Sédécias répond : « Il est entre vos mains ; le roi ne peut rien contre vous » (38,5). Pilate ne pouvait manquer lors de cette passion ; d’ailleurs, il est toujours présent lors des vraies passions des hommes et de Dieu : « Ils prirent Jérémie et le jetèrent dans la citerne de Malkiya, prince du sang, celle qui se trouve dans la cour de garde ; ils introduisirent Jérémie à l’aide de cordes. Il n’y avait pas d’eau dans la citerne, seulement de la vase, et Jérémie s’y enfonça » (38,6).
Jérémie s’enfonce dans la boue. Nous pouvons choisir de le voir s’enfoncer et de continuer à vaquer à nos occupations, en nous complaisant dans nos illusions ; ou bien, nous pouvons décider de nous enfoncer avec lui et d’attendre au fond de la citerne, sans savoir si un eunuque nubien viendra nous sauver. Car il n’y aura jamais assez de « Nubiens » pour sauver tous les Jérémie qui continuent de s’enfoncer dans la boue du monde.
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L’aube de minuit / 23 – Accepter la vérité, c’est se réconcilier et non se résigner
Par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 24/09/2017
« Cassandre :Maintenant, ai-je manqué le but ou l’ai-je atteint comme un habile archer ? Suis-je une fausse divinatrice qui va bavardant et frappant aux portes ? Sois témoin ! Atteste et jure que je connais les crimes antiques de ces demeures. […] L’horrible travail de la prophétie me fait tourbillonner, je n’en peux plus, j’en sens les atroces prémices. »
Eschilo, Agamennon
Lorsqu’au cours de notre vie, nous avons cultivé une grande illusion, assumer la désillusion est toujours très compliqué et extrêmement douloureux. En outre, si nous avons vécu avec cette illusion en toute bonne foi et durant de longues années, nous préférons dans presque tous les cas l’entretenir le jour où nous voyons se profiler une possible désillusion. Car appeler l’illusion par son vrai nom suppose de prononcer des paroles trop douloureuses à dire jusqu’au bout : échec, (auto)tromperie, immaturité, manipulation. Alors qu’il nous suffirait de comprendre que la désillusion n’est que le bon ornement de l’illusion, et de la vivre comme un passage béni pour porter de bons fruits, avant d’achever dans la vérité notre voyage sous le soleil. Dans le combat entre illusion et désillusion – car il s’agit bel et bien d’une lutte à mort, notamment chez les personnes justes et honnêtes – l’issue dépend bel et bien de la personne que nous avons face à nous dans l’arène. Si nous avons pour compagnon de route un ou plusieurs faux prophètes, nous restons emprisonnés dans l’illusion et nous continuons à nier la réalité, même quand elle est évidente aux yeux de tous. Car les faux prophètes sont passés maîtres dans l’art de présenter les faits contraires à leur idéologie comme l’ultime épreuve à surmonter avant d’être enfin prêt pour le vrai salut. En revanche, si, lors de ce combat, nous rencontrons un vrai prophète, le temps de l’illusion peut enfin s’achever, et la souffrance mauvaise et oppressante se transformer en bon tourment libérateur. Lorsque nous voyons s’écrouler totalement et définitivement ce qui nous était apparu pendant si longtemps comme la vie la plus belle et la plus vraie sur la terre et dans le ciel, le seul salut possible consiste à accueillir docilement la désillusion. L’inviter à dîner, sortir nos plus belles nappes et nos plus beaux couverts, déboucher une bouteille du meilleur vin de notre cave. Faire la fête ensemble, convier nos quelques vrais amis et les rares prophètes. Sans ce repas de réconciliation, impossible de découvrir un jour que cette vie était vraiment belle, peut-être plus belle encore que nous ne l’avions imaginé.
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Par Luigino Bruni
Publié dans Avvenire le 10/09/2017
« Même si tu ne lis pas la Bible, tu y figures. »
E. Canetti, Le cœur secret de l’horloge
Lorsqu’une communauté traverse une crise profonde, longue et à l’issue incertaine, l’élément réellement en jeu, c’est le lien entre le passé et l’avenir. Car, s’il est vrai que seul un bon avenir peut faire du passé une bénédiction, le racheter et le libérer du piège de la nostalgie, il reste que, sans une bonne histoire datant d’hier et à raconter aujourd’hui, nous n’avons pas de paroles nouvelles pour raconter aux autres et nous raconter un lendemain bon et crédible. Les crises individuelles et collectives sont des manques d’avenir et de passé, car c’est l’amitié entre le passé et l’avenir qui rend le présent fécond et beau, à tous les âges de la vie. Même lorsque le crépuscule est proche et que l’ombre de notre passé ne cesse de s’étirer, nos souvenirs nous nourrissent et nous accompagnent constamment ; le présent ne peut se contenter du passé, si grand et merveilleux soit-il. Nous devons attendre une nouvelle parole, attendre de revoir le visage d’une de nos filles, qui viendra aujourd’hui, ou bien espérer revoir enfin le visage de Dieu bien gardé au cœur du désir de toute une vie. Pour bien vivre le temps de la crise, il est alors indispensable d’avoir un avenir enthousiasmant qui fleurit sur un présent réconcilié avec un passé vécu comme don et comme promesse, au-delà des blessures, des déceptions et des échecs. C’est dans la juste réciprocité entre les racines et les bourgeons, entre bereshit et eskaton, que l’on acquiert réellement la capacité à continuer d’engendrer dès à présent la vie et l’avenir.
[fulltext] =>« La parole qui s’adressa à Jérémie de la part du SEIGNEUR, après que le roi Sédécias eut fait prendre à tout le peuple qui se trouvait à Jérusalem l’engagement de proclamer l’affranchissement des esclaves : chacun libérerait ses esclaves hébreux, hommes et femmes, et nul d’entre eux n’asservirait plus un Judéen, son frère » (Jérémie 34, 8-9). Le chapitre 34 du livre de Jérémie rapporte un fait survenu à Jérusalem lors du siège des Babyloniens. Jérémie reçoit une parole qui touche au cœur de la vie sociale et politique de son peuple, parce qu’elle évoque le salut et la libération d’hommes et de femmes qui se trouvaient en état d’esclavage. En ce temps-là, un Juif pouvait devenir l’esclave d’un autre Juif essentiellement en raison de ses dettes ; il s’agissait donc d’un esclavage économique. La Loi reçue par Moïse au mont Sinaï (Exode 21) prévoyait que l’esclavage économique ne pouvait se prolonger au-delà de six ans (le § 117 du code de Hammurabi fixait ce délai à trois ans maximum).
Dans l’Antiquité, ne pas payer ses dettes était considéré comme très grave ; cependant, la conscience collective et religieuse que cet esclavage ne pouvait durer éternellement était encore plus sérieuse et vivante : un échec financier ne devait pas se transformer en une condamnation à vie, et l’économie n’avait pas le dernier mot – une conscience que nous avons aujourd’hui perdue. La libération des esclaves était ainsi l’un des grands préceptes liés à l’instauration du shabbat : les esclaves devaient recouvrer leur liberté au bout de six ans. D’ailleurs, en Israël, la libération des esclaves venait rappeler la grande libération de l’esclavage en Égypte, toujours très présente et vivante dans la mémoire collective et dans le cœur de ce peuple. Cette première libération de l’esclavage devait enseigner à Israël que Dieu est un libérateur, qu’il veut non pas des esclaves, mais des hommes libres, que le Seigneur est le Dieu de la liberté. Or, comme le rappelle Jérémie, « vos pères ne m’ont pas écouté, ils n’ont pas tendu l’oreille » (34,14). Ainsi, malgré les prescriptions de la Torah, les esclaves n’étaient pas libérés, et de nombreux Juifs subissaient un esclavage et un asservissement prolongés ; devenus la propriété privée d’autres Juifs, ils étaient utilisés comme des instruments et des objets destinés à satisfaire les besoins des autres. Cet usage découle d’une profanation généralisée de l’Alliance et de la Loi, rendant extraordinaire un précepte qui aurait dû faire partie du quotidien ordinaire du peuple.
Ce récit nous apprend qu’au début, le peuple obéit, et les esclaves sont effectivement libérés. Or, peu après on assiste à un véritable coup de théâtre, un de ceux auxquels nous commençons à être habitués en lisant le livre de Jérémie (pourtant, nous ne devons pas nous y habituer) : ces libérateurs « récupérèrent les esclaves qu’ils avaient libérés, hommes et femmes, et les exploitèrent à nouveau comme esclaves, hommes ou femmes » (34,11). Nous sommes face à une repentance à l’envers, à une conversion perverse venant annuler la première conversion qui était bonne. Le peuple, qui avait enfin accepté d’écouter le prophète, change d’idée et rétablit l’ordre originel inique. Nous ne connaissons pas les raisons de cette repentance ; peut-être un assouplissement du siège de Nabuchodonosor déclencha-t-il une nouvelle vague d’idéologie nationaliste et hostile à Jérémie. Nous savons seulement que ce pacte de libération était demeuré superficiel, le peuple ne l’ayant pas intériorisé ; ainsi, une crise ou une atténuation de la peur suffit à violer cette promesse, l’Alliance et la parole de Jérémie.
Cette résolution collective bonne et juste ne se révéla pas suffisamment solide pour durer.
L’élément le plus important d’un pacte est sa durée. Je peux certes me repentir sincèrement et promettre de changer de vie, et même le faire avec quelqu’un d’autre ; cependant, seul le temps prouve vraiment que cette conversion était suffisamment profonde pour durer et entraîner un véritable changement. Seul Dieu et les vrais prophètes peuvent changer la réalité des choses avec la parole, en la prononçant. Nous aussi, nous pouvons et devons engager un changement en le disant, en échangeant des paroles sincères qui expriment notre désir et notre besoin de recommencer. Or, si et tant que ces paroles ne se transforment pas en actes, en faits, en objets, en chair, en mains et en jambes, nous sommes capables à tout moment de descendre dans la rue et de reprendre les esclaves que nous venions de libérer. Tant que le temps ne s’est pas écoulé dans notre chair et dans celle des autres pour la transformer, il nous est impossible de connaître le degré de vérité des paroles que nous avons prononcées en toute sincérité. La véracité de nos paroles et de celles des autres se révèle à nous une fois que nous l’avons éprouvée à la sueur de notre front, avec nos bras et nos larmes. Même si nous ne saurons peut-être jamais si certaines de nos paroles qui nous ont engagés dans notre vie étaient vraies, nous pouvons continuer à espérer ou, du moins, à souhaiter, qu’elles l’étaient.Cependant, les repentances perverses les plus graves sont les repentances collectives, lorsqu’une communauté, un peuple et toute une génération renient leurs paroles et leurs gestes posés à certains moments lumineux de leur histoire. Ils reconstruisent ainsi les murs qu’ils avaient un jour abattus et ferment les frontières qu’ils avaient ouvertes sous l’effet d’une parole. Nous mettons une nouvelle fois à mort des enfants dans une mer redevenue leur ennemie. Dans le livre de Jérémie, ce triste épisode d’infidélité est immédiatement suivi d’une merveilleuse histoire de sens opposé. Il s’agit du récit de la fidélité des Rékabites, qui nous montre encore un autre visage de Jérémie, à travers un de ses gestes prophétiques inédits : « Va trouver le clan des Rékabites, parle-leur, amène-les au Temple, dans l’une des salles, et donne-leur du vin à boire » (35,2). Les Rékabites étaient un peuple nomade qui, à un moment donné de son histoire, s’était uni à Israël et avait adopté sa religion. Deux siècles avant cette rencontre avec Jérémie, son fondateur avait décidé que cette communauté devait rester nomade, s’abstenir de boire du vin, de construire des maisons et de cultiver des vergers – peut-être le fait de ne pas cultiver de vergers et de ne pas boire de vin étaient-ils deux préceptes liés au sein d’un peuple vivant essentiellement en autarcie. Jérémie, qui connaît leur loi, leur offre pourtant des cruches de vin. « Ils répliquèrent : “Nous ne buvons pas de vin. Notre ancêtre, Yonadav, fils de Rékav, nous a laissé ces instructions ; […] nous n’avons jamais bu de vin, ni nous-mêmes, ni nos femmes, ni nos fils, ni nos filles ; nous n’avons pas construit de maisons pour nous y installer, nous n’avons acquis ni vergers, ni champs, ni semences » (35,6-9). Jérémie loue ce peuple fidèle, prophétisant son avenir fécond : « Ainsi parle le SEIGNEUR le tout-puissant, le Dieu d’Israël : “Il ne manquera jamais à Yonadav, fils de Rékav, des hommes qui se tiennent tous les jours en ma présence” » (35,19). Les vocations sont le sacrement des communautés fidèles.
À un moment où l’infidélité se généralise, c’est un peuple nomade, qui a émigré en ville dans l’espoir de fuir une guerre et n’appartient à aucune des douze tribus d’Israël, qui nous donne un témoignage de fidélité et apporte une consolation au prophète. Pourtant, ces louanges des Rékabites ne sont pas improvisées dans le livre de Jérémie et dans la Bible, qui dépeignent plutôt leur rapport ambivalent et souvent critique envers la ville. Le premier de ses habitants fut Caïn, et le récit des premiers temps, ceux de la fidélité d’Israël, évoque des nomades et des tentes. Lorsqu’Israël put enfin habiter la terre promise, sa religion commença à se laisser contaminer, subissant l’influence des cultes cananéens, et céda au péché d’idolâtrie toujours bien présent. Pour les prophètes, Jérusalem est une ville sainte, mais aussi une ville prostituée. Se fixer quelque part, construire des maisons et planter des vergers : cela fut le début d’une déchéance spirituelle et identitaire du peuple, qui en était arrivé à la corruption généralisée racontée ici par Jérémie.
Toute histoire d’amour est nomade à ses débuts : on marche vers l’avenir, heureux et d’un pas décidé, à la suite d’une voix. Même lorsque nous traversons le désert, nous ne nous en apercevons pas, car la seule chose que nous voyons et entendons vraiment, ce sont une voix merveilleuse et une tente mobile. Puis, ayant atteint la terre promise, nous nous arrêtons, nous édifions notre culte et notre temple, puis nous commençons la construction de la « maison, du verger et des champs ». Les cultures et les cultes voisins nous fascinent et nous séduisent, la voix nous semble de plus en plus lointaine et faible, si bien que nous la confondons avec les chants ensorcelants des idoles. La nuit, il nous arrive parfois de rêver de ce désert désormais lointain, à notre premier amour, à la tente modeste et à la pureté de la voix originelle. Après ce rêve authentique, certains démontent tout ce qu’ils ont construit, quittent leurs champs et leurs vergers, et se remettent en route vers un nouveau désert, seuls ou accompagnés. D’autres restent dans la ville, comme Jérémie, tout en recommençant à chanter le chant du désert et de l’épouse. Ils nous enseignent que l’Araméen errant n’est rien d’autre que la condition humaine, que la vraie promesse ne consiste pas en une terre, mais en une tente itinérante sur une route sans fin. Et, lorsqu’ils rencontrent un nomade, un migrant ou un vagabond, ils perçoivent en lui une parole de salut ; alors, ils le bénissent.
À Odilon Junior, pionnier et témoin de l’Économie de communion au Brésil et dans le monde
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Par Luigino Bruni
Publié dans Avvenire le 10/09/2017
« Même si tu ne lis pas la Bible, tu y figures. »
E. Canetti, Le cœur secret de l’horloge
Lorsqu’une communauté traverse une crise profonde, longue et à l’issue incertaine, l’élément réellement en jeu, c’est le lien entre le passé et l’avenir. Car, s’il est vrai que seul un bon avenir peut faire du passé une bénédiction, le racheter et le libérer du piège de la nostalgie, il reste que, sans une bonne histoire datant d’hier et à raconter aujourd’hui, nous n’avons pas de paroles nouvelles pour raconter aux autres et nous raconter un lendemain bon et crédible. Les crises individuelles et collectives sont des manques d’avenir et de passé, car c’est l’amitié entre le passé et l’avenir qui rend le présent fécond et beau, à tous les âges de la vie. Même lorsque le crépuscule est proche et que l’ombre de notre passé ne cesse de s’étirer, nos souvenirs nous nourrissent et nous accompagnent constamment ; le présent ne peut se contenter du passé, si grand et merveilleux soit-il. Nous devons attendre une nouvelle parole, attendre de revoir le visage d’une de nos filles, qui viendra aujourd’hui, ou bien espérer revoir enfin le visage de Dieu bien gardé au cœur du désir de toute une vie. Pour bien vivre le temps de la crise, il est alors indispensable d’avoir un avenir enthousiasmant qui fleurit sur un présent réconcilié avec un passé vécu comme don et comme promesse, au-delà des blessures, des déceptions et des échecs. C’est dans la juste réciprocité entre les racines et les bourgeons, entre bereshit et eskaton, que l’on acquiert réellement la capacité à continuer d’engendrer dès à présent la vie et l’avenir.
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Par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 17/09/2017
« Si je lis un livre et que tout mon corps devient froid au point qu’aucun feu ne peut le réchauffer, je sais que c’est de la poésie. »
Emy Dickinson, extrait d’une lettre
Même l’écriture peut être une activité spirituelle. On écrit de nombreuses façons, pour de nombreuses raisons, et l’on écrit des choses très différentes. Pourtant, il y a toujours eu et il y aura toujours des personnes qui écrivent parce qu’elles ont senti et écouté un commandement intérieur. Les poètes le savent bien, eux qui écrivent pour répondre à une voix qui les appelle, et leur poésie devient alors le fruit d’un « oui » à une incarnation. Ils nous enseignent que l’écriture est secondaire car, auparavant, il y a le don d’une voix, d’une parole, d’un esprit. Nombreuses sont les paroles dites, aussi grandioses soient-elles, qui ne deviennent pas des paroles écrites. Pourtant, il n’est pas un seul écrit grandiose qui ait d’abord été formulé dans l’âme par une parole susurrée. C’est cette dimension vocationnelle et spirituelle de la parole écrite qui fait que même nos autres paroles écrites sans obéir à une vocation particulière peuvent mystérieusement être vraies ou, du moins, ne pas être toujours et entièrement fausses.
[fulltext] =>Les quelques paroles spirituelles sont un bien commun destiné à tous, même si nous ne le savons pas. La vérité de la parole de celui qui écrit en obéissant à une voix, donne de la substance aux paroles de tous ; elle nous sauve de la vanitas globale et absolue des bavardages, à laquelle nous sommes en revanche condamnés lorsque nous perdons le contact avec l’écriture vocationnelle, lorsque nous cessons de lire les poètes. En effet, les poètes et les écrivains par vocation sont ce ‘juste’ que nous trouvons dans notre cité de paroles et qui la sauve de la destruction. Mes grands-parents ne connaissaient certes pas les œuvres des poètes, mais leurs paroles dialectales étaient vraies car filles de la vérité de la nature, de la piété populaire, de la souffrance, et parce qu’elles étaient pétries de proverbes anciens, d’évangile, de comptines, de chansons, de saints et de prières, de très nombreuses prières. Ainsi, quand une de leurs filles ou un de leurs petits-fils récitait une poésie apprise à l’école, ils savaient la deviner avec leur cœur au-delà de la sémantique et de la métrique et, parfois, ils s’émouvaient vraiment, car ils ressentaient et aimaient ces paroles avant de les comprendre – les aimer les aidait à les comprendre au moins un peu. Aujourd’hui, nous avons perdu ces autres vérités des paroles. Pour nous sauver de la vanitas des bavardages, il ne nous resterait donc plus que les poètes, les grands écrivains, la Bible et presque rien d’autre. Cependant, il nous manque aussi ce peu de silence intérieur nécessaire pour entendre une voix différente.
« En la quatrième année de Yoyaqim, fils de Josias, roi de Juda, la parole que voici s’adressa à Jérémie de la part du SEIGNEUR : “Procure-toi un rouleau, et écris dedans toutes les paroles que je t’ai adressées au sujet d’Israël, de Juda et de toutes les nations” » (Jérémie 36,1-2). Ce nouveau commandement nous fait pénétrer un événement authentique de la Bible. La parole que Jérémie avait prononcée et hurlée dans la première partie de sa mission de prophète, devient à présent, par un ordre explicite de Dieu, parole écrite. Jérémie et Baruch nous livrent une des expériences les plus intimes, précieuses et secrètes de toute la Bible. Ce verbe qui devient rouleau est un signe, un geste prophétique comme les autres mais non moins solennel et décisif que porter un joug, briser un vase ou ne pas prendre femme. Pour tenter de deviner quelque chose de cet événement, il nous faudrait cependant retourner dans ce monde du Moyen-Orient, fondé sur la parole orale et sur les récits, où la primauté revenait non pas à la parole écrite, mais à la parole dite. Les mots prononcés avec la bouche valaient plus que les mots écrits car, dans ces cultures, rien n’était plus sûr et fiable que la voix d’une personne. Le degré de vérité de la parole était supérieur à celui de l’écriture car l’homme avait plus de valeur que ses instruments. Aucun serment écrit ne possédait la valeur d’un serment proclamé de vive voix, et nous pouvons encore le deviner en pensant à la force de notre premier « je t’aime », ou bien à notre dernier « merci » chuchoté à l’oreille de notre mère.
« Jérémie fit appel à Baruch, fils de Nériya, et celui-ci écrivit dans le rouleau, sous la dictée de Jérémie, toutes les paroles que le SEIGNEUR lui avait adressées. Puis Jérémie demanda à Baruch : “J’ai un empêchement, je ne peux pas aller au Temple, vas-y donc toi-même en un jour de jeûne et, dans le Temple, face à la foule, fais lecture du rouleau […]. Il se pourrait alors que leur supplication jaillisse devant le SEIGNEUR et que chacun se convertisse de sa mauvaise conduite” » (36,4-7). Jérémie n’écrit pas directement ses paroles (il aurait probablement pu le faire puisqu’il était issu d’une famille de prêtres), mais les dicte à son scribe Baruch. La raison en est peut-être qu’une personne ne peut, à elle seule, écrire « toutes les paroles du Seigneur » : il faut une communauté, au moins une personne qui écoute d’abord la parole dite à voix haute puis l’écrive. L’écriture est un dialogue et jamais un monologue ; c’est un événement social, une action collective, une communauté, une relation.
Ensuite, Jérémie ne peut se rendre personnellement au temple (peut-être parce qu’il était impur, ou bien parce qu’il aurait été arrêté avant de parvenir à terminer la lecture), et la traduction de la parole en écriture permet qu’un autre lise et transmette la parole. On trouve là l’explication d’une caractéristique fondamentale de la parole, sans doute la première : une fois que la parole orale devient écrite, elle s’émancipe de sa relation nécessaire avec celui qui la prononce. L’écriture libère la parole de son maître, elle la rachète, elle l’appelle à une liberté différente. Ce n’est certes pas le seul instrument utilisé pour cette opération (les cultures orales savaient elles aussi incarner les paroles et les libérer, à travers la mémoire et le récit des traditions), mais peut-être le plus puissant, à tel point que l’« esclave » libéré finit souvent par tuer son maître, dès lors que la parole écrite est manipulée et pervertie.
Cette première lecture solennelle dans le temple porta du fruit. Michée, un ami proche du prophète, alla trouver les chefs et « leur communiqua toutes les paroles qu’il avait entendues quand Baruch, fils de Nériya, faisait lecture du livre à la foule » (36,13). Alors les chefs envoyèrent dire à Baruch : « Apporte-nous le rouleau que tu as lu devant la foule » (36,14). Baruch lut devant les chefs. « En entendant toutes les paroles, ils furent pris d’une panique contagieuse. Finalement ils dirent à Baruch : “Nous ne manquerons pas de communiquer au roi toutes ces paroles” » (36,16). Les chefs du peuple et certains prêtres du temple prirent au sérieux les paroles de Jérémie, chose que ne fit pas le roi Yoyaqim : « Le roi, lui, était assis au salon d’hiver – c’était le neuvième mois –, et le feu d’un brasero brûlait devant lui. Chaque fois que Yehoudi avait lu trois ou quatre colonnes, le roi les découpait avec un canif de scribe et les jetait au feu du brasero, si bien que tout le rouleau finit par disparaître dans le feu du brasero. […] Il donna l’ordre […] d’arrêter le secrétaire Baruch et le prophète Jérémie ; mais le SEIGNEUR les tenait cachés » (36,22-26). Aujourd’hui, nous connaissons le contenu du rouleau lu par Baruch, et le roi le connaissait lui aussi, puisqu’il avait souvent écouté Jérémie et ses prophéties sur la destruction de Jérusalem et du temple. Des paroles que Yoyaqim n’avait pas voulu écouter et qu’il persiste à ne pas vouloir écouter. La parole écrite finit exactement comme la parole dite. Le geste de brûler le papyrus morceau par morceau révèle dans un langage nouveau ce que Yoyaqim avait souvent répété : tes paroles sont de la paille, vanitas, elles ne sont rien. La parole écrite subit ainsi le même sort que la parole dite.
Or, au milieu de ces flammes et de ces cendres, une autre merveilleuse surprise nous attend. Jérémie, fin connaisseur des traditions du Nord, de l’Alliance et de l’Exode, établit un autre parallèle avec un épisode important de l’histoire du premier salut. De la même façon que le Seigneur avait de nouveau dicté à Moïse les tables de la Loi après que la méchanceté et l’idolâtrie de son peuple les eurent mises en pièces, à présent, après la destruction du premier rouleau par un roi sourd et infidèle, Jérémie reçoit un nouvel ordre : « Procure-toi un autre rouleau et écris dedans toutes les paroles primitives qui se trouvaient dans le premier rouleau brûlé par Yoyaqim, roi de Juda » (36,28).
Le texte du livre de Jérémie que la Bible a conservé et nous a transmis est donc la seconde rédaction de sa parole, qui a pu renaître des cendres de la première. Jérémie étant encore vivant et libre, il put réécrire les paroles qu’il avait reçues et prononcées : « Jérémie se procura donc un autre rouleau et le remit au secrétaire Baruch, fils de Nériya ; celui-ci y écrivit, sous la dictée de Jérémie, toutes les paroles du livre brûlé par Yoyaqim, roi de Juda » (36,32). Le feu du brasier n’eut pas raison du feu de la parole.
Le récit s’achève sur une simple phrase qui renferme un splendide message. Dans la seconde version du rouleau, « beaucoup d’autres paroles semblables furent ajoutées » (36,32). La première édition du rouleau de Jérémie contenait certaines paroles qui, sans doute, se sont irrémédiablement perdues ; des paroles semblables, mais non identiques, à celles qu’il dicta de nouveau. Le feu de la méchanceté et de la stupidité des hommes laisse toujours des traces, et c’est là aussi une expression du sérieux et de la vérité de l’histoire humaine. Cependant, détail très important, dans la seconde édition nous trouvons des paroles nouvelles qui ne figuraient pas dans la première version dictée. Peut-être ce feu engendra-t-il les confessions les plus intimes de Jérémie, ses prières les plus belles, le récit de son appel et ses merveilleux chants empreints de désespoir. Peut-être, car nous ne pouvons pas le savoir ; en revanche, nous pouvons l’imaginer, nous pouvons souhaiter que la blessure gravée par ce feu dans l’âme de Jérémie ait donné naissance à ses plus belles pages (nos désirs touchant à ce qui a déjà été ne changent certes pas l’histoire, mais ils changent toujours notre « déjà » et notre « pas encore »).
La nouvelle vie qui renaît de ses cendres n’est jamais la copie de la vie brûlée, et le corps ressuscité n’est pas le corps réanimé. La seconde version n’est pas une réplique de la première. Lorsque la première mouture de notre histoire s’en est allée en fumée – soit que quelqu’un l’ait volontairement brûlée, soit qu’elle ait pris feu par auto-combustion, sans que nous comprenions pourquoi –, tant que nous sommes vivants nous pouvons encore en écrire une autre, en nous remémorant les premières paroles et en en ajoutant beaucoup d’autres. Nous sommes vivants et nous sortons de notre prison dès lors que, face à des pans de notre vie, ou notre vie entière, réduits en cendres, nous parvenons encore à puiser quelque part la force de recommencer un nouveau récit, qu’un ami écrira. À la fin, nous découvrirons que ce récit était le plus beau, et que nous ne l’aurions jamais écrit s’il n’y avait pas eu le feu du brasier.
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L’aube de minuit / 22 – La vie qui renaît n’est pas qu’une simple copie de la vie brûlée
Par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 17/09/2017
« Si je lis un livre et que tout mon corps devient froid au point qu’aucun feu ne peut le réchauffer, je sais que c’est de la poésie. »
Emy Dickinson, extrait d’une lettre
Même l’écriture peut être une activité spirituelle. On écrit de nombreuses façons, pour de nombreuses raisons, et l’on écrit des choses très différentes. Pourtant, il y a toujours eu et il y aura toujours des personnes qui écrivent parce qu’elles ont senti et écouté un commandement intérieur. Les poètes le savent bien, eux qui écrivent pour répondre à une voix qui les appelle, et leur poésie devient alors le fruit d’un « oui » à une incarnation. Ils nous enseignent que l’écriture est secondaire car, auparavant, il y a le don d’une voix, d’une parole, d’un esprit. Nombreuses sont les paroles dites, aussi grandioses soient-elles, qui ne deviennent pas des paroles écrites. Pourtant, il n’est pas un seul écrit grandiose qui ait d’abord été formulé dans l’âme par une parole susurrée. C’est cette dimension vocationnelle et spirituelle de la parole écrite qui fait que même nos autres paroles écrites sans obéir à une vocation particulière peuvent mystérieusement être vraies ou, du moins, ne pas être toujours et entièrement fausses.
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Par Luigino Bruni
Publié dans Avvenire le 03/09/2017
« Si l’on m’apprenait que la fin du monde est pour demain, je planterais quand même un pommier. »
Martin Luther
Après les grands chapitres sur les consolations, les bénédictions et les promesses, après l’annonce de la nouvelle alliance, le livre de Jérémie revient à la chronique du siège de Babylone, de la conquête et de la destruction imminente de Jérusalem (en l’an -587). Des jours terribles, qui nous accompagneront jusqu’à la fin du livre, où s’accomplira la prophétie et s’achèvera la vie du prophète. C’est Baruch, compagnon fidèle et secrétaire de Jérémie, dont le nom apparaît pour la première fois dans le texte, qui nous rapporte ces faits et ces paroles. En reprenant le fil de l’histoire, nous retrouvons Jérémie prisonnier du roi Sédécias. Nous connaissons déjà le chef d’accusation, puisqu’il constitue le cœur même de sa mission de prophète : « Pourquoi profères-tu ces oracles : “Voici ce que dit le SEIGNEUR : Je vais livrer cette ville au pouvoir du roi de Babylone ; il s’en emparera” » (Jérémie 32,3). Les prophéties de Jérémie, niées par les faux prophètes, par les chefs du peuple et les prêtres du temple, sont donc en train de se réaliser.
[fulltext] =>Dans ce contexte marqué par le désespoir, nous tombons soudain sur un autre grand épisode : l’achat prophétique d’un champ. Hanamel, le cousin de Jérémie, lui offre le droit de prélation sur un terrain à Anatoth, terre natale du prophète, non loin de Jérusalem. Jérémie l’achète, car « je compris qu’il s’agissait de la parole du SEIGNEUR » (32,8). Un nouveau geste prophétique qui, cette fois-ci, adopte directement un aspect et un langage économiques. Le signe prophétique recourt aux paroles et aux actes d’un contrat de vente immobilier, d’un échange sur un marché. Le pot à eau, le joug et la ceinture étaient des produits manufacturés et, par conséquent, des fruits du travail et de l’oikonomia humaine. Or, à présent l’économie entre explicitement en jeu ; pour la première fois, la prophétie emploie des termes économiques, s’incarne en argent, en sceaux et en contrats. Où peut-on trouver une laïcité plus belle et vraie que la laïcité biblique ? La parole du Seigneur se transforme en 17 sicles d’argent : « Je rédigeai un contrat sur lequel je mis mon sceau, en présence des témoins que j’avais convoqués, et je pesai l’argent sur une balance. Je pris le contrat de vente, l’exemplaire scellé – les prescriptions et les règlements ! – et l’exemplaire ouvert, et je remis le contrat de vente à Baruch, fils de Nériya, fils de Mahséya, en présence de Hanaméel, fils de mon oncle, en présence des témoins qui avaient signé le contrat de vente et en présence de tous les Judéens qui étaient là dans la cour de garde » (32,10-12).
Comme cela arrive souvent lorsque nous avons affaire à des actes décisifs, et les gestes prophétiques le sont toujours, les détails recèlent des paroles importantes. Jérémie écrit le texte du contrat rédigé deux fois sur la même feuille de papyrus coupée en partie sur un côté, de façon à faire tenir les deux copies ensemble. Il en scelle une – l’autre restait enroulée et ouverte pour que l’on puisse la consulter –, appelle ses témoins et pèse l’argent sur une balance (dans l’Antiquité, les unités de mesure de la monnaie étaient des unités de poids). Il veut s’assurer que tous comprennent bien, que nous comprenons, qu’il a rédigé un contrat vrai et parfait (« en accord avec loi et la justice » : 32,10), qu’il a bel et bien acheté ce champ, devant témoins. Ainsi, des paroles, des gestes et des objets qui appartenaient au répertoire des rares spécialistes du domaine deviennent l’un des signes les plus solennels de toute la prophétie biblique.
Lorsque le lecteur de la Bible entend le mot « rachat », de nombreux éléments lui viennent à l’esprit. Par exemple, le cri de Job invoquant un acheteur, Goël, qui n’arrivait toujours pas sur son tas de fumier et qui n’arriva jamais (chap. 19) ; ou bien, l’histoire de Ruth, qui nous révèle un autre superbe détail au sujet des contrats d’achat en ces temps reculés : « Pour enlever toute affaire, l’un ôtait sa sandale et la donnait à l’autre » (Ruth 4,7). Cependant, cet achat conclu par Jérémie évoque surtout Abraham et le contrat qu’il passa afin d’acheter une terre pour la tombe de Sarah : « Abraham s’entendit avec Ephrôn. Il lui pesa le prix que les fils de Heth l’avaient entendu déclarer, quatre cents sicles d’argent, au taux du marché » (Genèse 23,16). C’est aussi cela, la Bible : un patrimoine de vie ordinaire d’hommes et de femmes, où un joug et un contrat possèdent la même dignité que le Sinaï. Existe-t-il ailleurs une laïcité plus vraie que celle-ci ? Cette laïcité belle et libératrice de la Bible devient aujourd’hui de plus en plus rare, car trop de personnes pensent que les paroles et les gestes accomplis en économie, au travail et lors de la rédaction de contrats sont trop humains et simples pour que l’on puisse y percevoir des paroles et des gestes prophétiques : les seuls actes et paroles dignes de Dieu sont accomplis dans le temple par les spécialistes de la religion. C’est ainsi que nous continuons à parler d’un Dieu de plus en plus éloigné de la vraie vie des gens et, comme nous le répète Jérémie, de la Bible, aussi.
Jérémie, Ruth et Abraham nous disent alors que seules la mort et une épouse peuvent égaler la solennité et le sérieux d’un geste prophétique qui, pour cette raison, doit être décrit et évoqué dans le menu détail, puis conservé dans une amphore, mais aussi et surtout dans la Bible : « En leur présence, je donnai cet ordre à Baruch : “– Ainsi parle le SEIGNEUR le tout-puissant, le Dieu d’Israël – Prends ces documents, le contrat de vente scellé que voici et le document ouvert que voilà, et place-les dans un récipient de terre cuite pour qu’ils se conservent longtemps” » (32,13-14). Et ils se sont conservés très longtemps pour arriver jusqu’à nous.
Le chef-d’œuvre de cet épisode réside dans l’explication que Jérémie donne de son geste prophétique ; chaque fois que je la relis, elle m’émeut et m’enseigne des paroles nouvelles : « En effet, ainsi parle le SEIGNEUR le tout-puissant, le Dieu d’Israël : Dans ce pays, on achètera encore des maisons, des champs et des vergers » (32,15). Un verset grandiose et un chant à l’humanité car, si la Bible parle beaucoup de Dieu, elle parle surtout des hommes et des femmes et de leur infinie dignité.
Jérusalem est sur le point d’être détruite et le peuple exilé. Les champs, les vergers et toutes les activités économiques ne valent plus rien. Personne ne vend rien parce que personne n’est assez naïf pour acheter un champ à la veille d’un exil. Les seuls qui pourraient peut-être acheter, en espérant spéculer sur la peur, sont les faux prophètes : en ardents défenseurs de l’idéologie de l’inviolabilité du temple, ils sont certains que le Seigneur les préservera du siège de la ville en accomplissant un grand miracle. Or, depuis quarante ans que Jérémie prophétise la destruction de Jérusalem, il sait bien qu’elle est au bord de la capitulation et de la déportation à Babylone. Les jours du désastre annoncé sont sur le point d’arriver pour de bon. Et pourtant, Jérémie achète un champ. Il le paie « comptant » et rédige un contrat parfait, en y mettant le soin de celui qui, convaincu d’avoir conclu une bonne affaire, veille au moindre détail. Il fait tout cela comme pour signifier que, dans ce pays, on achètera encore des maisons, des champs et des vergers, que l’on y travaillera encore. Même si cette terre promise à nos pères est aujourd’hui occupée et dévastée, elle reste la terre promise, le lieu de l’Alliance, où nous tomberons amoureux, où nous nous marierons et engendrerons des enfants, une nouvelle fois. La destruction de la ville ne remet pas en cause la parole sur laquelle cette ville a été fondée. Elle ne la remet pas en cause puisqu’un prophète continue de la prononcer. C’est là, sur des terrains comme celui que j’achète aujourd’hui, que nous travaillerons encore, que nous passerons des contrats, que nous vendrons et achèterons. L’achat de ce champ ne se résume pas au rachat d’un terrain : c’est le rachat de l’avenir, qui devient le gage d’un futur retour chez soi, d’un retour certain, aussi certain que l’est le malheur.
Il achète ce terrain pour dire tout cela au roi et à son peuple, car ils ne le croient pas et l’ont jeté en prison afin de le faire mourir, mais également à nous qui lisons aujourd’hui ses paroles. Pour le dire à ceux qui, face à la dévastation imminente et certaine de leur entreprise ou de leur communauté, alors que tout ne parle que de la fin et de la mort, entendent une voix leur murmurer : « Cette destruction et cet exil sont certes réels et douloureux, mais il est tout aussi vrai que nous recommencerons à vivre, à aimer et à travailler ; cette mort n’aura pas le dernier mot. Notre terre désolée a encore un avenir. » Puis ils passent à l’action, car les paroles de vie ne sont jamais abstraites ou purement intellectuelles : ce sont des veaux d’or et des veaux gras, des enfants, des croix de bois et des pierres roulées. Le logos qui ne se transforme pas en chair n’habite pas la Bible parce qu’il n’habite pas la vie. Les façons d’agir sont nombreuses, pourtant nous ne parviendrons jamais à savoir combien de « terrains achetés » hier nous ont permis aujourd’hui de rentrer chez nous. Car, durant cette longue crise, quelqu’un a cru en nous, a résisté, a acheté, et c’est grâce à lui qu’aujourd’hui, nous avons la chance de travailler encore dans cette entreprise. Quelqu’un qui, aujourd’hui, entretient un jardin pendant que tous les autres, déçus et effrayés, fuient la communauté : dans le secret de sa chambre, il maintient une plante en vie ou fait pousser un arbre afin de signifier que, dans cette maison, dans cette communauté ou cette famille, la vie continuera, et ce sera la vraie vie. La terre promise est pleine de jardins et de plantes arrosées la nuit par ceux qui s’efforcent de continuer à croire envers et contre tout. Ce sont les prophètes qui savent faire cela, et celui qui le fait ressemble aux prophètes ; il est comme eux, il est l’un d’eux même s’il ne le sait pas, car la terre est remplie de prophéties. Parfois, nous venons à la connaissance de l’un ou l’autre de ces gestes, mais ils seront toujours bien plus nombreux que ceux que nous découvrirons. De la même façon, nous ne saurons jamais combien des « terrains » que nous achetons aujourd’hui, à l’heure du désastre, sont en train de créer les conditions spirituelles qui permettront demain à quelqu’un de revenir les cultiver et de continuer à vivre.
Jérémie avait prophétisé que l’exil durerait soixante-dix ans. Ainsi, il sait bien que demain, lorsqu’il sera âgé, il ne pourra cultiver le terrain qu’il achète aujourd’hui. Cette terre a un avenir, mais cet avenir appartient à des enfants, à des hommes et des femmes que Jérémie et ses contemporains ne pourront pas connaître. La gratuité consiste à acheter, par un contrat parfait, un champ qui nourrira d’autres personnes. C’est cette gratuité qui, aujourd’hui, peut sauver la planète et nos âmes. Quand recommencerons-nous à acheter des terrains qui nourriront nos arrière-petits-enfants ? « On achètera des champs en pesant l’argent, on rédigera le contrat, on apposera le sceau en convoquant des témoins, dans le pays de Benjamin, aux alentours de Jérusalem » (32,44). Il n’existe pas de paroles plus grandes et vraies que celles-ci pour dire que l’on pourra « recommencer » à la fin de la période d’exil : acheter des champs, rédiger des contrats, acheter, vendre et travailler.
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Par Luigino Bruni
Publié dans Avvenire le 03/09/2017
« Si l’on m’apprenait que la fin du monde est pour demain, je planterais quand même un pommier. »
Martin Luther
Après les grands chapitres sur les consolations, les bénédictions et les promesses, après l’annonce de la nouvelle alliance, le livre de Jérémie revient à la chronique du siège de Babylone, de la conquête et de la destruction imminente de Jérusalem (en l’an -587). Des jours terribles, qui nous accompagneront jusqu’à la fin du livre, où s’accomplira la prophétie et s’achèvera la vie du prophète. C’est Baruch, compagnon fidèle et secrétaire de Jérémie, dont le nom apparaît pour la première fois dans le texte, qui nous rapporte ces faits et ces paroles. En reprenant le fil de l’histoire, nous retrouvons Jérémie prisonnier du roi Sédécias. Nous connaissons déjà le chef d’accusation, puisqu’il constitue le cœur même de sa mission de prophète : « Pourquoi profères-tu ces oracles : “Voici ce que dit le SEIGNEUR : Je vais livrer cette ville au pouvoir du roi de Babylone ; il s’en emparera” » (Jérémie 32,3). Les prophéties de Jérémie, niées par les faux prophètes, par les chefs du peuple et les prêtres du temple, sont donc en train de se réaliser.
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Par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 27/08/2017
« J’ai compris plus tard et je continue d’apprendre que c’est en vivant pleinement la vie terrestre que l’on apprend à croire. Quand on a renoncé complètement à devenir quelqu’un – un saint, ou un pécheur converti, ou un homme d’Église (ce qu’on appelle une figure de prêtre), un juste ou un injuste, un malade ou un bien-portant – […], et c’est cela que j’appelle vivre dans le monde. »
D. Bonhoeffer, Lettre du 21 juillet 1944
Il n’existe peut-être pas de don plus grand que le don de l’espérance. Il s’agit d’un bien primaire. En effet, nous pouvons très bien être repus de biens de consommation et de confort mais mourir désespérés. La terre promise nous semble toujours impossible à atteindre et l’exil interminable, et plus encore lorsque nous traversons les déserts. Celui qui nous donne une espérance véritable et non vaine commence par regarder notre désespoir dans les yeux, le traverse et le fait sien. Il lutte contre les faux espoirs, il subit toutes les conséquences et les blessures de cette lutte, il résiste à cette dimension de pietas humaine qui amène tant de personnes à céder à la tentation d’offrir de fausses consolations, à soi-même et aux autres. Du cœur de la nuit, les prophètes nous annoncent une aube vraie, que nous ne voyons pas encore mais que nous pouvons entrevoir avec leurs yeux. Comme lorsqu’autour de nous, depuis longtemps tout n’exprime que la mort et la vanitas et qu’un jour, un ami nous parle du paradis. Cette fois-ci, tout nous semble enfin vrai, au-delà des paradis artificiels qui nous avaient leurrés du temps de nos illusions. Enfin, tout est grâce, tout est charis, tout est gratuité : « Pour toi, je fais poindre la convalescence, je te guéris de tes blessures » (Jérémie 30,17).
[fulltext] =>Nous voici arrivés aux chapitres connus comme le « livre de la consolation » de Jérémie, un diptyque renfermant des versets merveilleux qui figurent parmi les plus grands de Jérémie et de la Bible. Cependant, pour les comprendre il nous faut les aborder en ayant devant les yeux et en face de l’âme toute la première partie de son livre, ses désillusions, ses paroles vraies et très dures annonciatrices de malheurs. Il nous faut revoir Jérémie trahi par sa famille d’Anatoth, puis le joug autour du cou, le pot d’eau à la main, Jérémie enchaîné aux cordes de la prison du temple et qui n’arrive sur les rives du Jourdain qu’après ces quarante années passées au désert. Sans le contexte des chapitres qui les précèdent, ces chants d’espérance et de consolation perdent toute leur force ; ils ne nous émeuvent pas, ne pénètrent pas notre chair, ne nous font pas exulter et ne se transforment pas en une nouvelle prière entièrement différente : « De loin, le SEIGNEUR m’est apparu : Je t’aime d’un amour d’éternité, aussi, c’est par amitié que je t’attire à moi. De nouveau, je veux te bâtir, et tu seras bâtie, vierge Israël. De nouveau, parée de tes tambourins, tu mèneras la ronde des gens en fête » (31,3-4).
L’annonce de cette joie nouvelle ne vient pas parce que les temps de souffrance et d’angoisse ont été oubliés. Ces jours-là sont toujours présents et très vivants, car c’est grâce à la vérité de la souffrance d’hier que l’espérance d’aujourd’hui est vraie et non vaine : « Dans Rama on entend une voix plaintive, des pleurs amers : Rachel pleure sur ses enfants, elle refuse tout réconfort, car ses enfants ont disparu » (31,15). Les pleurs inconsolables de Rachel, épouse très aimée de Jacob-Israël, rendent plus vraie et plus belle encore la consolation de Jérémie, parce qu’ils la font devenir plus proche de la vraie vie de tous : « Ton avenir est plein d’espérance – oracle du SEIGNEUR : tes enfants reviennent dans leur patrie » (31, 16-17).
Les pleurs de Rachel et la consolation de Jérémie figurent l’un à côté de l’autre dans le même chant. Car l’annonce de l’arrivée ou du retour d’un enfant n’efface pas la souffrance de l’avoir perdu, et les souffrances vraies et immenses, loin d’être les ennemies de la joie, peuvent devenir ses amies les plus intimes. La consolation de Jérémie n’oublie pas les pleurs de Rachel pour ses enfants perdus à jamais et n’en est que plus authentique. Elle les regarde, les aime, les prend sur elle et les transforme en espérance. Or, éblouis par la lumière pascale, trop souvent nous ne parvenons plus à voir tous ceux qui continuent d’être crucifiés, nous ne voyons plus Rachel qui pleure, inconsolable. Nous croyons qu’il n’y a plus de pauvres, tout simplement parce que nous ne les voyons plus, bien au chaud dans nos maisons et dans les temples de ceux qui, oubliant les crucifiés, oublient aussi les ressuscités, ou bien les confondent avec les fantômes spectaculaires que les faux prophètes font apparaître.
« Plante des signaux sur ton sentier, balise ton parcours, prends garde à la route, au chemin où tu vas : reviens, vierge Israël, reviens ici, vers tes villes ! » (31,21). Le chemin du retour chez nous est, dans la plupart des cas, le même que celui qui nous a menés vers l’exil. La route de l’esclavage et celle de la liberté forment une unique route où seules les directions sont opposées. Il suffit alors d’en renverser le sens, de lui donner une signification opposée. Trop de personnes ne rentrent pas chez elles et s’égarent sur des sentiers sinueux alternatifs, parce que le souvenir de leur souffrance lors de leur voyage vers l’exil les empêche de comprendre que leur nouvelle liberté se trouve au bout du sentier de l’esclavage, qu’il leur faut parcourir en sens inverse. On sort d’une grave crise en changeant tout simplement le sens de la route même qui l’a provoquée. On revient à sa foi perdue en parcourant le même sentier qu’au moment où on l’a perdue, mais dans la direction opposée. On revient chez soi en prenant la même route que pour partir ; au retour, on découvre que les signaux qui nous avaient guidés lors de notre fuite avaient sur leur revers d’autres lettres et d’autres numéros, mais que l’on ne pouvait les voir tant que l’on n’avait pas fait le même chemin en sens inverse : « Jusques à quand vas-tu rester bêtement à l’écart, fille apostate ? » (31,22).
Ce verset s’achève sur une conclusion inattendue et merveilleuse qui, aujourd’hui encore, donne bien du souci aux exégètes : « Le SEIGNEUR crée du nouveau sur la terre : la femme fait la cour à l’homme » (31,22). Une phrase mystérieuse et magnifique, comme toutes ces choses de la vie dont la beauté tient justement au fait qu’elles sont incomplètes, ouvertes, ambivalentes, vivantes. À partir de cette ouverture ambiguë, nous pouvons alors entrevoir Jérémie qui, sous l’effet d’une inspiration créative spéciale, revient mentalement aux jours de la Création, au souffle originel de l’esprit, à la lumière, à l’obscurité, à l’Adam, à la femme et à leur désobéissance qui inspira à Élohim cette parole terrible : « Il dit à la femme : “Je ferai qu’enceinte, tu sois dans de grandes souffrances ; c’est péniblement que tu enfanteras des fils. Ton désir te poussera vers ton homme et lui te dominera” » (Genèse 3,16). Les prophètes ont souffert et souffrent aujourd’hui encore lorsqu’ils lisent cette phrase, parce qu’ils l’ont vue se transformer en familles, en politiques, en entreprises et en religions ; ils l’ont vu hier et nous continuons à le voir trop souvent aujourd’hui. En nous transmettant son espérance au terme de la nuit, peut-être Jérémie a-t-il voulu y inclure la promesse d’une relation nouvelle et différente entre l’homme et la femme, une relation que lui ne pouvait voir et que nous-mêmes ne parvenons pas encore à voir pleinement. Toute espérance humaine entière est aussi une espérance de réciprocité et de communion, de regards qui se croisent d’égal à égal, d’yeux différents et pourtant égaux.
Alors que nous nous étions à peine habitués à cette espérance nouvelle et magnifique, déjà le chapitre touche à sa fin, nous offrant ses plus belles couleurs. Au terme de la vision de la promesse de son retour chez lui, Jérémie atteint un sommet de poésie dans sa prophétie, et la promesse de salut s’épanouit dans les versets, célèbres à juste titre, de la nouvelle alliance. Lisons-la telle que Jérémie nous l’a transmise, sans en perdre une seule virgule, en nous laissant blesser ici et maintenant : « Des jours viennent – oracle du SEIGNEUR – où je conclurai avec la communauté d’Israël – et la communauté de Juda – une nouvelle alliance. Elle sera différente de l’alliance que j’ai conclue avec leurs pères quand je les ai pris par la main pour les faire sortir du pays d’Égypte. Eux, ils ont rompu mon alliance ; mais moi, je reste le maître chez eux – oracle du SEIGNEUR. Voici donc l’alliance que je conclurai avec la communauté d’Israël après ces jours-là – oracle du SEIGNEUR : je déposerai mes directives au fond d’eux-mêmes, les inscrivant dans leur être » (31,31-33).
Toute grande et vraie espérance de libération représente aussi la promesse d’une nouvelle alliance. Lorsque le pacte originel a été trahi, violé, profané, la promesse d’un retour au pays doit nécessairement devenir la promesse d’une nouvelle alliance. Ce sont ces moments, décisifs, où le souvenir et le renouvellement du premier pacte ne suffisent plus ; on a alors besoin de rêver d’un futur différent, ensemble. Une fois que nous avons quitté notre maison pour ne plus revenir et que nous avons vu l’autre en faire autant, si nous voulons croire à un avenir ensemble nous ne pouvons pas nous contenter de nous remémorer le temps du premier amour, de feuilleter notre album de mariage. Nous avons tout simplement besoin de nous revoir demain devant un autre autel où nous échangerons d’autres paroles, devant de nouveaux témoins, animés d’un nouvel amour. Ou bien, quand le premier pacte qui nous a amenés au sein de cette communauté est devenu muet, les prières originelles puériles et notre première histoire d’amour un leurre, nous ne pouvons trouver le salut sans la promesse d’une nouvelle alliance si un prophète ne vient pas un jour nous annoncer un autre pacte, d’autres prières, une autre vie. La vie ne parvient pas à sa pleine maturation si la première alliance ne débouche pas sur une nouvelle, fût-ce l’alliance avec l’ange de la mort qui nous l’annonce en nous étreignant. Lorsque nous entrons dans le temps de la nouvelle alliance, ce qui était extérieur devient intérieur, la Loi se fait chair, et nous commençons à écouter vraiment ce que nous avons de meilleur en nous.
Cependant, Jérémie nous enseigne quelque chose d’encore plus spécifique. Cette phase nouvelle et décisive pour les personnes et les communautés n’est pas une conquête individuelle et/ou solitaire : il s’agit d’une alliance, d’un pacte, d’une communion. Nous ne pouvons pénétrer la nouvelle alliance autrement qu’ensemble, même si, une fois à l’intérieur, ce sont la liberté et l’amour de chacun qui atteignent une phase tout à fait nouvelle. Si les fruits sont personnels, la conquête est collective. Chacun se retrouve à l’intérieur de cette loi qu’il avait connue hier de l’extérieur, pourtant ce n’est pas nous qui écrivons cette nouvelle loi : nous sommes écrits d’une main qui n’est pas la nôtre. Ainsi naissent la plus grande réciprocité et la plus grande liberté qui existent sous le soleil.
Or, nous ne pouvions savoir cela tant que nous étions en exil. Il nous a alors fallu prendre le chemin du retour, le reconnaître comme celui qui nous avait conduits à l’esclavage et poursuivre notre route puis, au coucher du soleil, rencontrer un prophète qui nous a annoncé la nouvelle alliance. Nous l’avons cru et nous avons poursuivi notre route. Nous sommes devenus une nouvelle création, et l’espérance véritable du futur a sauvé la souffrance véritable du passé. Puis nous avons compris ou, du moins, nous avons deviné que cette nouvelle alliance n’était pas la dernière. Nous nous sommes une nouvelle fois sentis vivants, et nous avons repris notre route.
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Par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 27/08/2017
« J’ai compris plus tard et je continue d’apprendre que c’est en vivant pleinement la vie terrestre que l’on apprend à croire. Quand on a renoncé complètement à devenir quelqu’un – un saint, ou un pécheur converti, ou un homme d’Église (ce qu’on appelle une figure de prêtre), un juste ou un injuste, un malade ou un bien-portant – […], et c’est cela que j’appelle vivre dans le monde. »
D. Bonhoeffer, Lettre du 21 juillet 1944
Il n’existe peut-être pas de don plus grand que le don de l’espérance. Il s’agit d’un bien primaire. En effet, nous pouvons très bien être repus de biens de consommation et de confort mais mourir désespérés. La terre promise nous semble toujours impossible à atteindre et l’exil interminable, et plus encore lorsque nous traversons les déserts. Celui qui nous donne une espérance véritable et non vaine commence par regarder notre désespoir dans les yeux, le traverse et le fait sien. Il lutte contre les faux espoirs, il subit toutes les conséquences et les blessures de cette lutte, il résiste à cette dimension de pietas humaine qui amène tant de personnes à céder à la tentation d’offrir de fausses consolations, à soi-même et aux autres. Du cœur de la nuit, les prophètes nous annoncent une aube vraie, que nous ne voyons pas encore mais que nous pouvons entrevoir avec leurs yeux. Comme lorsqu’autour de nous, depuis longtemps tout n’exprime que la mort et la vanitas et qu’un jour, un ami nous parle du paradis. Cette fois-ci, tout nous semble enfin vrai, au-delà des paradis artificiels qui nous avaient leurrés du temps de nos illusions. Enfin, tout est grâce, tout est charis, tout est gratuité : « Pour toi, je fais poindre la convalescence, je te guéris de tes blessures » (Jérémie 30,17).
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Par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 20/08/2017
« Le monde entier est un exil pour ceux qui philosophent. Il est encore bien délicat celui à qui la patrie est douce ; il est déjà fort celui pour qui toute terre est une patrie ; mais il est parfait celui à qui le monde tout entier est un exil. »
Hugues de Saint-Victor, Didascalicon, XIIe siècle
« Ruiner et démolir, déraciner et renverser », entendit résonner Jérémie le jour où il comprit sa vocation de prophète. Cependant, en même temps que ces paroles il en entendit deux autres, différentes et complémentaires : « bâtir et planter » (Jérémie 1,10). En effet, il ne suffit pas de prédire de sombres scénarios pour être un prophète véritable : la terre est peuplée de personnes qui dépeignent, parfois en toute bonne foi, un présent et un futur noirs dans le simple but de recevoir l’approbation de nombreuses personnes désespérées qui alimentent leur propre désespoir. Jérémie ne berce pas son peuple d’illusions en lui promettant un bien-être et une paix imaginaires ; mais, lorsqu’il prophétise cette vérité amère qui dérange, il sait aussi prononcer des paroles vraies et sublimes d’espérance.
[fulltext] =>Par exemple, cette immense espérance contenue dans la lettre que Jérémie envoya aux juifs déportés à Babylone. Celle-ci s’adressait aux « exilés, aux prêtres, aux prophètes et au peuple tout entier que Nabuchodonosor avait déportés de Jérusalem à Babylone » (29,1). En poursuivant la lecture de cette lettre, nous sommes plongés dans quelque chose d’inédit et de magnifique, qui surprend et qui émeut par sa très grande humanité : « Ainsi parle le SEIGNEUR le tout-puissant, le Dieu d’Israël, à tous les exilés que j’ai fait déporter de Jérusalem à Babylone : “Construisez des maisons et habitez-les, plantez des jardins et mangez-en les fruits, prenez femme, ayez des garçons et des filles, occupez-vous de marier vos fils et donnez vos filles en mariage pour qu’elles aient des garçons et des filles : là-bas, soyez prolifiques, ne déclinez point !” » (29,4-6). Des paroles qui nous laissent encore abasourdis par leur beauté intense. Lors des exils, de tout exil, impossible d’écouter des paroles d’espérance plus vraies et plus élevées que celles de Jérémie.
Lorsque la vie nous emmène loin de chez nous, que nous émigrions par choix ou que nous soyons déportés par quelque empire visible ou invisible, nous pouvons soit vivre l’exil comme une malédiction et ressentir de la colère, soit suivre les conseils de Jérémie. Nous pouvons construire des maisons et les habiter, planter des jardins et travailler, nous aimer, nous marier, mettre au monde des fils et des filles et voir les enfants de leurs fils et de leurs filles. Les immigrés qui, même sans connaître Jérémie, ont vécu ainsi leur « exil », se sont sauvés ; ils ont mis à profit cette période difficile, devenant une bénédiction pour ceux qui étaient restés dans leur patrie d’origine et pour les concitoyens de leur nouvelle patrie. Ils y ont construit une maison et non une tente, parce qu’ils ont voulu habiter cette terre sans se contenter d’y transiter, de la piller ou d’y loger provisoirement.
À partir du jour où l’on achète ou commence à construire une maison en terre étrangère, on devient un vrai citoyen de ce pays, en vertu du jus soli de la loi de la terre et de la vie. Car on construit une maison en pensant à l’avenir, en se disant que c’est sur cette terre-là que l’on veut aimer, se marier, que c’est dans les pièces de cette maison que l’on concevra et élèvera des enfants. Certes, il est possible qu’un jour ils se pervertissent et deviennent haineux, mais nous ne pouvions rien faire d’autre que construire une maison et nous l’avons fait.
Lorsque l’on vit l’exil, construire une maison a la même valeur que l’achat par Abraham d’un champ en terre hittite pour y enterrer Sarah. Car, lorsque je construis une maison ou une tombe sur la terre de l’autre, celle-ci devient mienne, et elle est une sorte d’acompte pour le ciel. Comme le père Lorenzo Milani qui, le lendemain de son arrivée à Barbiana, se rendit à la mairie et s’acheta une tombe dans le cimetière de sa nouvelle paroisse, à 31 ans. Une façon de signifier que la terre de son exil était déjà devenue pour lui la terre de la seule vie bonne et vraie possible pour aujourd’hui et, par là même, pour la mort de demain, qui est toujours vraie, même si elle n’est pas toujours bonne.
Construire des maisons et planter des jardins ; en d’autres termes, travailler. Lorsque nos grands-parents arrivaient en Amérique ou en Belgique, leur peur de l’avenir et leur souffrance passée s’estompaient dès l’instant où ils commençaient à travailler. Lorsqu’ils plantaient des potagers ou construisaient des maisons (pour d’autres), cette terre devenait aussi la leur, le fruit de leur co-création. Un mur ou une galerie dans une mine devenait un bout de terre promise grâce au travail accompli de leurs mains, qui adoucissait la vie, la langue et la nourriture. Dure et douce à la fois. Le travail faisait fleurir cette solidarité et fraternité vraie entre ouvriers qui, même s’ils parlaient des langues différentes, communiquaient entre eux avec les mains et les larmes du bon et du mauvais travail. Même pendant les grands exils lors des guerres et des séjours en prison, souvent on commence à revivre dès lors que l’on peut se remettre au travail ou que l’on apprend enfin un vrai travail. Aujourd’hui encore, nous pourrons entrer en amitié avec les nouveaux exilés et les migrants là où nous parviendrons à travailler ensemble. Le travail, notre frère.
Se marier et mettre des enfants au monde. À Jérémie, le Seigneur avait demandé de ne pas se marier ni d’avoir de fils et de filles (chap. 16) ; c’est ainsi qu’il ne connut jamais la joie d’avoir une femme et des enfants lors de son exil de prophète. Or, parfois, quand on vient à connaître une chose alors qu’on ne peut pas s’en servir pour soi-même, on finit par acquérir une chasteté qui permet d’en pénétrer la nature plus profonde. C’est l’un des miracles authentiques de la gratuité, que seuls les prophètes connaissent vraiment et savent nous expliquer : « Les voici en foule, les fils de la désolée, plus nombreux que les fils de l’épousée » (Isaïe 54,1). Soyez féconds et prolifiques. Sur la terre de l’exil, les premières paroles de l’Éden (Gn 1,28) résonnent et la première bénédiction de l’Adam revit. Chaque fois qu’un enfant naît, la terre étrangère devient un nouvel Éden, Abraham réentend la promesse d’une nouvelle terre et d’une descendance aussi nombreuse que les étoiles dans le ciel. Isaac est sauvé une nouvelle fois par le bélier. La grotte de Bethléem devient le sépulcre vide de Jérusalem.
C’est dans la conclusion que cette première lettre aux déportés atteint son paroxysme prophétique et, ainsi, son splendide paradoxe : « Soyez soucieux de la prospérité [shalom] de la ville où je vous ai déportés et intercédez pour elle auprès du SEIGNEUR : sa prospérité est la condition de la vôtre » (29,7). Peut-on en demander davantage à un prophète ? Qu’y a-t-il « au-delà » d’une prière que l’on fait monter vers Dieu pour demander le shalom de ceux qui nous ont occupés, déportés, arrachés à notre maison ? « Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent », lirons-nous près de sept siècles plus tard dans les évangiles. Peut-être même ne l’aurions-nous jamais lu, ou l’aurions-nous lu différemment, s’il n’y avait pas eu Jérémie et les prophètes : « “Au dire des hommes, qui est le Fils de l’homme ?” Ils dirent : “Pour les uns, Jean le Baptiste ; pour d’autres, Elie ; pour d’autres encore, Jérémie ou l’un des prophètes” » (Mt 16,13-14).
La foi d’Israël, l’Alliance et la Loi peuvent se vivre même en exil : il n’est pas nécessaire d’attendre de pouvoir rentrer dans sa patrie, car Babylone offre tout ce qu’il faut pour vivre dans la plénitude. C’est ce qu’écrit Jérémie, et c’est ce que les vrais prophètes savent et doivent dire. Ils nous rappellent que la seule terre promise est celle que nous habitons aujourd’hui ; que même le désert peut déjà être terre promise si nous le faisons fleurir en construisant, en travaillant, en aimant, en engendrant des fils et des filles. Jamais nous ne devons tuer le temps présent dans l’attente de l’avenir.
Le chapitre se conclut sur un nouvel affrontement entre Jérémie et les faux prophètes qui, cette fois-ci, se trouvent parmi les exilés à Babylone. Nous ne nous étonnerons pas en découvrant que les prophètes déportés comptent parmi eux certains représentants de l’idéologie nationaliste, issus de la même école qu’Hananya (chap. 28). Jérémie n’avait pas été tendre avec eux dans sa lettre : « Ne vous laissez pas abuser par les prophètes qui sont parmi vous ni par vos devins, et ne faites pas attention aux songes que vous avez ; c’est faux, ce qu’ils vous prophétisent en mon nom ; je ne les ai pas envoyés » (29,8-9). Jérémie les appelle par leur nom, Akhab, Sédécias et Shemayahou (29 :21,24), et peut-être les connaissait-il bien. Même les exils ont leurs faux prophètes, qui prolifèrent encore plus que dans leur patrie, parce qu’en vendant des illusions et de fausses consolations, ils trouvent encore davantage de « clients » lors des périodes de souffrance et d’angoisse.
Là encore, les prophètes accusés et délégitimés par Jérémie passent à l’action. Shemaya fit parvenir « des lettres à tout le peuple de Jérusalem – au prêtre Cefanya, fils de Maaséya – et à tous les prêtres » (29,25). La demande faite par Shemaya à Cefanya, le superintendant du temple, est très claire et directe : « Tu ne fulmines pas contre Jérémie d’Anatoth qui vaticine parmi vous ! » (29,27) ; il l’assimile ainsi à un possédé, un « homme qui divague et qui vaticine » (29,26). Cefanya, un homme juste, n’écouta évidemment pas Shemaya ; même au milieu de la corruption généralisée et au sein de « structures de péché », on peut trouver une personne juste. Il mit Jérémie au courant de cette lettre, et celui-ci répondit par une nouvelle lettre aux exilés : « Ainsi parle le SEIGNEUR à l’adresse de Shemaya, le Néhlamite : “Shemaya profère pour vous des oracles alors que je ne l’ai pas envoyé, et qu’il vous berce d’illusions” » (29,31).
Les premiers ennemis des vrais prophètes sont les faux prophètes, qu’ils soient de mauvaise foi ou de bonne foi mais dévorés par l’idéologie, car ils voient dans le vrai prophète une grave menace pour le peuple. Beaucoup de ceux qui complotaient contre Jérémie étaient sincèrement convaincus qu’ils combattaient un ennemi de la patrie, un collaborationniste qui voulait la ruine d’Israël. C’est cela, la terrible force de l’idéologie : persécuter et tuer les prophètes au nom du bien, de la vérité, de la religion, de Dieu, hier et aujourd’hui. La Bible ne nous enseigne pas que l’histoire reconnaît les vrais prophètes et les écoute ; elle affirme même le contraire et nous les montre vaincus à la fin. Pourtant, le combat acharné et impitoyable entre Jérémie et la fausse prophétie, justement parce que c’est l’histoire d’une défaite, nous enseigne pour notre bien la grammaire de la maladie de l’idéologie, qui accompagne toute expérience religieuse et idéale (la fausse prophétie est idéologique, et l’idéologie la plus puissante est une forme de fausse prophétie), parce que la fausse prophétie idéologique fleurit sur le même arbre que la vraie prophétie. Contrairement à l’ivraie, il est difficile de la reconnaître au milieu d’un champ. C’est ainsi que des communautés et des peuples entiers se sont nourris et continuent de se nourrir de mauvaises herbes, convaincus qu’ils sont de manger du bon grain. Les premiers à manger du chiendent sont les faux prophètes, fascinés par leur propre pouvoir de séduction.
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Par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 20/08/2017
« Le monde entier est un exil pour ceux qui philosophent. Il est encore bien délicat celui à qui la patrie est douce ; il est déjà fort celui pour qui toute terre est une patrie ; mais il est parfait celui à qui le monde tout entier est un exil. »
Hugues de Saint-Victor, Didascalicon, XIIe siècle
« Ruiner et démolir, déraciner et renverser », entendit résonner Jérémie le jour où il comprit sa vocation de prophète. Cependant, en même temps que ces paroles il en entendit deux autres, différentes et complémentaires : « bâtir et planter » (Jérémie 1,10). En effet, il ne suffit pas de prédire de sombres scénarios pour être un prophète véritable : la terre est peuplée de personnes qui dépeignent, parfois en toute bonne foi, un présent et un futur noirs dans le simple but de recevoir l’approbation de nombreuses personnes désespérées qui alimentent leur propre désespoir. Jérémie ne berce pas son peuple d’illusions en lui promettant un bien-être et une paix imaginaires ; mais, lorsqu’il prophétise cette vérité amère qui dérange, il sait aussi prononcer des paroles vraies et sublimes d’espérance.
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di Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 13/08/2017
« Ne réponds pas au sot selon sa folie de peur que tu ne lui ressembles toi aussi ; réponds au sot selon sa folie de peur qu’il ne s’imagine être sage. »
Proverbes, 26
Trabalho, travail, trabajo, du latin trepalium, désignait un joug destiné aux animaux. Une barre en bois taillé, avec des cordes et des lacets, qui rappelait le bras horizontal d’une croix. Au fil du temps, ce joug est devenu le symbole de la soumission des animaux et des personnes, de l’esclavage. Les peuples ont conquis leur liberté et fait triompher la justice en brisant ces jougs qui les enchaînaient, et ils se sont libérés de ces tourments et tribulations. Personne n’aime être soumis, placé par les autres sous un joug. Seul le message subversif et très net de Jésus de Nazareth pouvait se permettre de recourir à l’image du joug pour exprimer le lien entre lui et ses disciples : léger et doux, tout en restant un joug. En utilisant cette image paradoxale, peut-être l’évangéliste pensait-il là aussi à Jérémie : « Au début du règne de Sédécias, fils de Josias, roi de Juda, la parole que voici s’adressa à Jérémie de la part du SEIGNEUR. “Ainsi parle le SEIGNEUR : Fabrique-toi des liens et des barres de joug. Tu en mettras sur ton cou” » (Jérémie 27,1-2).
[fulltext] =>Jérémie reçoit une autre parole incarnée, un verbe du Seigneur qui parle par la chair du prophète. Il ne s’agit pas de techniques rhétoriques et encore moins d’instruments destinés à choquer puis à séduire le public. Ce sont des paroles du Seigneur comme les autres, comme celles au sujet du pot à eau, de la ceinture, des paniers de figues, d’Isaïe qui se promène nu ou d’Ézéchiel qui dort sur un côté. Baruch, le fidèle chroniqueur de Jérémie, fournit également une explication à ce geste (« Et maintenant, c’est moi qui livre tous ces pays au pouvoir de mon serviteur Nabuchodonosor, roi de Babylone […]. Toutes les nations le serviront, lui, son fils et son petit-fils » : 27,6-7) ; mais, lorsque les hommes de ces temps reculés, habitués aux nombreux langages non-verbaux, virent arriver le prophète sous le joug, peut-être tout était-il déjà très clair pour eux.
Des représentants des peuples voisins étaient venus à Jérusalem afin de tenter une alliance et de faire la guerre aux Babyloniens, encouragés en cela par les illusions nationalistes de leurs « prophètes, devins, oniromanciens, enchanteurs et magiciens, qui vous assurent que vous ne serez pas assujettis au roi de Babylone. C’est faux, ce qu’ils vous prophétisent » (27,9-10). Jérémie poursuit sa bataille contre les illusions fabriquées par ces experts en matière de mensonge.
La confrontation avec la fausse prophétie atteint son paroxysme dans le chapitre suivant, qui est également l’un des sommets dramatiques du livre, lorsqu’un autre prophète affronte publiquement Jérémie et le défie. Il s’agit d’Hananya, un représentant des prophètes du salut et de l’idéologie nationaliste du temple : « Hananya, fils de Azzour, originaire de Gabaon, me dit dans la Maison du SEIGNEUR, en présence des prêtres et de tout le peuple : “Ainsi parle le SEIGNEUR le tout-puissant, le Dieu d’Israël : Je brise le joug du roi de Babylone. Dans deux ans, jour pour jour, je ferai revenir en ce lieu tous les ustensiles de la Maison du SEIGNEUR […], et tous les déportés de Juda partis à Babylone – oracle du SEIGNEUR –, car je brise le joug du roi de Babylone” » (28,2-4).
Après les multiples attaques contre Jérémie, auxquelles nous avons déjà assisté, à présent c’est un autre prophète qui l’affronte, un « collègue » opérant à Jérusalem, comme lui, probablement une figure d’une certaine importance parmi les prophètes de la ville. C’est Baruch, le narrateur de cet épisode, qui le qualifie de « prophète ». Hananya est donc un prophète aux yeux du peuple tout comme l’est Jérémie ; l’un et l’autre sont accrédités comme prophètes auprès du peuple et des prêtres. Au début du récit, nous ne savons pas si Hananya est un vrai ou un faux prophète. Ses contemporains ne le savaient certainement pas non plus ; quant à nous, nous n’avons pas à le savoir. Si nous voulons nous laisser toucher par ces paroles dans notre chair, il nous faut descendre dans l’arène avec Jérémie pour le voir se battre avec Hananya, et découvrir en même temps que lui qui des deux est le vrai prophète, et pourquoi.
Signalons, avant toute chose, un élément peu évident mais non moins important : la structure du discours d’Hananya est identique à celle de Jérémie. Lui aussi commence par la formule prophétique « ainsi parle le Seigneur », puis il appelle Dieu par le nom de l’Alliance (YHWH). Pourtant, le contenu de son message est l’exact opposé de celui de Jérémie, puisqu’il n’évoque à aucun moment la soumission à Babylone. Face au peuple et au temple, les deux prophètes apparaissaient comme deux concurrents qui vendaient le même « produit », avec cependant une différence notable : celui de Jérémie avait un prix très élevé, tandis qu’Hananya offrait le sien gratuitement. Les vrais prophètes savent maintenir des prix élevés, sans jamais céder au peuple qui réclame des réductions et des soldes, car le dumping prophétique signifie la mort de la prophétie véritable.
La réponse de Jérémie marque un premier coup de théâtre : « Le prophète Jérémie dit : “Amen ! Que le SEIGNEUR agisse ainsi ! Que le SEIGNEUR accomplisse les paroles que tu as proférées en prophétisant” » (28,6). Le premier mot qu’il prononce est « amen » qui, dans ce contexte, signifie « qu’il soit fait selon ta volonté ». Jérémie aime certes la paix et la liberté tout autant qu’Hananya et le peuple, mais il ne peut proférer des mensonges pour faire plaisir aux gens. Il poursuit alors avec un discours complexe, qui recèle un élément très important : « Les prophètes qui ont exercé leur ministère avant moi et avant toi, depuis toujours, ont proféré des oracles concernant de nombreux pays et de grands royaumes, en annonçant la guerre, le malheur, la peste. Mais si un prophète, en prophétisant, annonce la paix, c’est lorsque sa parole se réalise que ce prophète est reconnu comme vraiment envoyé par le SEIGNEUR » (28,8-9). Jérémie remet en cause la vieille tradition prophétique, ceux qui « furent avant toi et moi » (là encore, il reconnaît qu’Hananya est un prophète), et rappelle que ces prophètes ont été des prophètes de malheur et de vrais prophètes. À quelques rares occasions, les prophètes ont annoncé aussi le salut, mais c’est alors l’accomplissement historique de leur prophétie qui a révélé que leur parole était vraie. Autrement dit, celui qui prophétise « la guerre, la faim et la peste » est bien plus sûrement un vrai prophète que celui qui annonce le bien-être et la paix. Une prophétie de malheur a plus de chances d’être authentique, et nous pouvons l’affirmer avant même les événements prévus. Quant à la prophétie de salut, elle ne peut être validée qu’après coup. Pourquoi ? L’explication pourrait résider dans la gratuité de la prophétie authentique.
Quand un prophète annonce malheurs et épreuves, et plus particulièrement aux « royaumes puissants », il ne reçoit en réponse que persécutions et souffrances car, comme nous sommes en train de le voir, le peuple et ses chefs n’aiment pas les prophètes de malheur. En revanche, lorsqu’un prophète prédit au peuple le bien-être et la paix que celui-ci réclame, cette prophétie vaudra bien plus souvent au prophète l’approbation, la réussite, le pouvoir et la richesse, des tentations toujours très fortes, parfois irrésistibles, et ce de tout temps. Ainsi, quand un prophète annonce ce que les chefs du peuple refusent d’entendre, il y a beaucoup plus de chances qu’il soit un vrai prophète. Un raisonnement qui possède une force sapientielle extraordinaire. Rien ne nous garantit de façon certaine que le prophète de malheur n’est pas un faux prophète, voire fou, car ces choses sont trop grandes pour que nous puissions en avoir la certitude. Comme une prophétie n’implique pas d’incitations, mais seulement des coûts, il est plus probable que la prophétie de malheur soit authentique.
Le message parvint dans toute sa clarté et toute sa puissance à Hananya, et probablement au peuple également, qui écoutait cette prophétie au temple. La réaction fut un autre coup de théâtre, imprévisible et impressionnant : « Alors le prophète Hananya enleva le joug du cou du prophète Jérémie et le brisa ; et le prophète Hananya dit en présence de tout le peuple : “Ainsi parle le SEIGNEUR : C’est ainsi que dans deux ans, jour pour jour, je briserai le joug de Nabuchodonosor, roi de Babylone, je l’enlèverai du cou de toutes les nations” » (28,10-11). Un geste violent et spectaculaire, qui apparut sûrement comme une victoire retentissante de ce duel et comme un signe faisant très clairement comprendre de quel côté était l’oracle authentique.
Le texte nous présente un Jérémie confus et sans défense à ce moment-là. Alors qu’il était habitué aux persécutions et aux échecs, cette fois-ci il se heurte à une difficulté d’une autre nature. Un autre prophète, qui parle au nom du même Dieu en s’arrogeant la même autorité prophétique, brise le symbole de Jérémie par un acte similaire et contraire, nie le contenu de sa prophétie et en propose une autre, diamétralement opposée. Pourtant, un élément plus profond est à prendre en considération. Le lecteur de la Bible, tout comme les contemporains de Jérémie, savaient qu’Hananya se réclamait directement de la tradition authentique de l’Alliance. Dans la Torah et dans les psaumes, on trouve de nombreuses références (Gn 27,40 ; psaume 18) au joug brisé par le Seigneur pour libérer son peuple de l’esclavage : « C’est moi, le SEIGNEUR, votre Dieu, qui vous ai fait sortir du pays des Égyptiens […] ; c’est moi qui ai brisé les barres de votre joug » (Lv 26,13). Or, Hananya trouvait un solide appui chez Isaïe notamment ; en effet, environ un siècle auparavant, celui-ci avait obtenu de Dieu la libération miraculeuse de Jérusalem alors occupée par les Assyriens. Ainsi la conviction que le temple et la ville étaient inviolables se fondait-elle sur un grand miracle accompli par un grand prophète. Cependant, cette vérité historique d’hier, plus ancienne donc faisant davantage autorité, était devenue une idéologie, parce qu’elle empêchait d’accueillir la parole d’un autre prophète qui, à un moment historique différent, tenait des propos vrais et différents. On tombe dans l’idéologie chaque fois que la vérité d’hier éclipse la vérité différente d’aujourd’hui, parce qu’elle se transforme en idole. Hananya était en train de dévoyer son peuple, peut-être en toute bonne foi, le faisant courir à son malheur, non pas au nom d’un faux prophète, ni de dieux étrangers : il le faisait au nom de la tradition et d’un miracle véritable accompli par un vrai prophète. Il se servait ainsi du passé pour tuer l’avenir. Les idéologies religieuses et laïques les plus puissantes et infalsifiables ne sont pas les idéologies infondées mais, au contraire, les idéologies fondées sur des paroles et des faits véritables d’hier qui rendent muets et aveugles les paroles et les faits véritables d’aujourd’hui.
Jérémie ne répond pas au geste d’Hananya. Il préfère garder le silence, car briser et profaner le signe du prophète constitue le plus grave des outrages. Le geste est une parole de chair, et il n’existe pas d’autre geste pour répliquer à sa destruction : une chair n’en remplace pas une autre, pas plus qu’un fils n’en remplace un autre. Si dans la Bible figurent les paroles « pour toujours », le geste prophétique doit être « pour toujours et à jamais ». Lorsqu’un geste a été profané, le prophète n’a d’autre choix que de se taire. Pour pouvoir prononcer de nouvelles paroles, il faut recevoir une nouvelle parole de Dieu ; tant qu’elle n’arrive pas, le prophète reste muet et vaincu : « Le prophète Jérémie s’en alla » (28,11). C’est une forme magnifique de douceur et d’humilité de cœur chez les prophètes, qui accompagne et nourrit leur force extraordinaire.
Le Seigneur envoya une nouvelle parole, et Jérémie répondit alors à Hananya : « Écoute, Hananya : le SEIGNEUR ne t’a pas envoyé ; c’est toi qui fais que ce peuple se berce d’illusions » (28,15). Hananya mourut dans l’année et, après ce passage fugace, son nom n’est plus jamais mentionné dans la Bible. Cependant, au cœur du livre de Jérémie, Hananya ne cessera de nous rappeler le danger de toutes les idéologies de la tradition, qui tuent les vrais prophètes d’aujourd’hui au nom des vrais prophètes d’hier.
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di Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 13/08/2017
« Ne réponds pas au sot selon sa folie de peur que tu ne lui ressembles toi aussi ; réponds au sot selon sa folie de peur qu’il ne s’imagine être sage. »
Proverbes, 26
Trabalho, travail, trabajo, du latin trepalium, désignait un joug destiné aux animaux. Une barre en bois taillé, avec des cordes et des lacets, qui rappelait le bras horizontal d’une croix. Au fil du temps, ce joug est devenu le symbole de la soumission des animaux et des personnes, de l’esclavage. Les peuples ont conquis leur liberté et fait triompher la justice en brisant ces jougs qui les enchaînaient, et ils se sont libérés de ces tourments et tribulations. Personne n’aime être soumis, placé par les autres sous un joug. Seul le message subversif et très net de Jésus de Nazareth pouvait se permettre de recourir à l’image du joug pour exprimer le lien entre lui et ses disciples : léger et doux, tout en restant un joug. En utilisant cette image paradoxale, peut-être l’évangéliste pensait-il là aussi à Jérémie : « Au début du règne de Sédécias, fils de Josias, roi de Juda, la parole que voici s’adressa à Jérémie de la part du SEIGNEUR. “Ainsi parle le SEIGNEUR : Fabrique-toi des liens et des barres de joug. Tu en mettras sur ton cou” » (Jérémie 27,1-2).
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Par Luigino Bruni
Publié dans Avvenire le 06/08/2017
« Un jour, Rabbi Mosche de Kobryn déclara : ‘Je vois qu’aucune des paroles que j’ai prononcées n’a trouvé une seule personne pour les accueillir dans son cœur. Les paroles qui viennent du cœur vont droit au cœur ; or, si elles ne trouvent personne, alors Dieu accorde à l’homme qui les a prononcées la grâce de ne pas les laisser errer sans demeure, mais de les faire toutes retourner dans le cœur dont elles sont sorties…’ Quelque temps après sa mort, un ami confia : ‘S’il avait eu quelqu’un à qui parler, il serait encore vivant.’ »
Martin Buber, Les récits hassidiques
Bien que les prophètes possèdent chacun une personnalité unique et leur propre nom, la prophétie est une expérience collective. Elle forme une communauté, une tradition, et celui qui arrive continue la même course, livre les mêmes batailles et donne de nouvelles paroles à la même voix. Chaque vrai prophète est engendré par les prophètes qui l’ont précédé, et il nourrit les prophètes qui viendront après lui. Cette chaîne générative spirituelle constitue le fondement de la fidélité à la parole, parce que tout prophète sait qu’il écrit un chapitre d’un livre qui sera complété par d’autres. S’il manque des paroles à ce chapitre, ou bien, s’il contient des paroles partielles et modifiées, celui qui poursuivra l’écriture du livre aura entre les mains un matériel frelaté ; il n’aura pas à sa disposition les paroles nécessaires pour écrire les siennes propres, et la version finale s’en trouvera appauvrie et faussée.
[fulltext] =>La fidélité des prophètes à la parole nous aide à comprendre une vérité de portée plus universelle, applicable à chaque génération et à toute parole. L’art et la poésie d’aujourd’hui se nourrissent de la fidélité des artistes et des poètes d’hier à leur parole ; si un poète trahit sa parole, il appauvrit la poésie de demain. Lorsqu’un parent perd de vue ou trahit sa parole et celle dont il a hérité, ses enfants ont entre les mains des paroles plus miséreuses ou fausses pour écrire leur vie ; en effet, derrière les vies que nos enfants écrivent mal se cache souvent notre trahison vis-à-vis de nos paroles. Les communautés s’égarent lorsque, lors de la transmission de la tradition, quelqu’un trahit la parole charismatique originelle. Les traversées des déserts de paroles trahies ne mènent jamais à la terre promise, car la carte qui conduit de l’Égypte à Canaan ne peut s’écrire qu’avec des signes et des paroles fidèles.
« Le SEIGNEUR me fit voir deux corbeilles de figues mises côte à côte devant le palais du SEIGNEUR, après que Nabuchodonosor, roi de Babylone, eut déporté de Jérusalem Yekonya, fils de Yoyaqim, roi de Juda, ainsi que les hauts fonctionnaires de Juda, les techniciens et les officiers du génie, et les eut emmenés à Babylone. L’une des corbeilles contenait de très belles figues, de la qualité des primeurs, tandis que l’autre contenait des figues de très mauvaise qualité, si mauvaises qu’elles étaient immangeables » (Jérémie 24,1-2). Nous sommes face à une nouvelle vision de Jérémie, dont le Seigneur lui révèle aussitôt le sens : « Comme on remarque les belles figues que voici, ainsi je considère avec complaisance les déportés de Juda. [...] Je leur donnerai une intelligence qui leur permettra de me connaître.[...] Mais ce qu’on fait de mauvaises figues […], c’est ce que je fais de Sédécias, roi de Juda, de ses ministres et de tout le reste de Jérusalem, de tous ceux qui sont restés dans ce pays » (24,5-8).
La théologie du « reste » est au centre de la prophétie biblique, parce qu’elle exprime la nature profonde de l’humanisme de la Bible et de son évocation caractéristique du salut. La grandeur, la force et l’abondance sont les signes caractéristiques des empires, du pharaon et des armées, des lieux où Dieu n’existe pas et où l’homme est nié. Dans la Bible également, et même dans la tradition prophétique, nous trouvons une personne qui a associé le salut à la force et au « Seigneur des armées » ; cependant, parallèlement à celle-ci il y en a une autre, qui ne prophétisait pas un messie victorieux apparaissant à l’horizon sur un cheval blanc, mais qui attendait un serviteur souffrant, un Emmanuel, un enfant dans une mangeoire. En l’absence de vrais prophètes, les communautés, y compris celles qui sont nées des charismes spirituels les plus purs, ont tôt fait de se transformer en empires avides de conquêtes, d’adeptes et de pouvoir, oubliant la modeste vérité du petit reste, et finissent ainsi par s’éteindre.
Chez Jérémie aussi, nous retrouvons la tradition du « reste », mais la grandeur de ce prophète nous en fait découvrir une dimension vraiment profonde et subversive : le « reste » ne se trouve pas parmi ceux qui sont restés dans leur patrie, qui ont réchappé à la première déportation, mais parmi le peuple exilé à Babylone. La corbeille de bons fruits est la corbeille volée. Il ne s’agit pas seulement d’une lecture sapientielle de l’histoire présente et future de Jérusalem et de Juda, ni d’une simple critique de la corruption des prêtres et des prophètes. Cette tradition renferme également un grand message autour de la logique du salut des communautés et des personnes. Un observateur qui se serait trouvé en Israël à ce moment-là et aurait vu une bonne partie du peuple déporté et exilé, obligé de vivre au milieu d’une nation de tyrans idolâtres, privé de temple, de prophètes et de prêtres, même s’il avait cru à la prophétie du « reste », l’aurait vue chez ceux qui étaient restés, car ce peuple pouvait encore prier au temple et célébrer le shabbat, mais aussi parce qu’il avait ses guides spirituels et religieux. Or, Jérémie affirme que le « reste » qui se sauvera et poursuivra l’Alliance, se trouve à présent parmi les déportés, au milieu des processions de dieux étrangers inaccessibles et resplendissants sans apparat religieux ni gardiens du Seigneur. Le salut viendra non pas de celui qui n’a pas abandonné la religion ni le temple, mais de celui qui a été conduit à l’extérieur, loin de chez lui, sur une terre idolâtre.
Que de fois est-il arrivé, et cela continue encore aujourd’hui, que quelqu’un s’en aille, qu’il soit emmené avec violence par une autre personne ou une chose plus forte que lui ; dans ce cas, celui qui reste n’y voit qu’un malheur. Et puis, lors de l’exil commence le salut, qui reviendra un jour comme une bénédiction. Quelqu’un quitte sa communauté, sa maison ou son institution ; celui qui reste conçoit ce départ comme une malédiction et le fait de pouvoir rester, comme une bénédiction. Tandis que l’histoire se poursuit, à l’intérieur de cette malédiction pousse une superbe fleur du mal. Ceux qui, du temps de Jérémie, étaient restés, protégés par l’idéologie des faux prophètes et par les prêtres du« temple », ignoraient que, dans cette lointaine périphérie, sous la terre de la souffrance mûrissait quelque chose de nouveau, de fidèle et d’authentique, qui sauverait un jour même leurs enfants. Parfois, une part de notre cœur s’en va, nous quitte, emportée loin de chez nous, et la part qui reste crie son abandon. Pourtant, il peut arriver, justement, que ceux qui s’étaient enfuis sur une terre étrangère commencent à engendrer un salut mystérieux ; à leur retour, ils sauvent ceux qui étaient restés chez eux et s’étaient entretemps laissé corrompre, abusés par les idéologies et les faux prophètes. Il existe des royaumes où, même au milieu des cochons, le banquet autour du veau gras peut commencer, où les glands s’épanouissent en grains de moutarde. La fidélité la plus authentique est la plus invraisemblable. Une fidélité trop linéaire et allant de soi produit souvent les sentiments et les paroles du frère aîné resté « fidèlement » dans la maison de son père.
Or, si nous lisons ces vers de Jérémie en les replaçant dans toute la tradition biblique, nous faisons d’autres découvertes. En reparcourant la Torah, à la fin de la Genèse nous rencontrons un ami de Jérémie : Joseph. Déporté et esclave comme lui, sans famille ni père, ayant des frères corrompus et traîtres, dans cette lointaine terre du pharaon il devient un « reste » de salut pour tous. Ce n’était pas sur la terre de son père Jacob et parmi les autels de leur Dieu qu’il allait trouver le salut, mais loin, au milieu des pyramides, dans les prisons impériales, dans la solitude, où il fleurissait dans un rêve.
Cependant, Jérémie ne peut se borner à raconter la parabole des deux paniers. Quelques vers plus loin, il prophétise de nouveau la destruction de la cité et du temple : « Ainsi parle le Seigneur : “[…] je traiterai cette Maison comme j’ai traité Silo” » (26,5). Les conséquences prévisibles de cette prophétie ne se font pas attendre : « Les prêtres, les prophètes et tout le peuple écoutaient Jérémie pendant qu’il prononçait ces paroles dans la Maison du SEIGNEUR. […] [Ils] se saisirent de lui en disant : “Tu as signé ton arrêt de mort. Tu oses prophétiser au nom du SEIGNEUR : Cette Maison deviendra comme Silo, et cette ville sera rasée, vidée de ses habitants !” » (26,7-9). Pourtant, cette fois sa condamnation à mort ne fut pas mise à exécution, car « quelques anciens du pays » présents dans l’assemblée prirent la parole et déclarèrent : « Michée de Moresheth, qui exerçait le ministère prophétique au temps d’Ézéchias, roi de Juda, a dit à tout le peuple de Juda : “Ainsi parle le SEIGNEUR le tout-puissant : Sion sera labourée comme un champ, Jérusalem deviendra un monceau de décombres, et la montagne du Temple, une hauteur broussailleuse. Le roi de Juda Ézéchias et son peuple l’ont-ils mis à mort ? […] Mais nous, nous allions nous mettre en très mauvaise posture” » (26,18-19).
Cet épisode, qui nous est raconté par Baruch, renferme quelques perles. Parmi le peuple se trouvaient encore quelques anciens restés fidèles à la tradition de l’Alliance, capables d’écouter les prophètes et de les croire. Les véritables ennemis de Jérémie et des prophètes étaient les chefs, les faux prophètes et les prêtres. Le conflit ancien et permanent entre charisme et institution, entre périphérie et centre de l’empire, se répète une nouvelle fois (ni Jérémie, ni Michée n’étaient de Jérusalem). Ces anciens sauvent ensuite Jérémie en citant un prophète qui l’a précédé (Michée). Nous avons ici un témoignage rare et splendide qui nous révèle une loi générale et fondamentale de la Bible : les vrais prophètes se rappellent l’un l’autre, ils se sauvent mutuellement même lorsque celui qui sauve l’autre a vécu cent ans avant lui. C’est le prophète sauvé qui fait revivre son sauveur.
Le chapitre se conclut sur un récit sorti de la bouche de l’un de ces anciens justes : « Il y eut un autre homme qui prophétisait au nom du SEIGNEUR : Ouriyahou […]. Il proféra contre cette ville et contre ce pays des oracles semblables à ceux de Jérémie ; le roi Yoyaqim […] chercha à le tuer. Ouriyahou, mis au courant, eut peur, il s’enfuit et se rendit en Égypte. Mais le roi Yoyaqim envoya des hommes en Égypte : Elnatân, fils d’Akbor, et quelques autres avec lui, jusqu’en Égypte. Ils firent sortir Ouriyahou d’Égypte et l’amenèrent au roi Yoyaqim. Celui-ci l’exécuta et jeta son corps dans la fosse commune » (26,20-23).
Les vrais prophètes étaient plus nombreux en Israël que ceux dont la Bible a conservé les paroles. La parole du Seigneur est plus abondante que les paroles de la Bible, et la Bible est plus grande que la somme des paroles qu’elle contient. Ouriyahou incarne l’image des nombreux frères muets des prophètes qui, hier et aujourd’hui, n’écrivent pas de livres et attendent peut-être un « ancien du pays » qui les voie, qui fasse parler leur vie et leur sang, agrandissant ainsi la famille des prophètes de la terre.
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Par Luigino Bruni
Publié dans Avvenire le 06/08/2017
« Un jour, Rabbi Mosche de Kobryn déclara : ‘Je vois qu’aucune des paroles que j’ai prononcées n’a trouvé une seule personne pour les accueillir dans son cœur. Les paroles qui viennent du cœur vont droit au cœur ; or, si elles ne trouvent personne, alors Dieu accorde à l’homme qui les a prononcées la grâce de ne pas les laisser errer sans demeure, mais de les faire toutes retourner dans le cœur dont elles sont sorties…’ Quelque temps après sa mort, un ami confia : ‘S’il avait eu quelqu’un à qui parler, il serait encore vivant.’ »
Martin Buber, Les récits hassidiques
Bien que les prophètes possèdent chacun une personnalité unique et leur propre nom, la prophétie est une expérience collective. Elle forme une communauté, une tradition, et celui qui arrive continue la même course, livre les mêmes batailles et donne de nouvelles paroles à la même voix. Chaque vrai prophète est engendré par les prophètes qui l’ont précédé, et il nourrit les prophètes qui viendront après lui. Cette chaîne générative spirituelle constitue le fondement de la fidélité à la parole, parce que tout prophète sait qu’il écrit un chapitre d’un livre qui sera complété par d’autres. S’il manque des paroles à ce chapitre, ou bien, s’il contient des paroles partielles et modifiées, celui qui poursuivra l’écriture du livre aura entre les mains un matériel frelaté ; il n’aura pas à sa disposition les paroles nécessaires pour écrire les siennes propres, et la version finale s’en trouvera appauvrie et faussée.
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