L’aube de minuit / 27 – Au-delà de la séduction de la foi utile et de la consommation mutuelle
de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 22/10/2017
« Un peuple qui croit encore en lui a encore son propre Dieu. Il projette son amour de lui-même, son sentiment de puissance sur un être auquel il puisse rendre grâce. Celui qui est riche a envie d’offrir ; un peuple orgueilleux a besoin d’un Dieu pour faire des sacrifices… Partout où la volonté de puissance décline, on observe chaque fois une involution physiologique, une décadence. La divinité de la décadence devient le Dieu de ceux qui ont physiologiquement régressé, le dieu des faibles. »
Friedrich Nietzsche, L’Antéchrist
À certains moments décisifs, la foi et l’espérance ne forment, de fait, plus qu’une seule chose. Cela se produit lorsque la question : « Et toi, tu crois ? » nous apparaît trop réductrice pour saisir toute la richesse du mystère de notre cœur. Quand nous perdons la foi simplement parce que nous voulions devenir adultes, parce que la foi de notre enfance n’a pas réussi à grandir en même temps que notre amour, notre souffrance et celle des autres, notre foi peut rentrer chez elle dès lors que l’espérance sait la prendre par la main. L’espérance est plus résiliente que la foi car, même sous un ciel déshabité, nous pouvons toujours espérer que les paroles bonnes, celles qui nous avaient enseigné que, dans le monde, il existait un amour plus grand, étaient vraies ; qu’il y en avait quelques-unes de vraies, au moins une. Même lorsque nous ne parvenons plus à croire en Dieu, nous pouvons toujours continuer à espérer en lui, à espérer que, le jour où nous avons cessé de prier, nous avons commis la plus grosse erreur de notre vie, même si, ce jour-là, nous ne pouvions pas le savoir. Cette espérance, humble et douce, se transforme d’ores et déjà en une nouvelle prière authentique, elle remplit de vie et de beauté l’attente inquiète et très humaine du pas encore.
« Yohanân, fils de Qaréah, et tous les commandants des troupes prirent en charge tous les survivants de Juda, […] ainsi que le prophète Jérémie et Baruch, fils de Nériya ; refusant d’écouter la voix du SEIGNEUR, ils se rendirent en Égypte » (Jérémie 43, 5-7). Ces survivants emmènent donc avec eux Jérémie et son disciple Baruch en Égypte. Ils le placent au milieu d’eux comme la nouvelle arche de l’Alliance. Bien qu’ils n’écoutent pas ses paroles, le pacte avec ce Dieu différent, les récits des patriarches et de la libération à travers la mer, étaient encore bien vivants dans leurs chromosomes moraux et spirituels et continuaient, d’une certaine façon, à déterminer leurs actions. Ils se trouvaient dans la situation de celui qui a oublié la foi de ses parents et toutes les prières apprises dans son enfance, mais souffre véritablement lorsqu’un tremblement de terre vient détruire l’église du village où, petit, il a écouté de bonnes paroles. Cette foi ne saurait se réduire à la nostalgie de l’enfance ou de la culture : elle agit à un niveau plus profond de notre psychisme, opère à notre insu et, parfois, à notre corps défendant, comme un instinct ou un destin. Nous pouvons certes ne pas écouter les prophètes, voire les tuer, pourtant nous avons toujours, au fond de notre âme, un « reste » qui peut se mettre au diapason de leur voix. C’est pour cela que nous les voulons avec nous ; nous avons beau ne pas les écouter, nous voudrions les avoir tout près de nous, parce que nous éprouvons un besoin de vie et de vérité présent même chez les gens mauvais. Même lorsque nous sommes méchants, nous restons humains. Nous sommes Adam avant même d’être Caïn, et nous restons Adam même après Abel. Nous demeurons l’image et l’égal de ceux que nous ne parvenons pas à écouter avec nos oreilles mais que nous ne pouvons pas ne pas écouter avec nos tripes. C’est cela, l’anthropologie biblique.
Parvenu en Égypte en caravane, Jérémie continue tout simplement à exercer son« métier », à accomplir son destin, à prophétiser au nom du Seigneur, à parler avec sa bouche et par des gestes : « Alors, la parole du SEIGNEUR s’adressa à Jérémie à Daphné. “Prends des grandes pierres et, sous les yeux de quelques Judéens, enfouis-les dans le sol argileux de la tuilerie qui se trouve vers l’entrée du palais du Pharaon à Daphné” » (43,8-9). Le sens de ce geste apparaît tout de suite très clairement : « Je vais envoyer chercher mon serviteur Nabuchodonosor, roi de Babylone, je placerai son trône au-dessus des pierres que tu as enfouies ; il étendra sur elles son baldaquin » (43,10). S’ils ont fui en Égypte, en revanche ils ne peuvent échapper à leur triste destin. Car, même en Égypte, le Seigneur continue de parler à Jérémie, de lui délivrer des messages à l’adresse du peuple. Et Jérémie lui obéit. Après l’avoir fait toute sa vie, il continue de le faire même en exil, sans patrie ni temple. Cette voix nomade et errante, qui parle hors du temple, au milieu des déportés et de nouveaux dieux, exprime une fois encore l’extrême laïcité de l’humanisme biblique : pour trouver l’esprit divin sur la terre, on n’a besoin de rien d’autre que de personnes humaines, de voix d’hommes et de femmes, de mains, d’yeux et de corps. Le seul temple indispensable sous le soleil, c’est nous ; alors, en ce temps où Dieu parle de moins en moins dans les temples, peut-être pouvons-nous espérer réentendre sa voix, pourvu que nous parvenions à rencontrer au moins un prophète et à le reconnaître comme tel.
Jérémie continue de prophétiser et son peuple persiste à ne pas l’écouter : « Maintenant donc, ainsi parle le SEIGNEUR, le Dieu des puissances, le Dieu d’Israël : Pourquoi continuez-vous à vous faire vous-mêmes tant de mal ? […] En effet, vous m’offensez par vos pratiques : vous brûlez des offrandes à d’autres dieux dans le pays d’Égypte » (44,7-8). Au terme de sa mission et de sa vie, Jérémie se retrouve à livrer les mêmes batailles qu’aux premiers temps, à Anatoth. Mais, surtout, nous retrouvons son combat éternel et incessant contre l’idolâtrie, la grande maladie d’Israël et de toutes les religions, contre laquelle les prophètes seraient l’unique remède si seulement ils étaient écoutés : « Les hommes qui savaient que leurs femmes brûlaient des offrandes à d’autres dieux, ainsi que les femmes qui étaient présentes en grande assemblée, tous les gens qui s’étaient établis dans le pays d’Égypte, à Patros, répondirent à Jérémie : “Bien que tu nous dises cela au nom du SEIGNEUR, nous ne t’écoutons pas. Nous allons faire tout ce que nous avons décidé : brûler des offrandes à la Reine du ciel, lui verser des libations, comme nous l’avons fait dans les villes de Juda et dans les ruelles de Jérusalem – nous-mêmes, nos pères, nos rois, nos ministres” » (44,16-17). Ils se montrent ainsi cohérents et sincères jusqu’au bout dans leur refus.
Le fait que nous retrouvions le combat (vain) contre l’idolâtrie y compris au terme du livre et de la prophétie de Jérémie, à présent déporté, fatigué et âgé, revêt une importance capitale. Le jour où Jérémie avait reçu sa vocation, le Seigneur lui avait affirmé que les rois, les prêtres et tout le peuple « te feront la guerre mais ne te vaincront pas » (1,19). Pourquoi ses ennemis n’ont-ils pas « gagné » ? En réalité, si nous relisons tout son livre, nous nous apercevrons que Jérémie savait, de par sa vocation, que ce peuple aimait trop les plaisirs pour se convertir, et il lui avait d’ailleurs toujours prédit sa fin. Alors, où est la « victoire » de Jérémie ? Avant toute chose, les prophètes ne cherchent pas à remporter des victoires, mais simplement à répondre à leur vocation, à résister jusqu’au bout malgré l’échec et la frustration, en continuant à faire entendre leur voix qui crie sans être écoutée. C’est en ce sens-là que Jérémie a « gagné ».
Les prophètes savent bien qu’ils ne peuvent gagner leurs batailles contre les idoles. L’idolâtrie est invincible car nous, êtres humains, aimons trop construire des idoles. Jusqu’au dernier chapitre, le livre de Jérémie nous explique sans relâche la nature de l’idolâtrie et, par là même, son caractère inéluctable : « Depuis que nous avons cessé de brûler des offrandes à la Reine du ciel et de lui verser des libations, nous manquons de tout et nous périssons par l’épée et par la famine » (44,18).
L’idolâtrie trouve son origine dans notre tendance très prononcée à transformer notre relation avec la divinité en un échange commercial. Nous croyons en un dieu lorsque et tant qu’il nous arrange, lorsque et tant que cette divinité particulière satisfait au mieux nos besoins ; nous changeons de dieu dès lors que nous pensons qu’un nouveau « dieu » servira mieux nos intérêts. Et, quand nous changeons pour un dieu qui nous convient mieux, nous pensons très manifestement que le dieu ancien comme le nouveau étaient tout simplement des idoles, autrement dit, des expériences de consommation destinées à nous procurer un avantage. La relation idolâtrique est une consommation réciproque : l’idole consomme son vénérateur et l’idolâtre consomme l’idole, jusqu’à l’holocauste réciproque total.
L’idolâtrie revient ponctuellement, et ce chaque fois que, lors de nos expériences religieuses ou idéales, la consommation de biens spirituels, la recherche d’émotions fortes, la satisfaction de nos propres intérêts et le plaisir l’emportent sur tout le reste. Les hommes et les femmes l’ont toujours fait et continuent de le faire, à l’intérieur comme à l’extérieur des religions, de l’Église, des mouvements et des communautés religieuses. S’il est naturel et humain de chercher une relation qui nous convienne y compris avec Dieu, ce n’est pas l’expérience de Dieu que les prophètes nous transmettent et défendent. La relation avec le Dieu de la Bible convient extrêmement bien à l’homme ; cependant, cette convenance se situe sur un plan différent de l’économie, de la consommation et du plaisir, et c’est là le grand enseignement de Job, des évangiles et des prophètes. Il ne s’agit pas de la convenance du pouvoir et de la richesse : la convenance du Dieu de la Bible, c’est l’impuissance de Job, l’échec des prophètes, la « puissance » du sermon sur la montagne, la « faiblesse » d’un Dieu tout-puissant qui ne parvient même pas à convertir son peuple. Chaque fois que nous mesurons la convenance de la foi par rapport à notre consommation et à notre plaisir, et cela nous arrive souvent, nous sommes déjà dans une relation idolâtrique, même si nous donnons à notre idole qui nous arrange le nom de Dieu. Nous ne devons jamais oublier que, sur les pentes du mont Sinaï, le nom donné au veau d’or, le paradigme de toute idole, fut « Seigneur » : « Ils dirent alors : “Voici tes dieux, Israël, ceux qui t’ont fait monter du pays d’Égypte !” Aaron le vit, et il bâtit un autel en face de la statue ; puis Aaron proclama ceci : “Demain, fête pour le SEIGNEUR !” » (Exode 32,4-5). Peut-être la raison principale pour laquelle l’idolâtrie devient invincible réside-t-elle précisément dans le nom : l’idole d’aujourd’hui porte souvent le nom du Dieu d’hier, que nous célébrons en bas de la même montagne, sur les mêmes autels et par les mêmes prières.
Le combat tenace des prophètes contre l’idolâtrie, que la Bible a conservé et continue de conserver, nous aide à prendre conscience de notre idolâtrie (car nous remarquons bien plus facilement celle des autres) ; il nous donne aussi à espérer qu’un jour, nous saurons entendre une voix différente au-delà des nombreuses idoles qui remplissent notre maison. La foi biblique, comme d’ailleurs toute foi, est authentique tant qu’elle nous aide à prendre conscience de notre condition naturelle et inévitable d’idolâtre, à savoir, lorsqu’elle fait naître dans notre âme le désir de quelque chose de plus vrai, et parce qu’elle nous le répète cent, voire mille fois au cours de notre vie. Jusqu’au bout, à condition que nous n’ayons jamais cessé de la fréquenter et de l’écouter, elle nous aidera à distinguer l’ange bon de la mort de la dernière idole que nous ne connaissions pas encore. Ce sera notre ultime merci à la Bible, aux prophètes et à la vie.