Passer par le trou de l’aiguille de la parole que l’on attend

L’aube de minuit / 26 – La hâte à donner des réponses faciles laisse s’installer la peur

Par Luigino Bruni

publié dans Avvenire le 15/10/2017

171015 Geremia 26 rid« Si Dieu existe, il a aujourd’hui plus que jamais besoin de quelqu’un qui, même s’il ne sait pas dire qui il est, dise au moins qui il n’est pas. Nous avons besoin de changer Dieu pour le garder, mais aussi pour que lui nous garde. »

Paolo de Benedetti, Quale Dio?

Lorsqu’un jour, la rencontre avec la Bible arrive, s’il s’agit d’une rencontre chaste (car on ne se sert pas de la Bible pour son bonheur personnel), libre (car on est prêt à découvrir de nouvelles réalités et à revoir vraiment ses convictions sur la religion) et gratuite (car on ne cherche à convertir personne, sinon son propre cœur), l’amitié avec la parole biblique se transforme en une merveilleuse éducation à l’intimité de la parole et des paroles. On commence enfin à aimer les poètes, à les comprendre davantage et différemment, à les remercier du fond de son âme. On découvre toute la profondeur de la sagesse, on apprend à la distinguer de l’intelligence et des talents naturels et, par là même, à la trouver en abondance chez les pauvres, et l’on se met alors à les écouter afin d’apprendre d’eux. Si on a, en outre, suffisamment de courage et de résilience pour arriver jusqu’aux prophètes, les découvertes deviennent de plus en plus grandes et bouleversantes. On devine, par exemple, quelque chose de la relation qui existe entre les différentes paroles présentes dans la Bible. On prend conscience que, quand la parole du Seigneur arrive, de diverses façons et après différents laps de temps, dans l’âme des prophètes elle n’est que parole de Dieu ; or, dès lors qu’elle parvient de leur âme jusqu’à leur bouche et qu’ils la prononcent, elle se fait aussi parole de Jérémie, d’Isaïe ou d’Amos.

La Bible tout entière est le fruit de ce merveilleux dialogue entre le logos et la chair, entre la parole abritée par l’âme et la parole qui sort de la bouche du prophète, entre obéissance et liberté. Cette parole est entièrement parole de Dieu, elle est entièrement parole du prophète, elle est entièrement parole de la relation entre le prophète et Dieu. Elle se présente ainsi à nous à travers le mystère trinitaire de la parole biblique. Cependant, si nous continuons d’avancer et qu’au cours de notre cheminement, c’est surtout la liberté qui nous sauve, la rencontre avec l’intimité de la parole nous permet aussi d’approcher une autre idée et expérience de Dieu, voire de son fondement. Nous apprenons à connaître un autre Dieu, que nous voyons sortir des religions et des temples pour aller dans les usines, dans les barques transportant des migrants, dans les salles de jeu et dans les rues désolées au cœur de la nuit. Alors que les idoles aiment les autels et les sacrifices, le Dieu de la Bible n’est à l’aise que dans les lieux qu’un dieu-comme-il-faut se doit de ne pas fréquenter, car c’est seulement là qu’il parvient à ressusciter chaque jour. Les religions résisteront à l’onde de choc de souffrance et d’amour du troisième millénaire à condition de ne pas se transformer en autre chose que ce qu’elles ont toujours été au cours des derniers millénaires. Si le christianisme réussit à se construire un avenir en tant qu’humanisme religieux, et pas seulement en tant que culture et tradition, ce christianisme renaîtra encore une fois de la Bible.

Parmi ce « reste » de Juda qui n’a pas été déporté à Babylone et qui s’est à présent installé dans un campement aux abords de Bethléem, se trouve également Jérémie. Ces survivants, consternés et complètement perdus, ne savent plus que faire. C’est ainsi qu’ils en viennent à leur dernier recours ; ils vont trouver Jérémie pour lui dire : « Intercède auprès du SEIGNEUR ton Dieu pour ce petit reste que nous sommes […]. Que le SEIGNEUR ton Dieu nous indique quel chemin prendre, quoi faire » (42,2-3). Des paroles pleines de confiance, qui semblent sincères et le sont peut-être réellement. Jérémie répond : « Entendu ! Je vais intercéder auprès du SEIGNEUR votre Dieu comme vous me le demandez, et je vous communiquerai toute parole que le SEIGNEUR vous répondra, sans en rien garder pour moi » (42,4). Ils lui répondent : « Que cela nous plaise ou nous répugne, nous écouterons la voix du SEIGNEUR notre Dieu » (42,6). Un dialogue magnifique, riche en émotions et en pathos, en confiance réciproque, où le Seigneur finit par être non plus « ton Dieu », mais « notre Dieu ». Des paroles qui peuvent amener le peuple à changer complètement d’attitude, après avoir été éprouvé et s’être adouci à force de souffrances.

Au bout de « dix jours » (42,7) seulement, Jérémie reçoit la parole. Dix jours qui paraissent interminables à cette communauté effrayée, désorientée et blessée. On peut imaginer les remous dans les cœurs et les corps des occupants de ce campement à Bethléem. Jean et les autres commandants se sont sûrement approchés de la tente de Jérémie, et peut-être se sont-ils même parfois enhardis à en franchir le seuil, afin de lui demander s’il avait reçu une parole pour eux. Pourquoi Jérémie a-t-il attendu dix jours, en ce moment si angoissant, alors que les jours semblaient durer des mois, voire des années ? Tout simplement parce que les prophètes, lorsqu’ils parlent au nom de Dieu, ne sont maîtres ni du contenu de cette parole, ni du temps qu’elle met à arriver. Les faux prophètes parlent sur commande, pour la bonne et simple raison qu’ils n’ont rien de vrai à dire. Ce temps long qui s’écoule entre la demande et la réponse vient apporter la énième preuve de l’honnêteté de Jérémie, de la véracité de sa prophétie. Les prophètes sont les mendiants de la parole différente qu’ils se doivent d’annoncer. Après avoir formulé une demande, ils ne peuvent rien faire d’autre qu’attendre, pauvres comme tous les hommes, sans jamais avoir la certitude que cette parole arrivera. Ils sont des sentinelles qui ignorent la nuit (Isaïe 28), qui peuvent et doivent écouter et accueillir toutes les demandes sans être en mesure d’apporter toutes les réponses. Le prophète est l’homme et la femme de l’attente, qui ne cesse de s’étonner et de s’émouvoir parce que cette parole qui allait peut-être venir est bel et bien venue. Qui sait ce que ressentaient les prophètes au moment où ils sentaient la parole se former dans leur sein ! Toute parole vraie, donnée, est un accouchement, qui demande tout le temps de la gestation, qui fait éprouver les douleurs et le travail. La parole vraie ne peut se faire chair que dans la plénitude du temps, et cette terre de Bethléem l’expérimentera de nouveau.

Jérémie avait bien conscience que le climat de confiance se détériorait au fil des heures ; à mesure que les minutes passaient, les chances que la parole qui mûrissait en lui soit accueillie ne cessaient de s’amenuiser. S’il a probablement su, dès le début, quel était le bon choix que le peuple devrait faire, durant toute sa longue vie il avait appris à distinguer la voix de l’homme Jérémie de celle que le Seigneur lui chuchotait au fond de son cœur. Sans doute a-t-il aussi pensé que la parole qu’il attendait du Seigneur ressemblerait à celle qu’il lui avait adressée à d’autres occasions : « Faites confiance aux Babyloniens et restez dans votre patrie, sous leur protection. » Pourtant, il a choisi d’attendre jusqu’au bout. Peut-être ces dix longs jours lui étaient-ils nécessaires tant la voix de son opinion personnelle était forte. Plus les idées du prophète honnête sont enracinées en lui, plus le processus de discernement des esprits se doit d’être difficile et lent. Ce processus, extrêmement délicat, ne parvient pas toujours à son terme. L’une des formes de souffrance caractéristiques des prophètes qui, à l’instar de Jérémie, possèdent une forte personnalité, c’est qu’ils doivent empêcher leurs propres idées de couvrir la voix de Dieu. En effet, il est très facile pour un vrai prophète doté d’une forte personnalité de se transformer en faux prophète lorsque la puissance de sa propre voix fait taire l’autre voix. Les « péchés contre l’Esprit Saint » sont impardonnables surtout pour les prophètes. D’autres fois, le processus se grippe parce que la gravité de certains moments et la compassion du prophète envers son peuple qui souffre à force d’attendre lui font accélérer le temps, et la réponse arrive le huitième ou le neuvième jour. Ce jour que l’on n’attend pas est le jour décisif. Les prophètes montrent l’une de leurs plus précieuses qualités lorsqu’ils parviennent à résister sous la tente alors que les gens se pressent autour, implorant, pleurant et criant pour que le don de la parole arrive.

Jérémie parvint à attendre jusqu’au dixième jour et parla enfin. Or, qui nous dit qu’il fallait attendre précisément dix jours, que le bon jour n’était pas plutôt le onzième ou le vingtième ? C’est la Bible qui nous le dit car, si, en ce moment décisif de sa vie et de celle du peuple, Jérémie s’était trompé de jour, rien n’aurait été pareil, son histoire se serait achevée de façon totalement différente ; peut-être son livre ne serait-il même pas parvenu jusqu’à nous, ou bien il aurait été tout à fait différent. C’est cela, l’« infaillibilité », mystérieuse mais vraie, de la parole de la Bible. « Ainsi parle le SEIGNEUR, le Dieu d’Israël, auprès duquel vous m’avez député pour que j’essaie de le toucher par votre supplication : Si vous acceptez de rester dans ce pays, alors je vous bâtirai, je ne vous démolirai plus ; je vous planterai, sans plus jamais vous déraciner : je réparerai le mal que je vous ai fait » (42,9-10). La parole que Jérémie reçut à l’adresse du peuple fut une parole grande, puissante, importante. On y retrouve les paroles ayant trait à sa vocation, celles du premier jour. Pourtant, cette fois-ci elles ne sont pas les mêmes. À Jérémie, le Seigneur avait affirmé qu’il « bâtirait et démolirait, planterait et déracinerait » (1,10). À présent que sa vie touche à sa fin, Jérémie reçoit une parole qui devient l’accomplissement de sa vocation : non pas détruire et déraciner, mais simplement construire et semer une nouvelle vie. Au cours de ces dix jours, ce ne fut pas seulement une parole adressée au peuple qui arriva à maturation : cette attente engendra également une parole nouvelle pour Jérémie. Or, entre-temps, durant ces dix jours interminables, beaucoup de choses avaient changé. Les sentiments de nouvelle confiance et de familiarité réciproque n’étaient plus du tout les mêmes. La peur et l’insécurité avaient de nouveau pris le dessus, et le « panier de figues » resté à Juda se révéla une nouvelle fois pourri (chap.24). Le peuple déclara ainsi à Jérémie : « C’est faux, ce que tu dis. Le SEIGNEUR notre Dieu ne t’a pas envoyé nous dire : “N’allez pas vous réfugier en Égypte !” » (43,2). La longue attente engendra certes une parole vraie, mais cette parole fut rejetée par la communauté, bien que celle-ci eût solennellement promis au Seigneur et à Jérémie de les écouter.

Cet insuccès de Jérémie nous aide à percevoir quelque chose allant au-delà de cette attente et de sa vocation. « Qui sait comment le peuple aurait répondu à l’oracle du Seigneur si j’avais parlé tout de suite, sans attendre tous ces jours ? Aurait-il malgré tout choisi de désobéir ? » Peut-être Jérémie s’est-il posé ces questions après le énième échec de sa parole, surtout en s’apercevant, en ce dixième jour, que la parole du Seigneur était exactement celle que lui-même aurait prononcée immédiatement. Ou bien, la parole demandant au peuple de rester dans sa patrie n’arriva à maturation que dans la dernière minute du dixième jour. Impossible de le savoir. Nous savons seulement que, même lorsque la parole du premier jour et celle du dixième jour sont littéralement identiques, elles ne le sont pas dans l’esprit. Jérémie pouvait se douter, par expérience, que 99% de la parole arriverait et qu’elle serait à 99% semblable à la sienne. C’était compter sans ce minuscule 1%, un grain de moutarde capable de déplacer des montagnes, ce trou d’aiguille différent par lequel les chameaux réussissent parfois à passer. Jérémie a dû tout risquer pour sauver cette possibilité infinitésimale, et cela, seuls les prophètes savent le faire. Nous aussi, nous avons parfois réussi à nous sauver, uniquement parce que quelqu’un a continué à croire au 1% de probabilité de notre innocence et de notre beauté, alors que 99% affirmaient le contraire. Si, dans le campement de Bethléem, le peuple ne parvint pas à passer par ce trou d’aiguille, nous, en revanche, nous pouvons continuer à espérer, grâce à la fidélité de Jérémie.


Imprimer   E-mail

Articoli Correlati

Écoutons le cri des agriculteurs

Écoutons le cri des agriculteurs

Cette innocence enfouie qui nous sauve des tempêtes sans faille

Cette innocence enfouie qui nous sauve des tempêtes sans faille

La crise de Jonas : quand un "non" n'est qu'un "oui" exprimé différemment

La crise de Jonas : quand un "non" n'est qu'un "oui" exprimé différemment

101 domande su Chiara Lubich

La fedeltà e il riscatto

Dieu sauvé par les femmes

Dieu sauvé par les femmes