L’héritage que Dieu nous laisse, c’est notre liberté

L’aube de minuit / 28 – L’homme et la femme, la plus belle « image » qui existe sous le soleil

Par Luigino Bruni

publié dans Avvenire le 29/10/2017

171029 Geremia 28 rid« Plus nous voyons se prolonger notre arrachement au cadre de vie qui nous est propre, que ce soit sur le plan professionnel ou personnel, plus nous percevons de façon aiguë que notre vie, contrairement à celle de nos parents, a un caractère fragmentaire. Notre existence spirituelle demeure inachevée. »

Dietrich Bonhoeffer, Lettre à Eberhard Bethge, 1944

L’idéologie est le contraire de l’espérance. L’espérance naît de la réalité imparfaite de l’aujourd’hui et se nourrit d’un demain meilleur qu’elle ne connaît pas encore mais qu’elle attend. C’est la vertu et le don de la traversée des déserts, lorsque l’on marche sous une chaleur brûlante tout en sachant qu’à la fin, une terre promise nous attend, qu’elle est bien réelle même si personne ne l’a jamais vue.

L’espérance nous donne à apercevoir Canaan alors que nous nous trouvons encore dans les eaux de Mériba. L’idéologie, elle, vit d’un aujourd’hui d’ores et déjà parfait, sans rien attendre de ce qu’elle ne connaît pas encore. Elle nous abandonne à notre condition d’esclaves en Égypte pour le reste de notre vie, mais elle a la capacité extraordinaire de transformer l’esclavage dans les briqueteries en « pays rempli de lait et de miel ». La terre promise est celle que l’on habite déjà. Par conséquent, l’absence de surprises et d’étonnement est un symptôme caractéristique du malade d’idéologie. On est incapable de s’étonner car, parmi les intérêts du monde présent et futur, il n’y a rien qui ne se soit déjà produit, qui ne soit déjà connu, parfaitement contrôlé et maîtrisé. L’étonnement a en effet besoin de l’ignorance (peut-être les enfants sont-ils les seuls à s’étonner vraiment) et du désir émanant de la conscience que la vie est une chose merveilleuse dont les plus belles pages restent à écrire. Et nous nous attendons à tout, toujours, vraiment. Pourtant, lorsque nous nous sommes convaincu que nous possédons enfin le secret de la vie et que nous connaissons tout ce qu’il y a à connaître sous le soleil, il ne nous reste plus rien à attendre ni à espérer. Nos désirs s’éteignent et nous commençons à mourir. L’idéologie est la transformation de l’idée en réalité ; face au décalage qui demeure entre notre idéal et la réalité, soit nous le nions, soit nous le vivons comme un mal, un péché, un scandale. L’espérance, au contraire, cultive la réalité d’aujourd’hui et en prend soin afin qu’elle puisse s’épanouir demain en quelque chose de nouveau, et ce décalage devient le terrain du désir et de l’attente. Le déjà de l’idéologie maudit le pas encore, tandis que l’espérance le bénit parce qu’elle le perçoit comme le début de la réalisation de la promesse.

La Bible est également un grand traité sur la naissance, le développement et la justification des idéologies. Il s’agit d’une syntaxe et, bien souvent, d’une sémantique de la nature terrifiante de la pensée et de l’agir idéologiques. Ce peuple a vu Jérusalem se faire occuper, le temple se transformer en un tas de décombres, les rois et leurs ministres se faire tuer et déporter. Ceux-ci ont cru les faux prophètes, ils se sont nourris d’illusions et il n’est rien resté de leur règne. Or, à présent, bien que tout prouve le contraire, ils continuent à produire des idéologies, à livrer leur propre interprétation de ce malheur. Seul Jérémie peut raconter une autre histoire, celle qu’il évoque toujours, car c’est la seule histoire qu’il connaisse : « Alors Jérémie dit à tout le peuple […] : “Les offrandes que vous avez brûlées dans les villes de Juda […], n’est-ce pas ce que le SEIGNEUR rappelle, ce qui lui est revenu à la mémoire ?” Le SEIGNEUR ne pouvait plus supporter vos agissements pervers et les horreurs que vous commettiez. […] Vous êtes fautifs envers le SEIGNEUR, n’ayant pas écouté sa voix ni suivi ses directives, ses principes et ses exigences, oui, pour cela, le malheur est venu à votre rencontre – c’est bien la situation actuelle ! » (Jérémie 44, 20-23).

À présent que nous sommes arrivés presque au bout de notre commentaire sur le livre de Jérémie, nous devons essayer de répondre à une question certes difficile mais que nous ne pouvons pas éluder : et si c’était Jérémie qui avait été victime de l’idéologie ? Et si l’interprétation de Jérémie était devenue la vraie interprétation uniquement parce que l’élite d’intellectuels qui fixèrent les canons l’avaient reprise ? Et si le culte de la « reine du Ciel » était le vrai, le bon, celui des gens simples, des femmes humbles et opprimées ? Qui nous dit que Jérémie parlait au nom du vrai Dieu, sachant que son peuple parlait au nom des fausses idoles ? Personne ne peut nous l’affirmer avec certitude, et nous ne pouvons pas davantage exclure la possibilité que certains de ces événements se soient réellement produits. De même, personne ne peut nous garantir que Jérémie et tous les prophètes de la Bible ne faisaient que se duper eux-mêmes à l’instar de tous les autres faux prophètes, qu’ils étaient des névrosés persuadés d’entendre des voix imaginaires. Ou bien, que ce furent les événements et les conflits internes au pouvoir religieux d’Israël qui poussèrent à qualifier les oracles de certains prophètes de « vrais » et de bons, et tous les autres de faux ; que l’école rabbinique qui, à un moment donné, choisit Jérémie ou Isaïe comme prophète, occulta les oracles d’autres prophètes qui étaient ses concurrents. Il s’agit d’une question sérieuse car elle est à la racine de la Bible tout entière et de tout humanisme religieux (voire peut-être laïc), car elle participe tout simplement de cette expérience humaine grandiose que l’on appelle la foi. La foi est avant tout la confiance dans le récit d’une expérience historique, celle d’une relation entre un peuple et son Dieu. D’abord, il y a cette foi, et ensuite seulement vient l’expérience subjective : croire à l’existence de Dieu.

Si elles peuvent se manifester simultanément, la première est décisive. Entre autres parce que, quand croire en Dieu n’équivaut pas à croire à la parole des personnes concrètes dont Dieu m’a parlé à travers leur histoire, cette croyance ne dure pas, ne sert à rien, n’influe pas sur notre vie, ou bien elle le fait seulement en mal. Si nous ne croyons pas d’abord au capital narratif de nos pères et mères dans la foi, nous ne saurons jamais si cette voix qui nous a un jour appelés par notre nom était un fantôme, une idole, une duperie vis-à-vis de nous-mêmes ou tout simplement un néant.

Cette foi n’est pas une garantie et ne vient pas davantage nous réaffirmer que nous ne sommes pas en train d’avaler une histoire fausse. La liberté du croyant réside précisément dans la possibilité réelle d’avoir cru à une grande duperie collective ; c’est d’ailleurs ce qui fait toute sa beauté et la rend si risquée. La foi peut ne pas être une illusion parce qu’il se peut qu’elle le soit ; ainsi, dès lors que nous commençons à nous convaincre qu’il ne saurait s’agir d’une illusion, nous pénétrons déjà sur le terrain de l’idéologie. Trop de personnes ne parviennent pas à mûrir à travers des expériences collectives de foi parce qu’elles n’ont pas appris à habiter ce risque existentiel, et c’est ainsi qu’elles grandissent avec une foi trop fragile pour faire d’elles des personnes adultes.

Le dieu abstrait devient concret à partir du moment où quelqu’un me raconte une histoire en me révélant le nom de Dieu. Dans la Bible, le nom est aussi l’incarnation de l’idée de Dieu à travers une expérience historique et concrète, le Logos qui vient habiter parmi nous. Le nom est une parole révélée lors d’une rencontre concrète entre un homme ayant un nom (Moïse) et une voix, sur les pentes d’une montagne ayant un nom (Horeb), afin de libérer un peuple vivant en esclave dans un lieu (l’Égypte). Le nom renseigne sur l’histoire, la géographie, la communauté et la tradition. C’est pour cette raison que le nom Seigneur est conservé au cœur même de la Loi ; c’est l’intimité d’une relation concrète et vivante, un nom que l’on doit prononcer sans le prononcer.

On ne s’étonnera alors pas qu’aux femmes qui « préparent des gâteaux représentant la reine du Ciel » (44,19), Jérémie réponde : « Accomplissez donc vos vœux, faites vos libations ! Eh bien ! écoutez la parole du SEIGNEUR, Judéens qui vous êtes établis dans le pays d’Égypte ! Je jure par mon grand nom, dit le SEIGNEUR, que mon nom ne sera plus jamais prononcé dans tout le pays d’Égypte par la bouche d’un Judéen disant : “Vivant est le SEIGNEUR !” » (44,26). À l’image de la reine du Ciel imprimée sur le pain, Jérémie oppose le nom, car le nom n’est pas l’image. Dans la Bible, la seule vraie et bonne image de Dieu est l’Adam. Or, nous ne sommes pas le nom de Dieu. Nous sommes certes faits à son image, mais nous n’héritons pas de son nom.

Ce dialogue entre le nom et l’image nous révèle un aspect important de l’humanisme biblique et de son anthropologie. La Bible nous enseigne que, si l’image de Dieu est gravée au fond de notre être, nous ne portons pas son nom. Contrairement aux générations d’hommes qui se succèdent, le Dieu de la Bible est un Père qui n’imprime pas son nom dans celui de ses enfants : il laisse notre nom au-dedans de nous et imprime son image en nous. Notre liberté est immense au point que nous sommes libres même vis-à-vis du nom du Père, mais non pas de son image qui reste gravée y compris chez les fils de Caïn.

Qui souhaite lire la parole de Dieu sur terre a la Bible et d’autres textes sacrés (mais aussi profanes, grâce à une littérature et une poésie abondantes). Qui souhaite entendre la voix de Dieu peut écouter les prophètes. Cependant, qui désire voir la chose la plus divine présente sous le soleil ne peut que regarder la chose la plus humaine existant sur la terre : un homme ou une femme. C’est pour préserver cette très haute dignité humaine que la Bible nous interdit de représenter d’autres images de la divinité. Elles seraient d’ailleurs moins belles et vraies que celles que nous voyons déjà autour de nous, chaque jour, lorsque nous nous regardons les uns les autres. Lorsque le premier homme est apparu sur la terre, l’univers a compris quelque chose de plus que l’image de Dieu.

Représenter une divinité sur un gâteau ou sur une pierre enseigne déjà à l’homme de la Bible que ce Dieu ainsi représenté est une idole car, comme nous il le dit : « La seule image bonne de ce nom-là, c’est toi. » C’est l’une des raisons qui expliquent la pauvreté picturale dans la tradition du peuple d’Israël : l’interdiction de représenter l’image du Seigneur a fini par dissuader les hommes de représenter l’image de son image. Nous ne sommes pas Dieu, pourtant nous lui ressemblons beaucoup ; nous sommes la chose qui lui ressemble le plus sous le soleil. Nous lui ressemblons même tellement que la première et la plus grande tentation de l’homme, c’est de devenir Dieu et, par là même, d’en venir à s’idolâtrer lui-même.

Les paroles sur le « nom » sont les dernières de Jérémie. Il quittera ensuite la scène sans que Baruch nous raconte la fin de sa vie, peut-être pour éviter que les événements qui la jalonnent ne viennent éclipser sa parole qui ne lui appartenait pas. Toutefois, c’est par la magnifique bénédiction de Jérémie à Baruch que nous achèverons dimanche prochain notre recherche de l’aube de minuit. En attendant, arrêtons-nous et reposons notre cœur en contemplant la plus belle image qui existe sous le soleil, qui brille et éclaire même les nuits les plus obscures du monde.

 


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