Messaggero di S. Antonio

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Dans la parabole de Luc sur le fils prodigue, la mère n'est pas mentionnée. Et le regard féminin est absent du récit. S'il y avait eu une mère, l'histoire aurait certainement été différente.

par Luigino Bruni

publié dans le Messaggero di Sant'Antonio le 11/11/2024

Les paraboles de l'Évangile sont également sources d'inspiration pour la vie économique et sociale. C’est le cas de la belle parabole du fils prodigue (ou du père miséricordieux). Luc nous présente un père et deux fils, un aîné et un cadet. Un homme riche, une entreprise familiale, peut-être agricole. Le fils cadet ne veut pas poursuivre le projet de son père. Il s'en va et lui demande sa « part d'héritage ». Le père ne peut pas la lui donner, car la tradition juive ne permet pas à un fils de demander un héritage lorsque son père est encore en vie, et parce que dans ces cultures antiques, le père est le maître de tout. Au lieu de cela, il le laisse partir, avec une partie des biens familiaux qui constituent le patrimoine familial, c'est-à-dire le don (munus) du père.

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Ce premier acte est décisif, cette liberté accordée à son fils est son premier geste de miséricorde. Car les enfants ne doivent pas se sentir condamnés à prolonger l'« empire » de leurs parents ou grands-parents. Ils le peuvent, mais ils n'y sont pas obligés. Au contraire, le chantage implicite, les attentes sont souvent des pièges qui bloquent les fils et les filles, et les empêchent de prendre librement leur envol. Le destin des enfants ne doit pas être déterminé par celui de leurs parents.. Et si c'est le cas, nous sommes dans une forme d'inceste, où les parents amputent l'avenir libre de leurs enfants. Ce père engendre le fils cadet à la vie d'adulte et donc à la liberté.

Le fils, dans la parabole, fait un mauvais usage des biens hérités. Cela aussi fait partie du risque de la paternité. Il n'y a pas de paternité sans la possibilité que les fils se perdent dans la poursuite de leur vie et de leur liberté. Car si nous ne leur donnons pas la possibilité de devenir moins bons que nous, ils ne seront jamais meilleurs que nous non plus, parce qu'il leur manquerait cette vraie liberté, qui est essentielle pour devenir des personnes authentiques et belles. L'échec possible est l'autre face de la liberté. Or, trop souvent, les entreprises familiales échouent parce que les parents font peser un fardeau trop lourd sur les épaules de leurs enfants et qu'un jour le projet explose sous ce poids toujours plus lourd; si, au contraire, ils avaient vendu l'entreprise, elle aurait grandi sur d'autres terrains et porté de nouveaux fruits. La chasteté des fondateurs est essentielle à la survie de toute entreprise.

Enfin, la mère n'est pas mentionnée dans la parabole de Luc. Elle n'est pas mentionnée et le regard féminin est absent dans ce récit. S'il y avait eu une mère, l'histoire aurait certainement été différente. Entre-temps, nous aurions vu que pendant que le père parlait de l'héritage à son fils cadet, la mère lui préparait déjà un sac avec une tunique, une couverture, des sandales et certainement de la nourriture - les mères ne laissent jamais partir un jeune fils sans un peu de nourriture convenable -, puis elle aurait fait tout ce qu'elle pouvait pour savoir où il était et comment il allait, et n'ayant pas de nouvelles, elle l'aurait attendu chaque jour, tout comme son mari, mais à sa manière. Et le jour de son retour, elle n'aurait pas assisté au banquet avec le veau gras (car les femmes n'étaient pas invitées), mais elle aurait passé tout son temps à préparer son fils aîné à embrasser et à ne pas juger son frère, puis elle se serait rendue au temple ou à un autel pour remercier Dieu de ce retour tant attendu. Et après avoir embrassé son fils, après lui avoir reproché son long silence (les mères savent réprimander leurs fils, mais différemment), elle aurait beaucoup pleuré. Et puis elle l'aurait aimé encore plus, parce qu'elle savait que ce fils plus fragile pouvait partir à tout moment vers d'autres porcheries, parce que les femmes savent qu'un festin ne suffit pas pour guérir les blessures profondes. Et elle aurait continué à prier, à aimer, à espérer jusqu'à la fin de sa vie.

Credit Foto: © Giuliano Dinon / Archivio MSA

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par Luigino Bruni

publié dans le Messaggero di Sant'Antonio le 11/11/2024

Les paraboles de l'Évangile sont également sources d'inspiration pour la vie économique et sociale. C’est le cas de la belle parabole du fils prodigue (ou du père miséricordieux). Luc nous présente un père et deux fils, un aîné et un cadet. Un homme riche, une entreprise familiale, peut-être agricole. Le fils cadet ne veut pas poursuivre le projet de son père. Il s'en va et lui demande sa « part d'héritage ». Le père ne peut pas la lui donner, car la tradition juive ne permet pas à un fils de demander un héritage lorsque son père est encore en vie, et parce que dans ces cultures antiques, le père est le maître de tout. Au lieu de cela, il le laisse partir, avec une partie des biens familiaux qui constituent le patrimoine familial, c'est-à-dire le don (munus) du père.

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La mère du fils prodigue

La mère du fils prodigue

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On peut acheter certains petits bonheurs : la joie de vivre, elle, ne s'achète pas, elle est pure gratuité, sa beauté est incomparable. Elle vient souvent, presque tous les jours. C'est à nous d'apprendre à la reconnaître, à lui faire de la place.

par Luigino Bruni

publié dans Messaggero di Sant'Antonio le 02/10/2024

Le bonheur est la grande promesse de la nouvelle économie de marché. Hier, elle nous promettait le bien-être, aujourd'hui le bonheur. Elle nous le promet de multiples façons, la dernière en date étant l'intelligence artificielle qui, en faisant mieux que nous tout ce que nous n'aimons pas et de nouvelles choses que nous ne faisons pas encore, nous donnera enfin le bonheur parfait. Un bonheur lié à l'avoir, au confort, à la liberté de choix, à la croissance, au « plus », et qui confine souvent à l'amusement et au plaisir. Certains de ces bonheurs commerciaux sont également bons, nous les aimons et peut-être même qu'ils nous font du bien.

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Mais après ces bonheurs et ces plaisirs, il y a quelque chose d'autre, de différent et de bien plus important. C'est la joie de vivre. Je l'ai redécouverte cet été, lorsque j'ai accompagné ma mère et ma tante au bord de la mer pendant quelques jours. Les petits déjeuners lents en leur compagnie, les petites promenades, les quelques instants sur la plage, l'émerveillement devant une rose qui fleurit hors saison, et surtout leurs paroles, m'ont fait redécouvrir la joie de vivre. Nous le savons tous, ou du moins nous le savions, les générations passées le savaient, et c'était la vraie consolation des pauvres dans la grande détresse de la vie.

Elle n'est pas liée au « plus » mais au « moins », davantage à la petitesse qu’à la grandeur, elle n'a rien à voir avec le confort, encore moins avec la richesse. C'est cette joie qui survient soudainement, sans qu'on l'ait cherchée ni attendue. Elle vient, elle arrive, simplement. Quand on regarde la mer, un enfant, une mouette en ordre parfait avec les autres sur la ligne d'horizon, au-delà des rochers, et que ma mère dit : « Comment peuvent-elles ? Elles ne savent pourtant pas mesurer les distances ! ».

Son regard s'illumine lorsqu'au cours du dîner dans le petit hôtel pour retraités, en septembre, un accordéoniste arrive, entonne de vieilles chansons, et tout le monde se met à chanter ensemble, à taper des mains, et quelqu'un esquisse un pas de danse. Une joie de vivre qui ne vient que de la vie, qui ne puise que dans la vie, qui n'a besoin de rien d'autre que de la vie. Et l'on s'endort heureux d'être au monde, avec la joie de celui qui sait, qui espère, se lever le lendemain seulement pour continuer la vie. Cette joie qui entre dans les maisons des personnes âgées qui sont laissées seules mais qui savent mettre la table avec le même soin que lorsque leur table étaient pleine de monde et de vie ; et tandis qu'elles mangent, seules, ce repas bien soigné, une autre douceur émerge dans leur cœur, une douceur qui a quelque chose de la bonne nostalgie d'hier et qui est pourtant tout à fait présente et future.

La Providence a placé cette ressource parmi celles qui sont indispensables à la vie. Mais elle l'a cachée dans de toutes petites choses, presque invisibles si nous courons trop vite. Et c'est peut-être pour cette raison que les pauvres et les cœurs purs sont capables de la saisir, peut-être seulement eux. Elle fait partie du paysage de ce Royaume des cieux où habitent tous les pauvres et les cœurs purs, parfois sans le savoir. Parfois, elle vient après de grands chagrins, des dépressions, des deuils, et son arrivée est la sentinelle qui annonce l'arrivée de l'aube. Comme dans la dernière scène de Cabiria de Fellini, où ce dernier sourire marque la fin de ses nuits désespérées. C'est la grâce, rien que la grâce, tout un cadeau. Nous pouvons acheter quelques bonheurs, mais non pas la joie de vivre, celle-ci est pure gratuité, et c'est le plus beau. Elle vient parfois au cours d'une prière différente, et fleurit après des larmes de chagrin qui se transforment en larmes de joie. Elle vient souvent, presque tous les jours. C'est à nous d'apprendre à la reconnaître, à lui faire de la place, à la laisser entrer dans la cellule du cœur. Et là, on fait la fête, on tape des mains et, si on le peut, on esquisse même un pas de danse.

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publié dans Messaggero di Sant'Antonio le 02/10/2024

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Cette joie qui ne s'achète pas

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Pensons, de temps en temps, au bonheur, mais surtout à la vérité, à la bonté et à la justice de la vie, la nôtre et celle des autres.

par Luigino Bruni

publié dans Messaggero di Sant'Antonio le 06/09/2024

Le bonheur, c'est trop peu. Cette phrase semble totalement décalée à une époque comme la nôtre, qui a fait du bonheur le plus grand, parfois le seul idéal de vie. Rechercher son propre bonheur, ou son propre épanouissement, est devenu un impératif éthique, et ceux qui tentent, comme je le fais depuis des années, de le remettre en cause, passent pour des personnes bizarres, voire dépressives. «Essayer d'être enfin heureux... » est ainsi devenu l'une des phrases les plus entendues, et même les plus convaincantes. Mais en réalité, les choses sont plus compliquées. Tout d'abord, il n'est pas vrai que le bonheur soit une réalité nouvelle. Les Grecs, avec Aristote, l'avaient placé au centre de leur humanisme, car pour ces anciens philosophes, il n'y avait rien de plus digne et de plus noble que le bonheur (eudaimonia), défini comme le but ultime, le bien parfait au-delà duquel il n'y a rien qui vaille.

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Le christianisme a beaucoup compliqué le discours, et la Bible l'avait fait avant lui. À tel point que le bonheur, au sens grec, n'est pas un mot biblique : dans la Bible, on trouve de nombreux synonymes, de l'allégresse à la joie en passant par la félicité, des mots à la fois proches et très différents. Dans l'Ancien Testament, le but ultime de la vie, ce qu’il y avait de plus noble et de plus digne, n'était pas d'être heureux, mais plutôt d'être juste et bon. Ce qui compte vraiment, c'est de mener une vie juste. Noé est appelé un « homme juste », les Patriarches aussi et, dans le Nouveau Testament, Joseph, l'époux de Marie, est également appelé un « homme juste ». Une vie digne de ce nom est donc, toujours selon la Bible, une vie féconde, qui engendre des enfants et des petits-enfants. La terre promise à atteindre est une terre où vivra la descendance de ces nombreux fils et filles. La civilisation romaine ne pensait pas différemment. Lorsqu'ils ont choisi le « bonheur public » comme devise de la république, nos ancêtres romains l'ont représenté, sur les pièces de monnaie par exemple, par des enfants portant des fruits et des raisins, comme pour dire que le bonheur consiste à porter du fruit et à transmettre la vie. Et le mot felicitas lui-même avait la même racine (fe) que fe-tus, fe-cundus, fe-mina, parce que ce bonheur était profondément lié à la générativité.

Il y a encore peu, si j'avais demandé à mon grand-père ou à mon père : « Êtes-vous heureux ? », ils n'auraient même pas compris la question, car le bonheur de leurs enfants et petits-enfants leur importait bien plus que le leur, et la qualité de leur vie se mesurait à l'aune d'autres critères que leur propre bonheur. Il ne faut donc pas s'étonner qu’à notre époque, les enfants ne soient plus associés à notre conception du bonheur. J'ai été frappé par la publicité d'une chaîne d'appartements de vacances, centrée sur le message qu'il n'est pas bon d'aller en vacances dans des hôtels où il y a beaucoup d'enfants, parce que leur présence réduit notre bonheur. C’est là une bien drôle de conception, qui s'est formée en une seule génération. Mais quelle bêtise !

Il est vrai que la version catholique du christianisme de l'époque moderne a mis l'accent sur une religion de la douleur, des pénitences et de la « vallée des larmes », ce qui a donné lieu à une culture où il fallait avoir honte du bonheur, sans parler des plaisirs du corps et des sens. C'est ainsi que, par réaction, on a découvert le bonheur, on s'en est enivré et on a oublié ses tromperies. Parmi celles-ci, la principale est aussi importante que simple : le bonheur vient quand on n'y pense pas trop, car ceux qui font du bonheur le but de la vie ne trouvent que tristesse et frustration. Pensons donc, de temps en temps, au bonheur, mais pensons surtout à la vérité, à la bonté et à la justice de la vie, la nôtre et celle des autres. Nous sommes plus grands que notre propre bonheur.

Credit Foto: © Giuliano Dinon / Archivio MSA

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par Luigino Bruni

publié dans Messaggero di Sant'Antonio le 06/09/2024

Le bonheur, c'est trop peu. Cette phrase semble totalement décalée à une époque comme la nôtre, qui a fait du bonheur le plus grand, parfois le seul idéal de vie. Rechercher son propre bonheur, ou son propre épanouissement, est devenu un impératif éthique, et ceux qui tentent, comme je le fais depuis des années, de le remettre en cause, passent pour des personnes bizarres, voire dépressives. «Essayer d'être enfin heureux... » est ainsi devenu l'une des phrases les plus entendues, et même les plus convaincantes. Mais en réalité, les choses sont plus compliquées. Tout d'abord, il n'est pas vrai que le bonheur soit une réalité nouvelle. Les Grecs, avec Aristote, l'avaient placé au centre de leur humanisme, car pour ces anciens philosophes, il n'y avait rien de plus digne et de plus noble que le bonheur (eudaimonia), défini comme le but ultime, le bien parfait au-delà duquel il n'y a rien qui vaille.

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Nous sommes plus grands que notre bonheur

Nous sommes plus grands que notre bonheur

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Si nous voulons rapprocher l'esprit moderne du message de vie de Jésus, nous devons purifier le langage théologique, en commençant par son registre économique et commercial.

par Luigino Bruni

publié dans le Messaggero di Sant'Antonio 12/07/2024

Le premier à utiliser la métaphore économique dans le Nouveau Testament fut saint Paul qui, dans sa première lettre aux Corinthiens, utilise même le mot prix : « Vous avez été achetés à un prix élevé » (7,23). Paul étant un géant de la théologie chrétienne, de nombreux théologiens ont dès lors pensé qu'on ne pouvait pas parler de théologie sans utiliser cette image du « prix du salut ». Saint Paul, cependant, a également recours à d'autres métaphores dans ses lettres, y compris la métaphore sportive (cf. 1 Cor 9, 24-26). Pourtant, aucun théologien d'hier ni d'aujourd'hui n'a jamais pensé qu'une telle métaphore était nécessaire pour expliquer la théologie chrétienne. Au contraire, de la métaphore économique est née une véritable « économie du salut », qui justifierait l'existence d'une sorte de contrat avec des montants à payer et à percevoir, et verrait en Jésus un divin marchand. On oublie que les métaphores bibliques sont toujours des préludes, des points de départ. L'autre moitié du raisonnement doit rester inexprimée : seules les métaphores partielles laissent un espace libre entre le mystère de Dieu et les idées théologiques que nous nous en faisons.

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Je suis convaincu que l'utilisation du langage économique par la théologie a nui à la théologie tout comme à l'économie. Elle n'a pas aidé à comprendre ce qu'est l'économie, ni à approfondir le cœur du mystère chrétien, qui est entièrement construit sur la gratuité de l’amour. L'utilisation du langage économique pour expliquer la foi chrétienne a, en fait, conduit à la théologie de la prospérité (et donc à la légitimation théologique de la méritocratie qui génère la culpabilisation des pauvres). Elle a également créé une exaltation du sacrifice, qui s'est profondément enracinée dans la culture catholique. En réaction à Luther, qui s'est battu contre l'idée de la messe comme sacrifice (« La messe est le contraire d'un sacrifice » : Luther, Œuvres complètes), le sacrifice est devenu, en fait, un pilier de la théologie, de la liturgie et de la dévotion catholiques. La croix du Christ est glorifiée et nos croix sont sacralisées : « Les croix viennent de Dieu. Les croix sont nécessaires parce que Dieu en a décidé ainsi. Les vrais pénitents sont toujours crucifiés ». (D. Gaspero Olmi, Carême pour les moniales, 1885). L'offrande de nos souffrances à Dieu est ainsi devenue, à l'époque de la Contre-Réforme, l'économie la plus florissante des pays latins - tandis qu'au Nord se développaient le commerce et les affaires -, alimentée par une prolifération de pénitences, surtout dans les monastères féminins, où les souffrances recherchées comme forme d'amour pour le Christ devenaient la monnaie d’échange d'un nouveau commerce entre la terre et le Purgatoire.

Mais si nous lisons l'Évangile avec sérénité, une question se pose immédiatement : comment avons-nous pu croire que le Dieu-amour de Jésus était un « consommateur de douleurs humaines », que les offrandes qu'il préférait étaient nos souffrances ? La Bible nous avait pourtant appris que les divinités qui aiment le sang de leurs enfants sont appelées des idoles. Le Dieu biblique, le Dieu de Jésus, n'est pas une idole, parce qu'il ne veut pas augmenter la douleur de ses fils et de ses filles, mais la réduire : « Je veux la miséricorde, non le sacrifice », nous répètent Osée et Jésus. Le Dieu biblique n'aime pas le sacrifice, parce qu'il nous aime et fait tout pour nous soustraire à nos croix. Le sacrifice est un mot ambivalent, même dans les relations humaines - il est dangereux de lire l'amour comme une volonté de se sacrifier pour l'autre - et il est encore plus dangereux lorsqu'il est utilisé pour comprendre la relation entre nous et Dieu. Si nous voulons rapprocher l'esprit moderne du message de vie de Jésus, nous devons opérer une purification du langage théologique, à commencer par le registre économique et commercial.

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Si nous voulons rapprocher l'esprit moderne du message de vie de Jésus, nous devons purifier le langage théologique, en commençant par son registre économique et commercial.

par Luigino Bruni

publié dans le Messaggero di Sant'Antonio 12/07/2024

Le premier à utiliser la métaphore économique dans le Nouveau Testament fut saint Paul qui, dans sa première lettre aux Corinthiens, utilise même le mot prix : « Vous avez été achetés à un prix élevé » (7,23). Paul étant un géant de la théologie chrétienne, de nombreux théologiens ont dès lors pensé qu'on ne pouvait pas parler de théologie sans utiliser cette image du « prix du salut ». Saint Paul, cependant, a également recours à d'autres métaphores dans ses lettres, y compris la métaphore sportive (cf. 1 Cor 9, 24-26). Pourtant, aucun théologien d'hier ni d'aujourd'hui n'a jamais pensé qu'une telle métaphore était nécessaire pour expliquer la théologie chrétienne. Au contraire, de la métaphore économique est née une véritable « économie du salut », qui justifierait l'existence d'une sorte de contrat avec des montants à payer et à percevoir, et verrait en Jésus un divin marchand. On oublie que les métaphores bibliques sont toujours des préludes, des points de départ. L'autre moitié du raisonnement doit rester inexprimée : seules les métaphores partielles laissent un espace libre entre le mystère de Dieu et les idées théologiques que nous nous en faisons.

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Le salut ne peut être monnayé

Le salut ne peut être monnayé

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La piété populaire est un immense exercice collectif de subversion, notamment de la part des femmes. Elle est, à sa manière, un formidable hymne à la vie, la réponse du peuple aux fausses idées théologiques.

par Luigino Bruni

publié dans le Messaggero di Sant'Antonio le 10/06/2024

« À la tête de tout, il y a Dieu, maître du ciel. Tout le monde le sait. Vient ensuite le prince Torlonia, maître de la terre. Puis viennent les gardes du prince. Puis viennent les chiens des gardes du prince. Puis, plus rien. Puis, toujours rien. Puis, toujours rien. Puis viennent les rustres. Et on peut dire que c'est fini. » Il s'agit d'une phrase célèbre de l'introduction de Fontamara d'Ignazio Silone, l'un des romans les plus beaux et les plus importants de l'Italie du XXe siècle. Cafone est un mot que Silone a utilisé dans un sens différent du sens courant. C'était le nom des paysans de la plaine du Fucino et, en général, un nom par lequel l'écrivain désignait les opprimés et les oubliés de la terre. Un mot de douleur, certes, mais jamais utilisé par Silone dans un sens péjoratif, de manière à susciter la honte. Et pourtant, la douleur est encore aujourd'hui une cause de honte, surtout chez les pauvres. Ma famille a connu la pauvreté. Mes grands-parents l'ont connue et son vivant écho est parvenu jusqu'à moi. C'est de cet écho que viennent mes paroles sur la pauvreté, sur l'économie, sur la théologie.

La théologie catholique des siècles passés (celle de la Contre-Réforme) n'a pas aidé les pauvres. L'Évangile les a aidés, parfois même l'Église. Mais ce qui a vraiment aidé les pauvres, c'est la piété populaire : ces statues de la Vierge et des saints qui, pour les pauvres, pour les femmes surtout, étaient les seuls compagnons d'infortune (saints martyrs, madones éplorées...) vers lesquels ils pouvaient se tourner avec la certitude d'être vraiment compris. Mais la théologie ne les a pas aidées, elle n'a fait qu'empirer leur vie. L'idée non évangélique d'un Dieu qui savoure la souffrance humaine en vue du paradis, d'un Dieu-Père qui a même voulu la crucifixion de son fils pour nous sauver (nous sauver de quoi ?). Au lieu de cela, les pauvres ont tout fait pour que leurs enfants ne soient pas crucifiés et ont ainsi fait naître dans leur cœur un autre Dieu, le Dieu de la piété. La piété populaire était un immense exercice collectif de subversion, notamment de la part des femmes. Elle fut, à sa manière, un formidable hymne à la vie, la réponse populaire à la méconnaissance théologique. La piété populaire - celle des pèlerinages, des processions, des prières latines réinventées... - fut la réponse populaire à la Contre-Réforme, la réponse révolutionnaire et douce des femmes à la religion des théologiens et à leur dieu imaginaire.

Les pauvres ne pouvaient pas lire les livres de prières et n'avaient pas l'argent pour les acheter. Ainsi, par une folle arnaque de la Providence, qui est toujours du côté des pauvres, le peuple du peuple, les femmes surtout, étaient protégés de leur analphabétisme. La piété populaire fut un grand espace de liberté féminine, dans un monde qui restait pour elles une expérience de servitude. A l'église, elles faisaient semblant de répondre aux jaculatoires des prêtres, mais d'autres mots sortaient de leur bouche, chuchotés. Et surtout, elles pleuraient. Elles priaient avec des larmes, avec des baisers et avec leurs mains : de merveilleuses prières silencieuses, des mains noueuses et usées qui savaient pourtant faire de merveilleuses caresses et embrasser les statues des saints, de la Madone, des anges et des petits enfants. Des caresses et des baisers qu'à la maison ces femmes ne recevaient de personne, à l'église elles les donnaient sans cesse au Christ et aux saints, et elles nous ont vraiment sauvés. La foi catholique est encore vivante, bien que très malade, grâce à ces femmes qui l'ont humanisée par leur piété, qui l'ont sauvée par leur transgression : « Dans la vie chrétienne, la piété ne coïncide ni avec l'ascétisme, ni avec le mysticisme, ni même avec la dévotion ou les dévotions : elle coïncide avec la "Charité", qui est l'Archive de l'amour de Dieu.» (Don Giuseppe de Luca).

Credits foto: © Giuliano Dinon / Archivio MSA

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par Luigino Bruni

publié dans le Messaggero di Sant'Antonio le 10/06/2024

« À la tête de tout, il y a Dieu, maître du ciel. Tout le monde le sait. Vient ensuite le prince Torlonia, maître de la terre. Puis viennent les gardes du prince. Puis viennent les chiens des gardes du prince. Puis, plus rien. Puis, toujours rien. Puis, toujours rien. Puis viennent les rustres. Et on peut dire que c'est fini. » Il s'agit d'une phrase célèbre de l'introduction de Fontamara d'Ignazio Silone, l'un des romans les plus beaux et les plus importants de l'Italie du XXe siècle. Cafone est un mot que Silone a utilisé dans un sens différent du sens courant. C'était le nom des paysans de la plaine du Fucino et, en général, un nom par lequel l'écrivain désignait les opprimés et les oubliés de la terre. Un mot de douleur, certes, mais jamais utilisé par Silone dans un sens péjoratif, de manière à susciter la honte. Et pourtant, la douleur est encore aujourd'hui une cause de honte, surtout chez les pauvres. Ma famille a connu la pauvreté. Mes grands-parents l'ont connue et son vivant écho est parvenu jusqu'à moi. C'est de cet écho que viennent mes paroles sur la pauvreté, sur l'économie, sur la théologie.

La théologie catholique des siècles passés (celle de la Contre-Réforme) n'a pas aidé les pauvres. L'Évangile les a aidés, parfois même l'Église. Mais ce qui a vraiment aidé les pauvres, c'est la piété populaire : ces statues de la Vierge et des saints qui, pour les pauvres, pour les femmes surtout, étaient les seuls compagnons d'infortune (saints martyrs, madones éplorées...) vers lesquels ils pouvaient se tourner avec la certitude d'être vraiment compris. Mais la théologie ne les a pas aidées, elle n'a fait qu'empirer leur vie. L'idée non évangélique d'un Dieu qui savoure la souffrance humaine en vue du paradis, d'un Dieu-Père qui a même voulu la crucifixion de son fils pour nous sauver (nous sauver de quoi ?). Au lieu de cela, les pauvres ont tout fait pour que leurs enfants ne soient pas crucifiés et ont ainsi fait naître dans leur cœur un autre Dieu, le Dieu de la piété. La piété populaire était un immense exercice collectif de subversion, notamment de la part des femmes. Elle fut, à sa manière, un formidable hymne à la vie, la réponse populaire à la méconnaissance théologique. La piété populaire - celle des pèlerinages, des processions, des prières latines réinventées... - fut la réponse populaire à la Contre-Réforme, la réponse révolutionnaire et douce des femmes à la religion des théologiens et à leur dieu imaginaire.

Les pauvres ne pouvaient pas lire les livres de prières et n'avaient pas l'argent pour les acheter. Ainsi, par une folle arnaque de la Providence, qui est toujours du côté des pauvres, le peuple du peuple, les femmes surtout, étaient protégés de leur analphabétisme. La piété populaire fut un grand espace de liberté féminine, dans un monde qui restait pour elles une expérience de servitude. A l'église, elles faisaient semblant de répondre aux jaculatoires des prêtres, mais d'autres mots sortaient de leur bouche, chuchotés. Et surtout, elles pleuraient. Elles priaient avec des larmes, avec des baisers et avec leurs mains : de merveilleuses prières silencieuses, des mains noueuses et usées qui savaient pourtant faire de merveilleuses caresses et embrasser les statues des saints, de la Madone, des anges et des petits enfants. Des caresses et des baisers qu'à la maison ces femmes ne recevaient de personne, à l'église elles les donnaient sans cesse au Christ et aux saints, et elles nous ont vraiment sauvés. La foi catholique est encore vivante, bien que très malade, grâce à ces femmes qui l'ont humanisée par leur piété, qui l'ont sauvée par leur transgression : « Dans la vie chrétienne, la piété ne coïncide ni avec l'ascétisme, ni avec le mysticisme, ni même avec la dévotion ou les dévotions : elle coïncide avec la "Charité", qui est l'Archive de l'amour de Dieu.» (Don Giuseppe de Luca).

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La liberté de dévotion

La liberté de dévotion

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Si les écoles commencent à établir une distinction entre élèves leaders et élèves suiveurs, elles sapent l'un des piliers de l'éducation : la réduction des inégalités naturelles et sociales dans la salle de classe pour créer la citoyenneté commune essentielle à tout pacte social.

par Luigino Bruni

publié dans Messaggero di Sant'Antonio le 04/05/2024

Leadership est devenu un mot sacré dans la nouvelle religion du capitalisme. Il est invoqué partout. Même les instances ecclésiales - où l'on rencontre des cours sur le leadership de Jésus, de saint Benoît et même de saint François - sont fascinées par ce mot. Bien que le fondateur du christianisme ait dit : « Ne vous faites pas non plus donner le titre de maîtres (cad leader), car vous n’avez qu’un seul maître, le Christ. » (Mt 23, 10), et qu'il ait ensuite construit tout l'humanisme chrétien autour du concept de disciple, qui est l'exact opposé du leadership. Et pourtant, si l’usage d’adjectifs comme inclusif, aimable, communautaire se multiplie, le substantif leadership n'est jamais remis en cause.

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Les raisons de l'émergence de ce nouveau dogme sont multiples, mais à la base, il y a une nouvelle grande fragilité relationnelle et émotionnelle des travailleurs et des managers, dans un monde qui ne sait plus travailler ensemble. Ainsi, d'un côté, on critique le patriarcat et tout l'humanisme de ce monde hiérarchique, et de l'autre, on construit une culture de leadership qui, à bien des égards, est plus patriarcale que le patriarcat (Il est frappant de constater que le mouvement féministe n'a pas encore réalisé à quel point le machisme est ancré dans l'idée de leadership).

Un phénomène récent et inquiétant, qui indique la direction que prend ce nouvel humanisme commercial, concerne le monde de l'école. J'ai été frappée par les récits de deux collègues féminines sur les conversations qu'elles ont eues avec les enseignants de leurs fils et de leurs filles. Ces enseignants répétaient, avec des mots semblables, le même concept : « Votre fille, votre fils, a toutes les caractéristiques pour devenir un leader de la classe, mais nous ne sommes pas sûrs qu'elle (ou qu’il) y parviendra, parce qu'il y a d'autres élèves avec lesquels il (ou elle) est en concurrence : vous devez l'aider à la maison à renforcer ses compétences en matière de leadership. »

Je pensais que ces arguments ne touchaient que le monde universitaire, mais les propos rapportés concernent plutôt l'école secondaire, où la culture d'entreprise fait son entrée en force (peut-être arrivera-t-elle également bientôt dans les écoles primaires). Le triste changement de nom du Ministère de l'Instruction (devenu aussi celui "du mérite") avait déjà signalé une inflexion dans la culture éducative du pays, car la méritocratie et le leadership sont les deux faces d'une même médaille : le leader est différent de l'ancien "manager" ou "chef de bureau", notamment parce qu'il mérite d'être suivi par ses "employés", qui sont devenus des "followers (suiveurs)" (attention au langage utilisé par les réseaux sociaux à ce sujet).

Mais si l'école commence à distinguer et à séparer les élèves en leaders et en suiveurs, elle sape dans ses fondements l'un des piliers de l'éducation des enfants et des jeunes : la réduction des inégalités naturelles et sociales dans la salle de classe pour créer la citoyenneté commune essentielle à tout pacte social. En classe, les jeunes doivent apprendre à être les camarades de tous, car la fraternité citoyenne commence dès l'école. Il existe déjà des mécanismes de différenciation des "mérites" scolaires, ce sont les évaluations et les notes, et chacun dans la classe sait qui sont les meilleurs et qui sont les moins bons ou qui sont ceux qui excellent dans d'autres matières. Si, en revanche, à ces inévitables inégalités de talents et de chances, nous commençons à ajouter les compétences de leadership que seuls quelques-uns possèdent, les écarts se creuseront de plus en plus jusqu'à ce qu'ils détruisent la coexistence sociale.

L'aspect le plus néfaste de ce credo idéologique et commercial est qu'il se présente comme inoffensif, et donc acceptée sans coup férir par les enseignants et les familles. Il est nécessaire que tout le monde se penche à nouveau sur ce qui se passe dans le monde de l'éducation.

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Si les écoles commencent à établir une distinction entre élèves leaders et élèves suiveurs, elles sapent l'un des piliers de l'éducation : la réduction des inégalités naturelles et sociales dans la salle de classe pour créer la citoyenneté commune essentielle à tout pacte social.

par Luigino Bruni

publié dans Messaggero di Sant'Antonio le 04/05/2024

Leadership est devenu un mot sacré dans la nouvelle religion du capitalisme. Il est invoqué partout. Même les instances ecclésiales - où l'on rencontre des cours sur le leadership de Jésus, de saint Benoît et même de saint François - sont fascinées par ce mot. Bien que le fondateur du christianisme ait dit : « Ne vous faites pas non plus donner le titre de maîtres (cad leader), car vous n’avez qu’un seul maître, le Christ. » (Mt 23, 10), et qu'il ait ensuite construit tout l'humanisme chrétien autour du concept de disciple, qui est l'exact opposé du leadership. Et pourtant, si l’usage d’adjectifs comme inclusif, aimable, communautaire se multiplie, le substantif leadership n'est jamais remis en cause.

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Si le leadership entre à l'école

Si le leadership entre à l'école

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Pendant de nombreuses années, nous avons consommé les capitaux issus de la nature, des vertus civiles et spirituelles comme s'ils étaient infinis. Que faire maintenant que ces capitaux s'épuisent réellement ?

par Luigino Bruni

publié dans Messaggero di Sant'Antonio le 06/04/2024

L'économie a pensé pendant des siècles que la richesse était liée à la possession de capitaux. Les palais, les mines et surtout l'or étaient considérés comme la véritable richesse des familles, des villes ou des États. La politique économique n'avait donc qu'une seule direction : augmenter l'or dans les coffres et tout faire pour qu'il en sorte le moins possible. Puis, au milieu du XVIIIe siècle, l'école française des "physiocrates" a opéré un changement radical, en nous disant que la richesse la plus importante était au contraire une autre : le flux annuel de revenus que les capitaux génèrent. C'est ainsi qu'est né le concept de PIB, le produit intérieur brut, qui n'est devenu opérationnel qu'au début du XXe siècle avec le développement des techniques de comptabilité nationale.

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Avec la naissance de l'économie moderne, on a donc commencé à mesurer des flux, et non plus des stocks ou des capitaux. On savait que les flux, que les revenus, provenaient de capitaux de natures diverses - financière, humaine, sociale... - mais ils restaient à l'arrière-plan de la théorie économique et donc des évaluations. Et c'est ainsi que, jour après jour, les capitaux qui n'étaient plus pris en compte par la théorie économique et la politique ont commencé à se dégrader. Nous les avons consommés, en partie parce qu'au début du développement économique capitaliste, ils étaient très abondants (en particulier le capital environnemental et communautaire), de sorte que les réserves de leurs stocks semblaient presque infinies. Ce n'est qu'à la fin du deuxième millénaire que nous avons commencé à nous rendre compte que ces capitaux étaient réellement en train de s'épuiser.

Le premier capital dont nous constatons (presque) tous la grave détérioration est le capital environnemental. La terre, utilisée comme une ressource à exploiter sans réciprocité, pousse un cri, repris par une jeune fille (Greta) et un homme d’expérience (François), mais beaucoup moins par le monde de l'économie et de la politique. Le marché, fondé sur l'avantage mutuel, n'a pas inclus dans cette mutualité d'avantages ceux de la terre, des animaux et des autres espèces dans le calcul des coûts et des bénéfices, et la réciprocité entre les humains s'est développée au détriment des autres formes de vie, un choix contraire à l'éthique, mais aussi malavisé et stupide à bien des égards.

Le capital naturel n'est cependant pas le seul en voie de disparition. Les réserves d’un autre "stock" que le capitalisme est en train de consommer, sont celles qui relèvent des vertus civiles et de la capacité d'être au monde. Les jeunes travailleurs arrivent dans les entreprises de moins en moins équipés de ce capital éthique fait de résilience émotionnelle, de capacité à gérer les conflits, à coopérer, parce que toutes ces compétences ont été gérées dans des codes éthiques et narratifs qui se sont presque épuisés au 20ème siècle. Il en résulte, d'une part, l'inconfort des jeunes travailleurs à s'intégrer dans nos organisations productives - le grave phénomène des "grandes démissions" de millions de travailleurs après le covid en est un signe - et, d'autre part, la prolifération inquiétante d'une forêt de consultants (coachs, conseillers, psychologues du travail, gestionnaires du bien-être, etc.) qui devraient créer en interne ces vertus et compétences des travailleurs qui ne viennent plus de l'extérieur (famille, églises, communauté...).

Que faire ? D'abord, en parler davantage. Ensuite, commencer à mesurer le capital, et pas seulement le PIB, qui augmente avec les guerres, les jeux d'argent et le malaise des gens. Lancer une nouvelle manière d’évaluer le "compte de capital" pour surveiller l’état de santé de ce qui reste des vertus climatiques et civiles, de l'éthique publique, de l'héritage moral et spirituel qui a permis les miracles économiques et civils du 20e siècle.

 Credits foto: © Giuliano Dinon / Archivio MSA

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Pendant de nombreuses années, nous avons consommé les capitaux issus de la nature, des vertus civiles et spirituelles comme s'ils étaient infinis. Que faire maintenant que ces capitaux s'épuisent réellement ?

par Luigino Bruni

publié dans Messaggero di Sant'Antonio le 06/04/2024

L'économie a pensé pendant des siècles que la richesse était liée à la possession de capitaux. Les palais, les mines et surtout l'or étaient considérés comme la véritable richesse des familles, des villes ou des États. La politique économique n'avait donc qu'une seule direction : augmenter l'or dans les coffres et tout faire pour qu'il en sorte le moins possible. Puis, au milieu du XVIIIe siècle, l'école française des "physiocrates" a opéré un changement radical, en nous disant que la richesse la plus importante était au contraire une autre : le flux annuel de revenus que les capitaux génèrent. C'est ainsi qu'est né le concept de PIB, le produit intérieur brut, qui n'est devenu opérationnel qu'au début du XXe siècle avec le développement des techniques de comptabilité nationale.

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Revoyons l’évaluation des capitaux

Revoyons l’évaluation des capitaux

Pendant de nombreuses années, nous avons consommé les capitaux issus de la nature, des vertus civiles et spirituelles comme s'ils étaient infinis. Que faire maintenant que ces capitaux s'épuisent réellement ? par Luigino Bruni publié dans Messaggero di Sant'Antonio le 06/04/2024 L'économie...
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Nous devons trouver ensemble une nouvelle relation avec la terre. Nous l'avons utilisée pour en tirer nos ressources, sans nous rendre compte qu'elle avait besoin de notre réciprocité. Écoutons le cri des paysans et changeons rapidement nos modes de vie.

par Luigino Bruni

publié dans le Messaggero di Sant'Antonio le 06/03/2024

Les manifestations des agriculteurs avec leurs tracteurs peuvent nous apprendre beaucoup de choses, qui ne sont pas toujours mises en avant dans le débat public. Nous avons sous-estimé la dimension conflictuelle de la transition écologique. Les nombreux dégâts que nous avons causés au cours du siècle dernier envers la planète et la terre ne disparaissent pas d'eux-mêmes. Ils nécessitent beaucoup de travail, d'engagement, de coûts et génèrent parfois de nouveaux conflits. De nouvelles "luttes de classes" émergent, différentes de celles d'hier, mais non moins importantes et préoccupantes. La terre a toujours été sous-estimée par l'économie et la politique. Depuis que l'économie moderne, aux XVIIe et XVIIIe siècles, a commencé à se considérer comme une science, elle n'a jamais pensé que le monde végétal, ni le monde biologique, pouvaient lui offrir des outils et des catégories pour penser les interactions économiques. Puis, à la fin du XIXe siècle, la terre a complètement disparu de la scène, générant son éclipse dans la science économique qui a duré jusqu'à il y a quelques années, lorsque l'explosion de la crise environnementale mondiale y a mis fin de manière traumatisante. Nous avons ainsi donné naissance à une théorie et à une pratique économiques incapables de voir la terre et ses besoins, et nous l'avons détériorée.

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Le désintérêt général de l'économie et de la politique à l'égard de la terre a donc des racines anciennes et profondes. L'Église catholique, en revanche, a fait preuve d'une grande attention à l'égard de la terre et des agriculteurs au cours des siècles passés. Benoît XIII, Vincenzo Maria Orsini (1649-1730), originaire de Gravina di Puglia, était surnommé "l'agriculteur de Dieu" en raison de son travail inlassable pour promouvoir les "Monts frumentaires", de véritables banques de céréales dont la "monnaie" était le blé : les prêts étaient contractés en céréales, qui étaient ensuite restituées en céréales. En 1861, rien qu'en Italie du Sud et dans les îles, on comptait plus de mille "Monts frumentaires" (plus de trois cents en Sardaigne), fondés d'abord par les frères capucins, puis par de nombreux évêques. Un véritable patrimoine civil et économique, délaissé en raison des mauvais choix du gouvernement du nouvel État unitaire. Dans ces siècles difficiles de la Contre-Réforme, l'Église a su comprendre où se situaient les vrais besoins des populations rurales et a réalisé des œuvres d’avant-garde.

Il est frappant de constater qu'aujourd'hui, ce dernier conflit des agriculteurs est apparu entre les besoins d'une terre blessée et ceux qui vivent des fruits de cette même terre. Une relation prédatrice avec la terre l'a détériorée et appauvrie. Cet appauvrissement a rendu la vie plus difficile aux paysans et aux agriculteurs qui n'avaient contribué que pour une petite part aux dégâts, principalement dus à l'industrie et à la consommation de masse. Mais aujourd'hui, ce sont précisément les agriculteurs qui cultivent cette terre malade qui sont appelés à changer (à leurs frais) de techniques de production pour ne pas continuer à appauvrir la terre épuisée. Il y a là un conflit paradoxal entre les victimes d'hier et les bourreaux potentiels de demain, les gardiens de la terre qui se sentent traités comme ses assassins. Et ils ne le supporteront pas. Et nous les comprenons. Nous devons tous ensemble trouver une nouvelle relation avec la terre. Nous l'avons utilisée pour en tirer nos ressources, sans comprendre qu'elle avait besoin de notre réciprocité. Nous n'avons pas été des gardiens, mais des prédateurs. Écoutons le cri des paysans, et changeons vite nos modes de vie.


Credits foto: © Giuliano Dinon / Archivio MSA

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Nous devons trouver ensemble une nouvelle relation avec la terre. Nous l'avons utilisée pour en tirer nos ressources, sans nous rendre compte qu'elle avait besoin de notre réciprocité. Écoutons le cri des paysans et changeons rapidement nos modes de vie.

par Luigino Bruni

publié dans le Messaggero di Sant'Antonio le 06/03/2024

Les manifestations des agriculteurs avec leurs tracteurs peuvent nous apprendre beaucoup de choses, qui ne sont pas toujours mises en avant dans le débat public. Nous avons sous-estimé la dimension conflictuelle de la transition écologique. Les nombreux dégâts que nous avons causés au cours du siècle dernier envers la planète et la terre ne disparaissent pas d'eux-mêmes. Ils nécessitent beaucoup de travail, d'engagement, de coûts et génèrent parfois de nouveaux conflits. De nouvelles "luttes de classes" émergent, différentes de celles d'hier, mais non moins importantes et préoccupantes. La terre a toujours été sous-estimée par l'économie et la politique. Depuis que l'économie moderne, aux XVIIe et XVIIIe siècles, a commencé à se considérer comme une science, elle n'a jamais pensé que le monde végétal, ni le monde biologique, pouvaient lui offrir des outils et des catégories pour penser les interactions économiques. Puis, à la fin du XIXe siècle, la terre a complètement disparu de la scène, générant son éclipse dans la science économique qui a duré jusqu'à il y a quelques années, lorsque l'explosion de la crise environnementale mondiale y a mis fin de manière traumatisante. Nous avons ainsi donné naissance à une théorie et à une pratique économiques incapables de voir la terre et ses besoins, et nous l'avons détériorée.

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Écoutons le cri des agriculteurs

Écoutons le cri des agriculteurs

Nous devons trouver ensemble une nouvelle relation avec la terre. Nous l'avons utilisée pour en tirer nos ressources, sans nous rendre compte qu'elle avait besoin de notre réciprocité. Écoutons le cri des paysans et changeons rapidement nos modes de vie. par Luigino Bruni publié dans le Messagg...
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Si nous n'apprenons pas à la maison, et dans les premières années de la vie, la valeur de la gratuité, à l'âge adulte, nous ne serons motivés que par l'argent et nous ne serons pas de bons travailleurs. Laissons les primes et les rémunérations aux adultes et protégeons nos enfants contre l'emprise de l'argent.

par Luigino Bruni

publié le 04/02/2024 dans Il Messaggero di Sant'Antonio

L'argent de poche est un sujet controversé, et ce à bien des égards. Il s'agit souvent d'une expression qui regroupe des pratiques très différentes. Au sens strict, l'argent de poche est une somme d'argent - hebdomadaire ou mensuelle - que les parents remettent à un enfant qui n'a pas de revenus propres, afin qu'il puisse l'utiliser pour ses dépenses ordinaires. En général, l'argent de poche concerne les adolescents ou les préadolescents, pas les enfants ni les étudiants. Une deuxième confusion concerne l'assimilation de l'argent de poche aux compensations monétaires des divers « petits services » que rendent les enfants. Car donner quelques euros par semaine comme argent de poche ne revient pas à créer une sorte de marché familial où les différents services domestiques font l’objet d’une rétribution : 3 euros pour débarrasser la table, 4 euros pour faire la vaisselle, etc. Ces deux pratiques - argent de poche et compensation financière - peuvent coexister dans la famille, mais l'une peut aussi exister sans l'autre, et vice versa.

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Dans notre culture dominée et obsédée par le business, la culture de l'argent de poche et/ou des récompenses monétaires recueille toujours de nouveaux soutiens, c'est le nouveau catéchisme des enfants de la nouvelle religion capitaliste. Les psychologues, les experts en dynamique familiale, les économistes, les journalistes et tous les autres inventent chaque jour de nouvelles raisons pour étendre l'utilisation de la logique économique à l'intérieur de la maison. Car, disent-ils, cela responsabilise les enfants, ils apprennent à manier l'argent, ils en comprennent la valeur, et ils commencent ainsi à s’insérer à temps dans le marché qui les attend à l'âge adulte.

Comme vous l'avez peut-être déjà deviné, je suis très opposé aux compensations monétaires lorsqu’on a à faire à des adolescents (et encore plus avec les enfants) et je suis également opposé à l'argent de poche. Parce que ces deux pratiques créent une mentalité économique prématurée et du contexte, et parce que la famille est le lieu où d'autres valeurs (non monétaires) doivent également être apprises pour gérer l'argent, le marché et bien travailler demain. La compensation financière - c'est-à-dire l'association d'un contrat monétaire à chaque service - crée chez les enfants l'idée que la motivation ou la raison d'effectuer un travail est l'argent et non le travail lui-même. Si je suis payé pour faire le lit, je commence à penser que faire le lit n'a pas de raison en soi, mais que c’est l'argent qui motive ce service.

J'oublie ainsi que le lit doit être remis en état, car le fait d'être fait avant d'aller à l'école a une valeur en soi, qui n'a rien à voir avec l'argent. Ce qui est différent, c'est l'utilisation de récompenses – qui, de préférence, ne soient pas monétaires (mais il peut y avoir des exceptions). Celles-ci ne sont pas systématiques (elles ne sont pas toujours là), elles viennent occasionnellement renforcer la motivation personnelle, dire "bravo", mais elles ne sont pas la raison d'être serviable. De plus, une fois l'argent introduit dans les relations familiales, il est très difficile, voire impossible, de s’en passer pour obtenir les mêmes résultats ; en outre, la récompense financière a tendance à contaminer les domaines voisins (du lit, on passe à la vaisselle, au chien, aux devoirs...).

Si nous n'apprenons pas à la maison, et dans les premières années de la vie, la valeur de la gratuité, c'est-à-dire la valeur infinie du travail bien fait, à l'âge adulte nous ne serons motivés que par l'argent et nous ne serons pas de bons travailleurs. Et c'est vraiment un programme de vie trop triste, car il nous manquera la dimension la plus importante de la vie : la liberté, y compris par rapport aux aspects financiers, pour pouvoir faire des choix justes et bons. C'est la gratuité qui fonde aussi la valeur de l'argent, mais à l’âge adulte. Il y a beaucoup de choses plus importantes à faire et à apprendre à la maison. Laissons les primes et les salaires aux grands, et protégeons nos petits contre l'emprise de l'argent.

 

Credits foto: © Giuliano Dinon / Archivio MSA

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par Luigino Bruni

publié le 04/02/2024 dans Il Messaggero di Sant'Antonio

L'argent de poche est un sujet controversé, et ce à bien des égards. Il s'agit souvent d'une expression qui regroupe des pratiques très différentes. Au sens strict, l'argent de poche est une somme d'argent - hebdomadaire ou mensuelle - que les parents remettent à un enfant qui n'a pas de revenus propres, afin qu'il puisse l'utiliser pour ses dépenses ordinaires. En général, l'argent de poche concerne les adolescents ou les préadolescents, pas les enfants ni les étudiants. Une deuxième confusion concerne l'assimilation de l'argent de poche aux compensations monétaires des divers « petits services » que rendent les enfants. Car donner quelques euros par semaine comme argent de poche ne revient pas à créer une sorte de marché familial où les différents services domestiques font l’objet d’une rétribution : 3 euros pour débarrasser la table, 4 euros pour faire la vaisselle, etc. Ces deux pratiques - argent de poche et compensation financière - peuvent coexister dans la famille, mais l'une peut aussi exister sans l'autre, et vice versa.

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par Luigino Bruni

publié le 04/01/2024 dans Il Messaggero di Sant'Antonio

L'économie a toujours été le résultat d'une tension, ou d'un conflit, entre les profits et les rentes, c'est-à-dire entre ceux qui, pour gagner, doivent produire de nouveaux revenus dans le temps présent, et ceux qui gagnent aujourd'hui des richesses accumulées hier et par les générations passées. Les entrepreneurs vivent de profits, les spéculateurs de rentes. La critique radicale de l'usure que nous trouvons dans la Bible et dans l'Évangile (de Luc) trouve son origine dans une profonde aversion pour les rentes. L'usure, dans un monde essentiellement statique comme l'était l'ancien, est en fait une forme de rente, c'est-à-dire un revenu qui découle du simple fait de détenir un pouvoir sur un support fondamental (l'argent). Il n'y a pas de travail derrière l'usure, seulement du pouvoir et des privilèges. La critique de l'usure a traversé tout le Moyen-Âge et la Contre-Réforme, car elle était liée à la critique de la rente par l'Église, alors que les ecclésiastiques eux-mêmes faisaient partie de la classe lucrative ; une des nombreuses contradictions de l'histoire, et aussi une des raisons de l'inefficacité de la lutte de l'Église contre l'usure, lutte qui coexistait avec les privilèges, y compris politiques, accordés aux banquiers-usuriers des papes.

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La tension entre revenu et profit est également un axe fondamental pour comprendre notre société. La critique marxiste a déplacé la critique sociale vers le conflit entre capitalistes et ouvriers et a expliqué beaucoup de choses sur la société industrielle. Mais avec l'économie post-industrielle et la diminution de l'importance de la grande usine, nous sommes revenus à l'ancien conflit fondamental entre les rentes et les profits, c'est-à-dire entre les entrepreneurs et les rentiers. Ceux qui continuent à penser aujourd'hui que le conflit fondamental de notre capitalisme réside entre entrepreneurs et travailleurs manquent la cible, car ils oublient que le vrai et grand conflit se situe entre les rentes et toutes les autres formes de revenus (y compris les salaires des travailleurs). La croissance des rentes écrase à la fois les profits des entrepreneurs et les salaires des travailleurs : « Ensuite vient une autre sous-distinction des classes sociales, modelée sur la distinction entre capital productif et improductif : celle des capitalistes productifs, exclusivement dédiés à l'industrie, et celle des improductifs, des banquiers qui n'augmentent pas la richesse sociale, mais spéculent sur les valeurs, formant leur revenu en prélevant sur les revenus d'autrui. » (A. Loria, La sintesi economica, 1910, p. 211).

Mais où s'exprime aujourd'hui le conflit entre revenu et bénéfice ? Dans de nombreux endroits. Le premier qui vient à l'esprit est la grande finance spéculative, les grands fonds d'investissement qui se substituent aux entrepreneurs dans la propriété et le contrôle de leurs entreprises, vendues, dans les années difficiles que nous avons vécues, aux offres irrésistibles de fonds anonymes, sans visage et souvent sans âme. La fiscalité renforce la dictature de la rente, car les politiques taxent trop peu la rente par rapport au travail. Aujourd'hui, une nouvelle forme de rente sous-évaluée est le consulting. En effet, le consulting des grandes entreprises mondiales est une taxe sur les entrepreneurs, car la dépendance (addiction) savamment créée ces dernières années (l'autonomie des entreprises est devenue quasi nulle), fait qu'une grande partie des bénéfices se retrouve dans les différentes formes de consulting présentées comme essentielles et nécessaires. Et comme toutes les formes de dépendance, elles exigent que la dose de dépendance augmente chaque jour. L'entrepreneur, honnête et intègre, souffre aujourd'hui d'être confondu avec le spéculateur, parce que trop d'entrepreneurs se sont transformés, parfois malgré eux, en spéculateurs, dévorés par le syndrome de la rente. Il est temps de le voir et de le dire.

Credits foto: © Giuliano Dinon / Archivio MSA

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par Luigino Bruni

publié le 04/01/2024 dans Il Messaggero di Sant'Antonio

L'économie a toujours été le résultat d'une tension, ou d'un conflit, entre les profits et les rentes, c'est-à-dire entre ceux qui, pour gagner, doivent produire de nouveaux revenus dans le temps présent, et ceux qui gagnent aujourd'hui des richesses accumulées hier et par les générations passées. Les entrepreneurs vivent de profits, les spéculateurs de rentes. La critique radicale de l'usure que nous trouvons dans la Bible et dans l'Évangile (de Luc) trouve son origine dans une profonde aversion pour les rentes. L'usure, dans un monde essentiellement statique comme l'était l'ancien, est en fait une forme de rente, c'est-à-dire un revenu qui découle du simple fait de détenir un pouvoir sur un support fondamental (l'argent). Il n'y a pas de travail derrière l'usure, seulement du pouvoir et des privilèges. La critique de l'usure a traversé tout le Moyen-Âge et la Contre-Réforme, car elle était liée à la critique de la rente par l'Église, alors que les ecclésiastiques eux-mêmes faisaient partie de la classe lucrative ; une des nombreuses contradictions de l'histoire, et aussi une des raisons de l'inefficacité de la lutte de l'Église contre l'usure, lutte qui coexistait avec les privilèges, y compris politiques, accordés aux banquiers-usuriers des papes.

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Spéculation et rentes, un mal social

Spéculation et rentes, un mal social

L'entrepreneur, honnête et intègre, souffre aujourd'hui d'être confondu avec le spéculateur, parce que trop d'entrepreneurs se sont transformés, parfois malgré eux, en spéculateurs, dévorés par le syndrome de la rente. Il est temps de le voir et de le dire. par Luigino Bruni publié le 04/01/2024 d...
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Pour identifier les témoins de la foi, il faut regarder non pas les vertus héroïques, mais les "béatitudes héroïques" qui expriment des valeurs bien différentes.

par Luigino Bruni

publié dans Il Messaggero di Sant'Antonio le 03/12/2023

La question de savoir quelle est l'éthique économique spécifique du christianisme ne date pas d'hier, puisque c'est dans les évangiles eux-mêmes que l'on trouve le premier pluralisme. Il n'a jamais été facile, en effet, de faire coïncider le "malheur des riches" de Luc avec la présence de riches dans la communauté de Jésus (Lévi, Joseph d'Arimathie...), ou de trouver une cohérence entre la "parabole des talents" et celle de "l'ouvrier de la dernière heure" dans l'Évangile de Matthieu. Ce qui est certain, en revanche, c'est la différence importante entre l'éthique de l'Évangile, qui est essentiellement une éthique de l'agapè, et l'éthique de la vertu d'origine grecque et romaine. Bien qu'au cours du Moyen Age l'éthique chrétienne ait incorporé l'éthique des vertus (ou vice versa), fondant la structure civile et religieuse du christianisme sur les vertus cardinales, il n'en reste pas moins que l'humanisme qui sous-tend le monde grec et romain n'est ni biblique ni évangélique, bien qu'il y ait des points de contact. L'ancienne éthique des vertus se fondait sur l'idée d'excellence (areté) dans un domaine donné de la vie (politique, sport...), une excellence qui peut être atteinte par ceux qui pratiquent les vertus avec engagement et qui génère comme récompense ultime le bonheur (eudaimonia), le but ultime de la vie, comme l'enseignait Aristote.

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L'Évangile a une autre idée de l'excellence, et son bonheur (si nous voulons l'appeler ainsi), en plus d'être très différent de celui des Grecs, n'est certainement pas le but ultime du chrétien. L'excellence chrétienne consiste à exceller dans l'amour-agapè, et non dans les vertus. En fait, le contraste entre les vertus et l'agapè réside précisément dans le rôle qu’ont les autres (les êtres humains et la création) par rapport à soi-même. La limite de l'éthique grecque réside dans le fait qu'elle est centrée sur l'individu qui cherche à améliorer son propre caractère en s'efforçant d'atteindre la perfection morale. L'Évangile change de perspective et dit : « Ne pense pas à toi, pense aux autres, décentre-toi, et tu te trouveras meilleur sans y avoir pensé. » Il ne propose pas un processus éthique de formation du caractère individuel, mais une éthique de la communion, de la réciprocité, où le "commandement nouveau" est adressé aux chrétiens à la deuxième personne du pluriel : « aimez-vous les uns les autres... ». Si nous regardons ensuite les premiers apôtres, y compris Paul, nous trouvons des pécheurs, des traîtres, des impulsifs, des peureux, des fragiles, des durs de cœur, des ambitieux, certainement pas des vertueux. Ce qui leur a permis de devenir des maîtres et des témoins de la foi, c'est leur capacité d'amour-agapè : la repentance, le fait de toujours recommencer et de croire davantage en l'amour de Dieu qu'en leurs propres vertus. Sans parler de l'Ancien Testament, où les Pères de la foi sont des meurtriers (Moïse et David), des menteurs (Jacob), etc.

Tout cela devrait nous amener à revoir également l'idée chrétienne et catholique de sainteté ou de béatification, ainsi que les processus qui y sont liés. Pour identifier les témoins de la foi, nous devrions nous tourner non pas vers des vertus héroïques, mais vers des « béatitudes héroïques » qui expriment des valeurs extrêmement différentes. Sans parler des miracles comme preuve de sainteté, des exigences introduites à l'époque moderne et de la Contre-Réforme, et qui n'ont pas grand-chose à voir avec l'humanisme de l'Évangile. Mes meilleurs maîtres spirituels ont été des personnes avec beaucoup d'imperfections, de défauts, de vices, de péchés, mais capables d'amour, qui n'ont jamais cessé de marcher à la suite d’une Voix, en boitant comme Jacob. Leur imperfection a été la faille spirituelle par laquelle a pu passer un souffle de l'Esprit qui a changé ma vie, en ne la rendant pas parfaite mais seulement plus chère, en suscitant en moi le désir d'essayer de changer l'économie des autres et des plus pauvres. Le bonheur personnel, pour l'Évangile, c'est trop peu.

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par Luigino Bruni

publié dans Il Messaggero di Sant'Antonio le 03/12/2023

La question de savoir quelle est l'éthique économique spécifique du christianisme ne date pas d'hier, puisque c'est dans les évangiles eux-mêmes que l'on trouve le premier pluralisme. Il n'a jamais été facile, en effet, de faire coïncider le "malheur des riches" de Luc avec la présence de riches dans la communauté de Jésus (Lévi, Joseph d'Arimathie...), ou de trouver une cohérence entre la "parabole des talents" et celle de "l'ouvrier de la dernière heure" dans l'Évangile de Matthieu. Ce qui est certain, en revanche, c'est la différence importante entre l'éthique de l'Évangile, qui est essentiellement une éthique de l'agapè, et l'éthique de la vertu d'origine grecque et romaine. Bien qu'au cours du Moyen Age l'éthique chrétienne ait incorporé l'éthique des vertus (ou vice versa), fondant la structure civile et religieuse du christianisme sur les vertus cardinales, il n'en reste pas moins que l'humanisme qui sous-tend le monde grec et romain n'est ni biblique ni évangélique, bien qu'il y ait des points de contact. L'ancienne éthique des vertus se fondait sur l'idée d'excellence (areté) dans un domaine donné de la vie (politique, sport...), une excellence qui peut être atteinte par ceux qui pratiquent les vertus avec engagement et qui génère comme récompense ultime le bonheur (eudaimonia), le but ultime de la vie, comme l'enseignait Aristote.

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En boitant, comme Jacob

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Ce qui vient de s'achever était le "Synode du déjà", et non le "Synode du pas encore", un pas encore qui, dans la vie de l'esprit, est toujours essentiel, mais surtout lorsqu'un monde se termine et que nous n'en voyons pas encore d'autre.

par Luigino Bruni

publié dans Il Messaggero di Sant'Antonio le 09/11/2023

L'actuel Synode est l'une des plus belles nouveautés du pontificat de François, fruit de sa capacité à saisir les signes des temps. La façon dont il a été préparé et dont il se déroule est clairement une bénédiction pour l'Église (et pas seulement l'Église catholique). Il y a des raisons de se réjouir, et ce à de nombreux points de vue. Notamment en raison de la présence nouvelle de laïcs et de femmes, qui font de cette assemblée ecclésiale quelque chose de véritablement historique. Permettez-moi de faire deux petites remarques sur cette belle page qui est en train de s'écrire. Elles concernent la nature et les compétences des délégués. En effet, si l'on parcourt la liste des participants, en même temps que l'on se réjouit de la richesse de sa composition et de sa biodiversité charismatique, on est aussi frappé par l'absence de certaines composantesl'. Il est toujours facile de regarder une réalité en cherchant ce qui lui manque, car il n'y a pas de réalité humaine où il ne manque pas toujours quelque chose. Cet exercice doit donc être pris comme tel, avec toutes ses limites.

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L'Église, et pas seulement l'Église catholique, se trouve au milieu d'un grand processus de changement, l'un des plus grands et des plus radicaux de son histoire, que l'on peut comparer à celui qui a suivi l'effondrement de l'Empire romain (Ve siècle), c'est-à-dire l'Église au temps d'Augustin et de Benoît, lorsqu'un monde séculier s'est effondré sans qu'un autre ne soit né. Aujourd'hui, un monde – la Chrétienté - est en déclin, et un autre monde pour les églises n'est pas en vue. Nous sommes dans un long Samedi saint. Le Concile Vatican II a été un événement extraordinaire, mais, comme l'a dit Dossetti, l'un des problèmes de cette assemblée providentielle a été de se concevoir encore dans l’époque de la Chrétienté, c'est-à-dire de ne pas comprendre collectivement qu'une histoire touchait à sa fin, même si les églises étaient encore pleines. Ces églises pleines étaient une "malédiction de l'abondance", car cette abondance empêchait les Pères du Concile de saisir le vide qui couvait sous les cendres.

Au XXIe siècle, nous ne pouvons plus penser l'Église, ni la foi et la religion, comme au XXe siècle. L'Église, dans certains pays, a encore une vitalité propre et les églises ne sont pas complètement vides, mais nous devons faire très attention à ce que ce "demi-vide" (et non le vide total) ne joue pas le rôle que les églises pleines ont joué dans les années du Concile. Et pour comprendre les signes des temps dans un monde aux temples presque vides, il ne suffit pas d'avoir des théologiens, des évêques, des religieuses, des prêtres, des personnes consacrées, qui constituent la majorité des délégués. Il faut des entrepreneurs, des travailleurs, des enseignants, des assistants sociaux, des scientifiques, des artistes, des poètes qui vivent cette grande nuit obscure de la vie chrétienne d'un point de vue "extérieur" à l'Église institutionnelle. Ces figures sont les principales sentinelles de l'aube qui peut advenir. Et il faut surtout de vrais jeunes, des moins de 30 ans, qui sont, me semble-t-il, les autres grands absents du Synode. Car dans toute grande attente se cache l'attente d'un enfant, de l'habitant du monde qui est en train de naître. Les prophètes bibliques, de Samuel à Jérémie, étaient tous jeunes lorsqu'ils ont débuté leur vocation.

Ce qui est en train de se dérouler c’est le "Synode du déjà", l'assemblée qui photographie l'Église aujourd'hui ; ce n'est pas le "Synode du pas encore", un pas encore qui, dans la vie de l'esprit, est toujours essentiel, mais surtout lorsqu'un monde se termine et que nous n'en voyons pas encore d'autre : on a alors besoin des yeux de la sentinelle, de ceux qui se tiennent sur les murs et parlent de ce qui est dehors à ceux qui sont dedans, et de ce qui est dedans à ceux qui sont dehors. Des femmes et des hommes qui se tiennent sur le seuil. C'est aux entrées, dans ces espaces mitoyens, qu'une résurrection est déjà en cours.

Credits foto: © Giuliano Dinon / Archivio MSA

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par Luigino Bruni

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Des femmes et des hommes qui se tiennent sur le seuil

Des femmes et des hommes qui se tiennent sur le seuil

Ce qui vient de s'achever était le "Synode du déjà", et non le "Synode du pas encore", un pas encore qui, dans la vie de l'esprit, est toujours essentiel, mais surtout lorsqu'un monde se termine et que nous n'en voyons pas encore d'autre. par Luigino Bruni publié dans Il Messaggero di Sant'Antonio...
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La première règle de toute économie est l'équilibre entre les recettes et les dépenses. Une bonne économie part des recettes et ajuste les dépenses en fonction de celles-ci. Il est dommage que cela n'ait pas été le cas dans notre pays ces derniers temps...

par Luigino Bruni

publié dans Il Messaggero di Sant'Antonio le 07/09/2023

Un jour, en cherchant paresseusement quelque chose d'intéressant parmi les chaînes de télévision, je suis tombé sur une émission consacrée aux grands hôtels italiens. Un groupe de personnes était accueilli dans ces hôtels de luxe, puis évaluait les différents services offerts. Ce qui m'a frappé, c'est l'absence totale dans cette émission de la dimension dite de "contrainte budgétaire" : ces messieurs évaluateurs commandaient des dîners, des services divers, sans jamais se préoccuper de leur prix, comme s'ils vivaient dans un monde où le coût d'un service ou d'une marchandise n'était pas un élément important dans le choix. Les familles ordinaires regardent ces programmes, puis tombent sur des publicités proposant des prêts faciles, avec (malheureusement) le visage sympathique de nos stars préférées et il n'est donc pas difficile d'assembler les pièces du puzzle. Autrement dit de penser que cette vie de loisirs dans les hôtels étoilés d’un monde sans contraintes budgétaires familiales devient possible et facile grâce à des prêts très attractifs accordés par des personnes sympathiques et des institutions financières qui ne sont là que pour notre bonheur.

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Dommage que la réalité et les dérives de notre Pays soient très différentes. Au boom des vacances de luxe des classes moyennes et inférieures s'ajoute l'augmentation de l'usure, des jeux d'argent, et donc de la pauvreté liée à ces rêves irresponsables portés par un système médiatique hors de contrôle. La première règle de toute économie (qui signifie, ne l'oublions pas, "gouverner sa maison") est l'équilibre entre les recettes et les dépenses. Une bonne économie part des recettes et ajuste les dépenses en fonction de celles-ci. L'humanisme consumériste de notre époque, qui s'apparente de plus en plus à une religion, inverse cet ordre. Il part de nos désirs de biens et d'activités, donc des dépenses, et nous indique ensuite les moyens de nous procurer des revenus, sans nous dire, de manière irresponsable, que les revenus que nous devons ne sont que des dépenses supplémentaires différées dans le temps. Nous couvrons donc les dépenses par d'autres dépenses, par le biais de mécanismes naïfs qui conduisent à des crises économiques qui ne sont pas rares pour des familles entières.

Tout notre monde post-capitaliste est basé sur une mauvaise gestion des désirs. Une adolescence perpétuelle et sans limite, construite sur le principe de plaisir (Sigmund Freud), sans jamais atteindre le principe de réalité, une réalité qui révélerait quelque chose d'extrêmement important, peut-être de décisif pour l'avenir de notre temps. De la psychologie (Jacques Lacan) et, surtout, de la vie, nous savons que la satisfaction des désirs n'est pas l'opération qui procure les joies les plus importantes et les plus profondes de la vie. Parce que notre désir le plus élevé est de désirer un désir qui nous désire, il s'agit d'une rencontre de réciprocité des désirs, qui n'a lieu que lorsque notre désir investit des personnes, qui peuvent à leur tour désirer et nous désirer.

C'est pourquoi le désir religieux est la mère de tous les désirs : désirer un Dieu qui nous désire. Et lorsque nous désirons quelqu'un qui nous désire, le bonheur ne consiste pas dans une satisfaction mais à rester dans un perpétuel inaccomplissement qui accroît la réciprocité des désirs - une personne qui répondrait à ce désir serait une marchandise, nous le savons -. Les personnes que nous aimons changent nos désirs, nous changeons les leurs, et la vie devient un processus continu de découverte. Ce sont les biens relationnels, et non les marchandises, qui sont notre terre promise. Le capitalisme le sait, il ne sait pas vendre les biens relationnels et fait donc tout pour les simuler, en nous vendant des biens qui ressemblent à des relations. Tant que nous serons conscients de ce bluff, nous serons encore libres : « Je t'implore Dieu, mon rêveur, ne cesse pas de rêver de moi. » (Jorge Luis Borges).

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La première règle de toute économie est l'équilibre entre les recettes et les dépenses. Une bonne économie part des recettes et ajuste les dépenses en fonction de celles-ci. Il est dommage que cela n'ait pas été le cas dans notre pays ces derniers temps...

par Luigino Bruni

publié dans Il Messaggero di Sant'Antonio le 07/09/2023

Un jour, en cherchant paresseusement quelque chose d'intéressant parmi les chaînes de télévision, je suis tombé sur une émission consacrée aux grands hôtels italiens. Un groupe de personnes était accueilli dans ces hôtels de luxe, puis évaluait les différents services offerts. Ce qui m'a frappé, c'est l'absence totale dans cette émission de la dimension dite de "contrainte budgétaire" : ces messieurs évaluateurs commandaient des dîners, des services divers, sans jamais se préoccuper de leur prix, comme s'ils vivaient dans un monde où le coût d'un service ou d'une marchandise n'était pas un élément important dans le choix. Les familles ordinaires regardent ces programmes, puis tombent sur des publicités proposant des prêts faciles, avec (malheureusement) le visage sympathique de nos stars préférées et il n'est donc pas difficile d'assembler les pièces du puzzle. Autrement dit de penser que cette vie de loisirs dans les hôtels étoilés d’un monde sans contraintes budgétaires familiales devient possible et facile grâce à des prêts très attractifs accordés par des personnes sympathiques et des institutions financières qui ne sont là que pour notre bonheur.

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Les relations, notre terre promise

Les relations, notre terre promise

La première règle de toute économie est l'équilibre entre les recettes et les dépenses. Une bonne économie part des recettes et ajuste les dépenses en fonction de celles-ci. Il est dommage que cela n'ait pas été le cas dans notre pays ces derniers temps... par Luigino Bruni publié dans Il Messagge...
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par Luigino Bruni

publié dans Il Messaggero di Sant'Antonio le06/07/2023

Les crises environnementales, financières et militaires de ce début de millénaire, si graves qu'elles ne peuvent être ignorées, risquent cependant de nous faire sous-estimer ou oublier une triple crise dont nous parlons trop peu : la crise de la foi, des grands récits et de l'engendrement. Un monde qui n'attend plus le paradis, qui a oublié les récits collectifs et qui ne donne pas naissance à des enfants, ne trouve plus suffisamment de sens à la vie et donc au travail. Les soi-disant "grandes démissions" de millions de travailleurs, jeunes et d'âge moyen, qui quittent leur emploi sans en avoir un autre, ont certainement de nombreuses raisons, mais l'une d'entre elles est en train de devenir la plus importante. Il s'agit de l'absence de réponse à une question cruciale : « Pourquoi devrais-je travailler, si je n'espère plus de terre promise (en haut ou en bas du ciel), si je n'ai personne pour espérer un présent et un avenir meilleurs grâce à mon travail ? »

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Nous ne devons jamais oublier que le monde du travail n'a jamais créé ni épuisé le sens du travail. Le travail est une partie importante du sens de la vie, mais il ne l'épuise pas ; nous avons besoin d'autre chose que le travail pour vivre pleinement, même lorsque le travail est beau et nous comble profondément. Hier, ce "quelque chose d'autre" était la famille, les idéologies, la religion, qui donnaient au travail tout son sens. Ensuite, l'usine, les champs ou le bureau ont renforcé ce sens, mais il est né du travail. Le travail était bon parce qu'avant et après le travail, il y avait des choses et des gens plus grands que le travail. Le travail était et reste grand, mais pour être perçu dans sa véritable grandeur, il doit être regardé de l'extérieur, d'une porte ou d'une fenêtre qui s'ouvre à l'extérieur du lieu de travail ; car sans cet espace plus vaste qui prépare et suit le travail, la salle de travail est trop petite, le toit de l'usine ou du bureau est trop bas pour que cet animal malade d’infini qu'est l'homo sapiens puisse y rester bien sans s'asphyxier, et pour qu'il y reste longtemps.

Notre Constitution est fondée sur le travail parce que le travail a été fondé sur autre chose, il a été fondé sur la vie. Si les pères et mères de notre constitution n'avaient pas été convaincus que le travail n'était qu'une partie de la vie, qu'il était cette zone intermédiaire entre un avant et un après, ils n'auraient jamais écrit cet article 1 ; parce que fonder la constitution sur le travail qui ne reposerait sur rien d'autre serait la plus grande hérésie éthique. Aussi parce que dans ce quelque chose qui précède et suit le travail, il y a les enfants qui ne travaillent pas parce qu'ils ne doivent pas travailler, les personnes âgées qui ne travaillent plus, ceux qui n'ont pas pu travailler ou qui ne travailleront jamais parce que la vie les en empêche. Fonder la démocratie sur le travail n'est bon que si l'on se souvient que le mot travail est second et non premier.

Le travail ennoblit l'homme, c'est vrai. Travailler nous rend meilleurs, augmente la dignité de la vie et de l'argent dont nous avons besoin pour vivre, parce que le salaire devient l'expression de cette réciprocité civilisée qui est le bon ciment de la société. Mais si nous voulons avoir une juste relation avec le travail, nous devons nous rappeler que ce sont d'abord les hommes et les femmes qui ennoblissent le travail par leur présence, leurs mains et leur intelligence. Car si une activité, qui pourrait être réalisée par une machine, est effectuée par une personne humaine libre, celle-ci donne une plus grande dignité à cet acte - à un cours universitaire, à un examen médical, à une œuvre d'art -. Et donc, chaque fois que nous expulsons des travailleurs et que nous introduisons des machines, nous réduisons la dignité de ce lieu de travail. C'est notre travail qui accroît la dignité de la terre.

Credits foto: © Giuliano Dinon / Archivio MSA

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Les crises environnementales, financières et militaires de ce début de millénaire, si graves qu'elles ne peuvent être ignorées, risquent cependant de nous faire sous-estimer ou oublier une triple crise dont nous parlons trop peu : la crise de la foi, des grands récits et de l'engendrement. Un monde qui n'attend plus le paradis, qui a oublié les récits collectifs et qui ne donne pas naissance à des enfants, ne trouve plus suffisamment de sens à la vie et donc au travail. Les soi-disant "grandes démissions" de millions de travailleurs, jeunes et d'âge moyen, qui quittent leur emploi sans en avoir un autre, ont certainement de nombreuses raisons, mais l'une d'entre elles est en train de devenir la plus importante. Il s'agit de l'absence de réponse à une question cruciale : « Pourquoi devrais-je travailler, si je n'espère plus de terre promise (en haut ou en bas du ciel), si je n'ai personne pour espérer un présent et un avenir meilleurs grâce à mon travail ? »

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D’abord la vie, ensuite le travail

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