stdClass Object ( [id] => 18184 [title] => Au bout de la nuit, et au-delà [alias] => au-bout-de-la-nuit-et-au-dela [introtext] =>L’arbre de vie - Le don de la Genèse et un désir : recommencer à rêver Dieu
par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 03/08/2014
"‘Ainsi leur parla-t-il, et ils riaient et pleuraient à la fois, et tous ils tendirent les mains vers lui qui se tenait au milieu d’eux, ils l’embrassèrent, et il les caressait. Ainsi s’achève cette invention de Dieu, la belle histoire de Joseph et de ses frères.” (Thomas Mann, Joseph et ses frères)
“Quel est votre métier” ?, demanda le pharaon aux frères de Joseph. “Bergers”, répondirent-ils (47,3). Cette question sur le métier est la première qui se pose dans notre vie d’adulte. Et quand nous ne savons pas répondre à cette première question, c’est notre place dans le monde qui en pâtit, et pas seulement notre poste de travail. Le métier est la syntaxe à partir de laquelle nous composons notre discours social.
[fulltext] =>Ainsi, quand on ne donne pas à un jeune un métier – qui est don, avant d’être talent et effort, car le métier s’apprend de quelqu’un –, ce jeune n’a pas les mots pour parler de lui, ni aux autres ni à lui-même. La grave indigence en postes de travail, qui sévit aujourd’hui, est aussi la conséquence d’une profonde crise des métiers. Les métiers créés par la culture artisanale, marine et paysanne, par les professions libérales, l’usine et les bureaux, se contractent rapidement, et beaucoup ont disparu. Quant à nous, dans cette disette de promesses et de rêves, nous ne parvenons pas à en créer en nombre suffisant.
Jacob “vécut dix-sept ans aux pays d’Égypte, et la durée de la vie de Jacob fut de cent quarante-sept ans” (47,28). Jacob-Israël, sentant la mort approcher, relit et récapitule sa longue vie : “Le Dieu Puissant m’est apparu à Louz dans le pays de Canaan. Il m’a béni et m’a dit : ‘Je vais te rendre fécond et prolifique pour faire de toi une communauté de peuples…’. Quant à moi, à mon retour de la plaine, la mort de Rachel me frappa au pays de Canaan sur la route, à quelque distance de l’entrée d’Éphrata. C’est là que je l’ai ensevelie, sur la route d’Éphrata, qui est à Bethléem” (48,3-7).
La vocation, la voix, et Rachel. L’Alliance, la promesse, les luttes, les embrassades, la fidélité. Les habitants de cette histoire sont les personnes aimées, les lieux, et Dieu ; tous toujours présents, tous toujours protagonistes. Quand on reçoit le don de vivre consciemment les derniers précieux instants de la vie (et c’est véritablement un don), nous retrouvons les visages, et nous reviennent les lieux des amours et des douleurs, des bons choix accomplis et les rendez-vous manqués à des carrefours décisifs. Il n’est pas rare que le dernier regard, sur un visage ou sur un lieu, soit un regard de totale réconciliation avec la vie, et que nous arrachions l’ultime bénédiction à l’ange de la mort. Nous sommes temps et espace, qui à la fin se fondent l’un dans l’autre : Rachel et Bethléem, Dieu et Louz, Paula et le lycée G. Leopardi où nous nous sommes rencontrés : tous revivent et, ensemble, disent nos premières et dernières paroles.Puis Jacob posa les mains sur la tête de ses petits-enfants Manassé et Éphraïm, et les bénit par des paroles célestes (48,15-16). Puis il appela ses fils et leur dit : “Réunissez-vous et écoutez, fils de Jacob” (49,1-2). Il prononce alors, pour chacun de ses fils, ses dernières paroles, “en donnant à chacun sa bénédiction” (49,28), sans cacher les erreurs et les fautes (de Ruben, de Lévi et de Siméon). Mais, encore une fois, la plus belle bénédiction est celle qu’il donne à Joseph, comme dans un psaume : “Joseph est le rejeton d’une plante luxuriante, rejeton d’une plante luxuriante près d’une source, dont les rejets franchissent un mur. Ils l’ont provoqué, ils l’ont querellé, les archers lui firent la guerre, mais son arc demeura ferme… les bénédictions des cieux d’en haut, les bénédictions de l’abîme étendu sous terre, les bénédictions des mamelles et du sein…” (49,22-26). Son ultime désir est de demander à ses fils d’être enseveli dans la grotte de Makpela (49,31), qu’Abraham avait achetée aux Hittites pour Sara, acquise “à titre de propriété funéraire” (49,30) par un contrat en bonne et due forme (50,13). Quand il eut finit de parler à ses fils, Jacob “ramena ses pieds dans le lit, il expira et fut réuni aux siens” (49,33). Il mourra en Égypte, mais il reposera en terre de Canaan.
En ces temps d’inimitié avec la mort, et donc avec les limites, nous devrions relire très souvent les belles morts des patriarches, afin d’être aimés par elles ; la mort splendide de Jacob créa une nouvelle crise au sein de la fraternité : “Voyant que leur père était mort, les frères de Joseph se dirent : ‘Si Joseph allait nous traiter en ennemis et nous rendre tout le mal que nous lui avons causé !’” (50,15). Saisis de cette crainte, ils envoient à Joseph un message qui contient (probablement) un mensonge : “Ton père a donné cet ordre avant de mourir : ‘Vous parlerez à Joseph : ‘De grâce, pardonne le forfait et la faute de tes frères’” (50,16-17). Mais Joseph “pleura quand ils lui parlèrent ainsi”, et dit encore une fois : “Vous avez voulu me faire du mal, Dieu a voulu en faire du bien”. “Ne craignez point” (50,19-21). Et, comme lors de son premier pardon, Joseph emploie les meilleures paroles qui soient pour toute réconciliation : “Ce n’est pas vous, mais Dieu”.
Pour soigner la fraternité blessée, et lorsque, comme dans le cas de Joseph et de ses frères, le pardon ne consiste pas à oublier le passé mais à investir une nouvelle relation ‘ressuscitée’, le pardon de la victime n’est pas suffisant : celui qui a commis le délit doit vraiment croire au pardon reçu. Face au premier pardon, les frères avaient pu se demander : “Le fait-il pour nous, ou pour notre père ?” La mort de Jacob fait réapparaître ce doute et le fait évoluer vers une nouvelle crise, un nouveau mensonge, de nouveaux pleurs, un nouveau pardon.
Il n’est pas rare que la mort d’un parent provoque une crise dans les rapports de fraternité. Et pas tellement ni seulement pour des raisons d’héritage et d’intérêt. Même lorsqu’elle survient quand lui-même et ses enfants sont à un âge avancé, la mort du dernier parent est toujours un passage décisif dans les rapports entre frères et sœurs. On se retrouve, réellement, dans une situation d’orphelins, et on sent qu’une racine profonde se dessèche à l’intérieur. Le principe de l’unité de la famille – qui était aussi un ‘lieu’, la maison maternelle où l’on se retrouvait, où l’on faisait fête et où l’on se réconciliait – n’existe plus, ou du moins il existe de manière différente, et il faut trouver un lieu nouveau et renouvelé. Si cette relation a connu des blessures profondes, il faut parfois re-pardonner afin de donner au pardon l’espace et le temps nécessaires pour accueillir notre pardon : “Il les réconforta et leur parla cœur à cœur” (50,21). Le pardon n’est pas un acte, c’est un processus. On pardonne et on re-pardonne deux, sept fois, soixante-dix-sept fois sept fois.
Puis “Joseph mourut à l’âge de cent dix ans. On l’embauma et on l’ensevelit dans un cercueil en Égypte”. Ainsi s’achève, après vingt-cinq semaines, ce commentaire sur le livre de la Genèse. À partir de dimanche prochain nous aborderons l’Exode, à la poursuite de la même voix, de la même promesse.Nous avons entamé cette aventure spirituelle, ardue et magnifique, à la recherche de paroles nouvelles pour l’économie. Nous avons trouvé beaucoup plus : dans ce voyage au ‘bout de la nuit’, nous avons trouvé l’arbre de vie. Appelés à l’existence, nous nous sommes réveillés dans le jardin de la création, et là, stupéfaits d’exister, nous avons parlé avec Dieu dans la brise du jour, et nous avons assisté au premier échange de regards humains, ‘les yeux dans les yeux’. Puis, dans la campagne, nous avons été témoins du premier fratricide-homicide et l’odeur du sang du premier homme-frère est monté jusqu’à nous, et nous avons vu Lamek assassiner un enfant. Le temps s’est arrêté, nous sommes morts avec tous les Abel et tous les enfants tués dans toutes les guerres du monde, et nous continuons à mourir aujourd’hui ; il était douloureux de commenter ces derniers chapitres, alors que les roquettes tombaient sur la ‘terre de Canaan’. Nous sommes montés dans une arche construite par le seul juste, et nous avons été sauvés : hommes, femmes, animaux. Après le déluge nous nous sommes arrêtés à Babel. Là, nous avons senti la tentation du communautarisme, nous l’avons surmontée, et nous nous sommes mis en route, nous nous sommes dispersés et avons été sauvés, tout au long de l’histoire. Nous sommes ainsi arrivés à Ur en Chaldée, où nous avons rencontré un Araméen errant, qui était parti en croyant à une voix différente et plus vraie que celle des dieux faits de bois. Nous l’avons estimé et remercié d’avoir cru pour nous aussi, et nous avons désiré être comme lui. Nous avons souri à son fils, né dans sa vieillesse, puis, chassés par Sara, nous nous sommes enfuis au désert avec Agar et Ismaël. Nous sommes montés avec Abraham et Isaac au mont Moriah, et sur cette montagne et en bien d’autres lieux encore, nous avons perdu puis retrouvé un fils ; mais, surtout, nous avons rencontré et entendu à nouveau la première voix, et nous avons cru à sa promesse. Nous sommes tombés amoureux de Rachel, près du puits, et nous sommes morts avec elle en accouchant de Ben-Omi. Nous avons franchi un torrent pour revenir auprès de notre frère trompé, et là, nous avons été attaqués, combattus, blessés, puis bénis, et avec Jacob, nous sommes devenus Israël. Nous avons vu le paradis, nous avons rêvé des anges et nous avons rêvé Dieu, le songe des songes. Enfin, avec Joseph nous nous sommes retrouvés au fond d’un puits-tombe, d’où nous sommes remontés, pour arriver en Égypte et devenir interprètes de songes. Là, en compagnie de Thomas Mann nous avons réappris la fraternité, nous avons compris que la terre promise est la terre de tous, et nous avons découvert l’importance des songes. Mais avant tout et par-dessus tout, nous avons été inondés, submergés, bouleversés, aimés par les bénédictions qui ont dépassé les nombreuses ambiguïtés et méchancetés que nous avons rencontrées, et que nous avons senties dans le vif de notre chair. Des bénédictions qui nous ont dit mille fois, et de mille manières, que la dernière parole sur le monde n’est pas celle de Caïn, même si c’est elle qui se fait le plus entendre sur toute la terre, hier, aujourd’hui et peut-être demain. La Genèse nous a donné des oreilles pour entendre d’autres voix, moins bruyantes mais plus vraies ; essayer de les capter dans le tumulte de l’histoire est notre premier devoir, si nous voulons rester humains, des êtres spirituels capables d’infini. Mais elle a surtout laissé en nous une question, qui est aussi un engagement, un cri, un désir : quand recommencerons-nous à rêver Dieu ?
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par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 03/08/2014
"‘Ainsi leur parla-t-il, et ils riaient et pleuraient à la fois, et tous ils tendirent les mains vers lui qui se tenait au milieu d’eux, ils l’embrassèrent, et il les caressait. Ainsi s’achève cette invention de Dieu, la belle histoire de Joseph et de ses frères.” (Thomas Mann, Joseph et ses frères)
“Quel est votre métier” ?, demanda le pharaon aux frères de Joseph. “Bergers”, répondirent-ils (47,3). Cette question sur le métier est la première qui se pose dans notre vie d’adulte. Et quand nous ne savons pas répondre à cette première question, c’est notre place dans le monde qui en pâtit, et pas seulement notre poste de travail. Le métier est la syntaxe à partir de laquelle nous composons notre discours social.
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par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 27/07/2014
"‘Qui est cet homme de corpulence moyenne’, demanda Jacob, ‘vêtu avec l’élégance de ce monde ?”…‘Papa, c’est ton fils Joseph’, répondit Juda. … Avec douleur, avec amour, il regarda longuement le visage de l’Égyptien, et il ne le reconnaissait pas. Or, les yeux de Joseph, à la vue de ce long regard, se remplirent de larmes qui coulèrent sur ses joues ; et, quand la pupille de ses yeux fut toute molle de pleurs, voilà que ses yeux étaient ceux de Rachel.” (Thomas Mann, Joseph et ses frères)
Le meilleur point d’observation d’une existence est le point final. Le sens le plus plein et le plus vrai d’une vie se révèle à la fin, quand la vocation est accomplie et que le dessein se révèle. Pour celui qui a la chance d’y parvenir, la vieillesse est alors une étape décisive de la vie, car c’est là que nous pouvons saisir, dans la lumière du couchant, la trame de notre récit.
[fulltext] =>Alors, quand la vie naturelle semble toucher à sa fin, il peut arriver que la vie spirituelle connaisse un nouveau printemps décisif ; notre vie connaît de nombreux printemps, mais nous n’avons pas toujours les yeux pour les reconnaître, même chez ceux qui vivent à nos côtés. Et le chemin reprend, l’aventure de l’âme recommence, avec le même premier enthousiasme de l’enfant. Telle est la vie des patriarches, telle est la vie de Jacob, devenu vieux, qui se remet en route pour l’Égypte, à la suite de la même voix qui l’avait appelé au temps de sa jeunesse, à Bet El.
Après sa réconciliation avec ses frères, Joseph les envoie à Canaan pour ramener en Égypte Jacob et tout le clan familial, “car il y aura encore cinq années de famine” (45,11). Il donne à chacun d’eux “des vêtements de rechange”. À Benjamin, son frère utérin, fils comme lui de Rachel, il donne “trois cents sicles d’argent et cinq vêtements de rechange” (45,22).
La tunique royale colorée, aux manches longues, que son père Jacob lui avait donnée (37,3), avait été au centre du conflit entre le jeune Joseph et ses frères. La tunique qui lui avait été ôtée, avant qu’il ne soit jeté dans la citerne en plein désert (37,23), puis avait été rendue à son père tachée du sang d’un bouc égorgé (37,31), devient maintenant le cadeau de Joseph à ses frères. Tous reçoivent une nouvelle tunique ; onze tuniques immaculées remplacent la tunique maculée par leur jalousie. Là où, un jour, a surabondé la faute, surabonde désormais la charis, la grâce.
“Joseph est encore en vie” (45,26), annoncent ses fils à Jacob-Israël. Contrairement à eux, Jacob (avec peut-être Benjamin et les femmes) était convaincu que le sang sur la tunique était celui de Joseph, tué par une bête sauvage. Pendant de longues années, il avait vécu avec cette douleur au cœur. Après une première réaction d’incrédulité, face à l’annonce de la ‘résurrection’ de son fils (“mais son cœur demeura sensible”, 45,26), Jacob-Israël s’écrie : “Joseph, mon fils, est encore en vie ! Je veux partir et le voir avant de mourir.” (45,28).
Il veut partir, mais auparavant, il doit accomplir un acte important : “Israël se mit en route avec tout ce qui lui appartenait. Il arriva à Béer-Shéva et offrit des sacrifices au Dieu de son père Isaac.” (46,1). Jacob quitte Hébron, la terre promise, et se rend dans la maison où Isaac et sa mère Rébecca avaient vécu en exilés, dans le désert de Béer-Shéva où s’était enfuie Agar, la servante mère d’Ismaël. C’est là qu’au cours d’une famine, Isaac avait rencontré le SEIGNEUR, à un moment décisif de sa vie. Celui-ci lui avait parlé, lui avait annoncé la promesse, et lui avait dit : “Ne descends pas en Égypte, mais demeure dans le pays que je t’indiquerai.” (26,2). Or cette fois-ci, à cause d’une autre famine, Jacob s’apprête à quitter la terre de Canaan, pour aller justement dans cette Égypte que le Seigneur avait interdite à Isaac. L’Égypte avait été interdite à son père, parce que la terre promise par le SEIGNEUR était celle de Canaan, celle qu’habitait Jacob. La première voix qui avait parlé à Isaac, et qui lui avait promis une terre qui n’était pas l’Égypte, ne pouvait avoir la même force que la voix de son cœur de son père qui veut revoir son fils, que pendant des décennies il avait cru mort. Dans l’humanisme biblique, toutes les voix ne sont pas d’égale valeur, et la salut consiste à reconnaître et à suivre la voix la plus vraie, qui n’est pas la plus facile, ni celle des faux prophètes ou des dieux sculptés dans le bois, ni même simplement la voix du cœur. Jacob retourne alors au pays d’Isaac – dans la Bible, même les lieux ont une vocation – pour comprendre, pour prier, pour écouter, pour discerner, pour choisir. Et, cette fois encore, “Dans une vision nocturne, Dieu s’adressa à Israël : ‘Jacob, Jacob’. ‘Me voici’, répondit-il. Il dit alors : ‘Je suis El, le Dieu de ton père. Ne crains pas de descendre en Égypte… Joseph te fermera les yeux.” (46,2-4). Jacob seul sait maintenant que la voix qui lui parle et l’appelle par deux fois (“Jacob, Jacob”) est la voix du Dieu de son père, celle du SEIGNEUR ; et, si la voix qui l’envoie en Égypte est la même qui avait été interdite à Isaac, alors il peut, il doit même partir.
Pour réécouter la voix et comprendre, Jacob ne se rend pas à Bet El, où il avait reçu sa première vocation, et où il avait vu les anges et le paradis (28,13-22). Il retourne au pays de ses pères, il veut réentendre le même Dieu qu’Isaac, sur la terre de son père et de sa mère. Il veut s’entendre à nouveau appeler par la même voix vraie, qui ne l’a jamais trompé, celle de l’Alliance et de la promesse.
Souvent, très souvent, quand on cherche à vivre dans la vérité, il arrive qu’avant d’effectuer un choix important et décisif on retourne auprès de ses ‘pères’, dans leur pays, sur leurs lieux. On y retourne surtout quand on est sur le point de faire un choix qui va dans la direction opposée à celle qui a constitué la première alliance, la promesse, la vocation. On retourne à la maison mère, à la recherche de signes, dans l’espoir de réentendre une voix plus profonde, pour trouver des certitudes plus vraies, pour retrouver le sens de sa vie, sa vocation, la promesse reçue. Pour s’entendre à nouveau appeler par son nom.
L’entreprise familiale traversait une longue période de difficultés. Alors se présenta une offre d’une multinationale, qui aurait pu la redresser en versant une grosse somme. ‘Faut-il que je vende l’entreprise fondée par mon grand-père, qui a été la vie de mes parents, la grande histoire de notre famille, la plus histoire que nous nous soyons racontée ? Devrais-je être celui qui mettra un point final à cette histoire ?’ La date de l’échéance approche, les nuits se font difficiles et longues. Louis a envie de retourner dans le premier hangar qui ne sert plus, mais où garde encore vivants des pans entiers d’histoire, de relations, de paroles, de douleurs, de cœur, de chair. C’est dans ce hangar qu’il avait appris le métier de papa. De là, il pousse vers la vieille ferme de son grand-père, où, dans l’atelier, il avait appris à travailler le bois, et où il avait écouté les récits glorieux des premiers temps de l’entreprise, après l’émigration en Amérique, après la guerre, les pénuries, la faim, le front, les morts terribles et toujours vivantes des enfants. Et, dans ce silence ‘habité’, il cherche à capter les antiques voix et, parmi celles-ci, la voix de sa jeunesse, quand tout était clair et diaphane, cette voix qui lui avait fait renoncer à un poste sûr pour poursuivre cette histoire. Pour comprendre sis la voix qui semble maintenant lui dire ‘vends’ est la bonne voix qui, un jour, lui avait dit ‘reste’. De véritables pèlerinages où, sans peut-être en avoir bien conscience, nous cherchons la bénédiction de nos pères pour les choix difficiles d’aujourd’hui. Peut-être devrions-nous en faire davantage, et ne jamais cesser de mendier les bénédictions, surtout quand les voix bonnes ne nous parlent plus dans nos maisons, en ces temps de réforme des pactes sociaux, en ces années de vaches maigres (2008-2015).
Jacob, dans la maison de ses pères, a réécouté la même voix, a compris qu’il devait partir, et il est parti. Il fermera les yeux en Égypte, et non en terre de Canaan. Devenu vieux (“La durée de mes pérégrinations a été de cent trente ans !”, dira-til au Pharaon : 47,9), il a été appelé à quitter la terre promise, à se mettre à nouveau en chemin vers une terre étrangère(47,4), et il y mourra comme un étranger. Ce ‘oui’ prononcé dans sa vieillesse a été décisif, pas moins décisif que le premier, car il marquait la réalisation de sa vocation.
Il nous fallait aller jusqu’au bout de l’histoire de Jacob pour que l’un des trésors les plus précieux de la Bible se dévoile à nous : la terre promise n’est pas un territoire à occuper, c’est une marche à la suite d’une voix. Alors, toute terre quelle qu’elle soit, même la terre promise, est une terre étrangère ; car la terre nous est donnée, on l’habite provisoirement, on ne la possède pas. Tout homme qui suit une ‘voix’ est un étranger sur toute la terre et durant toute sa vie. La bonne maison de l’homme est la tente du nomade.
“Quand ils arrivèrent en terre de Goshèn, Joseph attela son char et monta à Goshèn à la rencontre de son père Israël. À peine celui-ci l’eut-il vu que Joseph se jeta à son cou et, à son cou encore, il pleura. Israël lui dit : ‘Cette fois-ci, après avoir vu ton visage, j’accepte de mourir puisque tu es en vie.’” (46,29-30)
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par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 27/07/2014
"‘Qui est cet homme de corpulence moyenne’, demanda Jacob, ‘vêtu avec l’élégance de ce monde ?”…‘Papa, c’est ton fils Joseph’, répondit Juda. … Avec douleur, avec amour, il regarda longuement le visage de l’Égyptien, et il ne le reconnaissait pas. Or, les yeux de Joseph, à la vue de ce long regard, se remplirent de larmes qui coulèrent sur ses joues ; et, quand la pupille de ses yeux fut toute molle de pleurs, voilà que ses yeux étaient ceux de Rachel.” (Thomas Mann, Joseph et ses frères)
Le meilleur point d’observation d’une existence est le point final. Le sens le plus plein et le plus vrai d’une vie se révèle à la fin, quand la vocation est accomplie et que le dessein se révèle. Pour celui qui a la chance d’y parvenir, la vieillesse est alors une étape décisive de la vie, car c’est là que nous pouvons saisir, dans la lumière du couchant, la trame de notre récit.
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de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 20/07/2014
‘C’est moi. C’est moi, votre frère Joseph’. ‘Mais bien sûr, c’est lui !’, cria Benjamin ; suffoquant presque de joie, il se précipita dans l’escalier montant à la terrasse, tomba sur ses genoux et serra avec véhémence les genoux du Retrouvé. ‘Yashub, Joseph-el, Jehosiph’, dit-il en sanglotant et en levant la tête. ‘C’est toi, c’est toi, mais oui, bien sûr, c’est toi. Tu n’es pas mort.” (Thomas Mann, Joseph et ses frères)
Suivre le développement et la réalisation d’une vocation est parmi les expériences les plus stupéfiantes qui soient. C’est un don particulièrement précieux, en ces temps de disette de ‘voix’ et de songes, lorsque se font sentir plus fort le désir de gratuité et la nostalgie de ces histoires de pure charis, que seul celui qui reçoit une vocation peut vivre et nous faire vivre.
[fulltext] =>Toute vocation véritable – qu’elle soit artistique, religieuse ou civile – est alors un bien public, comme une fontaine et plus encore, plus qu’une forêt, plus qu’un océan ; car la présence de vocations qui parviennent à maturité change la terre des hommes en un endroit meilleur pour vivre, mourir, faire naître et grandir les enfants. La Bible est aussi un écrin où ont été gardées, tout au long des millénaires, une foule de grandes histoires de vocations. Gardées pour nous seuls. Pour que nous puissions les revivre, les incarner, les faire nôtres et, ainsi, améliorer notre vie et celle de tous les hommes.
Joseph avait eu l’annonce de sa vocation dans un songe quand, adolescent, à Canaan il avait vu sa gerbe dressée au milieu du champ et les onze autres gerbes (ses frères) prosternées devant lui (37,7). C’est seulement au bout de sept ans, et après un long chagrin, que Joseph, et nous avec lui, nous parvenons maintenant à vraiment interpréter ses songes d’adolescent. Parfois, il faut toute une vie et des montagnes de souffrance pour déchiffrer nos songes et ceux des autres, et pour comprendre que les talents d’un frère – d’un collègue, d’un membre de notre communauté… –, que nous avions tout d’abord ressentis comme une menace, étaient au contraire source de salut pour tous.
“Je suis Joseph ! Mon père est-il encore en vie ?… Je suis Joseph, votre frère que vous avez vendu en Égypte.” (45,3-5) Le sommet du cycle de Joseph est contenu dans quelques vers magnifiques et pleins d’humanité. Jusqu’à ces pleurs-cris, Joseph était frère en tant que fils du même père ; désormais il redevient frère parce qu’il a engendré dans la douleur-amour un lien nouveau de fraternité. La fraternité uniquement ‘de sang’ n’a jamais sauvé personne ; au contraire, elle devient souvent motif d’injustices, de discriminations, de violences. La première fraternité naturelle de Joseph était morte avec le bouc dans le sang duquel ses frères avaient trempé sa tunique royale, pour simuler sa mort aux yeux de Jacob (37,31). Dorénavant, après les années en Égypte, Joseph et ses frères renaissent à une fraternité nouvelle, qui surgit de la mort de la fraternité de sang.
Parmi ces pleurs, à côté du mot frère nous trouvons aussi le mot père : ‘Mon père est-il encore en vie ?’ Fraternité et paternité. Dans tout le cycle de Joseph, qui est un grand récit sur la fraternité, son père Jacob et sa mère Rachel ne sont pas absents. Ils sont constamment présents, protagonistes essentiels de cette histoire, bien qu’ils soient en arrière-plan pour laisser place au déroulement de la métamorphose de la fraternité entre les frères.
Contrairement à celle de la Révolution française, la fraternité biblique n’existe pas sans le père ni contre lui. La paternité-maternité dit une histoire et un destin commun ; elle est la racine et la corde (fides) qui nous lie les uns aux autres, à travers le temps. À la différence des grands mythes grecs sur la paternité – niée chez Œdipe, ou attendue dans la mer, chez Télémaque – la paternité biblique est au service de la fraternité, car elle est mémoire de l’Alliance et gage de la réalisation de la Promesse. La paternité-maternité est aussi le lieu où se recompose la fraternité : Isaac et Ismaël se rencontrent à nouveau au chevet d’Abraham, Esaü et Jacob au chevet d’Isaac. La Genèse nous dit que l’on ne peut vraiment se réconcilier qu’à l’intérieur d’un pacte, en recommençant à croire ensemble à la même promesse, à un chemin commun. C’est sous le signe d’un père, même si celui-ci est loin et peu encombrant, que cette réconciliation a lieu, en Égypte, loin de leur maison.
“Il se jeta au cou de son frère Benjamin en pleurant et Benjamin pleura à son cou. Il embrassa tous ses frères et les couvrit de larmes, puis ses frères s’entretinrent avec lui.” (45,14-15).
Quand Joseph était avec eux, à Canaan, ses frères “ne pouvaient plus lui parler amicalement” (37,4). Désormais, ses frères lui parlent avec une sérénité tout autre, nouvelle et plus belle. Le signe le plus éloquent de rapports qui ont été brisés est le fait de ne plus se parler. Il n’est pas d’expérience plus pénible que celles que vivent des collègues de travail ou des voisins qui ne se parlent pas, non pas parce qu’ils ne se connaissent pas, mais parce que, à la suite d’un conflit, ils ont cessé de se parler. La parole, qui est le pain quotidien de nos relations, disparaît et, avec elle, se termine la vie heureuse, la joie, et souvent aussi l’entreprise. Quand nous ne parlons pas à nos collègues, ou quand nous ne nous parlons pas ‘amicalement’, nous nous levons de mauvaise humeur le matin, les heures de travail sont interminables et, parfois même, nous tombons malades. Les silences relationnels sont toujours très tristes, mais ils le sont infiniment plus quand c’est entre frères et sœurs, vivant sous le même toit, qu’on ne se parle plus. La parole qui se tait ne fait pas que nous ôter la joie : elle nous fait ‘mourir’, elle ôte la bénédiction de nos œuvres, et elle fait que nos enfants grandissent mal ; le premier acte d’amour envers un enfant est d’essayer de lui donner des relations primaires recomposées. Quand il arrive que l’on recommence à ‘parler amicalement’, après des années de silence malvenus et terribles (et, Dieu merci, cela arrive, car le monde est aimé, même s’il l’a oublié), les premiers mots sont presque toujours des larmes et des baisers de paix muets (‘Il embrassa tous ses frères et les couvrit de larmes’). Ce sont les premiers mots que nous parvenons à nous dire, surtout quand c’est nous qui avons besoin d’être pardonnés : “Mais ses frères ne purent lui répondre” (45,3).Si nous lisons bien entre les lignes de cette réconciliation, nous découvrons une nouvelle dimension de la vocation de Joseph, qui devient fondamentale dans cette fraternité nouvelle. Joseph, jusqu’à ce qu’il dévoile son identité, avait d’abord rêvé, puis avait raconté ses songes et, enfin, était devenu interprète des songes des autres. Désormais, pour reconstruire la relation avec ses frères, Joseph n’interprète plus les songes ; il devient l’interprète d’une histoire, celle de leur fraternité niée, puis reconstruite. Le don qu’il apporte, maintenant, c’est d’offrir une interprétation salvifique de faits réels passés. Il n’accuse pas, il ne revendique pas, ne condamne pas ; il prononce seulement des paroles de réconciliation : “Ne vous affligez pas maintenant et ne soyez pas tourmentés de m’avoir vendu ici, car c’est Dieu qui m’y a envoyé avant vous”. Et il conclut : “Ce n’est donc pas vous qui m’avez envoyé ici, mais Dieu.” (45,5-8)
Nous sommes face à un chef-d’œuvre de l’art des réconciliations, après de profondes blessures. Joseph, la victime, prend sur lui le mal que ses frères avaient fait à lui et à leur père, et il livre sa plus belle interprétation, la seule capable de guérir et de réconcilier : ‘Ce n’est pas vous, mais Dieu’. Pour guérir les fraternités trahies, il n’y a pas d’autres mots. Les paroles utiles sont celles qui regardent le passé autrement, avec amour, et qui le sauvent. Pour guérir en profondeur une grande trahison, nous devons à tout prix trouver une lecture des faits qui montre le bien qui est sorti du mal. Ces lectures effectuées par les victimes – et que seules les victimes peuvent faire – ne sont ni simples ni indolores, car elles doivent être vraies et non inventées, et il faut un effort-amour très intense pour trouver une vérité et un bien plus vrais que ceux qui apparaissent à première vue. Faute de ces interprétations transformantes, qui ont la force de faire renaître les relations mortes, les réconciliations sont fragiles et, dès la première crise, reviennent les revendications, les accusations réciproques, les sentiments de culpabilité ; et la vieille blessure se remet à saigner : ‘Ton égoïsme a causé de nombreuses pertes, d’énormes souffrances à notre famille. Mais ces années nous ont tous fait mûrir ; grâce à cette douleur, nous pouvons maintenant reprendre une vie nouvelle, encore plus belle.’ Le mal commis demeure (‘… votre frère que vous avez vendu en Égypte’), mais la possibilité de recommencer vraiment dépend de l’interprétation que nous faisons des fruits de vie qui sont nés du mal commis et subi. Même dans l’histoire des peuples, les moments moralement les plus élevés sont le fruit de lectures différentes des fratricides passés, afin de les faire renaître dans un présent de fraternité. Nous l’avons fait : nous pouvons donc et nous savons le faire. Ces interprétations difficiles du passé sont des expériences collectives, et cependant, elles ne peuvent advenir sans qu’il y ait au moins la présence d’un “Joseph”, d’une ou plusieurs personnes-victimes concrètes, grandes, capables de paroles différentes.
La parole crée, elle est efficace ; c’est une des grandes richesses de la Genèse. L’histoire de Joseph nous dit quelque chose de nouveau : la parole est capable même de recréer nos relations brisées, de les faire renaître des tombes-puits où notre méchanceté continue de les jeter. Il est possible de guérir par la parole nos fraternités blessées, en donnant des interprétations qui les ressuscitent. La possibilité d’une fraternité autre, plus profonde et plus universelle que celle du sang, tel est le don le plus grand que Joseph continue de nous faire. Si la Bible a voulu placer au cœur de l’histoire de l’Alliance et de la Promesse une fraternité morte et ressuscitée, alors le miracle d’un fratricide qui se transforme en une fraternité nouvelle est possible, il fait partie du répertoire de l’humain. Et il peut se reproduire partout, chaque jour, même aujourd’hui.
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Joseph et le miracle de la réconciliation - résurrection
de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 20/07/2014
‘C’est moi. C’est moi, votre frère Joseph’. ‘Mais bien sûr, c’est lui !’, cria Benjamin ; suffoquant presque de joie, il se précipita dans l’escalier montant à la terrasse, tomba sur ses genoux et serra avec véhémence les genoux du Retrouvé. ‘Yashub, Joseph-el, Jehosiph’, dit-il en sanglotant et en levant la tête. ‘C’est toi, c’est toi, mais oui, bien sûr, c’est toi. Tu n’es pas mort.” (Thomas Mann, Joseph et ses frères)
Suivre le développement et la réalisation d’une vocation est parmi les expériences les plus stupéfiantes qui soient. C’est un don particulièrement précieux, en ces temps de disette de ‘voix’ et de songes, lorsque se font sentir plus fort le désir de gratuité et la nostalgie de ces histoires de pure charis, que seul celui qui reçoit une vocation peut vivre et nous faire vivre.
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de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 13/07/2014
“Accepte mon offrande. Prends-moi à sa place comme ton esclave (…) je veux expier, expier pour nous tous. Ici, devant toi, ô homme étrange, je saisis le serment que nous avons fait, nous, tes frères, l’horrible serment par lequel nous nous sommes liés ; vois : de mes deux mains je le saisis et ici, sur mon genou, je le brise. Notre onzième, agneau de notre père, le fils aîné de la Juste, n’a pas été dévoré par les bêtes sauvages, mais nous, ses frères, nous l’avons vendu de par le monde.” (Thomas Mann, Joseph et ses frères)
Pour guérir les blessures profondes infligées aux relations humaines primaires de notre vie – la fraternité –, il faut du temps : c’est un besoin vital. Nous ne nous réconcilions pas vraiment si nous ne laissons pas la douleur-amour pénétrer jusqu’à la moelle de la relation malade, pour en être absorbée et lentement la soigner. Et, par-dessus tout, il faut des actes qui disent, par le langage de notre comportement, que nous voulons vraiment recommencer.
[fulltext] =>La seconde partie du cycle de Joseph est une splendide leçon sur le processus de recomposition de la fraternité rejetée, surtout de ces fraternités où il existe une victime, un innocent qui, après un chemin long et douloureux, arrive jusqu’au pardon et à la réconciliation. Après les sept premières années d’abondance ("de vaches grasses"), il y eut une terrible famine, "mais dans tout le pays d’Égypte il y avait du pain" (Genèse 41,54). La famine toucha aussi Canaan. Jacob-Israël, "voyant qu’il y avait du grain en Égypte " (42,1), envoya ses fils au pays du Nil. Les fils partirent, sauf Benjamin, son dernier fils, le fils de Rachel. Jacob le garda car, disait-il "il ne faut pas qu’il ne lui arrive malheur" (42,4), le malheur subi par Joseph, qui les attendait en Égypte où il était devenu “vizir” (41,40). Il n’est pas rare que les “famines” nous fassent nous réconcilier après des années de conflits. Joseph, lorsqu’il était encore adolescent, avait été vendu comme esclave par ses frères, qu’il nourrit maintenant avec son blé, maintenant qu’il est adulte, et qu’il sauve.
L’arrivée des frères de Joseph en Égypte marque le début de l’un des chefs-d’œuvre de récit que renferme la Bible. Joseph reconnaît aussitôt ses frères, mais "eux ne le reconnurent pas" (42,8). La Genèse ne nous dit pas grand-chose des émotions de Joseph, lors de cette rencontre. Elle nous dit seulement qu’"il leur cacha son identité", qu’ "il parla durement avec eux" (42,7), et qu’il "se rappela les songes qu’il avait eus à leur sujet" (42,9). Il les accuse d’être des espions et les fait jeter en prison. Pour prix de leur libération, il leur demande de retourner chez eux et de lui ramener leur "plus jeune frère" (42,15), Benjamin. En attendant, il garde l’un d’entre eux (Siméon) en gage de leur retour (42,24). Les neuf frères repartent vers Canaan, et Joseph orchestre une première épreuve pour vérifier que ses frères ont vraiment changé leur cœur. Avec le blé, il fait placer dans leurs sacs, à leur insu, l’argent avec lequel ils avaient payé le blé (42,25). Quand ils ouvriraient leurs sacs, pensait-il, ils prendraient l’argent et ne reviendraient pas libérer Siméon ; le vendraient-ils pour de l’argent, comme ils avaient fait pour lui, ou bien reviendraient-ils pour le racheter ? “Pour quelle vraie raison mes frères m’ont-ils vendu à des marchands ?’, s’était peut-être demandé Joseph, durant ses années en Égypte. Rien que pour ces vingt sicles d’argent ? Et maintenant, en feront-ils autant avec un autre frère ? Ou bien ont-ils changé ?”
Dans bon nombre de nos conflits avec nos “frères”, tôt ou tard affleure la question : ne m’ont-ils pas fait cela pour l’argent ? Pour l’héritage ? Pour la maison ? Mais est-ce vraiment pour si peu de chose que nous nous sommes fait du mal, que nous avons rompu nos liens de fraternité, et que nous avons fait “mourir” nos parents ? Toute cette souffrance pour seulement vingt deniers ?
Les frères découvrent l’argent dans leurs sacs (42,28), mais, après avoir convaincu non sans mal leur père Jacob (43,6-12), ils retournent en Égypte en emmenant avec eux Benjamin, et en emportant l’argent qu’ils ont trouvé dans les sacs, afin de le rendre, et avec aussi de nombreux cadeaux. Joseph change maintenant d’attitude ; il les invite à déjeuner (43,41) et à la vue de Benjamin, "ému jusqu’aux entrailles à la vue de son frère, il se hâta de chercher un endroit pour pleurer. Il gagna sa chambre privée. Là, il pleura." (43,30)
Joseph ne s’est pas encore révélé comme leur frère, parce que le processus de recomposition de la fraternité n’est pas encore achevé. Voici, en effet, un nouveau coup de théâtre : Joseph ordonne à son assistant de mettre en cachette une coupe sacrée dans le sac de Benjamin (44,2). Les onze frères partent donc chez eux, mais l’assistant les rattrape et les accuse d’avoir volé la coupe. Ils nient et, sûrs de leur innocence, ils déclarent : "Celui de tes serviteurs chez lequel on trouverait l’objet, qu’il meure ! " (44,9). Mais quand on découvre la coupe dans le sac de Benjamin, "ils déchirèrent leurs vêtements". Accablés de douleur, ils repartent de chez Joseph, où se déroule la seconde preuve du repentir et de la conversion qui touche au cœur de la relation de fraternité.
Juda, qui avait conçu l’idée de vendre Joseph, parle à son frère Joseph : "Laisse maintenant ton serviteur demeurer l’esclave de mon Seigneur à la place du garçon ! Qu’il remonte avec ses frères !" (44,33). Les frères ont déjà donné la preuve qu’ils ne veulent pas échanger Siméon contre l’argent, et maintenant Juda montre que son cœur a changé, en s’offrant en échange de Benjamin.
Après certaines blessures, pour pouvoir recommencer vraiment, les paroles ne suffisent pas ; elles ne suffisaient pas non plus dans cette culture biblique, fondée sur la Parole et par la Parole. Joseph aurait pu interroger ses frères et vérifier ainsi qu’ils se repentaient. Or, il a voulu voir, en cachette, leurs actes. Après une trahison conjugale, après une grande tromperie de la part d’un frère ou d’un associé, les mots “pardonne-moi”, “excuse-moi” ne suffisent pas. Ils sont nécessaires, mais ils ne sont pas suffisants ; il faut des faits, des comportements, des expiations, des actes de pénitence. Il n’est pas question de vengeance ni de rétorsion, mais de tout le contraire : tout n’est qu’amour. Si tu as trahi intentionnellement notre pacte matrimonial, si nous voulons vraiment réinvestir notre vie familiale et tout recommencer, les mots ne suffisent pas, ni un cadeau, ni une invitation à dîner. Il faut que tu me prouves par des actes qui “coûtent” et qui sont sans équivoque, que tu veux vraiment recommencer, que tu veux vraiment croire à nouveau en notre rapport, que tu veux que nous guérissions ensemble la blessure que tu as infligée à notre rapport. Le pardon biblique est le par-don qui fait renaître ; ce n’est pas “oublier” le passé, mais se souvenir douloureusement pour reconstruire un nouvel avenir. C’est un pardon tendu vers la réconciliation.
Toute famille, toute fraternité, toute communauté sait quels actes concrets sont nécessaires, mais sans eux, la réconciliation n’existe pas, ou elle est trop fragile. Les rapports sont des réalités “incarnées”, et pas uniquement des sentiments ou de bonnes intentions. Nos rapports sont des “tiers” qui se tiennent en face de nous, ils vivent avec nous et comme nous. Comme s’ils étaient nos enfants, ils prennent notre “chair”, et quand un rapport est nié ou trahi, ce sont ses chairs qui sont blessées et ce sont ces chairs-là qui doivent être guéries, avec le temps et par des actes. C’est là un grand enseignement de l’humanisme biblique qui nous révèle la logique du sacrement de pénitence (on ne peut comprendre aucun “sacrement” si l’on n’a pas une idée “incarnée” des rapports et de la vie), et qui a permis un jour qu’un rapport (l’Esprit) puisse être défini comme une Personne.
Joseph nous suggère aussi qu’un grand nombre de réconciliations, qui suivent de grandes trahisons, ne se sont pas révélées durables, parce qu’il n’y a pas eu de temps suffisant pour un chemin de réconciliation, et aussi parce que ces chemins coûtent beaucoup à tous (Joseph pleure à de nombreuses reprises dans ces chapitres). La vertu de la force est demandée surtout à celui qui doit accepter le repentir et pardonner ; la grande tentation est de s’arrêter trop tôt – éventuellement par pitié –, ce qui ne permet pas au temps de guérir le rapport en allant jusqu’au fond de la blessure. Quand on sait résister, les sentiments de tous se purifient – et ceux de Joseph aussi. Le pardon des innocents est parmi les rares actes qui émeuvent le Ciel. Nous ne pouvons vivre autrement que dans une histoire, et tous les évènements cruciaux de la vie ont un besoin essentiel de temps : le retour à Canaan, neuf mois dans le sein d’une femme, trois jours dans un sépulcre.
Enfin, dans cette fresque de réconciliation, l’argent tient un rôle spécial. Dans cet argent placé dans les sacs, puis restitué, il n’y a pas seulement une preuve de repentir et de conversion. En effet, Joseph remet l’argent dans les sacs même pendant le second voyage (44,1), quand la première mise à l’épreuve “économique” des frères a été surmontée. Alors, dans cette restitution d’argent peut se cacher un trésor. Quand des financés se quittent (ou se quittaient), ils se restituent les cadeaux, parce que, l’amour ayant disparu, ces objets qui étaient des “biens” deviennent des “maux”. L’histoire de Joseph nous dit que, lorsqu’on nie la fraternité, on doit aussi restituer l’argent des contrats. Les sommes que nous payons aux avocats parce que nous nous disputons à propos d’un héritage, ou celles que nous dépensons dans des conflits au sein d’une entreprise familiale, ne produisent aucun bien. L’argent est toujours une mauvaise monnaie pour assainir des rapports, mais il est très mauvais quand nous avons affaire avec la fraternité. Si nous ne faisons pas un nouveau pacte de réconciliation, notre faim de blé, dans les famines de fraternité, ne peut être apaisée par aucun contrat : "Ils reviendront, ceux qui habitaient à son ombre, ils feront revivre le blé, ils fleuriront comme la vigne, on en parlera comme du vin du Liban" (Osée, 14,8).
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de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 13/07/2014
“Accepte mon offrande. Prends-moi à sa place comme ton esclave (…) je veux expier, expier pour nous tous. Ici, devant toi, ô homme étrange, je saisis le serment que nous avons fait, nous, tes frères, l’horrible serment par lequel nous nous sommes liés ; vois : de mes deux mains je le saisis et ici, sur mon genou, je le brise. Notre onzième, agneau de notre père, le fils aîné de la Juste, n’a pas été dévoré par les bêtes sauvages, mais nous, ses frères, nous l’avons vendu de par le monde.” (Thomas Mann, Joseph et ses frères)
Pour guérir les blessures profondes infligées aux relations humaines primaires de notre vie – la fraternité –, il faut du temps : c’est un besoin vital. Nous ne nous réconcilions pas vraiment si nous ne laissons pas la douleur-amour pénétrer jusqu’à la moelle de la relation malade, pour en être absorbée et lentement la soigner. Et, par-dessus tout, il faut des actes qui disent, par le langage de notre comportement, que nous voulons vraiment recommencer.
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de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 06/07/2014
"Dieu prédira aussi quelque chose de bon à Pharaon”. “Tu dis Dieu”, s’enquit Amenhotep. “Tu l’as déjà dit plusieurs fois. Quel Dieu veux-tu dire ? Puisque tu es de Zahi et d’Amu, je suppose que tu veux dire le taureau qu’en orient on appelle Baal, le Seigneur.” Le sourire de Joseph se fit discret ; il secoua la tête. “Mes ancêtres qui rêvaient de Dieu”, dit-il, “ont conclu leur pacte avec un autre Seigneur.” “Alors, ce ne peut être qu’Adonaï, le Fiancé”, dit le roi précipitamment, “celui pour lequel la flûte fait entendre sa plainte dans les ravins, le dieu qui renaît.”
(Thomas Mann, Joseph et ses frères)Les famines sont nombreuses et multiples. Notre époque traverse la plus grande famine de songes que l’histoire humaine ait jamais connue. [fulltext] =>
La famine de songes, produite par ce capitalisme individualiste et solitaire, est une forme très grave d’indigence, car lorsque le manque de pain nous laisse sur notre faim, si nous nous privons de rêves, nous finissons par ne plus en ressentir l’absence. Nous nous habituons à un monde appauvri en désirs, car les marchandises les étouffent, et bientôt nous devenons pauvres au point que nous ne sommes même plus conscients de cette pauvreté. Comment est-il possible de rêver des anges, du paradis, des grands fleuves d’Égypte, quand nous nous endormons devant le téléviseur allumé ? Pour faire de grands rêves, il faut s’endormir avec une prière sur les lèvres, ou se réveiller avec, sur la poitrine, un recueil de poèmes ouvert qui aura veillé sur notre sommeil.
Le jeune Joseph, innocent, se retrouva en prison, rejeté à nouveau au fond d’une ‘geôle’ (40,15). Or, cette prison devint aussi le lieu où s’épanouit totalement sa vocation, celle que lui avaient annoncé les songes prophétiques de son adolescence. Ces premiers songes lui avaient valu de devenir esclave en Égypte ; les songes qu’il interprètera en terre du Nil seront le chemin qui permettra aux grands songes de sa jeunesse de se réaliser, et de retrouver ses frères-vendeurs et son père. C’est dans une prison que commence une nouvelle phase de la vie de Joseph, une phase décisive pour lui et pour son peuple ; il n’est pas rare qu’une prison devienne le lieu d’une vie nouvelle. Dans cette ‘geôle’, Joseph, qui était conteur de ses propres songes, devient alors interprète des songes des autres. Quand il était adolescent, il racontait ses songes, mais il ne les interprétait pas. La douleur d’avoir été haï et vendu par ses frères, l’esclavage puis la prison, l’avaient mûri et l’avaient révélé à lui-même. C’est dans le creuset des souffrances et des injustices qu’il a découvert sa vocation, et qu’il est devenu le serviteur des songes des autres.
Dans cette prison se trouvaient avec lui deux hauts fonctionnaires de la cour : l’échanson et le panetier du pharaon (40,1). Tous deux “eurent la même nuit un songe. Chacun eut son propre songe” (40,5). Au matin, “Joseph vint vers eux et les vit tout moroses.” Il leur demanda : “Pourquoi avez-vous si triste mine ?”. Ils lui répondirent : “Nous avons eu un songe, et personne ne peut l’interpréter” (40,7-8). Les deux fonctionnaires racontèrent leurs songes à Joseph, et celui-ci les interpréta. Seul celui qui a rêvé et a eu le courage de raconter ses rêves peut devenir l’interprète des rêves que font les autres. Par l’effet d’une loi paradoxale, au cœur des plus hautes réalités de la vie les meilleurs interprètes des rêves des autres sont ceux qui ont souffert à cause de leurs propres rêves.
Avoir des rêves, et ne trouver personne pour les interpréter, est une source de grande insatisfaction pour ceux qui, malgré la famine, continuent à avoir des rêves. Il en existe encore beaucoup, surtout dans les pays plus pauvres en PIB et plus riches en rêves, des rêves qui bientôt produiront des richesses. Les rêves sont toujours une affaire sérieuse, mais les rêves décisifs sont ceux que l’on fait “les yeux ouverts”, que l’on appelle projets, aspirations, envie de libération et de justice, désirs d’avenir et de bonheur, et qui nous font entrevoir notre place dans le monde. Cependant, aujourd’hui comme hier, les rêves ont besoin d’interprètes, de personnes qui sachent en déchiffrer le contenu ; sinon, les rêves meurent. Ces interprètes sont toujours importants, mais ils sont fondamentaux durant la jeunesse, à l’âge des grands rêves.
Joseph commence à interpréter les songes de ses deux compagnons de prison pour leur faire un cadeau : “Joseph leur dit : ‘N’est-ce pas à Dieu d’interpréter ? Faites m’en le récit.” (40,8). La ‘bonne’ interprétation des songes est celle qui vient d’un acte gratuit, non pas celle qui est faite pour de l’argent (“N’est-ce pas à Dieu d’interpréter ?”). Ce besoin essentiel de gratuité est la raison de la rareté des bons interprètes de nos rêves. Ces personnes sont un don rare, mais non rarissime. Les ‘guides spirituels’ appartiennent à cette précieuse catégorie d’hommes qui écoutent et interprètent nos rêves et nos signes. La bonne interprétation des songes est la gratuité demandée et donnée. Elle n’est pas un métier, et si elle devient un métier, elle n’est pas bonne.
Les interprétations que Joseph donne de ces deux songes sont très différentes. Au chef des échansons il prédit sa libération, et au chef des panetiers il annonce sa mort, et cela se vérifiera par la suite. La valeur morale d’un interprète des songes se mesure à son honnêteté, autrement dit à sa capacité et à son courage pour nous dire même les interprétations que nous ne voudrions pas entendre. Trop nombreux sont les interprètes ruffians qui, aujourd’hui comme hier, ne nous disent que ce que nous aimons entendre. Les interprétations erronées peuvent parfois provenir aussi d’interprètes honnêtes, qui manquent de courage et d’amour, mais d’autre part, le charisme de l’interprétation des songes meurt si on ne l’entretient pas dans la souffrance que procurent les interprétations difficiles. J’ai connu des jeunes dont la vie a été rendue très difficile, parfois même gâchée, par de mauvais interprètes de leurs rêves ; face à des signes évidents d’une vocation autre que celle que tel ou tel jeune croyait avoir, ils n’ont pas eu l’honnêteté ni le courage de donner une interprétation vraie et, au lieu de prendre sur eux la douleur de cette vérité difficile à dire, ils ont manipulé les rêves et ont alimenté chez ces jeunes des illusions, des désillusions, des frustrations qui les ont rendus malheureux. Faire confiance à un manipulateur de rêves est plus dangereux que la mort d’un rêve, faute d’interprètes.
Au bout de deux ans, le pharaon aussi eut un songe. “Il se tenait au bord du Nil et voici que du Nil montaient sept vaches, belles d’aspect et bien en chair. Elles se mirent à paître dans les fourrés. Puis sept autres vaches montèrent du Nil après elles, vilaines d’aspect et efflanquées (…) les vaches vilaines d’aspect et efflanquées dévorèrent les sept vaches belles d’aspect et grasses” (41,1-4). Le pharaon se réveilla l’esprit troublé ; puis il se rendormit et rêva une seconde fois : “Sept épis montaient d’une seule tige, gras et appétissants. Puis sept épis grêlés et brûlés par le vent d’est germèrent auprès d’eux, et les épis grêlés absorbèrent les épis gras et gonflés.” (41,5-7). “Au matin, Pharaon, l’esprit troublé, ‘fit appeler tous les prêtres et tous les sages d’Égypte. Il leur raconta ses songes, mais personne ne put les interpréter à Pharaon.’” (41,8)
À ce point du récit, un tournant se produit. Le chef des échansons, dont Joseph avait interprété le songe, deux ans auparavant, se souvint de lui. Il parla de lui au pharaon, qui le fit appeler. Joseph lui révèle immédiatement la clef pour interpréter ce qui va se passer, et la nature de sa façon d’agir : “Même sans moi, Dieu saurait donner une réponse salutaire [shalom] à Pharaon.” (41,16) Nous sommes à un moment crucial et historique : c’est la fin de l’âge des devins, des aruspices, des mages, et c’est le début du temps de la prophétie. Ici, Joseph devient le premier prophète d’Israël. En effet, dans cette lecture du songe du pharaon, nous retrouvons les traits essentiels qui différencient l’interprétation authentique des produits des devins et des faux prophètes de tous les temps. Cette interprétation prophétique est don-gratuité, car en elle s’exerce un charisme que le ‘prophète’ reçoit ; ce n’est pas un produit de sa fabrication, ni une technique apprise dans une école. C’est un don qui, pour pouvoir agir, doit être écouté par son destinataire, et celui-ci doit y croire. Et elle pousse toujours à l’action et au changement.
Notre société abonde en consultants qui se font payer ; elle est inondée de mages et d’horoscopes, mais nous manquons trop de bons interprètes des songes, et les rares qui existent ne sont ni recherchés ni écoutés, et risquent donc de disparaître, faute de demande. Quant au Pharaon, il a cru à l’interprétration-prophétie de Joseph, et il a agi. “Sept années de grande abondance vont venir, dans tout le pays d’Égypte. Puis surviendront après elles sept années de famine et l’on perdra le souvenir de toute cette abondance au pays d’Égypte. La famine épuisera le pays [les vaches et les épis maigres dévorent les vaches et les épis gras]” (41,29-30). Joseph poursuivit : “Et maintenant, que Pharaon découvre un homme intelligent et sage pour le préposer au pays d’Égypte (…) pour taxer au cinquième le pays d’Égypte pendant les sept années d’abondance.” (41,33-34)
Les famines où sévissent ‘les vaches maigres’ passent. Tôt ou tard, ces famines cessent naturellement, même si c’est parfois au prix de grandes souffrances. En revanche, les famines de rêves ne s’arrêtent pas d’elles-mêmes. Elles finissent uniquement si, à un moment précis, nous décidons de réapprendre à rêver. Cela n’est pas impossible. Nous avons su le faire après des misères infinies et indicibles, après des guerres et des dictatures, après des fratricides, après des massacres d’enfants. Nous avons voulu, ensemble, recommencer à rêver. Nous avons écouté les poètes, les saints, les artistes, qui ont su interpréter nos nouveaux rêves. Nous avons prié et pleuré ensemble, nous avons récité leurs poésies, qui sont aussi les nôtres, chanté leurs chansons qui sont aussi les nôtres. C’est ainsi, et seulement ainsi, que les êtres et les peuples renaissent véritablement.“Pharaon retira de sa main l’anneau qu’il passa à la main de Joseph, il le revêtit d’habits de lin fin et lui mit au cou un collier d’or.” (41,42)
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L’arbre de vie – Joseph, véritable "interprète" de songes, dit (et donne) la réalité
de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 06/07/2014
"Dieu prédira aussi quelque chose de bon à Pharaon”. “Tu dis Dieu”, s’enquit Amenhotep. “Tu l’as déjà dit plusieurs fois. Quel Dieu veux-tu dire ? Puisque tu es de Zahi et d’Amu, je suppose que tu veux dire le taureau qu’en orient on appelle Baal, le Seigneur.” Le sourire de Joseph se fit discret ; il secoua la tête. “Mes ancêtres qui rêvaient de Dieu”, dit-il, “ont conclu leur pacte avec un autre Seigneur.” “Alors, ce ne peut être qu’Adonaï, le Fiancé”, dit le roi précipitamment, “celui pour lequel la flûte fait entendre sa plainte dans les ravins, le dieu qui renaît.”
(Thomas Mann, Joseph et ses frères)Les famines sont nombreuses et multiples. Notre époque traverse la plus grande famine de songes que l’histoire humaine ait jamais connue. [jcfields] => Array ( ) [type] => intro [oddeven] => item-odd )
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de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 29/06/2014
"La première sensation de Nekhludov, en se réveillant le lendemain matin, fut d’avoir commis, la veille, quelque chose de très répréhensible. Cependant, après avoir rassemblé ses idées, il se persuada qu’il ne s’agissait pas vraiment d’une mauvaise action, mais plutôt de mauvaises pensées… Il est possible de ne pas répéter une mauvaise action, et de se repentir de l’avoir commise ; en revanche, les mauvaises pensées engendrent toujours de mauvaises actions.” (Léone Tolstoï, Résurrection)
L’histoire de Joseph dans la maison de Potiphar, un fonctionnaire égyptien, est une grande leçon sur la grammaire de la loyauté. La loyauté n’est pas une vertu actuelle.
[fulltext] =>Pendant des siècles, les entreprises et les institutions ont eu recours pour vivre à un patrimoine de loyauté engendré par les valeurs, les efforts et les pratiques des familles, des églises, des communautés, et alimenté par les grands récits, par l’art et la littérature. Depuis quelques décennies, nous n’engendrons plus intentionnellement ces valeurs et ces pratiques, et cependant le besoin de loyauté demeure et va croissant. Ainsi, il y a quelques décennies, avons-nous cru remplacer la loyauté par des primes, en payant et en contrôlant les travailleurs et les dirigeants, espérant ainsi les rendre ‘loyaux’ quand “il ne se trouve aucun domestique” (39,11) pour les voir et les contrôler. Il est regrettable que nous nous apercevions maintenant que cette substitution ne fonctionne que pour des choses simples, et se révèle délétère pour la gestion de situations importantes et cruciales. Une certaine fragilité radicale de notre système économique et social découle d’un grave manque de cette vertu de loyauté ; il serait heureux que nous en prenions collectivement conscience.
Joseph arrive en Égypte après avoir été vendu à Potiphar, un fonctionnaire du pharaon. La Genèse nous montre aussitôt Joseph comme une personne de grande valeur. Ce n’est plus le jeune homme naïf qui racontait ses songes-prophéties à ses frères envieux, mais un administrateur parfait, qui fait tout très bien : “Le Seigneur était avec Joseph et (…) il faisait réussir entre ses mains tout ce qu’il entreprenait. Joseph trouva grâce aux yeux de son maître qui l’attacha à son service.” (39,2) Joseph gagne l’estime et la confiance totale de Potiphar, qui “laissa tous ses biens entre les mains de Joseph et (...) ne s’occupait plus de rien sinon de la nourriture qu’il mangeait” (39,6). Alors, “Le Seigneur bénit la maison de l’Égyptien à cause de Joseph ; la bénédiction du Seigneur s’étendit à tous ses biens, dans sa maison comme dans ses champs” (39,5). La bénédiction de Joseph, héritier de la première grande bénédiction d’Abraham, s’étend à toute la maison où il vivait et pour laquelle il travaillait. Le bien va au-delà de la bonté de la personne qui l’accomplit. Quand, dans une communauté ou une entreprise, une personne juste et bonne agit, sa bonté-bénédiction rejaillit sur tout ce qu’elle touche, et devient un bien commun. La première bénédiction de toute réalité humaine, ce sont les personnes, et parfois une seule personne : “Je te [Abraham] bénirai” (12,2).
La loyauté de Joseph, qui est le cœur de ce récit, apparaît dans toute sa force dans la gestion du conflit avec l’épouse de son maître (dont la Genèse tait le nom). Joseph est présenté comme un jeune homme “beau à voir et à regarder” (39,6), comme sa mère Rachel (29,17), et revêtu aussi de cette beauté morale qui caractérise les êtres justes et droits et qui n’a pas moins d’attrait que la beauté physique. L’épouse de Potiphar “leva les yeux” sur lui, “et lui dit : ‘couche avec moi’” (39,7). Joseph répondit : “Voici que mon maître m’a près de lui et ne s’occupe plus de rien dans la maison. Il a remis tous ses biens entre mes mains (…) il ne m’a privé de rien sinon de toi (…) Comment pourrais-je commettre un si grand mal et pécher contre Dieu ?” (39,9) En effet, Potiphar ne lui demandait de comptes que “de la nourriture qu’il mangeait” ; dans cette culture, la ‘nourriture’ était aussi une image ou un euphémisme pour désigner l’intimité conjugale. C’est pourquoi “chaque jour, elle parlait à Joseph, (...) mais il ne l’écoutait pas” (39,10).
Cette ‘épreuve’ de Joseph est un paradigme de toutes les situations où une personne a une occasion de se montrer loyale. C’est en effet dans la loyauté que se révèle sa pureté, une dimension propre à toutes les vertus qui ne sont pas de l’ordre des préférences ou des valeurs mais de l’action. Ce sont donc des biens d’expérience, parce que l’on devient loyal (juste, prudent, fort…) uniquement lorsque nos principes se traduisent en action concrète. On peut croire sincèrement à la valeur de la loyauté, mais pour être loyal il faut en donner la preuve sur le terrain. Les intentions droites et les bons sentiments ne suffisent pas, même si, avant et durant l’action, on réussit à être loyal en ayant d’abord cultivé de bons sentiments et chassé les mauvaises pensées. Comme c’est le cas pour tous les biens d’expérience, nous ne pouvons pas savoir si ce ‘bien’ se trouve vraiment dans notre ‘panier’, tant que nous ne sommes pas dans une expérience concrète pour découvrir si nous pensions être loyaux ou si nous le sommes réellement. On peut alors devenir loyal, même après un parcours déloyal. De même, il peut arriver que, face à une expérience inédite, nous découvrions avec surprise et émotion que nous avions en nous une force morale que nous ne pensions pas posséder. Le martyre doit être quelque chose de cet ordre, et c’est pourquoi, avant d’être un don que l’on fait, c’est un don que l’on reçoit. Joseph, qui était déjà juste, ne savait pas qu’il était loyal, même face au regard de la femme de son maître. Pas même l’instant d’avant.
Nous retrouvons ici une caractéristique essentielle de la loyauté. Son existence et sa valeur se mesurent d’après le coût concret que la personne qui veut être loyale doit supporter en disant non à une ou plusieurs actions déloyales qui lui auraient épargné ce coût. La loyauté a donc toujours un coût, et celui-ci se traduit souvent par une ‘abstention d’agir’, et c’est aussi la raison pour laquelle il est difficile de le voir. Sans cette alternative coûteuse, qui se présente “un jour” où “il ne se trouve aucun domestique”, la loyauté n’est pas visible. Le coût que Joseph a dû supporter pour être loyal à l’égard de Potiphar, ce n’est pas tant d’avoir renoncé au plaisir sexuel, que d’avoir assumé les conséquences liées à son refus, étant donné l’asymétrie radicale de pouvoir qui existait entre lui et l’épouse de son maître. Un coût qui ne tarda pas à se manifester.
Dans la suite de cet épisode du grand cycle de Joseph, il y a un avertissement sur une autre dimension de la loyauté, qui n’est pas nécessaire mais est très courante. Joseph, pour être loyal, doit dire non à une offre qui lui vient du côté où se trouve la personne-institution avec laquelle il veut être loyal. “Le jour où il vint à la maison pour remplir son office sans qu’il s’y trouve aucun domestique, elle le saisit par son vêtement en disant : ‘Couche avec moi !’ Il lui laissa son vêtement dans la main, prit la fuite et sortit.” Alors la femme “appela ses domestiques et leur dit : ‘Ça ! On nous a amené un Hébreu pour s’amuser de nous ! Il est venu pour coucher avec moi, et j’ai appelé à grands cris.” (39,13-14) Cette même version mensongère et inversée, la femme la raconta ensuite à son mari (39,17), qui se saisit de Joseph “pour le mettre en forteresse” (39,19).
Encore une fois sans “vêtement”, encore une fois jeté violemment dans une “geôle” (40,15).
Et Joseph se tait ; tel ‘une brebis muette’, il ne se défend pas. La Bible ne nous dit rien des raisons de ce silence. Ce non-dit peut cependant nous dévoiler une autre dimension fondamentale de la loyauté, peut-être la plus caractéristique. La loyauté se vit, elle ne se raconte pas, surtout quand, pour rester loyal, on a dû dire un ‘non’ ferme à un intime de la ‘maison’. Ces silences peuvent aussi être l’expression de la loyauté, mais seulement si, en se taisant, on prend sur soi les conséquences coûteuses de ce silence loyal. Il peut arriver que cette loyauté entre en conflit avec d’autres vertus telles que la justice ; c’est à l’intérieur des conflits entre vertus que s’exerce notre responsabilité morale.
Si la loyauté est une vertu silencieuse et invisible, dans sa partie la plus profonde et la plus vraie, alors elle ne peut compter sur les récompenses et les marques de gratitude qui soutiennent et renforcent un grand nombre de vertus ‘publiques’. La récompense pour les coûts, que l’on a supportés pour être et rester loyal, est totalement intrinsèque et donc, si l’on n’a pas une vie intérieure d’où jaillisse cette unique récompense, on ne peut pas devenir ni rester loyal. Si nous voulons que le monde et les institutions de demain soient plus loyaux, nous devons faire advenir une nouvelle ère de vie intérieure et de spiritualité. Sans loyauté, on ne peut rester fidèle, tout d’abord aux pactes et aux promesses initiales de la vie, ni même, ensuite, aux contrats.
Enfin, si la loyauté est par nature difficilement observable, alors il y a dans le monde et chez les personnes qui nous aiment une loyauté beaucoup plus grande que celle que nous pouvons constater. Si nous savions poser un regard plus profond sur nos amis, nos épouses, nos martyrs, nous découvririons que, derrière leur amour fidèle et leurs yeux pleins de bonté, se cachent, invisibles et silencieux, une foule d’actes de loyauté qui sont les vrais fondements de ces rapports solides. Nous nous donnons réciproquement quelques-uns de ces actes de loyauté-fidélité, aux derniers instants de notre vie, comme notre héritage le plus précieux. D’autres, peut-être encore plus beaux et certainement plus douloureux, que nous sommes incapables de dire, meurent avec nous. Tous, cependant, portent de nombreux fruits, et rendent notre monde plus beau et plus digne. “Le maître (...) fit saisir Joseph pour le mettre en forteresse ” ; mais Le Seigneur fut avec lui” (39,21).
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L’arbre de vie – Joseph est mis (plusieurs fois) à l’épreuve, mais il mène une vie loyale
de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 29/06/2014
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de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 22/06/2014
"Le voyage se poursuivit jusqu’à Ephrata, là où est enterrée Rachel. Joseph se précipita vers la tombe de sa mère et se jeta dessus, accablé par une douleur indicible : ‘Mère, mère, toi qui m’as engendré, lève-toi, allons, reviens à la vie pour voir ton malheureux fils vendu comme esclave et abandonné… Sors de ton sommeil, ma mère, veille sur mon père qui se tient aujourd’hui auprès de moi, de toute son âme et de ton son cœur, tiens-toi à son côté et console-le.’”
(Louis Ginzberg, Les légendes des juifs)Le mot profit (bèça‘) fait son apparition dans la Bible à l’occasion de la vente d’un frère : “Quel profit y aurait-il à tuer notre frère ?” (37,26). C’est ainsi qu’après avoir jeté Joseph dans la citerne, ses frères obéirent à Juda, et “le vendirent pour vingt sicles d’argent” (37, 28) à des marchands de passage. [fulltext] =>
C’était le prix d’un esclave ou d’une paire de sandales, vingt fois moins que le prix qu’Abraham avait payé aux Hittites pour la tombe de Sara. Joseph, le plus jeune frère, fut donc vendu comme esclave aux Ismaélites, les descendants du fils d’Abraham et d’Agar, refusé par Sara et chassé lui aussi au désert. L’argent et le profit se présentent à nous comme étroitement liés à la mort. Ils entrent en scène comme un moyen de l’éviter, mais en réalité ils continuent à la côtoyer de près. Les grandes civilisations savaient fort bien que le territoire du profit est contigu, par un côté, de celui de l’amour et de la vie, mais, par un autre côté, il est contigu de celui de la mort et du péché, et que les poteaux de frontière sont mobiles et les passages dans les deux directions très faciles et très fréquents. Or, notre civilisation est la première qui, dans son ensemble, a oublié l’existence de la frontière de gauche avec la terre du profit ; elle a ainsi oublié que “le salaire du juste conduit à la vie, le revenu du méchant, au péché” (Proverbes, 10,16). Aujourd’hui comme hier, il y a des marchands qui achètent et vendent uniquement “de la gomme adragante, de la résine et du ladanum” (37,25) ; mais il en est d’autres, souvent mêlés à eux sur les mêmes places, qui, en même temps que les marchandises, achètent et vendent des ‘frères’, pour vingt sicles ou moins.
Quand la caravane des marchands de denrées et d’enfants fut repartie en direction de l’Égypte, les frères “prirent la tunique de Joseph et, ayant égorgé un bouc, ils la trempèrent dans le sang. Ils envoyèrent porter la tunique à leur père... Il la reconnut et dit : ‘c’est la tunique de mon fils ! Une bête féroce l’a dévoré !” (37,31-33). Nous sommes, là, dans un des passages les plus intenses de la Genèse : “Jacob déchira ses vêtements, mit un sac à ses reins et prit le deuil de son fils pendant de longs jours. (…) Et il disait : ‘c’est en deuil que je descendrai vers mon fils au séjour des morts [shèol]’” (37,31-35). Des versets d’une beauté et d’une humanité immenses, qui rendent éternel et sacré ce type de douleur, celle d’un père, pour laquelle il n’existe pas de mot spécifique, à la différence de l’orphelinat ou du veuvage, peut-être parce qu’elle est indicible. Il faut que le paradis existe, ne serait-ce que pour rendre justice à ces douleurs sans nom, pour rendre à nouveau immaculées les longues tuniques colorées des enfants.
Puis Juda “descendit de chez ses frères” (38,1) et – peut-être pour s’éloigner de cette tunique et de ce sang – se rendit au pays des Cananéens, où, avec sa bru Tamar, il devient protagoniste de l’une des plus belles histoires de la Genèse. Tamar, une Cananéenne, reste veuve après avoir épousé Er, le fils aîné de Juda. En vertu de la loi dite loi du lévirat, Juda demande à son second fils, Onân, de donner une descendance à Tamar. Mais Onân refuse d’accomplir son devoir envers Tamar, puis meurt. (38,6-9). Juda insinue alors l’idée que Tamar pourrait être la cause de la mort de ses deux fils (38,11). Dans les cultures de l’antiquité, et c’est encore aujourd’hui le cas dans certaines régions de l’Inde ou de l’Afrique, il était courant de croire que les femmes veuves apportaient le malheur et la malédiction, et elles étaient donc discriminées et maltraitées. Juda dit alors à Tamar : “Reste veuve dans la maison de ton père jusqu’à ce que mon fils Shéla ait grandi” (38,11). Le temps passe, Shéla grandit, mais Juda ne tient pas parole et ne respecte pas la loi du lévirat, et Tamar continue de rester seule et sans enfants. C’est alors qu’un coup de théâtre se produit. Tamar apprend que Juda est de passage près de chez elle, loin de sa tribu. Elle retire ses habits de veuve (38,14), se couvre d’un voile pour se rendre méconnaissable, et attend Juda à un carrefour. Juda la vit, “la prit pour une prostituée” (38,15) et, pour prix, il promet à Tamar de lui envoyer un chevreau. Mais, pour se donner à Juda, sa bru veut un gage : “Ton sceau, ton cordon et le bâton que tu as à la main” (38,18) – la ‘carte d’identité’ des seigneurs de ces lieux. Tamar devient enceinte de lui. Et quand, trois mois plus tard, Juda apprend que sa bru attend un enfant (ce seront en réalité des jumeaux : Pharès et Zara : 38,29-30), il la condamne à mort. Tandis qu’on la conduit vers le bûcher, Tamar poursuit jusqu’au bout son plan : “C’est de l’homme à qui ceci appartient [le sceau, le cordon et le bâton] que je suis enceinte” (38,25). “Juda les reconnut et dit : ‘Elle a été plus juste que moi, car, de fait, je ne l’avais pas donnée à mon fils Shéla’” (38,26). Par cet ultime acte de responsabilité, Juda se rachète aussi lui-même ; il aurait pu exercer son pouvoir d’homme et de chef de clan pour démentir Tamar, une femme sans défense. Mais il ne l’a pas fait et, au moins en cela, il a été un homme juste.
Ainsi s’achève l’histoire de Tamar. Sa conclusion nous fait bien comprendre de quel côté la Genèse se situe : du côté de Tamar, qui nous est présentée comme une figure positive et juste (“Elle a été plus juste que moi”), sous des traits semblables à ceux des figures féminines de la Bible (Judith, Ruth). Et, si nous suspendons la lecture moralisante de ces épisodes (et nous devons toujours le faire, si nous voulons espérer posséder un peu l’‘intelligence des écritures’), nous découvrons dans l’histoire de Tamar de nombreux messages de vie. Tout d’abord, en blâmant Juda et en faisant l’éloge de Tamar, la Genèse nous rappelle qu’il existe une fausse prudence et des transgressions salvatrices. Parce qu’il a peur de voir mourir aussi son troisième fils (“Il ne faudrait pas que celui-ci meure aussi comme ses frères !”: 38,11), Juda ne se met pas au service de la vie et refuse une descendance à sa bru et à sa famille. Cette prudence, qui refuse le risque, est souvent ennemie de la vie et de l’avenir ; ce n’est pas une vertu, mais un vice et un péché. Dans l’histoire de Juda et de Tamar, revient un puissant contre-chant qui accompagne tout le concert biblique : la prédilection pour les derniers et les plus petits, et leur rachat. C’est seulement en unissant la ‘voix’ des patriarches, des rois et de la Loi à celle des humbles relevés, que la Bible peut résonner dans toute sa beauté et sa dimension de salut. La lecture la plus profitable et la plus vraie de la Parole est celle qui nous fait renverser les ordres établis et les hiérarchies de notre temps humain, celle qui élève les humbles et rabaisse les puissants, qui nous secoue et nous arrache à nos convictions éthiques, bien enracinées, sur la moralité, le péché, la faute, l’innocence. Une Bible d’où serait absente l’humanité blessée, et même l’humanité pécheresse, serait un livre qui ne serait d’aucun bénéfice pour les femmes et les hommes réels.
Cependant, dans cet épisode de la Genèse, nous pouvons retrouver un autre message, caché mais non invisible, qui s’adresse surtout aux mâles et aux puissants : ‘les femmes que vous cherchez aux ‘carrefours’ et que ‘vous prenez pour des prostituées’, comme Juda, peuvent être de votre propre maison. Et elles le sont réellement. Vous ne les reconnaissez pas, vous les considérez comme des étrangères sans visage, mais Éloïm voit au-delà du voile, et viendra le jour de justice où vous devrez rendre compte des ‘sceaux’ que vous leur avez laissés en gage’.
Nous devons remercier l’auteur de ces récits, et ceux qui nous les ont conservés précieusement au long des millénaires, car ils ont eu le courage de nous raconter l’humanité dans toute sa nudité et avec ses blessures, sans censure ni fausse pudeur. Et si toute l’humanité est donnée, alors aujourd’hui, tout homme peut trouver dans ces textes une vie de rachat et de salut, hier, aujourd’hui et toujours.
C’est uniquement en entrant dans cette logique ‘renversée’ que nous ne sommes pas surpris de trouver dans la généalogie de Jésus de Nazareth : “Abraham engendra Isaac, Isaac engendra Jacob, Jacob engendra Juda et ses frères, Juda engendra Pharès et Zara, de Tamar ” (Matthieu 1,2). Oui, entre Abraham et Jésus il y a Tamar, et il y a Juda.À ce carrefour près de la source, Tamar n’a donc pas seulement rencontré son beau-père. Elle ne le savait pas, mais son véritable rendez-vous sur cette route était un autre : celui qui l’a sertie pour toujours, comme une perle rare, dans la grande histoire du salut.
On ne vend pas un frère à des marchands pour vingt pièces de monnaie, on n’envoie pas à un père la longue tunique colorée de son fils, tachée du sang d’un bouc, on n’humilie pas et on n’abandonne pas une bru-veuve. Mais, tant que quelqu’un continuera à commettre ces délits et à faire des victimes, il y aura au moins un ‘lieu’ au monde (la Bible) où l’on pourra se reconnaître, se sentir aimé, pris par la main, relevé, même dans les situations les plus dramatiques et les plus sombres de l’existence – la nôtre ou celle des autres. Et trouver ensuite la force de se remettre en marche, pour ne pas mourir et pour ne pas faire mourir, pour espérer vraiment en une terre promise, en une résurrection ; pour espérer dans le paradis d’Abel, d’Ismaël, d’Agar, de Dina, de Joseph et de Tamar.“Joseph étant descendu en Égypte, Potiphar (…) l’acquit des mains des Ismaélites” (39,1).
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La valeur de l’homme, la dignité de la femme
de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 22/06/2014
"Le voyage se poursuivit jusqu’à Ephrata, là où est enterrée Rachel. Joseph se précipita vers la tombe de sa mère et se jeta dessus, accablé par une douleur indicible : ‘Mère, mère, toi qui m’as engendré, lève-toi, allons, reviens à la vie pour voir ton malheureux fils vendu comme esclave et abandonné… Sors de ton sommeil, ma mère, veille sur mon père qui se tient aujourd’hui auprès de moi, de toute son âme et de ton son cœur, tiens-toi à son côté et console-le.’”
(Louis Ginzberg, Les légendes des juifs)Le mot profit (bèça‘) fait son apparition dans la Bible à l’occasion de la vente d’un frère : “Quel profit y aurait-il à tuer notre frère ?” (37,26). C’est ainsi qu’après avoir jeté Joseph dans la citerne, ses frères obéirent à Juda, et “le vendirent pour vingt sicles d’argent” (37, 28) à des marchands de passage. [jcfields] => Array ( ) [type] => intro [oddeven] => item-odd )
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de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 15/06/2014
“Toi que mon cœur hardiment choisit par amour de l’Unique-Aimée qui en toi vivait, toi qui avais ses yeux et sa façon de regarder, exactement comme elle me regarda près du puits quand elle m’apparut la première fois parmi les brebis de Laban, et que je fis rouler la pierre du puits et qu’il me fut permis de l’embrasser, et les bergers exultaient : ‘la, la, la’. En toi je continuai à la retenir, ô bien-aimé, quand le Puissant me l’arracha ; dans ta grâce elle restait, et qu’y a-t-il de plus doux que le double, le balancement fluctuant d’un visage à l’autre ?”
(Thomas Mann, Joseph et ses frères)
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Quelques-uns de ces personnages ont reçu un appel particulier en vue d’une mission et d’un salut collectif, mais ils n’ont jamais cessé d’être des hommes et des femmes complets. Bonté, pureté, duperies, vols, bénédictions, fraternité, fratricide, s’entremêlent et font naître une vraie histoire de salut pour tous. Les protagonistes de la Genèse sont proches de nous et nous parlent, parce qu’ils se montrent dans la nudité de leurs sentiments et de leurs ambivalences, sans crainte d’entrer même dans les mesquineries et les contradictions de la condition humaine. Ils dessinent ainsi un salut possible pour tous, et sont un remède à toutes les idéologies, y compris les nombreuses idéologies de fraternité.
Joseph, le protagoniste du dernier et grandiose cycle de la Genèse, n’est pas évoqué comme le quatrième patriarche (on dira toujours “le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob”). Joseph est fils de Jacob et de Rachel mais, surtout, Joseph est frère, et son histoire est une grande leçon sur la grammaire de la fraternité biblique (qui est aussi la nôtre).
Jacob-Israël avait eu Joseph de Rachel, la femme dont il était tombé amoureux près du puits. Son père avait pour Joseph un amour spécial, une préférence explicite et connue. Le texte ne craint pas de nous le dire : “Israël préférait Joseph à tous ses frères” (37,3). Pour cette raison, “il lui fit une tunique princière” (37,3). Cette tunique (ketônet passîm) était spéciale et différente de celles de ses frères. Elle était longue, avec des manches qui couvraient les paumes de ses mains ; peut-être était-elle multicolore et brodée. Pour Thomas Mann cette tunique avait été le vêtement de Rachel, que son père Laban lui avait donnée pour ses noces, qu’il avait achetée à des marchands et qui avait appartenu à une fille de roi. C’était sans doute un vêtement de luxe, qui n’était donc pas fait pour quelqu’un qui devait travailler. Un message de préférence et de statut privilégié au sein du clan, que ses frères perçurent très clairement : “ses frères virent qu’il le préféraient à eux tous ; ils le prirent en haine” (37,4). Dans cette situation familiale compliquée – les fils d’épouses que Jacob n’aimait pas toutes de la même manière, les fils d’esclaves, un fils préféré – s’ajoute un autre élément qui vient compliquer encore le récit. Joseph a des songes, mais, surtout, il raconte en public ses songes. À la différence de son père, Joseph ne rêve pas le paradis et n’entend pas les paroles de JHWH ; dans tout le cycle de Joseph, Dieu reste nettement en retrait, la scène est entièrement consacrée aux rapports interhumains. Il est lui-même le protagoniste de ses songes : “Écoutez donc, leur dit-il, le songe que j’ai eu. Nous étions en train de lier des gerbes en plein champ quand ma gerbe se dressa et resta debout. Vos gerbes l’entourèrent et se prosternèrent devant elle” (37,7). Alors ses frères “le haïrent encore davantage pour ses songes et pour ses propos” (37,8). Puis il eut encore un autre songe : “le soleil, la lune et onze étoiles se prosternaient devant moi.” (37,9). Après ce second songe, Jacob, qui s’est reconnu dans le “soleil” du songe, le gronda (37,10), et ses frères, les onze étoiles, “le jalousèrent” (37,11). Joseph, le fils au vêtement royal, n’est déjà pas aimé parce qu’il est le préféré de son père ; imprudemment et naïvement, avec la fougue et la belle immaturité de sa jeunesse mais aussi à cause de son tempérament-mission (les songes font partie de la vocation de Joseph), il raconte ses songes qui finissent par transformer le sentiment d’envie et de jalousie de ses frères en une véritable haine, puis en un plan d’action pour l’éliminer. En effet, quand il rejoint ses frères qui font paître les troupeaux du côté de Sichem, parce que son père – imprudemment – l’a envoyé voir s’ils vont bien (shalom), dès qu’ils l’aperçoivent ils s’exclament : “Voici venir l’homme aux songes !” (37,19). Ils décident donc de le tuer. (“Allez ! Tuons-le !” (37,20)). Puis, à la suite de l’intervention de Ruben, l’aîné, ils changent d’avis et décident de le jeter dans une citerne dans le désert (“Ne répandez pas le sang, jetez-le dans cette fosse” (37,22)). Enfin, sur la suggestion de Juda, ils le vendent à une caravane de marchands de passage (“Allons le vendre aux Ismaélites” (37,27)).
Cette fin tragique de Joseph – qui s’avèrera salvatrice, mais nous ne le savons pas encore, et nous ne devons pas le savoir – dépend d’un élément décisif : les frères de Joseph croient à ses songes. Ce sont eux les interprètes, et ils lisent le contenu de ses songes comme une véritable révélation ou une prophétie. C’est la force de vérité de ses songes et de sa parole qui condamnent Joseph. Si ses frères n’avaient pas vu en Joseph les potentialités pour devenir la ‘première gerbe’ de la famille, ils se seraient simplement moqués de lui comme d’un garçon vaniteux. Or, ils reconnaissent que la préférence de leur père peut être au service d’un plan divin et d’un talent naturel qui élèvent Joseph par rapport à eux.
Alors, avec Joseph apparaît un nouveau type de conflit intrafamilial. Jusque-là, les conflits dans la maison d’Abraham avaient été dualistes : Caïn/Abel, Sara/Agar, Jacob/Ésaü, Lia/Rachel. Ici, le conflit est entre un frère et les autres frères. Nous nous trouvons face à une discrimination communautaire, à une envie-jalousie collective, qui se traduit par une violente persécution puis une expulsion, qui frôlera de près le fratricide..
Le sentiment collectif d’envie envers un individu est une grave maladie fort répandue, d’ordre social, organisationnel et communautaire. On la rencontre chaque fois que, dans un groupe, il se crée une certaine solidarité perverse, à travers le processus d’envie-jalousie à l’égard d’une personne, qui se change en ostracisme et en persécution à son égard de la part de tous les autres. Et il arrive toujours – ou presque – que les persécuteurs, pour se justifier, trouvent des motifs de culpabilité chez le persécuté, en se cachant à eux-mêmes et aux autres la vraie raison : leur envie-jalousie ; même dans le texte biblique, on trouve des passages où le narrateur, s’appuyant sur d’anciennes traditions, laisse ouverte la possibilité d’une coresponsabilité partielle de Joseph (37,2;10).
Il n’est d’ailleurs pas rare que la raison première de la persécution naisse de ‘songes’ du persécuté. Un membre d’un groupe, qui commençait à se distinguer pour une raison précise, communique à ses collègues, aux membres de la communauté, … un projet de vie, un plan de réforme, une vision plus grande. Ses auditeurs interprètent le ‘songe’ et, connaissant les qualités du rêveur, croient que ses projets, plus grands, pourront réellement se réaliser. Se déclenche alors l’envie-jalousie – qui sont sœurs jumelles – et il n’est pas rare qu’un plan soit élaboré pour éliminer ‘l’homme des songes’. Ce type particulier d’envie – l’envie à l’encontre des songes des autres –, envie particulièrement sournoise et dangereuse, s’active du fait de la présence d’un talent chez un membre du même groupe (toutes les envies se développent entre pairs), sa capacité à rêver de grandes choses et à pouvoir les réaliser. Cette envie-jalousie à l’égard de l’autre naît de ce que nous-mêmes ne rêvons pas des choses aussi grandes ni aussi belles. Dans des processus relationnels similaires, la présence d’un privilège (le vêtement et les songes) est réelle, elle n’est pas inventée par les envieux ; elle est simplement interprétée comme une menace, au lieu d’être vue comme un bien commun. C’est pour cette raison que l’envie – surtout quand elle se développe au sein de communautés primaires – ne se soigne qu’en nous réconciliant avec le talent de l’autre, jusqu’à le sentir nôtre, appartenant à tous. Il est emblématique qu’avant de jeter Joseph dans la citerne, ses frères “lui ôtèrent sa tunique” (37,23).
Dans des dynamiques communautaires semblables, la grande tentation de celui qui a des songes est de renoncer à rêver et de cesser de raconter ses songes à ses amis. Or, si nous ne racontons plus à personne nos songes les plus beaux, qui disent notre vocation, très vite arrive le jour où nous n’arrivons plus à rêver ; nous fermons les yeux pour ne plus voir, et il ne se passe plus rien. Tant que nous avons quelqu’un à qui raconter nos songes, nous avons encore des amis, car l’amitié est aussi le ‘lieu’ où nous pouvons nous raconter réciproquement nos songes les plus grands. Joseph racontait ses songes à ses frères, parce qu’il les considérait comme ses amis et avait confiance en eux ; quel frère cadet n’a pas confiance en ses frères aînés ? Trahir ou pervertir un songe raconté par un ami-frère, c’est le premier délit contre l’amitié et la fraternité qui, alors, n’est plus qu’une simple question de sang. Quand l’envie des autres nous arrache la tunique colorée et fait mourir en nous nos songes, les communautés entament un inexorable déclin moral et spirituel. Et celui qui avait des songes s’éteint, s’étiole et se perd.
Joseph n’a jamais cessé de raconter ses songes, et ces songes-racontés ont aussi sauvé ses frères.
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de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 15/06/2014
“Toi que mon cœur hardiment choisit par amour de l’Unique-Aimée qui en toi vivait, toi qui avais ses yeux et sa façon de regarder, exactement comme elle me regarda près du puits quand elle m’apparut la première fois parmi les brebis de Laban, et que je fis rouler la pierre du puits et qu’il me fut permis de l’embrasser, et les bergers exultaient : ‘la, la, la’. En toi je continuai à la retenir, ô bien-aimé, quand le Puissant me l’arracha ; dans ta grâce elle restait, et qu’y a-t-il de plus doux que le double, le balancement fluctuant d’un visage à l’autre ?”
(Thomas Mann, Joseph et ses frères)
Les personnages bibliques ne sont pas des masques d’une pièce de théâtre. Ils ne jouent pas un rôle ou un caractère (bon-méchant, traître-trahi, etc…) Ce sont des êtres humains ayant les couleurs et les traits de tout l’humain. [jcfields] => Array ( ) [type] => intro [oddeven] => item-even )
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de Luigino Bruni
posté sur Avvenire le 08/06/2014
"Une seule chose le faisait souffrir : il commençait à se faire vieux, et il lui fallait la laisser sa terre là où elle était. C’est une injustice de la part de Dieu, qu’après avoir usé votre vie pour vous procurer des biens, quand vous êtes parvenu à vous les procurer et que vous en voudriez encore, il faille les laisser ! Alors, quand ils lui dirent qu’il était temps de laisser ses biens pour penser à son âme, il sortit dans la cour comme un fou, en titubant, et à coups de bâton il tuait ses canards et ses dindons, et criait : “Mes biens, venez vous-en avec moi!” "
(Giovanni Verga, La roba).Il n’est pas vrai que le progrès est un ensemble de vecteurs tous orientés dans la même direction. Sous de nombreux aspects, la modernité a apporté de grandes améliorations et de grands progrès, mais pas dans l’art de vieillir et de mourir, qui subit en revanche un puissant et rapide retour en arrière. La phase finale du ‘cycle des Jacob’ est zébrée par la douleur et la mort, surtout celles des femmes. [fulltext] =>
Après la triste histoire de Dina, nous rencontrons la mort de Débora, “la nourrice de Rébecca” (35,8), qui fut ensevelie au pied du “Chêne des Pleurs”. Ensuite, celle de Rachel, l’épouse aimée de Jacob, qui meurt en mettant au monde son second fils : “Comme elle accouchait difficilement, la sage-femme lui dit : ‘Ne crains pas, car tu as un fils de plus’. Dans son dernier souffle, (...) elle l’appela ‘Ben-Oni’ – c’est-à-dire Fils-du-deuil – mais son père l’appela ‘Benjamin’ – c’est-à-dire Fils-de-la-droite” (35,18). Jacob continue à se déplacer en pèlerin exilé, à travers la terre promise. Et, voyageant toujours, il enterre Rachel près de Bethléem – la Maison du Pain –, sur la route qui le ramenait au pays de son père Isaac (Hébron). Sur cette tombe, encore une fois, il érigea une stèle, marquant ainsi pour toujours sa vie et cette terre.
Les femmes continuent de nous engendrer dans les douleurs et, quels que soient les progrès de la médecine, l’accouchement demeure dans la vie des mères un moment crucial qui leur confère une valeur et une dignité sans égal dans l’univers. Trop de femmes encore meurent en accouchant – environ mille par jour – même dans les pays techniquement les plus avancés. Quelquefois, dans ces rencontres entre la vie et la mort, l’alchimie de la vie de Rachel se répète ; l’enfant, ‘Fils-du-deuil’ et de la mort, prend un nom nouveau et se change en ‘Fils-de-la-droite’, de la prospérité et de la vie. Dans ces transformations, qui sont d’authentiques résurrections, c’est généralement le père qui donne à son fils un nom nouveau dans lequel il revoit à jamais, comme en chacun de fils – et plus encore – le visage de la mère-épouse.
Et, enfin, vient aussi la mort d’Isaac : “Jacob arriva chez son père Isaac, à Mambrè (…) où avaient séjourné Abraham et Isaac. Les jours d’Isaac furent de 180 ans ; Isaac expira, il mourut et fut réuni aux siens, âgé et comblé de jours. Ses fils Ésaü et Jacob l’enterrèrent.” (35,27-29). La mort d’Isaac reproduit littéralement celle de son père Abraham : “Voici le nombre des années de la vie d’Abraham : 175 ans. Puis il expira ; il mourut dans une heureuse vieillesse, âgé et comblé. Ses fils Isaac et Ismaël l’enterrèrent dans la caverne de Makpéla. (25,8-9). Abraham et Isaac meurent après une très longue vie, ‘âgés et comblés’, ‘dans une belle vieillesse’, et la mort du père est l’occasion d’une rencontre entre les fils qui avaient été en conflit entre eux – scène splendide qui, de temps en temps, revit dans nos propres histoires quotidiennes. Dans les deux cas, ces belles morts sont évoquées par le verbe ‘expirer’ : en mourant, nous rendons ce ‘souffle de vie’ qu’Adam avait reçu lors de la création, et que tout homme reçoit en venant au monde. La vie n’est pas l’ouvrage de nos mains ; elle est tout un mystère qui se situe entre le premier souffle donné et le dernier souffle rendu.
La contemplation de la belle mort des Patriarches ne doit pas nous faire oublier que les morts, celles d’hier et d’aujourd’hui, ne sont pas toutes bonnes. Dans le cas des enfants et des jeunes, la mort arrive comme un voleur, un ennemi qui vient prendre ce qui ne lui revient pas. Mais la plupart des morts pourraient être bonnes, si seulement nous avions les ressources spirituelles et morales pour bien les vivre. Les religions, la piété populaire, l’éthique et la spiritualité de la famille, de nombreuses civilisations traditionnelles non occidentales, et même les grandes idéologies du XXe siècle avaient produit une bonne gestion de la douleur et de la mort, parce qu’elles avaient élaboré une culture de la vieillesse et de la fin de vie beaucoup plus supportable que celle qui s’affirme dans notre culture consumériste. Nombreux étaient les gens âgés qui, hier, mouraient ‘âgés et comblés’ et ‘dans une belle vieillesse’ – même si ce n’était pas le cas de tous ; mon grand-père Dominique a été de ceux-là. Or, aujourd’hui où l’on comprend et l’on accepte donc de moins en moins l’âge où le corps et la vie déclinent, nous créons des ‘marchés de jouvence’ toujours plus florissants. Nous oublions ainsi que l’âge du couchant arrive inexorablement, en dépit de tout ce que nous pouvons faire pour le retarder, par de coûteuses cures esthétiques, des cours de gymnastique et des marathons citadins. La rencontre non préparée avec la déchéance physique est dévastatrice, parce que nous percevons la mort comme si avec elle tout mourait : nous-mêmes, nos amours, nos ‘biens’, le passé, le monde. Si nous n’estimons pas et n’aimons pas notre vieillesse et celle des autres, nous n’estimons pas et nous n’aimons pas les vieux, qui commencent à constituer une grande ‘périphérie’ de notre époque ; ainsi, la société et l’économie dilapident-elles un patrimoine de valeurs et d’une grande valeur.
Nous avons un besoin vital de charismes nouveaux qui nous réapprennent l’art d’être comblé et de connaître une belle vieillesse, des charismes qui aient des yeux pour voir autrement cette grande pauvreté d’aujourd’hui, et qui lui redonnent vie. Sans cette réconciliation docile avec la vieillesse, celle-ci, paradoxalement, finit par dominer même les années de jeunesse, vécues dans la hâte et dans la hantise qu’elle finisse. Si au contraire nous savons aimer la vieillesse et l’accueillir, elle nous révèle ses beautés délicates et cachées, et qui pourtant ne sont pas petites. La beauté a toujours été une affaire qui relève du spirituel, et beaucoup plus de l’éthique que de l’esthétique. J’ai connu Rita Levi Montalcini, Mère Teresa, Nelson Mandela quand ils étaient déjà dans le grand âge, et ils m’ont toujours paru très beaux, pas moins beaux que mes neveux ou mes élèves de l’université.
C’est en outre une grande injustice que trop de vieux, aujourd’hui, passent les dernières années de leur vie sans être entourés de leurs petits-enfants et d’enfants, qui sont essentiels pour rendre joyeuse la vieillesse et réjouir nos têtes aux cheveux blancs. Une culture qui fait mourir ses vieux dans la solitude, ou en ‘compagnie’ d’autres vieux, seuls eux aussi, est une culture sotte et profondément ingrate. Aujourd’hui, en Italie, 62,5% des femmes âgées vivent seules (contre 30% d’hommes). Cette donnée est grave, surtout quand on pense que ces femmes ont souvent passé les meilleures années de leur vie à s’occuper de leurs vieux parents, en renonçant – plus ou moins librement – à toute détente et souvent à tout projet professionnel. C’est toute une génération de femmes qui meurt avec un énorme ‘crédit de soins’. Les soins qu’elles reçoivent, aujourd’hui qu’elles sont vieilles, sont bien moindres que ceux qu’elles ont donnés quand elles étaient jeunes. Demain nous trouverons un nouvel équilibre entre les générations et entre les deux sexes – espérons qu’il sera meilleur – et les crédits se réduiront ; mais cela n’enlève rien à la douleur injuste de toute une génération de femmes ‘bannies des soins’.
Le bonheur et la sagesse d’une civilisation se mesurent à la façon dont elle sait vieillir et à la façon dont elle sait mourir. Quand un jeune voit un père ou une grand-mère mourir mal, c’est sa propre vie qui se dégrade, même s’il ne s’en aperçoit pas. Un vieillard qui parvient à vieillir et à mourir dans une ‘belle vieillesse’ accomplit un grand acte d’espérance et d’amour pour les jeunes, pour ses enfants, et donc pour tous. Il peut aussi arriver qu’un juste vieillisse et meure mal, dans le désespoir, et qu’il reste juste ; cependant, cela fait partie du bon métier de la vie que de lutter ‘toute la nuit’ et, à la fin, d’arracher la bénédiction même à l’ange de la mort.
La ‘belle vieillesse’ d’Abraham et d’Isaac, ‘âgés et comblés’, (puis de Jacob: 49,33) nous frappe et nous émeut d’autant plus, si nous pensons que, dans cette phase de l’histoire du peuple d’Israël, la vie au-delà de la mort (le Shéol) était une idée très floue, vague et obscure. Le Dieu de l’Alliance et de la Promesse était le “Dieu des vivants”, et non le dieu des morts. Pour eux, JHWH agissait et parlait sur la terre. Pour un grand nombre de personnages bibliques, la douleur causée par l’approche de la mort est surtout causée par la pensée de ne plus pouvoir voir le Seigneur, qu’ils connaissaient comme étant le Seigneur de la vie, qu’ils avaient rencontré, entendu et suivi en vivant dans ce monde. La foi biblique est rencontre, alliance, marche en avant, histoire. L’expérience religieuse est un fait historique, qui se produit dans le temps et dans l’espace ; c’est une dimension fondamentale de la vie. C’est cette foi-là, et pas une autre, que nous ont transmise Abraham, Isaac et Jacob. On trouve en eux la racine profonde de la vraie laïcité : le lieu de la foi est l’histoire, la terre promise est notre terre. Et, tant qu’il y aura une histoire et une terre, cette même voix qui est venue à leur rencontre pourra encore venir à notre rencontre et nous surprendre : “Vraiment, c’est JHWH qui est ici et je ne le savais pas” (28,16). C’est là leur plus grand héritage.
Après avoir enseveli son père Isaac, avec son frère Ésaü, “Jacob habita au pays où son père avait émigré, le pays de Canaan” (37,1).
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de Luigino Bruni
posté sur Avvenire le 08/06/2014
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de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 01/06/2014
"L’un d’entre eux, voyant qu’il était guéri, revint en rendant gloire à Dieu à pleine voix. Il se jeta le visage contre terre aux pieds de Jésus en lui rendant grâces ; or, c’était un Samaritain. Alors Jésus dit : « Est-ce que tous les dix n’ont pas été purifiés ? Et les neuf autres, où sont-ils ? »"
(Évangile de Luc, 17,15-17)
Devant l’histoire de Dina, nous devrions simplement rester en silence : “Dina, la fille que Léa avait donnée à Jacob, sortit pour retrouver les filles du pays. Sichem, fils de Harmor le Hivvite, chef du pays, la vit, l’enleva, coucha avec elle et la viola” (34,1). [fulltext] =>
En revivant les tristes évènements de ce chapitre, on est tenté de sauter tout le chapitre pour chercher d’autres histoires. Mais nous ne le ferons pas, et nous traverserons aussi ces pages de l’histoire humaine, qui sont aussi désolantes que fréquentes et banales dans l’histoire, et qui peuvent pourtant cacher entre les lignes des messages de vie. Si l’on veut tenter de pénétrer sous un angle quelconque quelques vérités sur la condition humaine, le plus difficile est d’essayer de tenir ensemble Adam et Caïn, Noé et Lamek, Sara et Agar, l’embrassade entre Ésaü et Jacob en même temps que Dina, ses ravisseurs et ses frères qui l’ont vengée. Dans la Bible, une tentation fatale, qui revient souvent, est celle de ne retenir que les pages lumineuses et d’écarter les pages sombres. Or, lorsqu’on tombe dans cette erreur, on finit par offrir des lectures idéologiques où une partie devient le tout, et l’on perd ainsi de vue une lecture certes métissée, et cependant plus vraie, de la vie humaine. Le véritable humanisme de la Bible n’est pas un recueil de ‘bonnes pratiques’, mais un regard d’amour et de salut sur toute l’humanité. Un humanisme qui ne dit pas la primauté d’Adam sur Caïn et la victoire de la bénédiction sur le mal, cache la partie sombre de notre condition. Or, il nous le dit en regardant attentivement notre âme et notre corps, jusqu’à nous montrer que le mal, qui apparaît dans toute sa force dévastatrice, n’est ni notre dernier ni notre premier mot.
Dina, l’unique fille de Jacob, quitte un jour le campement et la tente de sa mère “pour retrouver les filles du pays”. D’après la tradition Dina était très jeune, peut-être encore une enfant (Genèse 30,21 et 31,41 ; le Livre des Jubilés [30,2] parle de 12 ans), et elle cherche donc des camarades. Aujourd’hui encore, partout où il y a des guerres et des conflits, les enfants franchissent les barricades et les limites, visibles ou invisibles, tracées par les adultes ; ils les franchissent parce que, imprudents et curieux de la vie, ils sont à la recherche de camarades de jeu et d’aventures. Mais, hier comme aujourd’hui, la pureté des enfants et des petites filles peut rencontrer la méchanceté criminelle des adultes, et souvent elle la rencontre. Surtout les fillettes, les jeunes filles qui, à l’instar de leur compagne Dina, continuent d’être vulnérables et menacées dans leurs jeux et dans leur envie de sortir de la maison. Depuis des millénaires nous luttons, mais nous n’avons pas encore réussi à rendre les jeux des petites filles, qui sortent de leur tente, semblables à ceux de leurs frères ; il suffit qu’il se trouve, ou qu’il puisse se trouver un seul Sichem dans la ville, pour qu’une petite fille soit empêchée de sortir quand elle veut “pour retrouver ses camarades”, et pour que ses libertés et ses possibilités soient moindres que celles de ses frères. Le degré de civilisation d’un peuple se mesure aussi à sa capacité à créer les conditions culturelles et institutionnelles pour que les ‘promenades de Dina’ soient toujours plus sûres et possibles.
Après le rapt et le viol, la communauté des Hivvites (cananéens) demande à Jacob et à ses fils que Sichem, le violeur, puisse épouser Dina (un “mariage réparateur”), et il offre une dot considérable et une donation nuptiale : “Imposez-moi lourdement pour la dot et la donation” (34,12). Or, quand la tractation semblait arriver à bon port, Simon et Lévi, deux des frères de Dina, “entrèrent l’épée à la main dans la ville (…) et tuèrent tous les mâles” (34,25). On retrouve souvent, dans la littérature antique, l’image d’une guerre déclenchée par le rapt d’une femme (Hélène, les Sabines, …). Toutefois, cette guerre et cette violence prennent ici la place des alliances pacifiques et justes avec les peuples cananéens que nous avons rencontrés à plusieurs reprises, dans les cycles d’Abraham et d’Isaac. Jacob, qui lui aussi est un homme de l’Alliance, des alliances et des pactes – et qui, de façon mystérieuse et ambiguë, reste nettement en retrait dans les malheurs de Dina –, ne peut donc pas approuver cette issue homicide qui a soudain ramené le peuple de la promesse aux violences d’avant l’arc-en-ciel vu par Noé (il dit à ses fils : “Vous m’avez porté malheur en me rendant odieux aux habitants du pays”, 34,30).
Avec le retour de Dina dans sa famille, la Genèse reprend l’histoire de Jacob, de ses épiphanies et de sa marche. En effet, Élohim lui parle à nouveau : “Debout, monte à Béthel et arrête-toi là. Élèves-y un autel au Dieu qui t’est apparu lorsque tu fuyais devant ton frère Ésaü” (35,1). À Béthel, lorsqu’il s’enfuyait vers Laban, il avait reçu en songe une vocation personnelle (28,13), il avait vu l’échelle dressée dans le ciel, et c’est là que sa véritable histoire avait commencé. Jacob-Israël, en retournant à Béthel, est certainement plus riche que lorsqu’il y était passé la première fois : il est riche d’une nombreuse descendance, de nombreux biens, de sa réconciliation avec Ésaü mais, surtout, il possède un nom nouveau et la grande bénédiction reçue au Yabboq. Voici qu’il exprime, alors, sa reconnaissance pour les bénédictions reçues durant plus de vingt ans où il a suivi la première voix : “Debout ! Montons à Béthel et j’y élèverai un autel pour le Dieu qui m’a répondu au jour de ma détresse. Il a été avec moi sur la route où j’ai marché” (35,3). La gratitude, toute gratitude vraie, est une expression de gratuité (la racine grecque, charis, est la même). La gratitude la plus précieuse est précisément celle qui ‘se retourne en arrière’, et non celle qui ‘regarde en avant’. En matière de sentiments et de passions humaines, il n’est pas bon de regarder en arrière (voir la femme de Loth, changée pour cette raison en une statue de sel : 19,26). La gratitude fait exception à cette règle, parce qu’elle est plus authentique et plus efficace quand elle naît de ce regard tourné en arrière, sans souci de l’avenir. On peut remercier par des dons et des ‘autels’ un client ou un fournisseur parce que, en bon entrepreneur, on regarde en avant, sachant que le remerciement est un bon investissement pour l’avenir des bons rapports commerciaux. Il n’y a là rien de mal, et c’est même une très bonne chose. Mais le merci est plus noble et plus pur, quand il est prononcé comme si le monde s’arrêtait après ce merci. Cette gratitude, qui regarde en arrière, n’est que grâce-gratuité, et c’est ce qui la rend si importante, parce que sa seule raison d’être est totalement intrinsèque à ce rapport. Il vit cette gratitude celui qui, par exemple, pratique l’art de ‘refermer les cercles des relations’ et qui, après une rencontre ou un évènement qui ne se répètera pas, écrit aux personnes rencontrées simplement pour les remercier. C’est pour cette même raison que la plus grande gratitude est celle que nous exprimons envers les pauvres et envers les petits, et non envers les puissants – qu’il ne faut jamais trop remercier. C’est surtout cette gratitude que nous exerçons, si nous y réfléchissons bien, quand nous participons aux funérailles d’un ami ou aux noces d’or de nos parents. C’est cette gratitude que nous exprimons envers nos collègues qui fêtent leur départ à la retraite (il suffirait de leur donner cette dimension pour mieux les préparer au sein de nos entreprises), ou bien encore envers les artistes et les philosophes du passé, ou à l’égard des saints ; la sainteté peut aussi être lue comme une grande manifestation collective de gratitude qui, en regardant en arrière dans la vie d’une personne, aide tout le monde à regarder en avant et vers le haut. C’est cette gratitude que nous exprimons à notre épouse sur son lit de mort, et que nous nous exprimons réciproquement, dans un instant et en un lieu où se concentrent toutes les douleurs et les beautés de l’univers. Ces ‘gratitudes qui regardent en arrière’ ne sont pas les seuls mercis importants de notre vie, et cependant, s’ils manquent, les autres mercis perdent aussi de leur profondeur et de leur valeur.
Cependant, ce pèlerinage nous rappelle aussi que, dans ce parcours des vocations, qu’elles soient individuelles ou collectives, il faut de temps en temps refaire le ‘pèlerinage de Jacob’, et repartir vers le lieu de notre première vocation. Ces pèlerinages sont toujours utiles, mais ils sont indispensables pour les personnes et pour les communautés qui sont nées de l’écoute d’une ‘voix’ et qui ont cru à une ‘promesse’, y compris ces communautés d’un genre spécial que sont les entreprises. Refaire le ‘pèlerinage’ de Jacob est très précieux dans les moments de crise, quand on vient de vivre un conflit ou une ‘guerre’. Partir vers un ‘autel’ devient un moyen important et efficace pour tout recommencer et retrouver les fondements éthiques et spirituels d’une relation, d’une communauté, ou de nous-mêmes. Partir ensemble en trouvant d’abord, ou en cours de route, les raisons de remercier et de nous remercier. Après sa triste histoire, Dina disparaît de la Bible. Cependant, Dina vit encore dans ces trop nombreuses femmes, jeunes filles et fillettes (et enfants) qui sont enlevées et violées, hier, aujourd’hui, en Italie, en Inde et partout. Et si la Bible n’a pas voulu nous présenter l’unique fille des trois patriarches comme une fillette enlevée et abusée, alors, même cette douleur absurde est regardée par Dieu ; il continue à souffrir toutes les fois que les sœurs de Dina versent les mêmes larmes qu’elle, et restent à jamais dans sa “tente” (Salmo 51). “Jacob arriva à (…) Béthel, lui et tous les gens qui l’accompagnaient. Il éleva là un autel” (35,6).
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Le viol de Dina, la vengeance dévastatrice, le merci apaisé des recommencements
de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 01/06/2014
"L’un d’entre eux, voyant qu’il était guéri, revint en rendant gloire à Dieu à pleine voix. Il se jeta le visage contre terre aux pieds de Jésus en lui rendant grâces ; or, c’était un Samaritain. Alors Jésus dit : « Est-ce que tous les dix n’ont pas été purifiés ? Et les neuf autres, où sont-ils ? »"
(Évangile de Luc, 17,15-17)
Devant l’histoire de Dina, nous devrions simplement rester en silence : “Dina, la fille que Léa avait donnée à Jacob, sortit pour retrouver les filles du pays. Sichem, fils de Harmor le Hivvite, chef du pays, la vit, l’enleva, coucha avec elle et la viola” (34,1). [jcfields] => Array ( ) [type] => intro [oddeven] => item-even )
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de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 25/05/2014
"Ce jour-là, l’aube fut plus brève qu’à l’accoutumée : le soleil se leva deux heures plus tôt qu’il ne le devait… Et ce soleil, prématurément apparu, fut doté d’une admirable puissance ; il brilla de la même splendeur qu’il avait eue durant les six jours de la création, et qu’il déploiera à nouveau à la fin des temps."
(Midrach Rabba de la Genèse, LXVIII)
Contrairement à ce qui arrive dans notre civilisation de consommation, dans la Bible les noms propres (de personnes et de lieux) sont des affaires très sérieuses. Ils sont toujours choisis pour indiquer, de manière symbolique, une vocation ou un destin. Mais quand le premier nom est changé, à la suite d’un évènement ou d’une rencontre extraordinaire, il devient aussi un appel à une mission spéciale et universelle. Ainsi, après l’Alliance Saraï et Abram deviennent-ils Sara et Abraham ; et Jacob, après sa lutte nocturne, deviendra Israël.
[fulltext] =>Une fois réconcilié avec Laban, Jacob sait désormais que la rencontre la plus difficile l’attend, la rencontre avec son frère Ésaü, qu’il a trompé. Cependant, Jacob savait qu’avant de pouvoir rencontrer à nouveau Ésaü, une autre rencontre extraordinaire l’attendait au gué du Yabboq (un affluent du Jourdain). Après vingt années d’exil, Jacob a peur de retourner au pays de son frère. La bénédiction qu’il a usurpée, vingt ans auparavant, l’a accompagné durant son exil, et il craint qu’Ésaü ne se souvienne encore de sa tromperie. Il commence par lui annoncer son arrivée : “Jacob envoya devant lui des messagers à son frère Ésaü” (32,4). Or, il vient à savoir que son frère avançait vers lui avec quatre cents hommes, et “Jacob fut saisi d’une très grande peur.” (32,8). Il a peur d’Ésaü et, cherchant une réconciliation, il envoie une grande quantité de cadeaux à son frère, afin d’anticiper et de préparer la grande rencontre : “deux cents chèvres et vingt boucs… dix taureaux, vingts ânesses…” (32,15). Et puis il espère : “Je l’apaiserai par les cadeaux qui me précèderont” (32,21). Ce sont là des pratiques très anciennes : les communautés se rencontraient et se rerencontraient, et utilisaient des cadeaux en guise de premiers mots. La préparation de la rencontre entre Jacob et Ésaü est alors une des histoires les plus anciennes qui nous révèlent le lien profond qui existe entre le don et le par-don. Jacob envoie des dons à Ésaü pour lui demander le don de son pardon. Tout pardon véritable n’est jamais un acte unilatéral, mais une rencontre de dons.
Entre la préparation de la rencontre avec Ésaü et la rencontre elle-même, l’auteur sacré pose toutefois une forte discontinuité narrative ; il nous conduit de nuit à un gué sur un fleuve, et nous fait vivre un des épisodes les plus extraordinaires de la Bible, où Jacob, l’homme ‘béni par ruse’, devient l’homme ‘béni par la lutte’. Jacob arrive à cette rencontre avec un bagage humain-divin important, complexe, douloureux. À ce gué, avec ses troupeaux, ses biens et sa famille, Jacob apporte aussi son droit d’aînesse, le plat de lentilles, le vol de la bénédiction, les mensonges qu’il a dits à son vieux père Isaac – et à JHWH –, les ruses qu’il a employées avec Laban et celles qu’il a subies de sa part, les douleurs qui cohabitent en lui avec le rêve de l’‘échelle’ et du paradis, avec les anges, la promesse, l’appel, et avec l’Alliance renouvelée. Accompagnons alors Jacob jusqu’au Yabboq, et suivons-le, cette nuit-là, comme si nous lisions pour la première fois ce récit – la première lecture de la Bible est la seule qui soit féconde – et combattons à ses côtés.
“Au cours de la nuit, Jacob se leva, prit ses deux femmes, ses deux servantes et ses onze enfants. Il leur fit traverser le gué du Yabboq. (…) Il resta seul et quelqu’un lutta avec lui jusqu’à l’aurore.” (32,23-25). Un homme (“ish”) l’affronte au passage du gué. Nous ignorons la raison de ce fait, qui nous est présenté comme un véritable guet-apens. L’homme semble être un habitant de la nuit, qui doit abandonner la lutte “à l’aurore”. Le combat est long, l’homme mystérieux ne parvient pas à l’emporter sur lui (la Genèse à plusieurs reprises nous montre Jacob comme un homme doté d’une force extraordinaire ; cf. 29,10), et pour l’abattre il le frappe ‘à l’“articulation de la hanche” ; celle-ci se déboîte, mais il ne peut pas le battre (32,26). L’adversaire prie Jacob : “Laisse-moi partir, car voici l’aurore” (32,27). Et c’est à ce moment du dialogue-lutte que Jacob redevient un mendiant de bénédictions : “Je ne te laisserai pas partir si tu ne me bénis pas” (32,27). Le lutteur lui demande : “Comment t’appelles-tu ?” “Jacob”. “On ne t'appellera plus Jacob mais Israël, car tu as lutté contre Dieu et contre des hommes, et tu as été le plus fort.”(32,29). Jacob à son tour demande à l’homme comment il s’appelle et, pour toute réponse, il obtient la bénédiction qu’il lui avait demandée : "‘Pourquoi me demandes-tu mon nom ?’ Et il le bénit” (32,30). En réalité le nom du mystérieux lutteur lui avait été révélé : “car tu as lutté contre Dieu et contre des hommes”. Son adversaire était un homme, et c’était Élohim. Jacob a été béni et blessé par une même (P)personne. C’est une grande métaphore de la foi, la foi biblique et non celle des marchands de consommations émotionnelles et psychiques, et cette expérience ne nous bénit qu’en nous blessant. Grande icône des rapports humains véritables – l’adversaire était aussi un homme –, où la bénédiction de l’altérité nous rejoint quand nous sommes disposés à nous exposer à l’éventualité d’une blessure. Mais cette lutte est aussi une image forte des relations humaines au sein de notre société de marché, au sein des entreprises et des organisations, où nous perdons la bénédiction de l’autre parce que nous avons peur qu’il nous blesse. Et nous sommes ainsi entrés dans une pénurie de bénédictions, de bonheur.
Jacob, boitant encore “vit Ésaü qui arrivait . ... Il s’inclina sept fois jusqu’à terre.” Mais “Ésaü courut à sa rencontre, se jeta à son cour et l’embrassa. Ils se mirent tous deux à pleurer.” (33,4). Nous pouvons faire des procès interminables et gagner mille causes, mais la vraie réconciliation n’arrive que lorsque nous réussissons à ‘pleurer ensemble’. Celui qui a subi un tort grave, surtout de la part d’un membre de sa famille ou d’une personne aimée, sait bien que cette douleur est infiniment plus profonde qu’un peine à purger ou qu’une compensation en argent. Le seul remède efficace à cette blessure est la réconciliation, l’étreinte. Quand on ne va pas jusqu’à ‘pleurer ensemble’, les écarts entre les douleurs et les compensations sont trop grands, et les plaies restent ouvertes et continuent de saigner. Toutes les larmes versées pour les meurtres commis contre ceux qui nous sont chers, pour les profondes injustices subies, pour les calomnies, pour les bénédictions usurpées, ne peuvent sécher que si nous les mêlons aux larmes de ceux qui nous ont fait verser les nôtres. Nous le savons ; nous savons aussi que tout cela est très difficile, mais nous savons surtout qu’il n’y a pas d’autre voie pour essayer de guérir les blessures des relations primaires de notre vie ; les procédures pénales et civiles devraient favoriser la possibilité de ces étreintes.
Une question, parmi des milliers d’autres, demeure encore ouverte : pourquoi Dieu a-t-il affronté et combattu Jacob, quand celui-ci était en chemin vers la reconstruction de sa fraternité ? Pourquoi s’est-il immiscé entre Jacob et Sa promesse ? Dans ce combat, nous pouvons découvrir une des lois les plus profondes et les moins explorées de l’humain. À un moment décisif de la vie, ce qui combat le juste c’est sa justice, ce qui combat le fondateur c’est son œuvre, ce qui combat le charismatique c’est son charisme, ce qui combat le poète c’est sa poésie, ce qui combat l’entrepreneur c’est son entreprise. Et cela, non pas par une perversion ou une méchanceté intrinsèque de la vie, ni même de Dieu, mais parce que, lorsque celui qui a reçu une vocation, et qui y a répondu, arrive au sommet moral de sa vie, ‘l’étape d’un nom nouveau’ arrive inévitablement. Il doit combattre avec ce qui était sa première mission et sa bénédiction, afin de pouvoir en recevoir d’autres, plus vraies, après la blessure de la lutte. Yabboq et Jacob sont des noms de sonorité hébraïque semblable, presque un anagramme l’un de l’autre. Durant ces combats, le principal adversaire-lutteur est précisément ce qu’il y a de plus beau et de plus grand dans la vie, qui au-dedans ne veut pas ‘mourir’, qui combat et qui blesse : deus contra deum. Mais c’est seulement quand on a dépassé ce ‘gué’ que l’on prend vraiment son envol vers l’infini : Raymond Maximilien Kolbe devient le Père Kolbe, et il le devient pour toujours.
À la fin du combat, ‘Israël’ reçoit la bénédiction de ‘Jacob’, car on comprend et on sent que la vie-mission d’hier n’était pas un ennemi à combattre, mais un ami qui nous embrasse et nous bénit et qui, par cette blessure, nous a ouvert un accès à la partie la plus profonde et la meilleure de nous-mêmes. Jusqu’à ce gué nocturne, la bénédiction de Jacob était celle qu’il avait volée à son frère. Maintenant qu’il a reçu une bénédiction nouvelle, toute à lui, qui restera gravée pour toujours dans sa chair – d’après une tradition rabbinique, Jacob a boité toute sa vie – il peut lui aussi bénir Ésaü : “Accepte donc, je t’en prie, le cadeau que je t’ai envoyé” (33,11). Et la boucle est bouclée. Nous aussi, comme Jacob, nous sommes des mendiants de bénédictions. Cependant, aujourd’hui nous risquons de perdre notre capacité spirituelle à comprendre que les grandes bénédictions se cachent au coeur des blessures inscrites dans la chair de nos relations. “Jacob arriva sain et sauf à la ville de Sichem en Canaan” (33,18).?
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Jacob trouve un nom nouveau et se retrouve frère
de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 25/05/2014
"Ce jour-là, l’aube fut plus brève qu’à l’accoutumée : le soleil se leva deux heures plus tôt qu’il ne le devait… Et ce soleil, prématurément apparu, fut doté d’une admirable puissance ; il brilla de la même splendeur qu’il avait eue durant les six jours de la création, et qu’il déploiera à nouveau à la fin des temps."
(Midrach Rabba de la Genèse, LXVIII)
Contrairement à ce qui arrive dans notre civilisation de consommation, dans la Bible les noms propres (de personnes et de lieux) sont des affaires très sérieuses. Ils sont toujours choisis pour indiquer, de manière symbolique, une vocation ou un destin. Mais quand le premier nom est changé, à la suite d’un évènement ou d’une rencontre extraordinaire, il devient aussi un appel à une mission spéciale et universelle. Ainsi, après l’Alliance Saraï et Abram deviennent-ils Sara et Abraham ; et Jacob, après sa lutte nocturne, deviendra Israël.
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par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 18/05/2014
"Quand Laban vit Jacob sans aucune escorte, il en déduisit qu’il devait garder dans sa besace une grande quantité d’argent, et l’étreignit pour s’en assurer …. Jacob lui dit alors : ‘Tu as tort de croire que je suis venu avec une grosse somme d’argent. Je n’ai que des mots".
Louis Ginzberg, Les légendes des juifs
L’homme de l’antiquité avait plus d’un mode d’accès au mystère de la vie. Il habitait un monde où les hommes, les femmes et les êtres “visibles” n’étaient qu’une petite partie des habitants dotés de la parole. La terre était peuplée de messages et de symboles forts, qu’il percevait clairement. Un grand nombre de ces “paroles” étaient vivantes et vraies, et nous les avons oubliées, comme il nous arrive d’oublier la langue que nous avons apprise dans l’enfance, lorsque nous en apprenons une autre à l’âge adulte. Et, ainsi, nous nous appauvrissons. [fulltext] =>
Arrivé dans le pays de son oncle Laban, Jacob "regarda, et voici qu’il y avait un puits" (Genèse 29,2). Le puits est un symbole important, dans les cultures nomades. Il était et il est encore le signe de la renaissance de la nature, le signe de la sauvegarde des troupeaux et des personnes, le lieu des relations, des communautés, des oasis, des rencontres. Et, dans la Bible, c’est aussi autour des puits qu’un grand nombre de rencontres ont lieu entre hommes et femmes (Isaac, Moïse, Jésus avec la Samaritaine). Il existe, en effet, une familiarité très ancienne et très répandue entre la femme et l’eau (les sirènes, les nymphes). Jacob, lui aussi, rencontre sa cousine Rachel auprès d’un puits, tandis qu’elle faisait paître son troupeau ("car elle était bergère" – 29,9), et il en fut aussitôt charmé: "Jacob embrassa Rachel, il éleva la voix et pleura" (29,11).
C’est au cours de la période complexe et difficile, que Jacob passe dans la maison de Laban, qu’apparaît pour la première fois dans la Bible le mot “salaire” : "Indique-moi quels seront tes gages" (29,15). Son premier salaire est une épouse : "Je te servirai sept ans pour Rachel, ta fille cadette" (29, 18). Il est vrai que, dans ce salaire spécial, il y a des traces, qui nous déplaisent, d’un monde antique où les filles étaient des “marchandises” (31,14) ; cependant, il recèle aussi, comme une perle, une des plus belles définitions de l’amour humain : "Jacob servit sept ans pour Rachel, et ils lui parurent quelques jours, tant il l’aimait" (29,20).
Dans ces chapitres complexes et passionnants, Jacob, le salarié, n’était pas un homme libre ; c’était un étranger sans propriété, un travailleur dépendant, dont la condition sociale et juridique ressemblait à celle d’un esclave ; dans le monde pré-moderne, seule la propriété terrienne donne la richesse et un statut social. Mais, au terme des sept années convenues, ce contrat-salaire ne fonctionne pas. Par ruse – un art bien connu de Jacob – Laban lui donne en mariage non pas Rachel "belle à voir" mais Lia, l’aînée, qui avait "le regard tendre" (29,17), et demande à Jacob de rester à son service sept autres années pour avoir aussi Rachel pour femme. Jacob resta, parce qu’il "aimait Rachel bien plus que Lia" (29,30). Une fois écoulées ces sept autres années, Jacob veut retourner à Canaan. Laban doit liquider la compensation qu’il lui doit : "Fixe-moi ton salaire et je te le donnerai" (30,28). Ensemble, ils stipulent un autre accord afin de déterminer la part de troupeau qui reviendra à Jacob, un contrat plein de pièges (30,31-43) qui finira par compromettre les relations entre eux (31,1-2). Ainsi, ce second contrat-salaire entre Laban et Jacob est-il source de conflits et d’injustices.
Aujourd’hui comme hier, les contrats peuvent créer et créent encore des inégalités croissantes et des conflits, parce qu’ils deviennent des instruments qui appauvrissent la partie la plus faible dans l’échange. Il existe des forts et des faibles, et ils restent ce qu’ils sont, même quand ils signent “librement” des contrats. C’est aussi pour cette raison que les contrats, quoique nécessaires et souvent indispensables, ne sont pas suffisants pour l’humanisme biblique ; celui-ci a besoin de pactes.
C’est aussi le message de l’épilogue du dialogue-conflit entre Laban et Jacob. Laban rattrape Jacob qui s’est enfui, et son neveu lui exprime toute sa frustration pour les injustices que son oncle lui a fait subir, en changeant "dix fois" "[son] salaire" (31,41). Or, au sommet de ce dialogue difficile, Laban lui dit : "Allons, il est temps de conclure une alliance, moi et toi" (31,44). Après l’Alliance avec JHWH, et les alliances conclues avec les peuples étrangers, survient ici la première alliance entre hommes de la même communauté, un pacte entre deux personnes qui finissent par se découvrir égales. Le contrat-salaire n’avait pas été pour eux un bon instrument de paix et de justice, le pacte le sera. Dans tous les pactes, les symboles sont essentiels : "Jacob prit une pierre et l’érigea en stèle" (31,45). La première stèle, il l’avait érigée à Béthel (28,18) comme un autel, après le songe de l’“échelle” montant vers le ciel ; il érige maintenant une deuxième stèle pour marquer un pacte conclu avec un homme. Les pactes interhumains ne méritent pas de stèles plus petites, car eux aussi célèbrent l’Alliance, la vie, l’amour ; peut-être est-ce aussi pour cette raison que l’Église catholique a intégré à côté de l’eucharistie le mariage célébré par les époux.
Cependant, les symboles liés à ce pacte ne s’arrêtent pas là : " Jacob dit à ses frères : “Ramassez des pierres”, et ils prirent les pierres et en firent un tas. Ils mangèrent là sur ce tas." Et Laban dit : "Ce tas est aujourd’hui témoin entre moi et toi". (31,52). Isaac aussi avait mangé avec Abimélek (26,30), après l’alliance qu’ils avaient conclue. Manger ensemble après la conclusion d’un pacte était et est toujours beaucoup plus qu’un “déjeuner de travail” – quoique tous les repas de travail ne soient pas un écho lointain de ces anciens. Partager la nourriture, c’est partager la vie, c’est la communion qui se fait aussi nourriture. Le repas de noces est un élément important de ce pacte, parce qu’il dit de façon communautaire d’autres paroles de vie également importantes. Une réconciliation, une déclaration d’amour, prennent plus de force si elles s’accompagnent d’un dîner, d’une fête conviviale modeste, qu’on a éventuellement préparée ensemble. Je ne crois pas que des pactes honnêtes puissent se célébrer dans des clubs privés ou des lieux secrets : dans de tels lieux on célèbre plutôt de mauvais pactes, comme on le voit tous les jours. Même après des funérailles, dans toutes les cultures il était de coutume de manger ensemble avec la famille du défunt, parce que le partage de la nourriture devenait partage de la douleur et renouvelait le pacte communautaire. Nos funérailles sont tristes, mais les après funérailles sont d’une tristesse infinie et ont de plus en plus tendance à se consommer dans la solitude.
On se souviendra de notre époque pour beaucoup de choses merveilleuses, mais aussi pour l’invention du fast-food et du sandwich solitaire des pauses déjeuner. Nous connaissons tous la grande différence qu’il y a, en termes de joie et de qualité de vie, entre un repas partagé avec des collègues amis et un repas solitaire. Quand nous mangeons avec un bon ami collègue, en même temps que les calories nous “mangeons” des biens relationnels qui nous nourrissent autant que les aliments, et améliorent notre travail, notre vie et notre santé, comme le prouvent les statistiques. Un signal sur le caractère insoutenable de notre modèle économique, ce sont les trop nombreux sandwiches solitaires.
Dans les actes vraiment importants, les paroles humaines sont essentielles, mais elles ne sont pas suffisantes. Nous voulons entendre parler la nature, le ciel, nos ancêtres, les anges, et toute la terre. Quand, derrière un contrat, il y a des choses qui comptent vraiment – une nouvelle entreprise, une école, un hôpital – les toasts ne suffisent pas. J’ai connu des chefs d’entreprises et des responsables de coopératives qui, lorsqu’ils embauchaient un nouveau salarié, l’invitaient à dîner et, pendant ce repas, ils racontaient à ce nouveau venu l’histoire de l’entreprise, ses valeurs fondatrices ; et, ainsi, le pacte fondateur revivait et s’élargissait. On ne peut devenir compagnons de voyage sans qu’il y ait le cum-panis, le pain partagé.
Les contrats qui produisent quelque chose de bon, et qui durent dans le temps, sont précédés ou suivis de pactes. Une entreprise qui s’est créée seulement à partir de contrats, soit elle évolue aussi vers un pacte – c’est souvent après une crise surmontée – soit elle meurt. Dans la société traditionnelle, les pactes étaient implicites dans les communautés qui formulaient les contrats des entreprises et coopératives ; celles-ci naissaient – et ce n’est pas un hasard – au sein de familles ou d’appartenances politiques ou spirituelles communes. Notre démocratie et nos institutions sont nées de pactes qui ont fleuri sur les larmes et le sang des guerres et des dictatures. Et c’est la raison pour laquelle les contrats que ces pactes ont engendrés ont été solides et sains, et nous font encore vivre.
Mais sur quoi faisons-nous reposer, aujourd’hui, les nouveaux contrats, les nouvelles banques, les nouveaux partis, les nouvelles entreprises ? Où sont nos pactes, nos symboles, nos stèles, nos cum-panis ? Jusqu’à quand nous contenterons-nous d’avoir pour “témoins” les hypothèques et les avocats ? C’est cette “carence de fondement” qui est la cause la plus profonde des nombreuses crises de notre époque. Notre génération fonde encore ses pactes sur un patrimoine éthique, spirituel et symbolique qui s’est construit à travers des siècles de civilisation. Mais nous sommes en train de l’épuiser. Si nous voulons commencer à le régénérer, il faut recommencer à fonder symboliquement nos relations, en réapprenant à partager le bon pain.
Après ce pacte et ce repas de paix, Jacob "allait son chemin quand des messagers de Dieu survinrent".
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par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 18/05/2014
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Louis Ginzberg, Les légendes des juifs
L’homme de l’antiquité avait plus d’un mode d’accès au mystère de la vie. Il habitait un monde où les hommes, les femmes et les êtres “visibles” n’étaient qu’une petite partie des habitants dotés de la parole. La terre était peuplée de messages et de symboles forts, qu’il percevait clairement. Un grand nombre de ces “paroles” étaient vivantes et vraies, et nous les avons oubliées, comme il nous arrive d’oublier la langue que nous avons apprise dans l’enfance, lorsque nous en apprenons une autre à l’âge adulte. Et, ainsi, nous nous appauvrissons. [jcfields] => Array ( ) [type] => intro [oddeven] => item-even )
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de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 11/05/2014
« Samuel dit à Saül : "Pourquoi m’as-tu dérangé en me faisant monter ?" Saül répondit : "Je suis dans une grande angoisse (…) Dieu s’est retiré loin de moi ; il ne me répond plus, ni par l’entremise des prophètes, ni par les songes." »
Premier livre de Samuel, 28,15
Le livre de la Genèse n’est pas un traité de morale, ni un manuel d’éthique familiale. Il est beaucoup plus que cela. Le cycle de Jacob (chapitres 27-37) est une magnifique fresque de la grandeur et des contradictions de l’homme, qui utilise toutes les couleurs de la vie et tous les tons des rapports sociaux et familiaux : depuis les splendides aurores des théophanies et des bénédictions, jusqu’aux noirceurs des mensonges et des tromperies.
[fulltext] =>Quand Esaü, après avoir été trompé et laissé sur le bas-côté du fleuve de l’Alliance en compagnie des autres "vaincus", découvre la deuxième tromperie de son frère (le vol de la bénédiction patriarcale), il “traita Jacob en ennemi (…) et se dit en lui-même : ‘L’époque du deuil de mon père approche et je pourrai tuer mon frère Jacob.’” (27,41). Leur mère Rébecca, qui avait orchestré la tromperie, informée des intentions d’Esaü, dit à Jacob : “Voici que ton frère Esaü veut se venger de toi en te tuant (…) écoute-moi ; debout ! Fuis chez mon frère Laban.” (27,42-45) Toute fraternité refusée est la porte ouverte à un fratricide possible. Jacob, encore une fois, obéit à sa mère ; pour ne pas mourir, il part, évitant ainsi que sa fraternité ne connaisse le même épilogue que celle de Caïn – la fraternité, dans la Bible, n’a jamais rien de romantique ni de sentimental. Un autre type de salut, qui arrive "par dispersion" (comme à Babel, comme entre Abraham et Loth). Et, dans le désert, l’attend la rencontre décisive dans un songe. Là, Jacob rencontre pour la première fois JHWH, qui lui adresse un appel personnel. À partir de ce moment, JHWH ne sera plus seulement le Dieu de ses pères (“JHWH, ton Dieu”, avait dit Jacob à Isaac au cours du dialogue où il le trompait – 27,20) ; il deviendra aussi son Dieu, la Voix qui l’appelle par son nom. Arrivé au désert, la nuit tombe et il s’endort. Il a un songe : “voici qu’était dressée sur terre une échelle dont le sommet touchait le ciel ; des anges y montaient et y descendaient” (28,12). Et, toujours en songe, JHWH lui parle : “Je suis JHWH, Dieu d’Abraham, ton père et Dieu d’Isaac. (…) Ta descendance sera pareille à la poussière de la terre (…) en toi toutes les familles de la terre seront bénies” (28,13-14). Jacob, le troisième des patriarches, qui a supplanté son frère par la ruse, a une rencontre personnelle avec le Dieu de l’Alliance et de ses pères, et reçoit lui aussi la promesse. À son réveil il s’exclame : “Vraiment, c’est JHWH qui est ici et je ne le savais pas !” “C’est la porte du ciel” (28,16-17).
Dans l’antiquité, les songes étaient toujours empreints de mystère, c’étaient des affaires très sérieuses et importantes. Dans la Bible ce sont aussi des lieux de réelles théophanies ; les hommes ne connaissaient pas encore l’existence de l’inconscient, et ils étaient donc libres de rêver en rêvant, et ils disposaient de toute une série de langages pour écouter et déchiffrer les paroles multiples et diverses de la vie.
Avant ce songe, Jacob n’avait pas reçu de vocation. Il était seulement le "petit-fils" d’Abraham, fils de l’Alliance et de la promesse, mais sa conduite éthique suivait un profil bas ; elle n’était ni meilleure ni différente de celle de la plupart des gens de son peuple. Il était dans une histoire d’Alliance et de promesse, qui avait accompagné les récits des veillées familiales sous la tente, et qui avait nourri son âme d’espérance. Mais l’héritage de l’Alliance et de la promesse ne passe pas par le sang ; ce n’est pas un titre de noblesse, et il ne se transmet pas avec le nom de famille. Toute alliance porte sur le prénom, c’est une question de vocation, une rencontre personnelle avec la Voix qui appelle et qui crée une mission et un destin.
Il ne suffit pas d’être fils ou proche du fondateur d’une entreprise pour recueillir son héritage moral. Le fils hérite du statut social, du prestige et des biens de ses parents, mais l’entreprise familiale meurt – ou est vendue – si un appel personnel n’est pas perçu, à un moment donné, par au moins une personne de cette famille, pour continuer cette première aventure humaine et morale, et poursuivre le rêve et le pacte d’où est née l’entreprise. Ce premier pacte meurt, si Gianna reste seulement la fille de Bruno, le fondateur, jusqu’à ce qu’un nouveau rêve se présente à elle. Les vocations existent, même dans notre monde postmoderne et désenchanté, qui semble ne plus savoir rêver et écouter les voix profondes de la vie. Nous pouvons avoir des idées différentes sur Celui qui est ou sur ce qu’est la voix qui appelle, mais c’est un fait d’expérience que les vocations remplissent la terre, la font vivre et renaître chaque jour. On ne pourrait pas expliquer – ou on le ferait peu, et mal – l’existence des artistes, des savants, des poètes, des missionnaires, ni même la présence de tous ces entrepreneurs et acteurs du social, si l’on ne prenait pas en considération la notion de vocation. Et l’on ne connaîtrait pas les dimensions essentielles de la vie, entre autres la gratuité, s’il n’y avait pas sur la terre des personnes "mues de l’intérieur", qui ne courent pas après des primes mais suivent une voix.
Noémie avait été employée pendant vingt ans dans une entreprise publique ; un jour, un jour précis, elle comprend qu’il faut qu’elle quitte son emploi stable pour créer, avec d’autres, une entreprise dans le domaine des énergies alternatives, et ainsi transformer son idéal éthique en un projet professionnel et social. Un jour, un jour précis, Marc lit "par hasard" un livre d’économie, et il a envie d’écrire à l’auteur : “Ce livre, tu l’as écrit pour moi.” À quelques années de distance, Marc a changé de vie et, aujourd’hui, c’est un entrepreneur de l’économie de communion. Passion, intérêt, préférence… certes ; mais pour comprendre et bien raconter ces histoires d’hier, d’aujourd’hui et de toujours, le mot le plus fort et le plus efficace est celui de ‘vocation’ (il faudrait écrire un “dictionnaire des vocations” recueillies dans tous les domaines de l’humain). Entendre au-dedans de soi : “Tu peux devenir autre chose que ce que tu es et qui est la meilleure partie de toi”, est une expérience plus vraie et plus forte. Toute personne a une vocation, un chemin qui le conduit vers sa propre excellence et vers le bien commun, un "non encore" qui attend de devenir un "déjà". Cependant, toutes les vocations ne s’épanouissent pas, parce que, si elles ne rencontrent pas des êtres et des lieux de gratuité, ces voix ne peuvent pas être entendues, elles restent étouffées par le bruit du quotidien, un bruit devenu trop fort dans note civilisation. Touts les fois qu’une personne découvre sa vocation, la suit et la garde, il se produit toujours une rencontre entre passé, présent et avenir, entre ciel et terre, une rencontre qui change le monde et l’améliore pour toujours. Parfois cette voix s’entend à l’âge de 12 ans, d’autres l’entendent à 80 ans ; peu importe l’âge ou la santé. La seule chose qui importe, c’est de trouver un jour la "porte" du ciel et de voir les "anges" monter et descendre sur l’"échelle" qui la relie à la terre et à notre vie.
Laurence est écrivain, et quand elle compose ses récits, elle voit "descendre du ciel" sa grand-mère Anna qui avait appris par cœur des poésies, pendant ses courtes années d’école, et les lui récitait les jours de fête. Franck est entrepreneur ; le jour où il inaugurait enfin le siège de son entreprise, il est "monté au ciel’" et a remercié Giovanni, son arrière-grand-père qui, lorsqu’il était enfant, lui avait transmis la beauté et la sagesse de la création des mains et du cœur.
Lorsqu’il se réveille de son rêve-rencontre, Jacob prend la pierre sur laquelle il avait dormi (28,11), et qui avait donc "participé" à ce songe, afin qu’elle vive elle aussi ; il "l’érigea en stèle et versa de l’huile au sommet. Il appela ce lieu Béthel (...) mais auparavant le nom de la ville était Louz" (28,18-19). Dans les récits de vocations, la géographie a le même poids que l’histoire ; les faits parlent, mais les lieux aussi. Tous les symboles sont une rencontre entre histoire et géographie, entre les paroles et les lieux. On ne comprend pas vraiment qui étaient Mère Teresa et Gandhi sans l’Inde, ni Etty Hillesum sans la Hollande occupée par les nazis, ni l’abbé Oreste Benzi sans certaines ruelles obscures de Rimini. Les lieux aussi ont un nom, c’est-à-dire un appel et un destin ; ils participent en tant que protagonistes à nos histoires, parce qu’il existe entre la terre et les hommes une loi mystérieuse, mais bien réelle, de réciprocité. Tout cela, l’homme de la Bible le savait parfaitement. Quant à nous, qui sommes atrophiés de notre capacité symbolique, nous le savons beaucoup moins bien, mais nous ne l’avons pas totalement oublié. Souvent, quand nous sommes fatigués, nous retournons instinctivement vers les lieux symboliques de notre vie où, un certain jour, nous avons entendu la Voix décisive, pour nous laisser à nouveau aimer par ces lieux, nous choisir à nouveau, retrouver ce premier songe et nous entendre à nouveau appeler par notre nom.
La terre et le ciel continuent de vivre et de nous parler. Et, comme Jacob, nous continuons à les rêver et à chercher, tout au long de notre vie, la "porte du ciel" et une "échelle" pour l‘atteindre.
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de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 11/05/2014
« Samuel dit à Saül : "Pourquoi m’as-tu dérangé en me faisant monter ?" Saül répondit : "Je suis dans une grande angoisse (…) Dieu s’est retiré loin de moi ; il ne me répond plus, ni par l’entremise des prophètes, ni par les songes." »
Premier livre de Samuel, 28,15
Le livre de la Genèse n’est pas un traité de morale, ni un manuel d’éthique familiale. Il est beaucoup plus que cela. Le cycle de Jacob (chapitres 27-37) est une magnifique fresque de la grandeur et des contradictions de l’homme, qui utilise toutes les couleurs de la vie et tous les tons des rapports sociaux et familiaux : depuis les splendides aurores des théophanies et des bénédictions, jusqu’aux noirceurs des mensonges et des tromperies.
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de Luigino Bruni
Publié dans Avvenire le 04/05/2014
“Je n’ai pas de mains qui me caressent le visage, (comme elle est dure la mission de ces paroles qui ne connaissent pas d’amours), je ne connais pas les douceurs de vos abandons. Il m’a fallu être le gardien de vos solitudes ; je suis le sauveur des heures perdues.” (D.M. Turoldo)
Sans le livre de Job, le Cantique des cantiques, les Psaumes, l’Évangile de Luc, le livre de la Genèse, l’art, la poésie et la littérature seraient bien différents, certainement beaucoup moins riches en beauté et en mots. Mais il y a, à la base même de la force poétique de la Bible, une fidélité radicale, absolue à la parole qui est très difficile à comprendre pour nous, lecteurs d’aujourd’hui, et qui, cependant, est pour nous décisive.
[fulltext] =>Dans le cycle d’Isaac, la nature et la force de la parole apparaissent à l’intérieur d’une tension entre le plan “destructeur” de Rébecca et la volonté d’Isaac. L’Alliance entre JHWH et Abraham continue, avec deux jumeaux qui nous sont présentés comme rivaux et en conflit dès le sein maternel ("ses fils se heurtaient en son sein", 25, 22). Esaü "était un chasseur expérimenté qui courait la campagne ; Jacob était un enfant raisonnable qui vivait sous les tentes" (25,27). Parallèlement, on nous révèle une préférence croisée des parents pour leurs fils : "Isaac préférait Esaü", tandis que la mère, "Rébecca préférait Jacob" (25,28). Isaac, se sentant près de mourir, demande à Esaü d’aller chasser du gibier pour lui "pour te bénir moi-même avant de mourir" (27,4). Rébecca "écoutait" ce dialogue et dit à Jacob : "Maintenant, mon fils, écoute-moi et fais ce que je t’ordonne : va donc au troupeau, prends-y pour moi deux beaux chevreaux, et j’en préparerai pour ton père un mets qu’il aime… et il te bénira avant sa mort" (27,8-10). Et Jacob répondit : "Si mon frère Esaü est un homme velu, moi je n’ai pas de poil. Il est possible que mon père me palpe… et j’attirerai sur moi une malédiction et non une bénédiction" (27,11-12). Rébecca lui dit : "Vienne sur moi ta malédiction, mon fils"(27,13). Alors, Rébecca "prit les vêtements d’Esaü, les plus précieux… et elle en revêtit Jacob, son fils cadet. Elle recouvrit de peau de chevreau ses mains et la partie lisse de son cou" (27,15-17). Jacob entra donc chez son père et dit : "Je suis Esaü ton aîné" (27,19). Isaac palpa son fils et dit : "La voix est celle de Jacob, mais les mains sont celles d’Esaü" (27,22). Mais, après avoir humé l’odeur des vêtements d’Esaü ("l’odeur de mon fils est comme l’odeur d’un champ", 27,28), il prononce sa bénédiction : "Que Dieu t’accorde de la rosée du ciel et de gras terroirs, du froment et du vin nouveau en abondance…" (27,28-29). Après cette bénédiction usurpée, Esaü rentre de la chasse et offre à son père le mets qu’il a préparé. Et Isaac demande : "Qui es-tu ?" Il répond : "Je suis ton fils Esaü, ton fils aîné" (27,32). Et c’est ici que se produit un tournant dans le récit.
À ce stade du récit, un lecteur moderne, qui ignore la suite, s’attend à ce que la justice d’Isaac le pousse à rappeler Jacob, à révoquer sa bénédiction et peut-être à la changer en malédiction. Or rien de tout ceci ne se produit : "Alors Isaac fut saisi d’un tremblement extrêmement violent et dit : "Ton frère est venu en fraude et il a capté ta bénédiction”" (27,35). Isaac reconnaît qu’il y a eu tromperie, il souffre pour son fils préféré, mais il ne retire pas sa bénédiction : "Je l’ai béni et béni il sera" (27,33). Esaü "éleva la voix et pleura" (27,38). Esaü entre ainsi dans le peuple invisible de ceux qui sont écartés, sans toutefois être abandonnés, en compagnie d’Ismaël, de Caïn et de leurs nombreux enfants.
Pour entrer dans cet épisode complexe, nous devons suspendre tout jugement "éthique", et renoncer à toute analyse politique (sur le fait qu’Esaü est devenu chef de peuples rivaux d’Israël) ou psychologique sur les comportements de Jacob et de Rébecca, pour nous concentrer surtout sur Isaac et sur la logique de l’Alliance et de la parole. Isaac est le fils-donné-redonné d’Abraham, le continuateur de l’Alliance de son père et de l’arc-en-ciel de Noé, l’héritier du pacte par lequel la Voix qui avait créé le monde en le disant, en le prononçant. Cette Parole qui avait appelé Abraham par son nom, qui avait parlé avec lui, puis avec Isaac (26,2-6). Ils avaient dialogué avec le Dieu de la Parole créatrice, et ils avaient cru à la force de ces paroles. Les paroles qui avaient dit la promesse avaient été efficaces, elles étaient des paroles dites pour toujours.
La garde et la fidélité à l’égard de l’Alliance devaient donc être aussi la garde et la fidélité à l’égard de la parole. Mais pour garder la parole et ne pas la faire dégénérer, le "prix" à payer était son irrévocabilité : si la parole crée en disant, alors elle crée toujours et pour toujours, même quand elle parle en faisant confiance à un fils qui agit par ruse. Isaac ne pouvait pas retirer cette bénédiction, parce que ses paroles étaient des paroles créatrices qui avaient agi, avaient changé la réalité, et avaient fait de Jacob, l’usurpateur, un homme béni : "et béni il sera".
La Genèse et toute la culture biblique ont sauvegardé toute la force de la Parole, en affirmant et en sauvegardant aussi l’irréversibilité des paroles, et en assumant toutes leurs conséquences, parfois fort douloureuses ; pensons, pour prendre un cas extrême, à l’épisode scandaleux de la fille de Jephté (Juges 11,30-50). Mais c’est parce que la parole avait été gardée, coûte que coûte, que quelqu’un a pu écrire un jour ceci : "Le verbe s’est fait chair" (Jean 1,14).
Les poètes, les écrivains, les journalistes, tous ceux qui sont amis de la parole et l’aiment pour sa valeur et la responsabilité qu’elle comporte, doivent être reconnaissants envers Isaac et envers l’humanisme biblique pour avoir sauvegardé la force créatrice de la parole. Notre culture a perdu cette force, qui réside dans le fait qu’elle est pour toujours. Nous sommes inondés de paroles qui ne disent plus rien, qui se multiplient comme si la multiplication des paroles écrites pouvait suppléer à la mort de la force créatrice de la parole dite. Nous remplissons ainsi les contrats de paroles innombrables, écrites et jamais prononcées, qui disent la méfiance et l’inefficacité des paroles qui devraient en être le fondement.
La force des contrats écrits ne peut naître que de la force des paroles. Les contrats sont nés comme une évolution des pactes qui étaient, et sont toujours, des paroles créatrices. Les contrats sont lettre morte quand derrière la parole écrite il ne reste plus rien de créateur et d’efficace. Quand les sociétés ont décidé de mettre par écrit des pactes, des contrats et des lois, elles l’ont fait pour donner plus de force à la parole dite, et non pour la remplacer.
Quelque chose de la force que les paroles avaient autrefois survit aujourd’hui dans les (très rares) pactes qui ne sont pas encore devenus de simples contrats. Dans le rite matrimonial, par exemple, ce sont les paroles des époux qui créent la nouvelle réalité d’une "seule chair", paroles qui sont ensuite renforcées et ratifiées par les signatures des époux et de leurs témoins. S’il n’y avait pas, d’abord, ces paroles créatrices, les signatures au bas de l’acte de mariage ne diraient rien, ou le diraient fort mal. C’est de se dire la promesse réciproque qui fait la famille, c’est la rencontre entre les voix qui la crée. Nous le savons tous, et nous ne devons pas l’oublier : quand nous voulons dire quelque chose d’important à un proche ou à un ami, par exemple pour lui demander sincèrement pardon, il ne suffit pas de lui écrire une lettre, et encore moins un mail. On a besoin de parler et de dire “pardonne-moi”, et on a besoin de s’entendre dire “je te pardonne” ; le voir écrit n’est pas suffisant. Hier comme aujourd’hui, pour créer des liens, fonder des familles, des amitiés, des entreprises, nous devons apprendre et réapprendre à parler. Nous devons nous dire et nous redire, les uns aux autres, les pactes, les promesses, les alliances, et le dire "à voix haute". Tout ceci est vrai aussi pour les entreprises et pour les marchés, qui se dénaturent quand ils perdent contact avec les paroles dites par des personnes, et sortent du territoire de l’humain. La force de cette parole, "je t’aime", dite à une personne, et à une seule, ne peut se comprendre qu’à l’intérieur d’une vision responsable, car créatrice et irréversible, de la parole et des paroles.
Notre époque vit une profonde nuit de la parole et des paroles, et risque ainsi de mourir noyée dans un océan de bavardages, de chats, de sms. Nous devons absolument nous réconcilier et rencontrer à nouveau la parole et les paroles, avec le sérieux et la responsabilité qu’elles comportent. Dans cette nouvelle rencontre, la fréquentation des poètes pourrait nous apporter une aide importante et décisive. Les poètes sont essentiels pour vivre, parce qu’ils créent, ils font vivre les paroles, et les défendent contre la mort. Et ils sont essentiels surtout en notre temps, privé de la parole et donc de paroles. Après Leopardi les "lieux" de Recanati et du monde ne sont plus les mêmes : les fillettes sont de "petites demoiselles", les collines sont des "déserts", et les moineaux des "solitaires". Sa poésie les a recréés et les a changés pour toujours.
Merci, Père Isaac, et merci, Esaü, qui avez payé un prix élevé pour garder la parole pour nous. À nous la responsabilité de ne pas mépriser le don que vous nous avez fait.
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Isaac “s’est trompé” de fils. Mais pas la bénédiction
de Luigino Bruni
Publié dans Avvenire le 04/05/2014
“Je n’ai pas de mains qui me caressent le visage, (comme elle est dure la mission de ces paroles qui ne connaissent pas d’amours), je ne connais pas les douceurs de vos abandons. Il m’a fallu être le gardien de vos solitudes ; je suis le sauveur des heures perdues.” (D.M. Turoldo)
Sans le livre de Job, le Cantique des cantiques, les Psaumes, l’Évangile de Luc, le livre de la Genèse, l’art, la poésie et la littérature seraient bien différents, certainement beaucoup moins riches en beauté et en mots. Mais il y a, à la base même de la force poétique de la Bible, une fidélité radicale, absolue à la parole qui est très difficile à comprendre pour nous, lecteurs d’aujourd’hui, et qui, cependant, est pour nous décisive.
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