stdClass Object ( [id] => 17966 [title] => Il restera une grande candeur [alias] => il-restera-une-grande-candeur [introtext] =>Plus grands que nos fautes / 30 – On peut être « roi » tout en ne cessant pas d’être fils
de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 19/08/2018
« Je ne vis pas en moi, mais hors de moi,
je suis faillible, je commets
constamment des erreurs,
peut-être pas plus que les autres mais,
je ne sais pourquoi,
j’ai l’impression d’en faire plus…
Oh, dehors il y a les arbres,
il y a les oiseaux et les fleurs... »Nicola Gardini, Io non vivo in me ma fuori
« Voici les dernières paroles de David : “[…] L’Esprit du Seigneur parle par ma bouche, ses mots viennent sur ma langue. Le Dieu d’Israël […] m’a dit : Le juste qui gouverne les hommes, celui qui les gouverne dans la crainte de Dieu, il est comme la lumière du matin quand se lève le soleil par un matin sans nuages : à cet éclat, après la pluie, l’herbe sort de la terre” » (2 Samuel 23, 1-4). Même si David parlera encore dans la Bible (1er livre des Rois), les livres de Samuel considèrent ces mots comme « les dernières paroles de David », comme un testament. Ici, le roi David parle en prophète, comme celui qui a reçu une nouvelle langue dans laquelle annoncer (dans son cas, également chanter) la parole du Seigneur ; d’ailleurs, à la fin du livre, il sera prêtre. L’auteur sait que nous aussi, arrivés à présent au dernier chapitre de sa vie, nous pouvons témoigner que David a vraiment prononcé des paroles différentes et plus élevées que les siennes et que les nôtres. Il les a prononcées en les mélangeant à des paroles basses, plus basses et viles que les nôtres ; pourtant, Dieu a parlé en David précisément à travers les blessures de son humanité ambivalente.
[fulltext] =>Après ces dernières paroles, le texte rapporte quelques épisodes de la vie de David qui, par leur nature et les messages qu’ils délivrent, sont à placer dans l’épilogue de son histoire. Le premier évoque l’étrange soif dont David est saisi à Bethléem. « David exprima un désir : “Qui me fera boire de l’eau du puits qui est à la porte de Bethléem ?” Les Trois Guerriers s’ouvrirent un passage à travers le camp des Philistins, tirèrent de l’eau du puits qui est à la porte de Bethléem, puis ils l’emportèrent pour l’offrir à David. Mais il refusa d’en boire” » (23,15-16). Un épisode compliqué, qui nous enseigne quelque chose de plus sur les rois très aimés de leur peuple. Souvent, ces personnes font l’objet d’une vénération et d’une dévotion sans bornes de la part de leur communauté, à tel point que leurs adeptes tentent même l’impossible pour satisfaire les besoins de leur « roi », essayant d’anticiper ses désirs voire, fréquemment, ses caprices. Ce genre de chef charismatique sait très bien qu’il possède un pouvoir de fascination similaire sur les personnes qui lui sont fidèles, et la tentation est grande pour lui d’en user et d’en abuser. Or, ce récit nous montre que David a un cœur différent : lui aussi est tenté par son caprice et cède, pourtant il est capable de se repentir, de changer d’idée et de faire un geste de loyauté envers ses hommes.
Cet épisode de l’eau s’inscrit dans la présentation de la trentaine de guerriers autour de David, sa garde rapprochée. Le détail le plus important de cette liste de militaires et de gestes héroïques est le nom cité en dernier : « Urie le Hittite » (23,39), le soldat loyal que David a envoyé se faire tuer afin d’avoir sa femme Bethsabée (chap. 11). L’auteur ne craint pas de mettre sous le scellé de la parade militaire de David, le nom dont la seule évocation parle au lecteur de la Bible davantage qu’un traité de théologie. La miséricorde et la prédilection du Seigneur envers David, le roi très aimé, poète chantant de magnifiques psaumes, ont été plus grandes que sa faute. Pourtant, la Bible a voulu conserver le nom d’Urie jusqu’à la fin, refusant de l’effacer du registre de l’histoire de David, du catalogue de la vie et de la mort. Ce nom vient nous rappeler que les grands péchés rouvrent des cicatrices indélébiles qui changent notre corps à tout jamais. Chaque fois qu’en lisant la Bible, nous prononçons le nom d’Urie, David continue d’être responsable de ce péché ; bien que pardonné, il n’est pas exempt de responsabilité.
Le deuxième épisode a trait au recensement. Pris d’une mystérieuse colère, « le Seigneur incita David à nuire au peuple. Il lui dit : “Va, dénombre Israël et Juda !” » (24,1). Dieu « incite » David à mal agir envers son peuple et le « laisse entrer en tentation » ; ainsi toute la Bible est-elle vraiment résumée dans la prière du Notre Père. David cède à cette demande et Joab effectue le recensement : « Israël comptait huit cent mille hommes capables de combattre, et Juda cinq cent mille hommes » (24,9). Pourtant, après ce recensement, David, saisi de « remords », déclare : « C’est un grand péché que j’ai commis ! » (24,10). En quoi ordonner un recensement était-il un « grand péché ? » Sachant que, dans cette civilisation du Moyen-Orient, les nombres revêtaient une signification mystérieuse et magique, connaître le « nombre » d’une réalité équivalait à en posséder le mystère, à pouvoir l’utiliser et aussi la manipuler. Passer de la qualité (le peuple) à la quantité (le nombre) réduit le degré de liberté, laissant de côté toutes les autres dimensions sauf celle que renferme ce nombre, qui est presque toujours la plus banale car la plus simple. Il en va de même du recensement : compter les personnes signifie manifester le désir de les dominer et de posséder les « choses » que l’on compte, afin de pouvoir dire que l’on en est maître, aujourd’hui comme hier. Dans l’humanisme biblique, le roi n’est pas le maître de son peuple ; par conséquent, ce recensement avait une forte valeur théologique, niant la souveraineté du Seigneur sur son peuple. Ce nombre sous-entendait le péché d’idolâtrie : dans les communautés idéales et spirituelles, le fait de compter les membres possède toujours une valeur théologique, révèle un désir de puissance, met en crise la gratuité et la chasteté des fondateurs et des chefs.
En guise de réponse à la repentance de David, le Seigneur lui envoie une parole par l’intermédiaire de Gad, un prophète-devin : « “Je vais te présenter trois châtiments ; choisis l’un d’entre eux, et je te l’infligerai. […] Préfères-tu qu’il y ait la famine dans ton pays pendant sept ans ? Ou bien fuir devant tes adversaires lancés à ta poursuite, pendant trois mois ? Ou bien la peste dans ton pays pendant trois jours ?” » (24,12-13). David ayant exclu la fuite devant l’ennemi, Dieu envoie la peste qui fait soixante-dix mille morts. David s’offre lui-même pourvu de sauver son troupeau : « C’est moi qui ai péché, c’est moi qui suis coupable ; mais ceux-là, le troupeau, qu’ont-ils fait ? Que ta main s’appesantisse donc sur moi » (24,17). Gad lui transmet encore une fois la réponse de Dieu : « Monte, élève un autel au Seigneur sur l’aire d’Arauna le Jébuséen ! » (24,18). Cette aire, ce lieu de battage, où l’on élevait et tuait aussi les animaux, devient à présent l’autel de David-prêtre et, par la suite, le lieu où Salomon construit son temple. Dans mon dialecte, l’aire se dit ara, le mot latin qui désigne l’autel, peut-être parce que la mort et la vie s’y entremêlent. Arauna se déclare prêt à donner gratuitement à son roi les bœufs pour l’holocauste et le bois pour le feu. Or, David lui répond : « “Non ! je veux te l’acheter et t’en payer le prix : je n’offrirai pas au Seigneur mon Dieu des holocaustes qui ne me coûteraient rien !” David acheta donc l’aire et les bœufs pour cinquante pièces d’argent » (24,24). Un dialogue dont nous remarquons la ressemblance étroite avec le contrat conclu entre Abraham et les Hittites pour l’achat de la tombe de Sarah (Genèse 23) ; le nom d’Urie le Hittite nous vient également à l’esprit. Alors qu’Abraham avait dépensé 400 sicles d’argent pour cette tombe, à présent le prix payé est de 50. L’auteur (plus tardif et plus empreint d’idéologie) du premier livre des Chroniques (21,25), ne pouvant se satisfaire de ce modeste chiffre, le multipliera par douze et l’argent deviendra de l’or (« 600 sicles d’or »). Ce chiffre rapporté par l’auteur plus ancien était pourtant très beau ; peut-être voulait-il nous dire qu’aucun temple ne vaut une femme, et que la terre autour du temple qui renferme l’arche de l’Alliance vaut seulement un huitième de la terre qui contient une épouse.
Le vaste thème de la foi économique fait aussi son retour dans ce dernier épisode. Les sacrifices pour Dieu ne valent rien s’ils n’ont pas un prix, s’ils sont gratuits. Il s’agit d’une conception religieuse qui considère la gratuité comme une mauvaise monnaie, partant du principe que Dieu n’apprécie pas les dons qui ne coûtent rien. Une idée profondément enracinée jusque dans nos relations sociales (elle nous amène par exemple à mépriser les dons dont nous savons qu’ils sont recyclés), et que les hommes ont voulu étendre à leur relation avec la divinité, emprisonnant Dieu dans une logique commerciale. Quand nous déciderons-nous à l’en libérer ?
Cependant, ce dernier chapitre nous révèle une fois de plus que la Bible a aimé David pour sa capacité à se repentir et à recommencer après s’être trompé. Ce qui fait la beauté de David et explique qu’il ait été très aimé, ce n’est pas sa vie morale, mais sa mystérieuse candeur, presque enfantine ; la candeur primitive du petit berger que le péché de l’homme adulte qu’il est devenu n’a pas réussi à effacer, qui est restée plus grande que sa faute. Elle nous délivre ainsi le message le plus important de l’histoire de David : cette mystérieuse candeur et cette innocence enfantine résistent avec ténacité et agissent en chacun de nous. Nous aussi, nous sommes plus grands que nos fautes, et nous devons nous le rappeler surtout lors des périodes de grandes fautes, les nôtres et celles des autres.
David est entré dans la Bible alors qu’il était adolescent et, d’une certaine façon, cet adolescent n’a jamais quitté la scène. Il a su dialoguer avec les femmes, il a écouté la voix des prophètes et de l’Esprit, il a éprouvé un grand respect envers son « père » Saül, il a chanté, il a composé des hymnes et des poésies et il a pleuré. Si David, le plus grand des rois et des pères, a eu cette grandeur, c’est parce qu’il n’a jamais cessé d’être fils. Peut-être est-ce pour cette raison qu’il a été très aimé et continue de l’être. Dans la tradition biblique, l’aire d’Arauna se trouvait sur le mont Moriah, là où un ange de Dieu sauva un autre fils innocent. Car Dieu et nous, nous aimons certes de nombreuses choses, mais nous aimons surtout nos fils.
Cette fois encore, grâce à Dieu nous sommes arrivés au bout. Dimanche 2 septembre, nous entamerons une nouvelle série sur les organisations à mouvance idéale et sur les personnes qui les font naître et y travaillent. Comme toujours, même si c’est différent à chaque fois, je remercie ceux qui ont essayé de me suivre tout au long de ces trente et une semaines. Merci à mon directeur, Marco Tarquinio, le premier à lire chacune de mes lignes, qui permet au dialogue entre un économiste et la Bible de se poursuivre et peut-être même de mûrir. Merci à ceux qui m’ont écrit, encouragé et critiqué, parfois avec des mots splendides. Cela a été un commentaire long et riche en rencontres. Comme cela arrive chaque fois que nous lisons la Bible, les personnes que nous avons croisées sur notre route ne disparaissent pas lorsque nous les quittons. Elles restent vivantes, parlent, introduisent les rencontres suivantes et se mettent à cheminer avec nous, jusqu’à notre dernière rencontre. C’est ainsi qu’au bout du chemin, nous nous retrouvons dans une zone peuplée de toutes les femmes et de tous les hommes que nous avons connus. C’est en partie cela qui fait la beauté de la grande littérature, et plus spécialement de la Bible. Sur cette aire d’Arauna se trouvaient, invisibles, Anne, Samuel, Élie et ses fils, Saül, Jonathan, Bethsabée, Avigaïl, Riçpa, la sorcière d’Endor, les deux femmes avisées, Joab, Absalom et Amnon. Tamar et Urie étaient là, tout comme les nombreuses autres victimes dont la Bible a conservé pour nous les pierres tombales. Elle nous offre ses paroles pour prier lorsque nous avons épuisé les nôtres ou bien lorsque, comme ces derniers jours à Gênes, la douleur est si grande qu’elle nous ôte la parole et le souffle.[checked_out] => 0 [checked_out_time] => 0000-00-00 00:00:00 [catid] => 847 [created] => 2018-08-19 08:00:00 [created_by] => 64 [created_by_alias] => Luigino Bruni [state] => 1 [modified] => 2020-08-11 03:54:56 [modified_by] => 609 [modified_by_name] => Super User [publish_up] => 2018-08-23 06:00:00 [publish_down] => 0000-00-00 00:00:00 [images] => {"image_intro":"","float_intro":"","image_intro_alt":"","image_intro_caption":"","image_fulltext":"","float_fulltext":"","image_fulltext_alt":"","image_fulltext_caption":""} [urls] => {"urla":false,"urlatext":"","targeta":"","urlb":false,"urlbtext":"","targetb":"","urlc":false,"urlctext":"","targetc":""} [attribs] => {"article_layout":"","show_title":"","link_titles":"","show_tags":"","show_intro":"","info_block_position":"","info_block_show_title":"","show_category":"","link_category":"","show_parent_category":"","link_parent_category":"","show_associations":"","show_author":"","link_author":"","show_create_date":"","show_modify_date":"","show_publish_date":"","show_item_navigation":"","show_icons":"","show_print_icon":"","show_email_icon":"","show_vote":"","show_hits":"","show_noauth":"","urls_position":"","alternative_readmore":"","article_page_title":"","show_publishing_options":"","show_article_options":"","show_urls_images_backend":"","show_urls_images_frontend":""} [metadata] => {"robots":"","author":"","rights":"","xreference":""} [metakey] => [metadesc] => La conclusion des livres de Samuel représente la synthèse et un condensé de nombreux thèmes ; mais, surtout, elle évoque les raisons du grand amour que la Bible a toujours éprouvé et continue d’éprouver envers David. 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Plus grands que nos fautes / 30 – On peut être « roi » tout en ne cessant pas d’être fils
de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 19/08/2018
« Je ne vis pas en moi, mais hors de moi,
je suis faillible, je commets
constamment des erreurs,
peut-être pas plus que les autres mais,
je ne sais pourquoi,
j’ai l’impression d’en faire plus…
Oh, dehors il y a les arbres,
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« Voici les dernières paroles de David : “[…] L’Esprit du Seigneur parle par ma bouche, ses mots viennent sur ma langue. Le Dieu d’Israël […] m’a dit : Le juste qui gouverne les hommes, celui qui les gouverne dans la crainte de Dieu, il est comme la lumière du matin quand se lève le soleil par un matin sans nuages : à cet éclat, après la pluie, l’herbe sort de la terre” » (2 Samuel 23, 1-4). Même si David parlera encore dans la Bible (1er livre des Rois), les livres de Samuel considèrent ces mots comme « les dernières paroles de David », comme un testament. Ici, le roi David parle en prophète, comme celui qui a reçu une nouvelle langue dans laquelle annoncer (dans son cas, également chanter) la parole du Seigneur ; d’ailleurs, à la fin du livre, il sera prêtre. L’auteur sait que nous aussi, arrivés à présent au dernier chapitre de sa vie, nous pouvons témoigner que David a vraiment prononcé des paroles différentes et plus élevées que les siennes et que les nôtres. Il les a prononcées en les mélangeant à des paroles basses, plus basses et viles que les nôtres ; pourtant, Dieu a parlé en David précisément à travers les blessures de son humanité ambivalente.
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de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 12/08/2018
« Moïse, voyant que le Seigneur écrivait le mot “patient” dans la Torah, lui demanda : “Cela signifie-t-il que tu es patient avec les fidèles ?” “Non, je le suis aussi avec les infidèles.” “Comment ? s’exclama Moïse. Les infidèles méritent de mourir.” L’Éternel ne répondit rien. »
Louis Ginzberg, Les Légendes des Juifs
Même les plus grandes histoires doivent bien se conclure par un dernier chapitre. Parfois, ce dernier est le plus beau et, dans tous les cas, il est un condensé de la vie de la personne. Pourtant, alors que, dans les romans, le bon lecteur sait repérer le moment où la ligne du récit amorce un dernier tournant et approche de sa conclusion, lorsque nous essayons de lire le livre que nous sommes en train d’écrire, nous ne parvenons presque jamais à saisir le moment où commence le déclin et à changer. Cela tient simplement au fait que nous aimons trop la vie et ses paroles et que nous sommes trop attachés aux illusions. Ainsi, mal préparés, souvent nous nous laissons surprendre par la dernière page, parce que nous n’avons pas su l’intégrer au dernier chapitre, qui lui aurait donné tout son rythme et son sens. Nous perdons le fil de l’histoire et, parfois, nous nous égarons.
[fulltext] =>Tout ceci revêt une importance particulière et un caractère tragique dès lors qu’il s’agit des « rois » et des leaders, notamment des chefs charismatiques et des fondateurs de communautés et mouvements spirituels animés d’idéaux, c’est-à-dire des personnes possédant un caractère de pionniers et pouvant servir de guide moral à d’autres. Ici, il est essentiel que le « roi » parvienne à comprendre à quel moment il doit « cesser de descendre sur le champ de bataille » pour entrer dans une nouvelle dimension de la vie individuelle et collective. C’est à ce moment-là qu’il « garde la lampe », lorsque la communauté ou l’organisation doit – ou devrait – demander à son propre fondateur de devenir la mémoire et le signe vivant du charisme et de l’idéal, et de faire passer sa personne au second plan, afin que la lumière émise par sa lanterne puisse occuper la première place. En effet, l’expérience la plus importante qu’un fondateur et sa communauté puissent vivre, c’est de prendre conscience de la distinction nette et explicite à faire entre la lumière et le fait de la garder. Parfois, cette distinction s’estompe au cours de sa vie, et la communauté en vient alors à confondre la réalité éclairée (le fondateur) avec la lumière et sa source. Ainsi le repos lors du dernier chapitre peut-il se révéler décisif pour l’avenir de la communauté, permettant de faire à la fin ce que l’on n’a pas fait pendant. Lorsqu’en revanche, cette phase ne se produit pas ou se produit trop tard, le roi risque de mourir en pleine bataille ; plus grave encore, la lumière de la lanterne risque sérieusement de s’éteindre à la mort de celui qui l’avait allumée. La lumière pourra continuer de se diffuser une fois que nous aurons disparu, à condition que nous accordions à nous-mêmes et à la communauté un ultime temps, qui soit différent. Car c’est précisément lors de ce temps doux et humble d’entretien de la flamme qu’un « roi » affirme par sa chair que la lumière, ce n’était pas lui, mais qu’il était seulement son gardien.
« Il y eut encore un combat entre les Philistins et Israël. David et ses serviteurs avec lui descendirent combattre les Philistins. David se sentit fatigué. Yishbi-be-Nov, qui appartenait aux descendants de Harafa, […] parlait de frapper David. Mais Avishaï, fils de Cerouya, lui vint en aide et frappa le Philistin à mort. C’est alors que les hommes de David l’adjurèrent en disant : “Tu ne sortiras plus avec nous au combat, pour que tu n’éteignes pas la lampe d’Israël” » (Samuel 2 21,15-17).
David est fatigué, pourtant il descend lui aussi sur le champ de bataille. Là, il met sa vie en danger, et ce sont ses généraux qui lui prêtent un serment solennel, une sorte de nouveau pacte marquant le début de la dernière période de sa vie, son retrait progressif du pouvoir qui ouvrira la voie à son fils Salomon.
Là, le « peuple » remarque cette fatigue nouvelle et différente et formule alors une promesse. Dans l’histoire de David, c’est un serment qui marque cette phase, une promesse formulée à l’initiative de ses généraux. Dans le texte, David ne répond pas ; ce serment agit unilatéralement par la seule force de la parole prononcée uniquement par ceux qui représentent le peuple. Au cours de leur vie, parfois les communautés concluent des pactes analogues, et c’est la communauté qui en prend l’initiative. Les rois ne sont presque jamais en mesure de comprendre qu’ils sont « fatigués », car seules les personnes proches du chef remarquent ce genre de fatigue charismatique. Il s’agit d’une fatigue relationnelle, et les membres de la communauté, s’ils sont honnêtes et non centrés sur leur seul intérêt, ont le devoir d’agir pour faire entrer le roi dans le dernier chapitre de son existence. Ces choix, difficiles, sont toujours douloureux, car la communauté est habituée à se contenter d’écouter et de suivre, et parce que la frontière entre cette promesse et la conjuration est tout sauf facile à repérer. En effet, derrière les communautés qui n’ont pas survécu à leur fondateur se cachent des conjurations confuses mêlées de promesses et acceptées par le roi, et des promesses confuses mêlées de conjurations, qu’il a rejetées.
Vient ensuite le récit des gestes héroïques de quelques-uns des guerriers de David, où nous trouvons également une version différente du meurtre de Goliath : celui-ci est tué non pas par David, mais par Elhanân (21,19). Ici, la Bible ne craint pas, à l’apogée de la vie de David, de démentir un des mythes fondateurs de son héros. Nous arrivons ainsi à l’unique psaume de David qui soit reporté dans son intégralité dans les livres de Samuel. C’est un psaume long et intense, qui occupe tout le chapitre 22. L’auteur du livre l’a fait figurer à la fin de la vie de David, en guise de testament et de sceau. Commence le dernier chapitre de son existence, le temps où il remercie Dieu, la vie et ses compagnons. Ce peut être également le temps des psaumes, pour les poètes comme David et pour chacun de nous, dans son propre langage. Nous avons composé certains psaumes splendides avec les noms de nos enfants et de nos petits-enfants, avec nos fidélités et loyautés silencieuses, en chuchotant simplement un Je vous salue Marie, après avoir oublié toutes les autres prières : le dernier psaume de la vie ne saurait être l’apanage des poètes.
Voici quelques morceaux choisis de ce psaume : « Il dit : “J’ai le SEIGNEUR pour roc, pour forteresse et pour libérateur, Dieu, le rocher où je me réfugie […]. D’en haut, il m’envoie prendre, il me retire des grandes eaux. Il me délivre de mon puissant ennemi, de ces adversaires plus forts que moi. […] Le SEIGNEUR me traite selon ma justice, il me traite selon la pureté de mes mains, car j’ai gardé les chemins du SEIGNEUR, je n’ai pas été infidèle à mon Dieu. […] Avec le fidèle, tu es fidèle ; avec le preux intègre, tu es intègre. […] Aussi je te rends grâce, SEIGNEUR, parmi les nations ! Et je chante en l’honneur de ton nom” » (22,2-50). Au milieu du psaume, nous lisons : « C’est toi qui es ma lampe, SEIGNEUR. Le SEIGNEUR illumine mes ténèbres » (22,29). David a appris que la lampe d’Israël, ce n’était pas lui, et c’est pour cette raison qu’il peut la garder à la fin de sa vie (toute garde exige l’altérité de la chose gardée).
De nombreux sentiments s’entremêlent à la lecture de ce grand psaume. David chante et joue de la harpe, et son âme d’artiste recèle elle aussi la grandeur d’âme que toute la Bible lui a abondamment attribuée. Nous sommes fascinés même par sa prière poétique intense. Or, lorsque nous tentons une interprétation des contenus de son chant, nous devons nous efforcer d’exprimer d’autres paroles.
De tout temps, nombreux ont été les croyants à utiliser Dieu afin de donner une dimension sacrée à leurs propres victoires et richesses. La « théologie de la prospérité » a des racines bibliques anciennes, et ce parce que la Bible, immense, se prête aussi à tous les abus et manipulations, comme toutes les choses vraiment belles et immenses de la vie. La Bible a eu besoin de génies de la théologie et de beaucoup de temps avant de parvenir à comprendre que se ranger du côté de Dieu ne revient pas à se ranger du côté des vainqueurs, et que notre Dieu, celui de nos amis et celui de nos ennemis, est un seul et même Dieu ; en effet, s’il n’était pas le même Dieu, alors le Seigneur, le Dieu vrai et tout à fait différent, serait lui aussi une idole. Si le Dieu des perdants est le même que celui des vainqueurs, si le Dieu des pauvres est aussi le Dieu des riches, si les bien-portants et les malades, les puissants et les faibles, ont le même Dieu, alors, le message que la Bible (mais aussi les religions non idolâtriques) nous délivre, c’est la laïcité de Dieu. Car il nous faut laisser Dieu en-dehors de nos négoces et de nos guerres, de notre santé, de nos maladies et de celles des autres, de nos Bourses et des spéculations financières. Si nous pouvons le trouver partout, dans toute chose et en chaque personne, tant que nous le trouvons uniquement de notre côté, il n’est pas le Dieu de la Bible.
L’histoire d’Israël après David enseignera au peuple hébreu que son Dieu est un Dieu vaincu, que son peuple élu est un peuple déporté, que son temps invincible est un amas de décombres, tandis que la force du Seigneur sera incarnée par un enfant et par un « petit reste » fidèle. Pourtant, cet exil donnera naissance aux chants du serviteur souffrant du Seigneur (Isaïe) et à de nombreuses grandes paroles prophétiques. Sans l’exil et sans cette défaite magistrale, nous n’aurions jamais eu Job et Qohéleth, qui nous ont montré d’autres vrais visages du Dieu biblique.
Le psaume de David constitue également un parfait exemple de la religion rétributive (« Le SEIGNEUR me traite selon ma justice, il me traite selon la pureté de mes mains »). Or, lorsque ce sont les vainqueurs, les puissants et les riches qui prononcent les paroles du psaume de David, l’expérience de la foi est toujours mise en danger. Car, dès lors que l’on remercie Dieu pour la victoire et les richesses obtenues, on en vient très facilement à penser : « Si j’ai gagné et si je suis riche, alors Dieu est avec moi », avant d’ajouter éventuellement : « Dieu n’est pas avec ceux qui ne gagnent pas et sont pauvres. » La foi s’en trouve altérée, se transformant en un instrument de condamnation et de malédiction des pauvres, des perdants et de ceux qui croient en un Dieu différent.
Les psaumes de louange de David adressés au Dieu victorieux doivent être médités en même temps que les chants du Dieu vaincu, à travers une lecture synoptique. Lorsque nous entonnons le chant de David pour célébrer nos victoires sans le faire de toute notre âme, en fixant notre regard sur les chants différents criés et hurlés par tous les désespérés et les exclus, alors nous parlons à Baal, même si nous l’appelons Dieu ou Jésus. Pour vérifier l’authenticité de toute prière, nous pouvons essayer de la réciter aux côtés des victimes de la terre, sans éprouver de gêne.
Le psaume de David est aussi le chant de la foi jeune et adolescente, lorsque nous pensons encore que notre pacte avec l’unique vrai Dieu nous associera à ses victoires, ce qui nous fait sentir tout-puissants. En effet, le charme et le mystère de la religion réside également dans sa capacité à nous faire goûter à l’ivresse du sentiment de toute-puissance. Puis nous mûrissons, et nous nous retrouvons alors impuissants et fragiles car nous sommes devenus adultes ; souvent, nous perdons cette foi originelle si, juste à ce moment-là, alors que nous sommes en exil et privés de temple, nous ne recevons pas le don d’une nouvelle relation avec un Dieu qui ressuscite en se tenant à nos côtés en silence, sur le même tas de fumier, à accompagner notre cri, comme il le fit avec le cri de son Fils, la plus belle de toutes les prières. Et nous arrivons enfin au dernier chapitre, où nous retrouvons la même voix qu’à la première page.
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Plus grands que nos fautes / 30 – Le dernier chapitre arrive souvent à un moment différent
de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 12/08/2018
« Moïse, voyant que le Seigneur écrivait le mot “patient” dans la Torah, lui demanda : “Cela signifie-t-il que tu es patient avec les fidèles ?” “Non, je le suis aussi avec les infidèles.” “Comment ? s’exclama Moïse. Les infidèles méritent de mourir.” L’Éternel ne répondit rien. »
Louis Ginzberg, Les Légendes des Juifs
Même les plus grandes histoires doivent bien se conclure par un dernier chapitre. Parfois, ce dernier est le plus beau et, dans tous les cas, il est un condensé de la vie de la personne. Pourtant, alors que, dans les romans, le bon lecteur sait repérer le moment où la ligne du récit amorce un dernier tournant et approche de sa conclusion, lorsque nous essayons de lire le livre que nous sommes en train d’écrire, nous ne parvenons presque jamais à saisir le moment où commence le déclin et à changer. Cela tient simplement au fait que nous aimons trop la vie et ses paroles et que nous sommes trop attachés aux illusions. Ainsi, mal préparés, souvent nous nous laissons surprendre par la dernière page, parce que nous n’avons pas su l’intégrer au dernier chapitre, qui lui aurait donné tout son rythme et son sens. Nous perdons le fil de l’histoire et, parfois, nous nous égarons.
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de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 05/08/2018
« Elle est sûre de retrouver ta mère au Ciel, et elle est certaine aussi de retrouver ton autre grand-mère. Madame Maria Vincenza m’assura que, si le Père éternel ne te prenait pas directement sous sa protection, tous les trois protesteraient tant que le Paradis se transformerait en un véritable enfer. »
Ignazio Silone, Il seme sotto la neve
De nombreuses pathologies affectant les religions judéo-chrétiennes et la civilisation occidentale qui découle d’elles, sont la conséquence directe du mariage conclu entre la foi et l’économie. La conception du péché, perçu comme une dette, est à l’origine et au cœur de l’humanisme biblique, qui a débouché sur une vision mercantile de la religion et du salut. Lorsque la logique de débit et crédit va de la terre au ciel, il se crée une organisation peut-être plus abstraite que notre capitalisme financier.
[fulltext] =>Au ciel et sur la terre, les péchés survivent au pécheur. Cette dette demeure en souffrance dans le « patrimoine » d’une personne, d’une communauté et de Dieu, jusqu’au moment où quelqu’un l’éteint en payant le juste prix. Dieu est intégré dans ce commerce en tant que garant en dernière instance de la valeur légale des « monnaies » utilisées et en tant que principale contrepartie de ce marché, dont la Bourse est le Temple. Ce premier acte, par lequel la partie offensée avait contracté un crédit, est « renégocié » et transformé en un nouveau contrat plus complexe, en une sorte de titre dérivé, et celui-ci crée des chaînes intertemporelles qui s’étendent et s’amplifient à travers le temps et l’espace. Aujourd’hui, si notre système économique a exclu l’hypothèse de Dieu, le dispositif dette-débit continue d’agir imperturbablement, car il est mal compris ou se cache derrière de belles paroles telles que « méritocratie » et « incitation ». Cela tient en partie au fait qu’il nous est extrêmement difficile de nous libérer de l’idée économique de la foi alors que nous nous trouvons de plus en plus sous l’influence de l’économie et de ses dogmes. Nous aurions bien besoin d’une analyse théologique sérieuse du capitalisme pour le comprendre et essayer éventuellement de le changer.
« Il y eut une famine au temps de David, trois années consécutives. David sollicita le SEIGNEUR et le SEIGNEUR dit : “Cela vise Saül et cette maison sanguinaire, parce qu’il a mis à mort les Gabaonites” » (2 Samuel 21,1). David doit faire face à une longue période de famine, causée peut-être par une sécheresse d’une durée exceptionnelle. Pour nous, les sécheresses et les calamités naturelles ne sont rien de plus que des sécheresses et des calamités ; or, pour l’homme de l’Antiquité, elles étaient aussi des messages divins qu’il fallait décoder. Si le Seigneur est l’allié d’Israël, une famine aussi prolongée ne peut s’expliquer que par la colère de Dieu, provoquée par un grave péché. David se rend alors en pèlerinage dans un temple important ; là, il « sollicite le Seigneur » et obtient la réponse : les malheurs qui se produisent ont pour origine un crime commis précédemment par le roi Saül à l’encontre de la communauté des Gabaonites (une population cananéenne amie d’Israël). Nous ignorons quel est ce crime de sang dont Saül s’est rendu coupable. La seule chose que nous savons, c’est que David ne met pas en doute l’oracle qu’il reçoit, peut-être par l’intermédiaire d’un prophète. Ayant convoqué les Gabaonites en vue d’un pacte, il leur demande : « “Que dois-je faire pour vous et comment puis-je réparer” […] ? Les Gabaonites lui dirent : “Nous n’avons pas avec Saül et sa maison une affaire d’argent et d’or” » (21,3-4). Les Gabaonites fixent le prix et précisent qu’ils ne souhaitent pas un dédommagement en argent, bien que la Loi de Moïse le stipule (Exode 21,30). Nous sommes là face à un paradoxe : alors que cette vieille conception de la religion a emprunté à l’économie son langage symbolique pour illustrer les relations débit-crédit entre les hommes et avec Dieu, elle ne considère pas le « vrai » argent comme une monnaie appropriée pour éteindre les dettes les plus importantes ; c’est pourquoi elles doivent se payer par le sang.
Nous disposons ainsi d’une clé de lecture qui nous permet de pénétrer la nature et la vocation de l’économie, à condition que nous l’envisagions en lien avec les sacrifices et le sang. Le développement des institutions monétaires au cours des siècles a été la grande alternative qui a évité de recourir au paiement par le sang. Pourtant, en dépit de sa folie, ce récit ancien de sang et de dettes nous délivre un autre message de vie : lorsqu’il s’agit de la vie et de la mort, l’argent représente trop peu. Dès lors que quelqu’un nous atteint dans notre chair et/ou s’en prend à celle de ceux que nous aimons, aucune somme d’argent ne saurait vraiment rétablir la situation originelle. Il faudrait pour cela une autre logique, non monétaire et détachée du calcul coûts-bénéfices, qui a pour nom pardon et réconciliation. Seules ces réconciliations totales et non monétaires permettent aux dédommagements en argent et aux peines judiciaires d’exercer leur fonction qui consiste à essayer de rétablir l’équilibre rompu, sans toutefois y parvenir totalement.
Là, le tragique du texte atteint son paroxysme. « Ils dirent au roi : “L’homme qui a voulu nous anéantir et qui nous a crus déjà éliminés de tout le territoire d’Israël, qu’on nous livre sept de ses descendants, et nous les écartèlerons devant le SEIGNEUR à Guivéa de Saül, l’élu du SEIGNEUR” » (21,5-6). David accepte de payer ce prix insensé, sans chercher à négocier : « Le roi prit donc les deux fils de Riçpa, fille d’Ayya, qu’elle avait enfantés à Saül, Armoni et Mefibosheth, et les cinq fils de Mikal, fille de Saül […], et il les livra aux mains des Gabaonites, qui les écartelèrent sur la montagne devant le SEIGNEUR. Ils succombèrent tous les sept ensemble » (21,8-9).
Le pacte absurde est conclu et le dommage de sang est remboursé comme il se doit, par un autre sang. Pourtant, nous ne pouvons pas ne pas interroger la Bible : comment David a-t-il pu accepter un commerce aussi abject et croire que le Seigneur avait besoin de ce sang-là pour apaiser sa colère et se réconcilier avec le peuple ? Nous pourrions affirmer qu’en réalité, David se place sur un terrain essentiellement politique : en livrant les sept descendants de Saül, il se réconcilie avec les Gabaonites et élimine les derniers survivants de la maison rivale, celle de Saül. C’est une réponse certes possible, mais partielle, étant donné que, dans la Bible, il est très difficile, voire impossible, de séparer le politique du religieux. En effet, ces victimes sont sacrifiées dans un lieu sacré, le temple du Seigneur, à Gabaon, avec des hommes « livrés au Seigneur » dans un contexte sacrificiel. Par conséquent, le premier débiteur est Dieu.
Ce pacte de sang nous révèle ainsi une dimension importante de la foi d’Israël au début de la monarchie. Selon toute vraisemblance, David, le roi selon le cœur de Dieu, qui chante des psaumes splendides, l’ami sincère de Jonathan et très aimé de la Bible, croyait bel et bien que l’on pouvait satisfaire le Seigneur, le Dieu différent de l’Alliance, et apaiser sa colère, en versant le sang humain. Hélas, la triste réalité est que, même trois mille ans après cette offrande scélérate, en dépit du christianisme et de saint Paul, nous persistons à croire au même Dieu que David et les Gabaonites, chaque fois que – et cela arrive malheureusement très souvent – nous considérons plus ou moins consciemment le sang du Christ en croix comme le prix payé au Père pour nos péchés ; ou bien, lorsque nous offrons nos souffrances, voire notre vie, en sacrifice, en pensant que, là-haut, il se trouve quelqu’un qui nous attend et accepte notre offrande et sacrifice, qui pense que notre pureté se mesure au « sang » que nous versons et aux souffrances que nous lui « offrons ».
Pourtant, même dans ce terrible récit, nous percevons soudain la splendeur de l’épiphanie d’une autre conception de la foi, de la vie et de la religion. La Bible est immense entre autres à cause de son auto-subversion constante. Le geste de Riçpa, une femme qui, sans un mot, nous livre l’un des discours les plus puissants, dramatiques et spirituels de toute la littérature religieuse, éclaire ce sacrifice archaïque d’une lumière de paradis : « Riçpa, fille d’Ayya, prit un sac, qu’elle étendit pour elle sur le rocher ; elle y resta depuis le commencement de la moisson des orges jusqu’à ce que l’eau du ciel se répandît sur les corps ; elle ne laissa pas les oiseaux du ciel se poser sur eux pendant le jour, ni les bêtes sauvages pendant la nuit » (21,10).
Le verset 21,10 du deuxième livre de Samuel devrait figurer dans toute anthologie d’excellence morale des êtres humains, des mères et des femmes. Nous avions déjà rencontré Riçpa au verset 3,7. Elle était la concubine de Saül, que son général Abner « avait prise » sans même lui demander sa permission, afin d’adresser un message politique à son roi. À présent, David lui « prend » deux de ses fils pour faire son offrande réparatrice, encore une fois sans lui demander sa permission (qu’il n’aurait jamais obtenue). Elle prend son sac pour le deuil et, au lieu de le porter, elle l’étend et le transforme dans sa tente. Là, elle veille jour et nuit sur ces corps sans vie. Elle reste au pied de ces croix pendant des jours, voire des semaines ou des mois. Seule, comme une stèle vivante, telle une sentinelle qui demeure immobile, aux côtés du prophète, à son poste de guet sur les murs d’enceinte (Isaïe 21), pour nous adresser d’autres paroles du Seigneur sans dire un mot. Elle y prophétise le Golgotha et, lors de son samedi saint, elle crie que, s’il existe un vrai Dieu, il ne peut ni ne doit vouloir le sang des hommes, car il serait alors moins humain qu’elle-même et nous. Ce sont les paroles muettes comme celles de Riçpa qui donnent à la Bible tout entière la saveur et le parfum de la parole de Dieu. Sans le geste de cette mère et sans les quelques gestes semblables qui émaillent la Bible, le pain de la parole ne serait que du pain azyme et insipide. Or, grâce au geste de Riçpa, nous pouvons qualifier ces chapitres terribles de « Parole de Dieu » une fois leur lecture achevée, sans avoir à rougir des hommes, de la Bible et de son Dieu.
Nous pouvons imaginer Riçpa en train d’étreindre ces corps, de les mouiller de ses larmes, de les baiser et de sécher leurs blessures avec ses cheveux ; Riçpa hurlant contre les hommes, peut-être aussi contre le Ciel qui a accepté l’offrande de ces fils ; or, les mères, de Riçpa à Marie, ont toujours su qu’aucun ciel habité ne peut accepter le sang des fils crucifiés. Puis nous la voyons éloigner les bêtes fauves et les vautours des corps de ses fils, mais aussi des corps des fils de Merab. Riçpa veille sur ces sept victimes, elle veille aux corps de ces fils, les siens et les autres, afin de nous rappeler pour toujours que n’importe quel fils est le fils de tous. Le christianisme nous a un jour révélé un amour différent, l’agapè, un amour capable de dépasser les liens du sang, l’amitié et le désir, éloignant ainsi les vautours et les bêtes sauvages des corps de tous les fils. S’il a pu nous le donner, c’est parce qu’il l’avait appris grâce à l’amour des mères et des femmes, la forme d’amour qui y ressemblait le plus.
Le ciel recommença à pleuvoir sur l’esplanade du temple de Gabaon, mouillant la terre et ces corps crucifiés. Pourtant, loin d’être la réponse au sacrifice de David, cette pluie salvatrice incarna les larmes de Dieu, offertes en réponse à celles de Riçpa et à celles des autres mères des crucifiés. Seul un Dieu qui pleure avec nous la mort et la souffrance de nos fils peut se montrer religieusement parlant à la hauteur de Riçpa et de ses sœurs.
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de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 05/08/2018
« Elle est sûre de retrouver ta mère au Ciel, et elle est certaine aussi de retrouver ton autre grand-mère. Madame Maria Vincenza m’assura que, si le Père éternel ne te prenait pas directement sous sa protection, tous les trois protesteraient tant que le Paradis se transformerait en un véritable enfer. »
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De nombreuses pathologies affectant les religions judéo-chrétiennes et la civilisation occidentale qui découle d’elles, sont la conséquence directe du mariage conclu entre la foi et l’économie. La conception du péché, perçu comme une dette, est à l’origine et au cœur de l’humanisme biblique, qui a débouché sur une vision mercantile de la religion et du salut. Lorsque la logique de débit et crédit va de la terre au ciel, il se crée une organisation peut-être plus abstraite que notre capitalisme financier.
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de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 29/07/2018
« Le grand vizir, qui, comme on l’a déjà dit, était malgré lui le ministre d’une si horrible injustice, avait deux filles, dont l’aînée s’appelait Scheherazade, et la cadette Dinarzade. […] Un jour qu’ils s’entretenaient tous deux ensemble, elle lui dit : “Mon père, j’ai une grâce à vous demander […]. J’ai dessein d’arrêter le cours de cette barbarie que le sultan exerce sur les familles de cette ville. Je veux dissiper la juste crainte que tant de mères ont de perdre leurs filles d’une manière si funeste.” »
Les Mille et une nuits
Si les paroles sont capables de tuer, elles savent aussi éloigner la mort. Le logos est le principal ennemi du tanatos. Tant qu’il nous reste quelque chose à raconter, nous pouvons reporter d’un jour son arrivée et, lorsqu’elle viendra parce que nous aurons achevé notre récit, nous découvrirons que nous avions encore une histoire à raconter, et cette histoire était pour elle.
[fulltext] =>La mort est particulièrement familière aux femmes, et ce parce qu’elles ont une intimité spéciale avec la vie. Peut-être parce que, depuis des millénaires, elles ont gardé la maison, où elles ont développé l’une des relations primaires pendant que les hommes se consacraient à l’économie des relations productives et militaires à l’extérieur du foyer. Les femmes sont devenues expertes à la fois en matière de vie et de mort. Elles ont lavé et habillé leurs enfants et leurs morts, elles ont soigné des blessures qui ne guérissaient que rarement, elles ont fait et refait le même lit, qui était souvent le seul lit de la maison donc spacieux, un lit qui sert aujourd’hui pour un accouchement et sera demain le lit de mort d’un parent. Pour elles, comparée à la mort, la vie est comme un jardin pour aveugles : elles ne la voient pas, mais elles la touchent, elles la sentent et la respirent. Et, lorsqu’elles finissent par ouvrir les yeux pour la regarder en face, elles découvrent qu’elles la connaissaient déjà, comme seule une femme connaît une sœur. La mort ne semble pas être leur pire ennemi. Si l’on veut vraiment tuer une femme, il ne suffit pas de lui ôter la vie. Dans la Bible, les femmes n’achèvent généralement pas leur vie au moment de leur mort : elles quittent la scène après avoir été violentées et humiliées, comme pour nous dire que ce sont ces morts-là qui les font disparaître pour de bon.
« Là se trouvait par hasard un vaurien appelé Shèva, fils de Bikri, un Benjaminite. Il sonna du cor et déclara : “Nous n’avons pas de part avec David” » (2 Samuel 20,1). Par cette tentative d’insurrection, un homme issu de la famille de Saül poursuit la lutte entre les tribus liées à Saül et les tribus fidèles à David, marquant en même temps le début du conflit entre le Nord (Israël) et le Sud (Juda) qui provoquera par la suite la tragique scission du royaume de David. Dans ces chapitres qui concluent le deuxième livre de Samuel, nous constatons que le parti de Saül, bien que vaincu par celui de David, est resté vivant et puissant en Israël, notamment au sein de sa tribu de Benjamin. La guerre avec son fils Absalom, qui a représenté la crise politique la plus grave du royaume de David, a créé des brèches, y compris théologiques, où les franges demeurées fidèles à Saül essaieront de s’engouffrer. En réalité, la tribu de Benjamin se trouvant à la charnière entre le Nord et le Sud, elle a toujours représenté un élément problématique pour Jérusalem. N’oublions pas que même le prophète Jérémie et Paul-Saül de Tarse, tous deux très critiques envers Jérusalem et sa tradition, étaient benjaminites.
Entre-temps, après avoir provisoirement quitté la ville pour réprimer la conjuration d’Absalom, David est rentré à Jérusalem. Son premier acte politique postérieur à la crise concerne les dix concubines qu’il avait laissées en ville au moment de prendre la fuite (15,16) et dont Absalom s’est emparé (16,21) afin de montrer au peuple tout entier qui est le nouveau roi. Pour rendre public ce geste, une tente avait été dressée sur la terrasse du palais, et Absalom y entrait pour aller voir les femmes (16,22). Peut-être était-ce de la même terrasse que son père avait observé Bethsabée en train de prendre son bain avant de la désirer et de consommer ainsi l’adultère à l’origine du sang qui n’a plus cessé de tacher sa famille. Là encore, les femmes sont utilisées comme instrument de pouvoir, car elles vivent au palais sans qu’on les voie et sans qu’on les reconnaisse comme personnes. Le harem faisait partie de la richesse d’un roi, d’un ensemble de choses, d’objets et de biens qui n’avaient ni droits, ni nom. Il a fallu toute la Bible, et elle n’a d’ailleurs pas suffi, pour que la femme redevienne cet ezer kenegdo que l’Adam, à sa plus grande joie, reconnut dans le jardin d’Éden comme son « égale », comme une personne qu’il pouvait regarder à sa hauteur, lors de l’événement décisif que la Genèse (2,23) place au début de la création et considère comme la pierre angulaire de son anthropologie et de sa théologie. Or, durant des millénaires, les yeux de la femme sont demeurés à une hauteur inférieure à celle des hommes, plus près des yeux des animaux que de ceux de leurs maris ; leurs yeux, splendides, regardaient devant sans que personne ne les croise ni ne les reconnaisse comme égaux.
« David rentra chez lui à Jérusalem. Le roi prit les dix concubines qu’il avait laissées pour garder la maison et il les mit dans une maison bien gardée. Il pourvut à leur entretien, mais il n’alla plus vers elles. Elles furent séquestrées jusqu’au jour de leur mort, dans l’état de veuves d’un vivant » (20,3). Afin de refermer définitivement la parenthèse politique d’Absalom, David condamne ces dix femmes à demeurer séquestrées à vie, à payer par leur veuvage, alors qu’elles sont innocentes, la faute du fils rebelle qui a eu des relations avec elles sans même leur demander leur avis. À l’instar de Tamar, qui n’avait rien à se reprocher, ces femmes se voient contraintes de payer pour des péchés et des vengeances d’hommes : emprisonnées dans un veuvage politique et social forcé, elles sont utilisées comme un message de chair adressé au peuple (Juges 19). Lorsque les femmes n’avaient plus de paroles ou plus de souffle, il leur fallait parler par leur chair, par leurs enfants et leurs séquestrations ; même lorsque ce sont des messages de vie, ils demeurent toujours un sacrement de chair exprimant des paroles d’esprit qui, la plupart du temps, ne sont pas recueillies, ni comprises.
Cependant, nous ne pouvons pas ne pas être touchés et troublés par l’indifférence avec laquelle l’auteur de ce livre de la Bible nous fait part de cette séquestration forcée de femmes, comme si la pietas dont il a su faire preuve à l’égard des grands hommes n’était pas indispensable envers ces femmes et bien d’autres encore. Il serait bon, si nous en étions capables, d’imaginer, voire d’écrire, certains épisodes de l’histoire racontée dans les livres de Samuel, en adoptant le point de vue des femmes. Nous pourrions nous poser ces questions : Comment Mikal, fille de Saül et femme de David, a-t-elle vécu la guerre civile entre son père et son mari, et comment a-t-elle vécu la mort de Jonathan et de ses autres frères ? Quels sentiments, et peut-être quelles paroles, Bethsabée a-t-elle eus lors de la mort de son enfant sans nom, voulue par le Seigneur afin de punir David pour son péché ? Quels ont été les mots d’Ahinoam, la mère d’Absalom, si elle en a eu, au moment d’apprendre que ce fils, le plus beau d’entre tous, était resté empêtré avec sa chevelure entre les branches d’un arbre, avant d’être tué par Joab ? Comment les mères interprètent-elles et vivent-elles les guerres et les violences des hommes ? À quoi ressemblent leurs paroles différentes ?
Pourtant, au milieu de ce veuvage entre des murs et de ce triste silence de femmes, voici que la Bible nous donne à connaître une autre femme et nous fait ainsi écouter quelques-unes des paroles de femmes trop souvent tues. En écoutant ses paroles, nous pouvons essayer d’entendre les paroles des nombreuses femmes muettes que l’histoire et la Bible ont enterrées.
La révolte de Shèva n’ayant pas eu de suite en Israël, celui-ci trouve refuge, avec ses quelques hommes, dans une ville du Nord, Avel (Abel-Bet-Maacà). Joab, qui est à ses trousses, assiège la ville et commence la construction d’un terre-plein adossé à ses murs afin de l’obliger à se rendre.
Après la femme sans nom et avisée de Teqoa (chap. 14), une autre femme avisée sans nom entre en scène, lors d’un autre moment décisif. « Une femme avisée cria de la ville : “Écoutez ! Écoutez ! Veuillez dire à Joab : Approche-toi jusqu’ici. Je veux te parler.” Joab s’approcha d’elle et la femme lui dit : “Est-ce toi, Joab ?” Il répondit : “C’est moi.” Elle lui dit : “Écoute les paroles de ta servante.” Il répondit : “J’écoute” » (20,16-17). On est frappé notamment par le fait que c’est une femme qui prend la parole au nom de la ville. Dans un monde d’hommes, lors d’une grave crise où la survie de la communauté est en jeu, c’est une femme qui parle, et elle le fait avec autorité, à tel point que Joab l’écoute. La femme lui dit : « On ne manquera pas de dire avant tout : “Qu’on interroge Avel, et on en aura fini.” Je suis ce qu’il y a de plus pacifique et de plus sûr en Israël. Et toi, tu cherches à faire périr une ville – une métropole ! – en Israël. Pourquoi veux-tu engloutir le patrimoine du SEIGNEUR ?” » (20,18-19). Avel était en Israël une ville modèle de paix, qui avait une histoire et une vocation de sagesse et de fidélité. La femme avisée d’Avel recourt au genius loci de sa terre, s’accrochant à ses racines pour sauver l’arbre de la vie, car les racines n’incarnent pas le passé, mais le présent et l’avenir. Or, les racines se révèlent salvatrices à condition que quelqu’un sache les appeler parce qu’il sait les voir et les comprendre. C’est là un autre talent des femmes, car le fait qu’elles engendrent la vie fait d’elles des expertes du lien entre les générations.
Le dialogue entre la femme avisée et l’impitoyable général se poursuit : « Joab répondit et dit : “Abomination, abomination sur moi si j’engloutis et si je détruis ! Il ne s’agit pas de cela. Mais un homme de la montagne d’Ephraïm nommé Shèva, fils de Bikri, s’est insurgé contre le roi David. Livrez-le, lui seul, et je lèverai le siège” (20,20-21). La femme a atteint son objectif, sauver sa ville et ses habitants par sa parole ; là encore, elle agit immédiatement : « La femme dit à Joab : “Eh bien, on va te jeter sa tête par-dessus le rempart.” […] On coupa la tête de Shèva, fils de Bikri, et on la jeta à Joab » (20,21-22). Aujourd’hui, peut-être qualifierions-nous d’« avisé » un médiateur capable de sauver même la vie du rebelle. La Bible fait peu de cas du sort de Shèva car, dans ce monde-là, la mort de ce genre de rebelles était évidente. Dans ce récit, cette femme est qualifiée d’avisée car, face à une situation désespérée, elle a su trouver rapidement la seule solution possible pour sauver sa ville de la destruction, en parvenant, grâce au dialogue, à convaincre ce commandant sanguinaire de changer d’idée et de faire revenir ainsi la paix. Dans un lieu de transition entre la mort et la vie, ces lieux où la Bible place souvent les femmes, la femme d’Avel a réussi à sauver une « ville mère » et ses enfants. Au cours de ce duel prodigieux, ce sont les paroles de paix de la femme avisée qui l’ont emporté.
Si cette femme reste sans nom, elle ne reste pas sans paroles. Parfois, la Bible nous délivre son grand message en laissant volontairement sans nom les protagonistes de ses récits. Leur anonymat ne diminue cependant pas la valeur de leurs paroles ; au contraire, il les universalise : « Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho », « Un homme avait deux fils... » Nous pouvons combler cette absence de nom par le nôtre avant de nous entendre dire ces mêmes mots : « Va et fais de même. »
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Plus grands que nos fautes / 28 – Il serait bon de voir l’histoire avec des yeux de mère
de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 29/07/2018
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de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 22/07/2018
« Je ne m’adresserai plus à toi, et même si tu voulais plus tard faire quelque chose, ton aide ne m’apportera aucune joie. Adopte l’attitude qui te semblera la plus indiquée. Moi, je l’enterrerai. […] Libre à toi de mépriser les lois que les Dieux tiennent à cœur. »
Sofocle, Antigone
L’histoire que nous racontent les livres de Samuel est une succession d’homicides, de fratricides, d’incestes, de viols, de violences atroces. Le Seigneur, protagoniste de nombreuses pages de la Bible, semble ici se tenir en-dehors de la mêlée, se contentant d’observer le spectacle de mort que lui offrent les hommes. Et pourtant, la Bible, dans tous ses livres, continue de nous parler de Dieu, de contenir en elle ses paroles et sa parole. Mais où, et comment ?
[fulltext] =>De nombreux lecteurs d’hier et d’aujourd’hui le cherchent et le trouvent dans les prières rares mais intenses de David, dans les paroles sages des femmes et dans les brèves apparitions des prophètes, excluant toutes les autres paroles dérangeantes, scandaleuses et trop humaines pour être divines. Or, à bien y regarder et en adoptant une autre perspective, nous pourrions bien nous apercevoir que le Dieu de la Bible y est aussi présent, et peut-être même principalement à travers son absence et son silence : aux côtés de Tamar, sœur violentée avant d’être chassée, sur le champ de bataille avec David, à pleurer la mort de Jonathan, dans le bois, à consoler Absalom empêtré dans les arbres, ou encore sur la Voie douloureuse, avec le Cyrénéen, sous la croix de son fils. La Bible nous parle de son Dieu même lorsqu’il se tait, même lorsqu’elle ne l’évoque pas et ne le fait pas parler. Tout comme dans n’importe quelle histoire d’amour, où nos paroles décisives sont celles que nous n’avons jamais prononcées parce qu’elles s’étaient faites chair ; or la chair est muette. Le Dieu de la Bible ne se laisse pas piéger par les paroles bibliques : il parle en se taisant, il se tait en parlant, il parle quand il semble se taire et se tait quand il devrait parler. C’est ainsi qu’il se protège de nos tentatives continuelles et tenaces visant à le transformer en idole ou à idolâtrer la Bible. Or, si nous apprenons à trouver Dieu là où nous ne l’attendons pas – dans la Bible comme dans la vie –, nous y trouverons beaucoup plus de paroles pour essayer de prier Dieu et de parler avec les hommes.
Absalom est mort, tué par les épieux de Joab alors qu’il était accroché à l’arbre. À présent, Joab doit annoncer la nouvelle à David, qui lui avait demandé de traiter ce fils « avec égard ». Le choix du messager n’est pas simple. Joab envoie finalement un Kushite (18,19). Lorsque le roi lui demande : « Tout va-t-il bien pour le jeune Absalom ? » (2 Samuel 18,32), le Kushite lui annonce la triste nouvelle. La réaction de David est forte et pleine de pathos : « Alors le roi frémit. Il monta dans la chambre au-dessus de la porte et il se mit à pleurer. Il disait en marchant : “Mon fils Absalom, mon fils, mon fils Absalom, que ne suis-je mort moi-même à ta place ! Absalom, mon fils, mon fils !” » (19,1). David est très cher à la Bible pour de nombreuses raisons, mais aussi et peut-être surtout parce que son cœur est capable d’éprouver des sentiments purs et vrais, que nous savons reconnaître et apprécier car ils sont bien trop semblables aux nôtres. Il a dû conduire une guerre civile afin d’éloigner la conjuration d’Absalom qui s’était autoproclamé roi, et pourtant le texte nous dit qu’il ne voulait pas la mort de ce jeune fils. David se trouve de nouveau pris dans un conflit entre deux dimensions fondatrices de sa vie. Il est tiraillé entre sa condition de roi contraint à repousser un ennemi afin de sauver son trône et son royaume, et sa condition de père qui ne veut pas la mort de son fils, le plus beau de tous les fils du peuple (un parent voit toujours son fils comme « le plus beau de tous » car, sans ce regard généreux et exagéré, il ne serait assez beau pour personne). Ces conflits identitaires qui se déroulent à l’intérieur d’une seule et même personne sont décisifs, et ils sont bien plus concrets et réels que les conflits identitaires interpersonnels, que notre culture amplifie pourtant car elle ne sait pas reconnaître et encore moins apaiser les conflits au-dedans de nos âmes.
Le texte de la Bible nous révèle qu’au début, le père l’emporte sur le roi ; dans ses paroles, nous retrouvons les nombreuses paroles semblables de pères et de mères face à la mort de leur enfant. L’expression « mon fils » revient sept fois, un nombre qui exprime une souffrance infinie, car la douleur causée par la perte d’un fils est immense. David est un homme expert en armes qui connaît très bien le métier de la guerre ; par conséquent, au moment où il quitte Jérusalem pour se préparer à la bataille, il sait que la mort d’Absalom est l’issue la plus probable. Malgré cela, il a essayé de changer le cours du destin, de forcer les codes de guerre sans merci, et c’est ainsi qu’il a demandé un traitement « de faveur » pour son fils, tout en connaissant bien Joab et les règles du jeu impitoyables dans toute guerre. C’est pour cela qu’il commence par demander au messager des nouvelles de son fils. Même s’il est presque sûr de la terrible réponse, il pose cette question, s’accrochant au mince espoir contenu dans ce presque. Tout comme nous, lorsque nous nous accrochons au « presque » d’un rapport médical, ou bien quand nous ouvrons ce dernier mail de réponse à notre demande désespérée de réessayer une dernière fois. Nous sommes presque sûrs de la mauvaise nouvelle, pourtant nous faisons tout pour prolonger la durée de ce presque, en essayant de voler à la mort ne serait-ce que quelques heures ou quelques secondes. Puis, ce temps de fol espoir une fois écoulé, brusquement nous nous rendons compte que nous avons simplement cultivé une illusion, car la fin de cette histoire était déjà inscrite dans une multitude de faits et d’actions que nous connaissions, même si nous ne pouvions nous résoudre à croire à ce presque. « On prévint Joab : “Voici, lui dit-on, que le roi pleure et se lamente sur Absalom” » (19,2).
Durant des millénaires, le deuil a été l’un des savoir-faire les plus précieux que les différentes cultures ont accumulé et entretenu, afin d’éviter que les épouses, les maris, les parents et les sœurs ne « meurent » avec le défunt. Le deuil est la transformation d’une souffrance insupportable en une douleur possible grâce à la création de biens relationnels. Il s’agit donc d’une opération délicieusement communautaire, où ma souffrance parvient vraiment à devenir une douleur collective. La compassion a pour résultat que les pleurs de nos amis et parents que nous aimons, loin d’augmenter notre douleur, la réduisent. Or, en l’espace de deux générations, l’Occident a oublié l’art millénaire et communautaire du deuil, et c’est ainsi que nous sommes redevenus infiniment vulnérables à la plus grande souffrance, qui nous tue sans rencontrer aucune résistance dans la solitude de nos maisons, devant notre téléphone ou notre ordinateur.
Le deuil de David se heurte bien vite à la raison d’État. Ses pleurs pour Absalom brisent le moral de l’armée qui venait de sortir victorieuse de la bataille : « La victoire, ce jour-là, se changea en deuil pour tout le peuple […]. Le peuple, ce jour-là, rentra furtivement dans la ville, comme le ferait un peuple honteux d’avoir fui au combat » (19,3-4). La pietas de David, ce père qui pleure son fils, entre en conflit avec le David roi ayant le devoir d’honorer ses troupes qui se sont battues pour lui, et non de les humilier. Tandis qu’à l’annonce du messager, le père avait pris le pas sur le roi, à présent la vertu publique du souverain l’emporte sur la vertu privée du père. Les vertus, loin d’être toujours alliées entre elles, entrent souvent en conflit dans les zones de transition. Une « victoire » obtenue, une fois encore, grâce à Joab : « Joab vint trouver le roi à l’intérieur. Il dit : “Tu couvres de honte, aujourd’hui, le visage de tous tes serviteurs qui t’ont sauvé la vie aujourd’hui, ainsi qu’à tes fils et à tes filles, à tes femmes et à tes concubines. Tu aimes ceux qui te détestent et tu détestes ceux qui t’aiment. Tu as proclamé aujourd’hui que chefs et serviteurs ne sont rien pour toi. Eh bien, aujourd’hui, je le sais, si Absalom était vivant et nous tous morts, aujourd’hui, eh bien, tu trouverais cela normal” » (17, 6-7). Joab montre de façon très puissante à David un autre aspect, très dur, de la réalité, en lui rappelant que sa paternité la plus importante est sa paternité envers son peuple. Le roi n’est pas un homme comme les autres, mais une personnalité collective, un symbole ; son comportement est donc toujours et inévitablement un message immédiat au peuple. Il ne peut gérer ses sentiments comme tous les autres êtres humains et doit faire passer le bien commun avant son bien privé. Nous ignorons jusqu’à quel point Joab se souciait du bien du roi et du peuple ou si, en réalité, c’était surtout ou seulement le bien du « commandant » Joab qui l’intéressait. Quoi qu’il en soit, il est certain que son raisonnement a sa logique et une certaine cohérence, les seules présentes et efficaces dans le monde de Joab et dans le monde politique de tout temps.
Joab peut ainsi ajouter : « Maintenant, lève-toi, et va parler au cœur de tes serviteurs, car, je te le jure par le SEIGNEUR, si tu n’y vas pas, personne ne passera cette nuit avec toi, et ce sera pour toi un malheur pire que tous les malheurs qui te sont arrivés depuis ta jeunesse jusqu’à maintenant. » Ioab parle à son roi avec une grande autorité, que David reconnaît : « Alors, le roi se leva et vint s’asseoir à la porte » (19,9). David écoute son général, pourtant ce manque d’« égards » envers le jeune Absalom ne reste pas impuni. Il nomme en effet Amasa, le commandant vaincu des troupes d’Absalom, au poste de nouveau chef de l’armée à la place de Joab (19,14). Joab ne dit pas un mot mais, là encore, il passe aussitôt à l’action. C’est ainsi que, durant la guerre destinée à déjouer la tentative de sécession des tribus du Nord (Israël), conduite par Sheba (20,1), Joab commet un autre de ses crimes. Au moment où les deux généraux se rencontrent, Joab s’approche d’Amasa et lui demande : « “Tu vas bien, mon frère ?” La main droite de Joab saisit la barbe d’Amasa pour l’embrasser. Amasa n’avait pas pris garde à l’épée qui était dans la main de Joab. Celui-ci l’en frappa au ventre et répandit ses entrailles à terre » (20,9-10). Joab tend à Amasa sa main droite, celle qui ne cache pas d’arme, et le frappe traîtreusement de sa main gauche. Puis il l’abandonne à demi mort au bord de la route, « couvert de sang ». Un soldat de l’armée de Joab « tira donc Amasa du chemin dans le champ et jeta sur lui une couverture, quand il vit que tous ceux qui arrivaient près de lui s’arrêtaient » (20,12).
Nous aussi, nous nous arrêtons à regarder cette autre victime abandonnée dans ce champ sans sépulture. Or, une autre théophanie s’accomplit sur ce sentier devenu le théâtre d’une guerre. Le Seigneur entre de nouveau en scène lors de l’homicide de cet homme qui a été appelé frère et a reçu un baiser, avant d’être laissé à demi mort au bord de la route. Nous pouvons regarder cet homme ensanglanté puis poursuivre notre chemin avec l’armée de Joab, ajoutant ainsi notre denier aux vingt-neuf autres. Cependant, nous pouvons aussi nous arrêter et aider le Seigneur à enterrer un autre homme trahi par un baiser.
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Plus grands que nos fautes / 27 – Apprenons à trouver le Père là où nous ne l’attendons pas
de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 22/07/2018
« Je ne m’adresserai plus à toi, et même si tu voulais plus tard faire quelque chose, ton aide ne m’apportera aucune joie. Adopte l’attitude qui te semblera la plus indiquée. Moi, je l’enterrerai. […] Libre à toi de mépriser les lois que les Dieux tiennent à cœur. »
Sofocle, Antigone
L’histoire que nous racontent les livres de Samuel est une succession d’homicides, de fratricides, d’incestes, de viols, de violences atroces. Le Seigneur, protagoniste de nombreuses pages de la Bible, semble ici se tenir en-dehors de la mêlée, se contentant d’observer le spectacle de mort que lui offrent les hommes. Et pourtant, la Bible, dans tous ses livres, continue de nous parler de Dieu, de contenir en elle ses paroles et sa parole. Mais où, et comment ?
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de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 15/07/2018
« C’est Platon qui mettra fin aux lamentations des hommes célèbres et les qualifiera de femmes et hommes vils, afin que ceux que nous prétendons éduquer pour défendre le pays dédaignent se comporter d’une façon semblable à eux. »
Matteo Nucci, Le lacrime degli eroi
Nous, hommes et femmes, aimons de nombreuses choses mais, par-dessus tout, nous aimons nos enfants. C’est pourquoi une vraie réconciliation entre un enfant et l’un de ses parents est l’une des joies les plus sublimes sur terre, peut-être même la plus grande. La parabole du « fils prodigue » figure parmi les paraboles les plus belles et les plus célèbres des évangiles, entre autres parce qu’elle évoque un fils qui rentre chez lui et une réconciliation. Or, dès que nous sortons de cette parabole de Luc pour écrire les paraboles de chair de notre vie, nous nous apercevons que, dans presque tous les cas, les enfants qui étaient revenus repartent. Ils retournent au milieu des cochons, recommencent à dilapider leur part d’héritage et, parfois, ils reviennent pour prendre même le reste qui ne leur « revient » pas. Souvent, les familles et les communautés doivent chercher leur joie et la savourer dans le laps de temps qui s’écoule entre un retour et un nouveau départ, dans l’espace entre le « baiser du père » et le « baiser de Judas ».
[fulltext] =>Absalom est revenu à Jérusalem ; pourtant David, son père, refuse de le rencontrer : « Qu’il se retire chez lui et qu’il ne paraisse pas en ma présence » (2 Samuel 14,24). Au bout de deux ans, grâce à la médiation de Joab, il parvient à revoir son père : « Le roi fit appeler Absalom […]. Alors le roi embrassa Absalom » (14,33). Il l’embrasse, donc il le réhabilite complètement. Pourtant, à peine réhabilité, Absalom commence à échafauder un plan pour prendre la place de son père (15,1). La Bible nous avait présenté Absalom sous l’aspect caractéristique du héros guerrier : « Il n’y avait personne dans tout Israël d’aussi beau qu’Absalom […]. Il se rasait la tête à la fin de chaque année, quand sa chevelure était trop lourde. Lorsqu’il se rasait, on pesait sa chevelure : deux cents sicles » (14,25-26). Il était également petit-fils de roi (3,3). Un portrait qui rappelle de près Saül, et cette ombre réelle continue de poursuivre David au fil de sa vie. Sous prétexte qu’il veut briser un vœu qu’il avait fait au Seigneur du temps de son exil – le vice consistant à enrober ses motivations politiques et conspiratrices dans la religion est vieux comme le monde –, Absalom obtient de son père la permission de se rendre à Hébron, où il s’autoproclame cependant roi. L’adhésion du peuple autour du prétendant au trône commence à grandir. La conjuration devient « puissante » (15,12), jusqu’au jour où un messager vient annoncer à David : « Le cœur des hommes d’Israël s’est tourné vers Absalom » (15,13). David déclare alors à tous ses hommes : « En route ! Fuyons. Car Absalom ne nous fera pas de quartier » (15,14).
Tandis que David s’apprête à fuir, il engage un magnifique dialogue avec un Philistin, Ittaï, un étranger et chef d’un peuple vaincu, venu avec six cents hommes pour soutenir le roi. David l’invite, en toute loyauté, à rester dans la ville avec Absalom (15,19). Ittaï refuse, préférant demeurer auprès du roi, et prononce des paroles qui rappellent, presque mot pour mot, le dialogue entre Ruth et sa belle-mère Naomi, l’un des plus beaux de toute la Bible : « Par la vie du SEIGNEUR et par la vie de mon seigneur le roi, là où sera mon seigneur le roi, pour la mort ou pour la vie, là sera ton serviteur » (15,21). À ce moment-là, David n’a aucun mot de remerciement pour Ittaï ; cependant, plus tard, lorsque la guerre éclatera, il le nommera capitaine d’un tiers de son armée (18,2). Dans les actions réciproques et décisives de la vie, les paroles, déjà très grandes, sont encore trop petites et restent coincées au fond de la gorge. Lors de ces rencontres magnifiques et bouleversantes, on parle sans parler.
David quitte la ville avec son peuple et sa famille : « Tout le pays pleurait à grands sanglots, et tout le peuple passait. Le roi passait dans le torrent du Cédron et tout le peuple passait en face du chemin qui longe le désert » (15,23). Tout le pays pleure. Un exode à l’envers, un nouveau fleuve à franchir à gué pour un nouveau combat, une autre coupe à boire alors que l’on s’en passerait bien. Une autre lamentation pour Jérusalem et pour ses enfants : « David montait par la montée des Oliviers, il montait en pleurant ; il avait la tête voilée et il marchait nu-pieds » (15,30). David vit cette fuite comme le pèlerinage d’un pénitent, comme un deuil et comme l’expiation de fautes commises, que lui et le Seigneur connaissent bien, et il pleure. Même le roi pleure, et la Bible ne craint pas de nous le dire.
En chemin, il est rejoint par un ami du nom de Cusaï. David l’invite à rester dans la ville et à gagner la confiance d’Absalom en tant que conseiller militaire. Cusaï parviendra à mener à bien sa mission difficile et risquée d’agent secret dans le camp ennemi (17,14), car Absalom préfèrera le conseil de Cusaï à celui d’Ahitofel, le grand-père de Bethsabée, qui fait davantage autorité et qui se pendra suite à l’échec de son plan (17,23).
Lors de sa fuite vers le Jourdain, David fait une autre rencontre importante avec un Benjaminite, un descendant de la maison de Saül : Shiméï. « Tout en sortant, il proférait des malédictions. Il jetait des pierres à David […]. Voici ce que disait Shiméï dans ses malédictions : “Va-t’en, va-t’en, vaurien sanguinaire ! Le SEIGNEUR a fait retomber sur toi tout le sang de la maison de Saül, à la place de qui tu es devenu roi. Le SEIGNEUR a remis la royauté entre les mains de ton fils Absalom, et te voilà, toi, dans le malheur, car tu es un homme de sang” » (16,5-8). Le fantôme de Saül prend la parole pour nous dire que le parti de Saül, vaincu lors de la première guerre civile remportée par David, est encore vivant, car il ne suffit pas d’éliminer ses ennemis pour effacer toutes leurs paroles : ce serait trop facile et trop injuste. Shiméï interprète la rébellion d’Absalom à travers le registre de la théologie rétributive : David subit par la main de son fils les mêmes punitions qu’il avait infligées à son « père » Saül. David, qui fait la même interprétation, ne rejette pas cette malédiction. Il laisse ainsi Shiméï lui lancer à la tête ses pierres et ses paroles qui sont plus dures encore, vivant cette rencontre comme une expiation et une réparation. Car nous ne pouvons comprendre le capitalisme si nous perdons de vue cette lecture économique de la foi, qui traverse la Bible également. David ne se déclare pas innocent (Shiméï n’est pas le seul à le considérer comme un usurpateur) et vit cette malédiction comme le prix à payer pour pouvoir espérer une nouvelle bénédiction : « Si mon fils, celui qui est issu de moi, en veut à ma vie, à plus forte raison ce Benjaminite ; laissez-le maudire, si le SEIGNEUR le lui a dit » (16,11).
On perçoit la beauté de cette douceur de David qui, docile, ploie sous la pluie de pierres de Shiméï. Il va jusqu’à l’attribuer à un possible « ordre du Seigneur », raison pour laquelle il se laisse toucher et blesser par le Saülite : « Shiméï avançait au flanc de la montagne, à côté de lui, continuant à maudire et à lancer des pierres, à côté de lui. Il faisait aussi voler de la poussière » (16,13).
Face aux malédictions auxquelles nous nous heurtons ponctuellement en chemin et dans le désert, nous pouvons essayer de les repousser et de les éliminer, à l’instar des soldats de David : 16,11, de nous boucher les oreilles et le cœur afin de ne pas les entendre. Ou bien, nous pouvons les accueillir avec douceur, nous laisser toucher par elles dans notre chair afin qu’elles nous enseignent le métier de la vie et que nous apprenions l’humilité-humilitas de l’humus que nous recevons en plein visage : « Le roi et toute sa troupe arrivèrent exténués. Là, on reprit souffle » (16,14).
Absalom prépare la guerre et suit le conseil du rusé Cusaï, aidé par des messagers envoyés par David afin de l’informer de la stratégie qu’Absalom adoptera, et d’agir en conséquence (17,16). Lors de la bataille, qui a lieu dans la forêt d’Éphraïm, l’armée d’Absalom est vaincue : « Il y eut beaucoup de pertes ce jour-là, vingt mille hommes. Le combat s’éparpilla sur toute l’étendue du pays. Ce jour-là, la forêt dévora plus de gens parmi le peuple que n’en dévora l’épée » (18,7-8). La forêt dévore même le fils du roi : « Absalom montait un mulet et le mulet s’engagea sous la ramure enchevêtrée d’un grand térébinthe. La tête d’Absalom se prit dans le térébinthe et il se trouva entre ciel et terre, tandis que le mulet qui était sous lui continuait » (18,9).
Un autre fils suspendu entre ciel et terre, trahi par sa merveilleuse chevelure qui avait fasciné et séduit tant de personnes ; il n’est pas rare que ce soit notre talent qui freine notre course lors des batailles décisives. Cette image d’Absalom accroché au térébinthe, infiniment vulnérable, sans défense et vaincu, est extrêmement tragique. L’auteur biblique nous montre ainsi quel camp il a choisi dans cette bataille. Il a choisi celui de David, car c’est là qu’il situe le cœur du Seigneur. Absalom est un rebelle qui espérait dévier de son cours l’histoire du salut. C’est ainsi que l’auteur nous raconte après coup, avec une pietas insuffisante, la triste fin de ce fils suspendu à un arbre : « Joab […] prit donc en main trois épieux et les planta dans le cœur d’Absalom, encore vivant au milieu du térébinthe » (18,14). Un autre fils soulevé de terre qui se fait transpercer le côté. Pourtant, David avait recommandé à Joab et à ses généraux : « Par égard pour moi, doucement avec le jeune Absalom ! » (18,5). Hélas, Joab ne manifeste aucun « égard » envers ce jeune. De la même façon qu’il avait exécuté l’ordre de David - tuer Urie le Hittite par la main des Ammonites (chap. 11) - à présent il tue lui-même ce fils. Le métier des armes ignore les « égards » pour les jeunes.
Or, rien ne nous oblige à rester dans le camp du vainqueur. Nous pouvons, et devons même, décider de poursuivre ou non la lecture de ce chapitre, soit en « continuant » et en laissant ce jeune accroché au térébinthe, soit en partant à la recherche du mulet qui a « continué » pour y charger le corps blessé d’Absalom et l’accompagner jusqu’à la première auberge. Lorsque nous tombons sur un crucifié, nous ne pouvons certes pas le ressusciter, mais nous pouvons au moins décider de rester sous sa croix.
Après avoir vu cet homme accroché à un arbre, nous ne sommes plus innocents dès lors que nous « continuons » en ignorant un fils suspendu entre ciel et terre et au côté transpercé, sans même nous demander s’il est coupable ou innocent. Toute la Bible est parabole, elle est tout entière un exercice moral qui nous est proposé afin de nous aider à devenir plus humains. Si aujourd’hui, lors de notre lecture, nous ne savons pas nous arrêter pour aider ce fils accroché à un arbre alors que son père avait demandé, en vain, qu’il soit traité avec égards, demain nous ne nous arrêterons pas davantage devant les personnes suspendues entre ciel et terre qui peuplent nos rues, nos mers et nos forêts, tandis que le Père continue en vain à nous demander de les traiter avec égards. Si nous ne nous essayons pas à cet exercice douloureux et difficile, la Bible s’en trouve réduite à un texte destiné au culte sacré et finit par se flétrir. C’est au contraire en apprenant à nous arrêter et à prendre soin des victimes que nous rencontrons lors de notre lecture, que nous pouvons espérer ne pas nous transformer peu à peu, sans même nous en rendre compte, en un autre Joab qui trouvera d’autres bonnes raisons politiques de planter trois épieux dans le corps d’un autre fils accroché à un arbre.
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de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 15/07/2018
« C’est Platon qui mettra fin aux lamentations des hommes célèbres et les qualifiera de femmes et hommes vils, afin que ceux que nous prétendons éduquer pour défendre le pays dédaignent se comporter d’une façon semblable à eux. »
Matteo Nucci, Le lacrime degli eroi
Nous, hommes et femmes, aimons de nombreuses choses mais, par-dessus tout, nous aimons nos enfants. C’est pourquoi une vraie réconciliation entre un enfant et l’un de ses parents est l’une des joies les plus sublimes sur terre, peut-être même la plus grande. La parabole du « fils prodigue » figure parmi les paraboles les plus belles et les plus célèbres des évangiles, entre autres parce qu’elle évoque un fils qui rentre chez lui et une réconciliation. Or, dès que nous sortons de cette parabole de Luc pour écrire les paraboles de chair de notre vie, nous nous apercevons que, dans presque tous les cas, les enfants qui étaient revenus repartent. Ils retournent au milieu des cochons, recommencent à dilapider leur part d’héritage et, parfois, ils reviennent pour prendre même le reste qui ne leur « revient » pas. Souvent, les familles et les communautés doivent chercher leur joie et la savourer dans le laps de temps qui s’écoule entre un retour et un nouveau départ, dans l’espace entre le « baiser du père » et le « baiser de Judas ».
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de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 08/07/2018
« Divin Laertiade, subtil Odysseus, arrête, cesse la discorde de la guerre intestine, de peur que le Kronide Zeus qui tonne au loin s’irrite contre toi. Ainsi parla Athènè, et il lui obéit, plein de joie dans son cœur. »
Homère, L’Odyssée, Conclusion
Lorsque l’on traverse une crise profonde et complexe, la rencontre avec quelqu’un qui nous présente la situation sous un autre angle peut se révéler décisive. Quelqu’un qui nous fait monter en haut d’un col afin que nous puissions regarder d’en haut notre ville assiégée et, de là, découvrir des échappatoires que nous ne pouvions voir lorsque nous étions encore plongés dans la lutte. Dans la Bible, ce sont surtout les prophètes et les femmes qui offrent ces perspectives différentes. Il existe en effet une analogie entre prophétie et génie féminin. L’un et l’autre sont concrets, enclenchent des processus, s’expriment par la parole et par le corps, et leur instinct invincible leur fait invariablement choisir la vie, à laquelle ils croient et qu’ils célèbrent jusqu’à son dernier souffle. Les prophètes et les mères abritent en eux et engendrent une parole vivante qu’ils ne contrôlent pas ; ils lui offrent leur corps afin que leur enfant-parole se fasse chair, sans qu’ils en deviennent maîtres.
[fulltext] =>Le sang continue de couler à flots et la violence de se déchaîner dans la famille de David. Les auteurs de ces violences sont des hommes faisant preuve d’une grande méchanceté, celle de la tête s’ajoutant à celle du ventre. Au milieu de tous les hommes qui écrivent les premières pages, sanglantes, de l’histoire de la monarchie en Israël, de temps à autre se glissent des femmes qui, par leurs brèves apparitions, humanisent ces récits et montrent l’autre visage du Seigneur. Les femmes entrent en scène pour nous adresser des paroles nouvelles sur l’homme et sur Dieu lorsque les hommes ont consommé et dilapidé leurs dernières ressources d’humanité, jusqu’à devenir des mendiants de paroles de vie. Même dans ces pages terribles qui racontent les luttes fratricides entre les fils de David, une femme éclaire d’une lumière très puissante l’horizon obscur des hommes.
Ayant appris le viol de sa fille Tamar, David se montre là encore ambivalent : « Le roi David apprit toute cette affaire et en fut très irrité. Cependant, il ne voulut pas heurter son fils Amnon, car il avait beaucoup d’affection pour lui : c’était en effet son fils aîné » (2 Samuel 13,21). L’histoire est jalonnée de crimes, notamment à l’encontre des pauvres, des femmes et des enfants, des crimes que les « pères » couvrent afin de ne pas « heurter » leurs fils. Absalom, lui, a une réaction opposée : il commence à nourrir un sentiment destructeur, le désir de vengeance. C’est ainsi que, deux ans plus tard, lors de la tonte de ses moutons, Absalom obtient de David la permission de faire venir son frère Amnon auprès de lui. Il déclare donc à ses domestiques : « Dès qu’Amnon aura le cœur en joie sous l’effet du vin et que je vous dirai : “Frappez Amnon !”, vous le mettrez à mort. N’ayez pas peur » (13,28). Une nouvelle fois, un frère invite un autre frère à « aller aux champs » : « Les domestiques d’Absalom firent à Amnon ce qu’Absalom avait ordonné » (13,29). Contrairement à Abel, Amnon était coupable, pourtant aucun frère ne mérite de mourir. Après ce fratricide, Absalom, comme Caïn, s’enfuit, « errant », meurtrier donc risquant la mort. Or, durant la nuit où ce fratricide est commis, une autre femme arrive et, cette fois-ci, c’est une femme sans nom : la femme de Teqoa.
Joab, le général malin et ambigu de David, que nous connaissons déjà, veut réhabiliter Absolom et le faire revenir de son exil : « Il envoya donc chercher à Teqoa une femme avisée » (14,2). Le nom de Teqoa évoque aussitôt un élément important au lecteur de la Bible : il s’agit en effet du village du prophète Amos. Nous nous trouvons donc dans un environnement prophétique. La femme est qualifiée d’« avisée », un adjectif rare qui, dans la Bible, veut dire beaucoup. Là encore, comme dans le récit d’Avigaïl, la femme se présente comme une narratrice, comme une créatrice d’histoires, auteur de la parole au service de la vie. Les femmes ont un rapport très particulier à la narration. Elles savent parler différemment et mieux que les hommes, peut-être parce que, dès notre plus tendre enfance, elles nous ont appris à transformer nos premiers sons et bruits en paroles, parce qu’elles nourrissent leurs enfants de lait, d’aliments et d’histoires, ou encore parce que, durant des milliers d’années, pendant que les hommes étaient partis chasser ou combattre, elles échangeaient essentiellement des paroles sous les tentes. Mais, surtout, elles savent chercher, créer et inventer des paroles qui n’existent pas encore et qui, pourtant, doivent absolument exister pour continuer à vivre. La femme avisée de Teqoa n’agit pas autrement.
Joab instruit la femme avant de l’envoyer auprès du roi : « Fais semblant d’être en deuil, mets des vêtements de deuil, ne te parfume pas, bref, sois comme une femme depuis longtemps en deuil d’un mort. Puis, va trouver le roi et parle-lui de telle façon » (14,2-3). Elle arrive chez David : « Au secours, mon roi ! » Le roi lui demande : « Qu’as-tu ? » (14,4). Elle lui raconte alors l’histoire qu’elle et Joab ont inventée : « Hélas ! Je suis veuve. Mon mari est mort. Ta servante avait deux fils. Tous les deux, ils se sont querellés dans la campagne. Il n’y avait personne pour les séparer. L’un d’eux a porté un coup mortel à son frère. Alors, tout le clan s’est dressé contre ta servante. Ils ont dit : “Livre le fratricide : nous le mettrons à mort pour prix de la vie de son frère qu’il a assassiné – et nous supprimerons du même coup l’héritier.” Ils éteindront ainsi la braise qui me reste, ne laissant à mon mari ni nom ni postérité sur la face de la terre » (14,5-7). Une narration d’une intelligence émotionnelle et relationnelle extraordinaire.
La femme invite David à envisager la seule perspective viable, la seule capable d’assurer l’avenir. Elle l’invite à sortir de la logique destructrice des fautes et des récriminations passées et à considérer les coûts et bénéfices objectifs, présents et futurs, des actions et des réactions. À présent que ce fils est mort, il ne reviendra plus. Par conséquent, laisser la logique de la vengeance, qui repose entièrement sur le passé, tuer aussi le deuxième fils, ne répare pas le mal subi mais, au contraire, l’amplifie, et revient à éteindre la seule « braise » qui peut encore allumer la vie. Une femme nous explique ici l’une des vérités juridiques et humaines les plus grandes de l’histoire : le pardon et la réconciliation ne sont pas seulement le choix le plus humain et religieux que nous puissions faire face à un crime, mais sont aussi le plus intelligent, car seul ce choix évite d’aggraver le mal. C’est grâce à un discours semblable à la logique de cette femme avisée que nous avons un jour aboli la loi du talion et que nous avons dépassé la vision de la peine comme vengeance collective. Nous sommes ainsi devenus plus humains et plus intelligents.
Comme au moment où il avait entendu la parabole de Nathan, là encore, David exécute à la perfection l’exercice d’empathie que la femme lui propose (David est grand entre autres parce qu’il sait écouter aussi bien les hommes que les femmes). « Il dit : “Par la vie du SEIGNEUR, pas un cheveu de ton fils ne tombera à terre !” » (14,11). Pris en main, narrativement parlant, par la femme avisée, David comprend à présent que le bien de cette famille ne peut être assuré qu’en violant la loi du talion pour briser la spirale de la vengeance. Puis la femme poursuit en sortant de son histoire inventée pour en venir directement au véritable objet de sa visite : « Et pourquoi donc as-tu fait un projet de ce genre à l’encontre du peuple de Dieu ? D’après ce qu’il vient de dire, le roi se déclare lui-même coupable en ne faisant pas revenir celui qu’il a banni » (14,13). Nathan (chap. 12) avait conclu sa parabole sur cette terrible phrase : « Cet homme, c’est toi. » À présent, la femme avisée adresse à David des mots très semblables : « Tu es coupable », car il n’applique pas envers son fils la justice qu’il a pourtant juré d’appliquer envers le fils de la femme.
David devine ensuite que, derrière toute cette affaire, il y a « la main de Joab ». La femme ne nie pas : « C’est pour retourner la situation que ton serviteur Joab a fait cela » (14,19-20). Le roi ne semble pas gêné outre mesure par la main de Joab et par la perspective différente que celui-ci lui propose : « Le roi dit à Joab : “Soit. L’affaire est réglée. Va, ramène le jeune Absalom” » (14,21). Joab a ainsi atteint son objectif. La femme avisée disparaît alors, après nous avoir offert cette magnifique page. Le texte et Joab choisissent une femme pour tenter de mettre fin à la violence mimétique. La Bible est consciente des vertus spécifiques des femmes ; elle sait que le regard féminin peut se révéler décisif dans la résolution des conflits. Elle observe et raconte un monde d’hommes qui se font la guerre, qui se tuent entre eux, tuent et violentent les femmes. Elle sait bien que le monde qu’elle décrit n’a pas su reconnaître ni respecter le talent des femmes, ni les appeler par leur nom et leur accorder les mêmes droits et la même dignité qu’aux hommes ; même ce récit ne nous révèle pas le nom de la femme avisée de Teqoa. Cependant, la Bible conserve sa connaissance bien à elle de la femme, de son mystère et de sa dignité, de ses vertus et talents spéciaux, comme pour nous dire : « Si nous avions davantage écouté la sagesse des femmes, nous aurions commis moins de péchés et moins souffert, nous aurions été plus humains, nous aurions fait preuve de moins de violence et il y aurait eu plus de shalom. Malheureusement, nous n’y sommes pas parvenus. » L’histoire, les conflits et les guerres prennent un autre aspect dès lors qu’ils sont vus avec les yeux des femmes et des mères. Il en a d’ailleurs toujours été ainsi. La Bible est immense entre autres parce que, dans un monde dominé par les hommes, elle nous a laissé des paroles de femmes, des chefs-d’œuvre de beauté, de pietas et d’humanité, d’autres magnificat.
L’histoire racontée par la femme avisée ressemble à la parabole de la brebis de Nathan. Dans le cas de Nathan, c’est son statut de prophète qui lui donne la légitimité pour « inventer » une histoire et conférer à cette parabole une force de vérité capable d’émouvoir et de convertir David. La femme se livre à une véritable mise en scène (elle porte un vêtement de deuil), jouant une vraie pièce de théâtre, une fiction qui devient aussi vraie que la vie réelle. Tous les jours, les artistes créent des histoires dont nous savons qu’elles sont tout à fait vraies bien qu’« inventées », car Edmond Dantès et Gregor Samsa sont au moins aussi réels que nos amis. La femme avisée arrive chez le roi, elle lui raconte la fausse histoire d’un de ses fils qui se serait fait tuer, et le roi devine que cette femme est venue le voir pour exécuter un plan de Joab. Pourtant, ni le roi, ni le texte ne condamnent ce récit inventé et cette mise en scène, peut-être parce qu’en réalité, ce récit était tout simplement extrêmement authentique, parce qu’il était une parabole incarnée et vivante. La femme avisée racontait à David l’un des nombreux fratricides auxquels assistent les mères sur la terre. Ce fut le magistère collectif de la souffrance des mères qui fit de cette histoire inventée une histoire vraie et prophétique. L’histoire de la femme avisée fut bien plus que la mise en scène tramée par Joab, car seule une femme pouvait raconter une telle histoire inventée sans dire de mensonges. Si Joab était l’auteur de la partition, la femme l’a jouée avec la liberté et la créativité de celui qui interprète un morceau de jazz. Car, si Ève, la première femme, fut la mère d’un fratricide, alors, quand une femme raconte l’histoire d’un fratricide, elle raconte toujours une histoire vraie. Pourtant, en aucun cas elle raconte une simple histoire de mort.
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Plus grands que nos fautes / 25 – Toute histoire de fratricide est malheureusement une histoire vraie
de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 08/07/2018
« Divin Laertiade, subtil Odysseus, arrête, cesse la discorde de la guerre intestine, de peur que le Kronide Zeus qui tonne au loin s’irrite contre toi. Ainsi parla Athènè, et il lui obéit, plein de joie dans son cœur. »
Homère, L’Odyssée, Conclusion
Lorsque l’on traverse une crise profonde et complexe, la rencontre avec quelqu’un qui nous présente la situation sous un autre angle peut se révéler décisive. Quelqu’un qui nous fait monter en haut d’un col afin que nous puissions regarder d’en haut notre ville assiégée et, de là, découvrir des échappatoires que nous ne pouvions voir lorsque nous étions encore plongés dans la lutte. Dans la Bible, ce sont surtout les prophètes et les femmes qui offrent ces perspectives différentes. Il existe en effet une analogie entre prophétie et génie féminin. L’un et l’autre sont concrets, enclenchent des processus, s’expriment par la parole et par le corps, et leur instinct invincible leur fait invariablement choisir la vie, à laquelle ils croient et qu’ils célèbrent jusqu’à son dernier souffle. Les prophètes et les mères abritent en eux et engendrent une parole vivante qu’ils ne contrôlent pas ; ils lui offrent leur corps afin que leur enfant-parole se fasse chair, sans qu’ils en deviennent maîtres.
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de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 01/07/2018
« En vérité, l’homme est un fleuve impur. Il faut être devenu océan pour pouvoir, sans se salir, recevoir un fleuve impur. »
Friedrich Nietzsche Ainsi parlait Zarathoustra
Nous ne transmettons pas seulement notre patrimoine génétique puis notre patrimoine économique à nos enfants : nos vertus et nos péchés s’ajoutent à leur héritage. Ils se transmettent par les yeux, avec lesquels ils nous regardent avant de nous imiter ; un enfant d’un couple de fumeurs a par exemple deux fois plus de chances de devenir fumeur qu’un enfant de non-fumeurs. Notre style de vie relationnelle, les vices et les vertus présents au sein de notre foyer, notre générosité et notre avarice constituent une sorte d’ADN culturel et moral que nous transmettons à nos enfants, presque toujours sans bénéfice d’inventaire. Même lorsque nos enfants parviennent à devenir meilleurs que nos péchés (cela se produit parfois, grâce à Dieu), ils demeurent à jamais fortement conditionnés par notre héritage éthique. Lorsque nous décidons de céder aux tentations qui nous guettent invariablement à chaque carrefour de notre vie, nous amassons la première dot que nous laisserons à nos enfants et au monde de demain.
[fulltext] =>Encore troublés par la violence de David envers Bethsabée et Urie, séduits par la force et la beauté des paroles de Nathan, nous tournons la page, et voilà que nous retrouvons un épisode analogue, une scène terrible et admirable, dont les acteurs principaux sont Amnon, le fils aîné de David, et Tamar, fille de David née d’une mère différente, Ahinoam. On pourrait dire que Tamar était la demi-sœur d’Amnon : « Absalom, fils de David, avait une sœur fort belle, appelée Tamar. Amnon, fils de David, en devint amoureux. Amnon se rendit malade de chagrin à cause de sa sœur Tamar » (2 Samuel 13,1-2). Amnon est amoureux à s’en rendre malade. Tout comme son père, il est attiré par une femme, elle aussi « très belle » et interdite. Or, dans le cas présent, Amnon connaît très bien Tamar, et la tentation qu’il cultive est tournée vers une sœur plus jeune, qui a un nom et une histoire.
Tamar fait l’objet d’un puissant désir, mais elle est inaccessible car vierge ; par conséquent, elle est tenue à distance des hommes de la maison, dans un espace séparé : « Elle était vierge, et, aux yeux d’Amnon, lui faire quelque chose aurait été prodigieusement difficile » (13,2). Alors que Bethsabée était mariée, l’impossibilité à laquelle se heurte Amnon est plus pratique que juridique. C’est son cousin Yonadav, « un homme très avisé », qui trouve la solution. « Il lui dit : “Pourquoi donc, fils du roi, es-tu si déprimé chaque matin ? Ne veux-tu pas m’en informer ?” Amnon lui dit : “C’est Tamar, la sœur de mon frère Absalom. J’en suis amoureux.” Yonadav lui dit : “Couche-toi sur ton lit et fais le malade. Quand ton père viendra te voir, tu lui diras : “Permets que ma sœur Tamar vienne me donner à manger : qu’elle apprête la nourriture sous mes yeux, de manière à ce que je la voie, qu’elle me l’apporte elle-même, et je mangerai” » (13,4-5).
Le texte ne remet pas explicitement en cause le tabou de l’inceste, qui n’était alors pas encore condamné en Israël ; il suffit de penser au mariage entre Abraham et Sara (Genèse 20,12). Le crime d’Amnon sera celui d’un homme envers une femme, qui dépasse de loin le péché de l’inceste, déjà très grave. Si Tamar avait été une simple fille de la maison sans être unie à lui par les liens du sang, cela n’aurait en rien diminué la gravité de son geste. Amnon se comporte de façon scélérate, non pas tant ni uniquement en tant que frère, mais en tant qu’homme, même si le fait que Tamar soit la sœur d’Absalom jouera un rôle décisif dans les conséquences politiques de cet acte.
Accédant au désir de son fils de recevoir de la nourriture des mains de Tamar, David envoie lui dire chez elle : « Va donc chez ton frère Amnon et apprête-lui de la nourriture » (13,7). Tamar accepte d’aller porter des crêpes à son frère, son mets favori, et elle lui fait confiance, ignorant que la nourriture qu’il désire, c’est elle. Sa confiance au moment d’aller le voir ravive le souvenir de nombreuses sœurs et jeunes filles de maison qui, en toute innocence et pureté, entrent dans les chambres des hommes, parfois pour ne plus en sortir. Tamar se rend auprès de son frère malade : « Elle prit de la pâte, la pétrit, confectionna les crêpes sous ses yeux, et les fit cuire » (13,8). Jusque-là, nous assistons à une scène familière que nous voyons se reproduire fréquemment, y compris au sein de nos foyers. Or, voici que le récit amorce un tournant : « Amnon refusa de manger. Il dit : “Faites sortir tout le monde d’ici.” Et tous ceux qui étaient près de lui sortirent. Amnon dit à Tamar : “Apporte la nourriture dans la chambre, donne-la-moi et je mangerai.” Tamar prit les crêpes qu’elle avait faites et les apporta à son frère Amnon dans la chambre » (13,9-10). Amnon se sert de son statut de prince, malade de surcroît, pour créer les conditions qui lui permettront d’atteindre son objectif. Une fois qu’il se trouve seul dans la chambre avec Tamar, « elle lui présenta à manger. Il la saisit et lui dit : “Viens, couche avec moi, ma sœur !” » (13,9-11). Il lui tend ainsi un piège. « Elle lui dit : “Non, mon frère, ne me violente pas, car cela ne se fait pas en Israël. Ne commets pas cette infamie” » (13,12). Cela ne se fait pas en Israël ; ces choses-là ne devraient d’ailleurs se faire nulle part sur terre.
Amnon, le fils aîné de David, fait son entrée dans la Bible juste après l’adultère de son père, prolongeant ainsi ce crime. Alors que David avait recouru à la force pour prendre Bethsabée, son fils utilise la familiarité entre frères pour obtenir le même résultat. Il nous enseigne ainsi que l’intimité entre voisins, l’une des plus belles choses sur terre, crée un espace où peuvent régner la tendresse et le respect, mais aussi la violence et l’injustice. Ce n’est pas le fait d’être voisins qui nous rend proches les uns des autres, et le bon Samaritain vient d’ailleurs nous le rappeler, pas plus qu’il ne nous suffit d’ouvrir la porte de notre maison pour être accueillants. Même dans les sphères les plus intimes, il existe des tentations qui s’inscrivent dans des rapports de force. La sagesse des familles et des communautés consiste à reconnaître que ces tentations sont possibles et, par là même, à protéger leur part de faiblesse ; une sagesse qui fit défaut à la maison de David, et trop souvent aussi à nos foyers.
La jeune fille, prise au piège, fait d’abord appel à sa compassion (« mon frère »), puis à la raison : « Moi, où irais-je porter ma honte ? Et toi, tu serais tenu en Israël pour un infâme. Parle donc au roi. Il ne t’interdira pas de m’épouser » (13,13). Elle lui rappelle également sa condition de prince et la possibilité d’obtenir sa main de leur père (« il ne t’interdira pas de m’épouser » : cet autre élément nous montre que le crime d’inceste n’a pas joué un rôle prépondérant au cours de l’histoire). Or, Amnon n’écoute ni son cœur ni sa tête, car avoir une relation avec une personne dans la vraie vie ne l’intéresse pas. La seule chose qu’il veut, c’est consommer la nourriture différente dont il était affamé, et la dévorer immédiatement. C’est ainsi qu’il commet son crime : « Il la maîtrisa, lui fit violence et coucha avec elle » (13,14). La Bible érige ainsi une autre plaque commémorative afin que nous n’oubliions pas. Une autre victime, une autre femme utilisée comme un objet pour assouvir les passions mauvaises d’hommes puissants ; une autre invitée dévorée par un autre Polyphème, dans une autre caverne.
Le texte subit donc une grande torsion narrative d’une finesse psychologique surprenante : « Amnon se mit alors à la haïr violemment. Oui, la haine qu’il lui porta fut plus violente que l’amour qu’il avait eu pour elle. Amnon lui dit : “Lève-toi. Va-t’en !” » (13,15-16). La réaction d’Amnon révèle ses véritables sentiments. En réalité, il n’était pas amoureux de Tamar, mais ressentait une simple attirance sensuelle envers son corps. Ce n’était rien que de l’éros, sans philia et, surtout, sans agapè. Or, lorsque l’éros n’est pas accompagné de ses deux sœurs, il se transforme en pur égoïsme. Tel une bête fauve, il se repaît de la chair de sa proie jusqu’à satiété, avant d’abandonner la carcasse. Amnon se comporte comme un mercenaire qui, après un rapport sexuel, s’enfuit d’une chambre d’hôtel, la chemise encore déboutonnée, ou fait sortir précipitamment la femme à-demi dévêtue de sa voiture plongée dans la pénombre. Car ne n’est pas l’éros, mais bien l’intimité de l’amitié et la tendresse, qui retiennent l’homme près de la femme une fois passé l’acte sexuel. Nous nous sommes distingués du singe ou du lion au moment où nous avons appris à rester auprès des femmes après avoir assouvi nos appétits, puis nous les avons aidées à élever nos enfants. Car, si nous ne parvenons pas à rester avec elles après l’éros, nous ne serons pas plus capables de veiller sur un berceau le soir, jusqu’à ne plus pouvoir rester lors des ultimes nuits sans fin. Seul un amour plus grand que l’éros nous apprend à rester.
Amnon chasse Tamar car il ne l’aimait ni en tant que femme, ni en tant que sœur, ni même en tant que personne. « Elle lui dit : “Non, car me renvoyer serait un mal plus grand que l’autre, celui que tu m’as déjà fait” » (13,16). Une phrase terrible et magnifique, qui nous ouvre tout grand le cœur des nombreuses femmes violentées et chassées et qui, contrairement à Tamar, restent muettes car elles n’ont plus assez de souffle pour parler ; la Bible continue de nous offrir ses paroles lorsque les nôtres sont étranglées par la douleur. Dans la Bible comme dans la vie, la souffrance du rejet vient s’ajouter à la première, engendrée par la violence, et la démultiplie. Pourtant, qui saura jamais combien le cœur des femmes est grand ?
« Mais il ne voulut pas l’écouter. Il appela le garçon qui le servait et lui dit : “Qu’on expulse cette fille de chez moi, et verrouille la porte derrière elle !” » (13,16-17). Cette fille : les bourreaux n’appellent jamais leurs victimes par leur nom, car le prononcer pourrait provoquer une blessure dans leur âme et y laisser entrer un souffle d’humanité. Ils préfèrent les appeler des « migrants économiques » et non Moustapha, Joe ou Marie, peut-être parce qu’ils pourraient alors les sauver.
La Bible ne se contente pas d’appeler Tamar par son nom, comme elle l’avait déjà fait pour Agar, Dina ou Anne, mais elle décrit aussi son vêtement : « Elle portait une tunique princière » (13,18). Une tunique colorée, le superbe vêtement des jeunes princesses. Une tunique à manches longues, comme celle que portait Joseph au moment où il fut vendu comme marchandise par ses frères. Joseph sortit de la fosse et quitta la pièce où il avait subi des violences, avant de bénéficier du salut de ses hôtes égyptiens puis de ses frères. Quant à Tamar, elle ne fut sauvée par personne. Après avoir été violentée, elle sort de la Bible et n’y reviendra plus. « Tamar prit de la cendre et s’en couvrit la tête, déchira sa tunique princière, se mit la main sur la tête et partit en criant » (13,19). Tamar déchire sa tunique à manches longues, se couvre la tête de cendre et entame un deuil sans fin, devenant veuve sans jamais avoir été épouse. À partir de ce jour-là, Tamar n’a plus jamais cessé de crier. Si nous sommes libres de ne pas écouter son cri et de l’oublier, nous pouvons aussi choisir de l’accueillir et de l’écouter sans cesse, afin d’y reconnaître le cri des nombreuses sœurs de Tamar.
Comme elle, ce sont de magnifiques princesses ; comme elle, elles ont déchiré leur tunique et continuent de hurler le long de nos routes.
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publié dans Avvenire le 01/07/2018
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Nous ne transmettons pas seulement notre patrimoine génétique puis notre patrimoine économique à nos enfants : nos vertus et nos péchés s’ajoutent à leur héritage. Ils se transmettent par les yeux, avec lesquels ils nous regardent avant de nous imiter ; un enfant d’un couple de fumeurs a par exemple deux fois plus de chances de devenir fumeur qu’un enfant de non-fumeurs. Notre style de vie relationnelle, les vices et les vertus présents au sein de notre foyer, notre générosité et notre avarice constituent une sorte d’ADN culturel et moral que nous transmettons à nos enfants, presque toujours sans bénéfice d’inventaire. Même lorsque nos enfants parviennent à devenir meilleurs que nos péchés (cela se produit parfois, grâce à Dieu), ils demeurent à jamais fortement conditionnés par notre héritage éthique. Lorsque nous décidons de céder aux tentations qui nous guettent invariablement à chaque carrefour de notre vie, nous amassons la première dot que nous laisserons à nos enfants et au monde de demain.
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stdClass Object ( [id] => 17974 [title] => Le registre de la souffrance invisible [alias] => le-registre-de-la-souffrance-invisible [introtext] =>Plus grands que nos fautes / 23 – L’histoire humaine n’est pas le jouet de Dieu
de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 24/06/2018
« Les leçons sanglantes que nous enseignons reviennent, une fois apprises, châtier le précepteur. La justice à la main impartiale présente le calice empoisonné par nous à nos propres lèvres… »
William Shakespeare, Macbeth
Il ne suffit pas de réussir à ne pas se faire voir pour être innocent. Les grandes civilisations anciennes ont créé leurs lois et normes éthiques sous des yeux situés au-dessus des leurs. Aujourd’hui, fascinés que nous sommes par l’éthique du contrat, nous avons renoncé à ce regard « des hauteurs », et nous l’avons remplacé par des millions d’yeux qui nous surveillent et nous épient en permanence « d’en bas ». Or, lorsque nous introduisons dans notre monde des yeux non humains situés en-dessous des nôtres, ce sont soit les yeux des idoles, soit ceux de nos ouvrages, qui sont incapables de nous faire voir les anges et le paradis. Ce regard différent et plus élevé nous enseignait, entre autres choses, que le mal et les péchés que nous commettons agissent même lorsqu’ils restent secrets.
[fulltext] =>C’est ainsi que certaines civilisations, dont la civilisation occidentale, ont dépassé la très vieille éthique de la honte, où récompenses et punitions ne dépendaient aucunement de l’individu. Ce regard élevé et profond imprègne la Bible tout entière, il remplit son paysage et définit l’horizon de son humanisme. Il nous enseigne également que nos actions ont beau demeurer cachées, elles ne peuvent s’effacer, car la vie est une affaire terriblement sérieuse. Dès lors qu’elle ne sent pas la présence d’yeux qui nous regardent « en secret », toute morale est imparfaite et exposée aux abus des puissants, qui possèdent bien plus de pièces secrètes que n’en ont les pauvres.
Urie le Hittite est tué sur le champ de bataille car le roi David espère pouvoir effacer son adultère en éliminant le mari de la très belle femme qu’il a « prise » avant de l’ajouter à ses épouses et concubines : « La femme d’Urie apprit qu’Urie, son mari, était mort, et elle pleura son mari. Le deuil passé, David la fit chercher et la recueillit chez lui » (2 Samuel 11,26-27). Le texte de Samuel ne nous dit pas si Bethsabée, la femme d’Urie, connaissait le plan de David ou, du moins, si elle l’avait pressenti ; les plans pervers de leurs hommes n’échappent pas au talent des femmes, même si elles n’en parlent pas toujours, peut-être parce qu’elles souffrent trop. Il existe sur terre un répertoire invisible contenant l’infinité de crimes qui ne sont jamais arrivés jusque dans les livres d’histoire, ni dans les procès-verbaux des tribunaux. C’est au fond du cœur des nombreuses femmes ayant été la cible ou les spectatrices de ces crimes qu’il faut chercher des fragments vivants de ces archives invisibles mais tout à fait réelles. Alors que le crime de David semble être une affaire classée et oubliée, le Seigneur rouvre pour nous le dossier : « Le SEIGNEUR envoya Nathan à David » (12,1). Les paroles de Nathan nous initient à un nouveau genre littéraire, la parabole, qui sera la note dominante et magnifique des évangiles : « Il alla le trouver et lui dit : “Il y avait deux hommes dans une ville, l’un riche et l’autre pauvre. Le riche avait force moutons et bœufs. Le pauvre n’avait rien du tout, sauf une agnelle, une seule petite, qu’il avait achetée. Il la nourrissait. Elle grandissait chez lui en même temps que ses enfants. Elle mangeait de sa pitance, elle buvait à son bol, elle couchait dans ses bras. Elle était pour lui comme une fille. Un hôte arriva chez le riche. Il n’eut pas le cœur de prendre de ses moutons et de ses bœufs pour apprêter le repas du voyageur venu chez lui. Il prit l’agnelle du pauvre et l’apprêta pour l’homme venu chez lui” » (12,1-4).
Une superbe parabole, pleine d’humanité et de pathos, où la tension morale du récit fait ressortir sans équivoque la victime et le bourreau, et suscite chez celui qui l’écoute la condamnation de l’homme riche pour son attitude scélérate. David entre lui aussi dans la parabole, effectuant à la perfection l’exercice d’empathie que Nathan lui propose : « David entra dans une violente colère contre cet homme et il dit à Nathan : “Par la vie du SEIGNEUR, il mérite la mort, l’homme qui a fait cela. Et de l’agnelle il donnera compensation au quadruple” » (12,5-6). Nous assistons là à un épisode qui nous révèle la force extraordinaire de la narration, en particulier de la grande narration prophétique. La littérature, l’art, la musique, les contes et les films possèdent la capacité de former et d’exercer nos muscles moraux à travers notre imagination et notre empathie. Lorsque nous lisons un roman ou que nous entrons réellement dans un cinéma, nous reproduisons en quelque sorte la rencontre entre Nathan et David. Tout comme David, nous continuons de commettre des crimes et des péchés puis, en lisant un livre ou en regardant un film, nous condamnons les bourreaux des histoires que nous revivons. Nous nous rangeons du côté des victimes et stigmatisons leurs assassins, en évitant de nous identifier à l’aspect maudit de l’histoire, peut-être parce qu’une part bien enfouie en nous déteste et rejette les mauvaises choses que nous faisons. Elle préfère les oublier, et peut-être y parvient-elle bel et bien le temps d’un roman ou d’un film ; qui sait si l’art n’est pas aussi un don du ciel pour nous faire entrer en harmonie avec la plus belle âme de notre cœur, afin de nous mettre en contact avec cette « image et ressemblance d’Élohim » que Caïn le fratricide ne parvient pas à effacer. Peut-être cette joie de paradis, que nous parvenons à ressentir uniquement face à certaines œuvres d’art, nous vient-elle du contact avec l’Adam qui habite notre Éden et se nourrit à l’arbre de la vie. Puis nous mangeons le fruit défendu, nous tuons Abel et « un enfant pour une blessure », et pourtant, cet appel de notre Adam intérieur demeure vivant et puissant, avant comme après nos méchancetés qui sont presque toujours innocentes. Seule la perception de cette profonde innocence nous amène à nous émouvoir vraiment lorsque nous regardons un film sur la souffrance des migrants et de leurs enfants, même si, avant ce film, nous avons voté pour un parti qui alimente ces souffrances et continuons de voter pour lui une fois le film passé. C’est elle encore qui suscite notre indignation face aux adultères des autres alors que nous persistons à commettre les nôtres.
Cependant, le dialogue entre Nathan et David se poursuit. À la fin de la parabole, alors que David exprime son mépris, Nathan prononce l’une des phrases les plus belles et les plus terribles de toute la Bible : « Cet homme, c’est toi » (12,7). Et là, il nous faut nous arrêter un instant, afin de ne rien perdre de cette beauté déchirante, avant de sentir dans notre chair la douleur de ne pas trouver, à la sortie d’un film, un prophète qui nous dise : « Cet homme, c’est toi », et nous offre par ces paroles la possibilité de ressusciter. Seul un vrai prophète peut adresser une telle phrase à un puissant. Nathan sait bien que le fait de révéler au roi qu’il a connaissance de son crime peut lui valoir d’être éliminé. Pourtant, il ne peut renoncer à faire son métier, et il offre ainsi à David la seule possibilité valable qui lui reste. « David dit alors à Nathan : “J’ai péché contre le SEIGNEUR” » (12,13). Le salut de David dans la Bible dépend également de sa réaction à la parabole de Nathan. Nous pouvons espérer ne pas perdre notre âme jusqu’au moment où, passés nos crimes et nos péchés, nous nous retrouvons avec un cœur encore plus grand que nos fautes ; les prisons sont d’ailleurs remplies d’assassins qui ont réussi à sauver cette innocence. Notre espérance meurt dès lors que nous adaptons nos sentiments et notre morale à nos actions scélérates, quand nous nous convainquons nous-mêmes qu’il n’y a rien de mal à commettre des adultères, des mensonges et des actes de violence. Nathan poursuit : « Le SEIGNEUR, de son côté, a passé sur ton péché. Tu ne mourras pas » (12,13). Le pardon agit sur David (il ne mourra pas) ; cependant, même le pardon de Dieu ne peut empêcher les conséquences de l’acte délictueux de David : « L’épée ne s’écartera jamais de ta maison [...] Le fils qui t’est né, lui, mourra » (12,10 ;14).
Cette terrible annonce de la mort de cet enfant né d’un adultère renferme de nombreux messages. Parmi eux, on trouve la théologie rétributive, très présente dans l’Ancien et dans le Nouveau Testament, qui interprète cette mort innocente comme le « prix » que David a dû payer à Dieu pour obtenir son pardon. Laissons ces messages aux partisans des théologies commerciales d’hier et d’aujourd’hui, et œuvrons à trouver des significations davantage à la hauteur des hommes, des enfants et de Dieu. Toutes les pages de la Bible ne peuvent être inscrites dans le livre de la vie, or beaucoup pourraient l’être si nous les lisions sans notre souci moraliste de défendre Dieu, qui n’a aucun besoin que nous prenions sa défense, et si nous essayions plutôt de défendre les hommes et les victimes ; la Bible a en effet terriblement besoin de lecteurs non serviles envers elle, capables de la libérer de l’idéologie de son rédacteur et des nombreuses autres qui se sont accumulées dans ses textes tout au long des millénaires. La parole biblique est en excédent par rapport au texte littéraire qui la contient ; pour rester vivante, elle a donc besoin d’un travail honnête de notre part. Car, s’il est vrai que nous avons besoin du regard de Dieu, sa parole a elle aussi besoin du nôtre.
Avec cette mort innocente et la prophétie de l’épée au-dessus de la maison de David, la Bible exprime aussi tout le sérieux et la valeur infinie de nos actes et de nos paroles, qui ne sont ni vanitas, ni du vent, car elles sont vivantes et conservent donc les marques que nous y gravons. Il y a aussi la souffrance infinie de la condamnation à mort de cet enfant anonyme derrière la dignité et la vérité des actions humaines que la Bible a conservées pour nous, et elle l’a fait à un prix très élevé. Si le pardon accordé par Dieu à David avait effacé toutes les conséquences de son crime, l’humanisme biblique aurait perdu de sa liberté et se serait éloigné de notre vie réelle, où les blessures d’hier continuent de conditionner notre vie d’aujourd’hui et de demain. La parole biblique s’est un jour faite chair à travers une semence de l’arbre même de David car elle s’était déjà faite chair à de nombreuses reprises, différemment mais réellement, à travers les souffrances et les amours du peuple d’Israël, et elle continue de se faire chair à travers nos souffrances et nos amours. Un jour, lorsque je serai grand, je pardonnerai, si j’y parviens, à l’assassin de mon père, même si ce pardon n’efface en rien ma souffrance et les conséquences que cela a eu pour moi d’avoir grandi sans père, pas plus qu’il ne peut combler le vide infini dans le cœur de ma mère. Je peux pardonner à quelqu’un, et je le fais réellement, d’avoir violé le pacte qui nous liait au sein de la société, mais personne ne saura effacer la souffrance des employés qui ont perdu leur travail à la suite de sa trahison. Personne, pas même Dieu, nous dit la Bible. Car, si Dieu exerçait sa toute-puissance pour effacer non seulement notre faute, mais aussi les conséquences de nos actes, nous ne sortirions jamais des films et des romans, et nous les confondrions avec la vie. L’histoire n’est pas le jouet de Dieu, un engin qu’il pourrait démonter et réassembler à loisir. Seules les idoles maîtrisent très bien ces opérations, car elles ne se soucient guère de notre liberté et de notre dignité. Le corps ressuscité conserve les plaies de la passion et les conservera éternellement, parce que ces plaies étaient réelles ; réelles et vivantes comme les nôtres, qui restent gravées à tout jamais dans nos résurrections.
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Plus grands que nos fautes / 23 – L’histoire humaine n’est pas le jouet de Dieu
de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 24/06/2018
« Les leçons sanglantes que nous enseignons reviennent, une fois apprises, châtier le précepteur. La justice à la main impartiale présente le calice empoisonné par nous à nos propres lèvres… »
William Shakespeare, Macbeth
Il ne suffit pas de réussir à ne pas se faire voir pour être innocent. Les grandes civilisations anciennes ont créé leurs lois et normes éthiques sous des yeux situés au-dessus des leurs. Aujourd’hui, fascinés que nous sommes par l’éthique du contrat, nous avons renoncé à ce regard « des hauteurs », et nous l’avons remplacé par des millions d’yeux qui nous surveillent et nous épient en permanence « d’en bas ». Or, lorsque nous introduisons dans notre monde des yeux non humains situés en-dessous des nôtres, ce sont soit les yeux des idoles, soit ceux de nos ouvrages, qui sont incapables de nous faire voir les anges et le paradis. Ce regard différent et plus élevé nous enseignait, entre autres choses, que le mal et les péchés que nous commettons agissent même lorsqu’ils restent secrets.
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de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 17/06/2018
« Emma laissa tomber le feuillet. Sa première impression fut une sensation de malaise dans le ventre et dans les genoux, puis un sentiment de culpabilité aveugle, d’irréel, de froideur et de crainte ; puis elle désira que ce fût déjà le lendemain. Immédiatement, elle comprit que ce désir était vain, car la mort de son père était la seule chose qui s’était produite dans ce monde et qui continuerait de se produire indéfiniment. »
J.L. Borges Emma Zunz
Le nom de l’autre est toujours un mot pluriel et symphonique. Par conséquent, pour reconnaître une personne, nous devons voir et accueillir sa riche multiplicité. La première blessure infligée à la victime, c’est la négation d’au moins une facette de sa personnalité. Lorsque Myriam voilée accoste sur la rive, nous la qualifions de « musulmane », sans voir qu’elle a un fiancé, qu’elle est infirmière, végétarienne et pacifiste, qu’elle peint et aime la poésie. C’est ainsi que nous commençons à profaner sa dignité : nous ne la connaissons pas parce nous ne voulons pas la reconnaître. En voyant ensuite Jeanne, qui ne porte pas le même voile, nous la qualifions de « religieuse ». Peu nous importe qu’elle soit bibliste et qu’elle ait été professeur d’histoire avant d’entrer au couvent, qu’elle joue parfaitement du piano ou qu’elle soit présidente d’une ONG. En ne voyant que la religieuse en elle, nous l’empêchons de nous dire qu’elle est aussi une femme. Chaque fois qu’une personne est réduite à une seule de ses dimensions, c’est le début d’une histoire de violence.
[fulltext] =>« Sur le soir, David se leva de son lit. Il alla se promener sur la terrasse de la maison du roi. Du haut de la terrasse, il aperçut une femme qui se baignait. La femme était très belle » (2 Samuel 11,2). Au début de ce récit fascinant, l’un des plus terribles de la Bible, l’expression très belle prédomine. Le roi remarque la femme en raison de sa beauté, et celle-ci devient aux yeux de David la seule dimension qui compte.
David, qui connaît déjà probablement cette femme puisqu’elle est l’épouse de l’un de ses premiers officiers, l’aperçoit, la regarde et ne la reconnaît pas : « David envoya prendre des renseignements sur cette femme et l’on dit : “Mais c’est Bethsabée, la fille d’Eliâm, la femme d’Urie le Hittite !” » (11,3). Il décide alors de consommer cette très belle chose. Le péché de David – et les nôtres – ne commence pas au moment où il est frappé par cette grande beauté, ni lorsqu’il en est bouleversé jusque dans ses entrailles : il pèche lorsqu’il décide d’envoyer ses serviteurs pour la prendre. Un laps de temps s’écoule entre l’émotion de David et son choix, et il dure suffisamment pour transformer cette action en un choix intentionnel, donc responsable. Il ne s’agit pas d’un raptus : David décide de céder à la tentation. Le problème moral des tentations (un grand mot aujourd’hui totalement oublié) ne réside pas dans leur existence, ni dans le fait de les ressentir dans notre chair et dans notre cœur. Notre responsabilité éthique commence dès lors que nous décidons ce que nous allons faire du « matériau tentateur » présent au-dedans de nous. David décide de manger le fruit défendu, et c’est là qu’il pèche.
Le texte ne dit rien sur la réaction de Bethsabée au moment où elle se trouve face à David. Nous ne savons pas si elle a crié, si elle a subi des violences ou si elle était consentante, même si de nombreux commentateurs ont insinué et continuent d’insinuer que Bethsabée n’était pas innocente, puisqu’elle prenait son bain à un endroit où elle pouvait être vue ; culpabiliser les victimes et les femmes pour les rendre (co)responsables de leur malheur est une très vieille tactique utilisée pour innocenter les bourreaux.
David envoie « prendre » la femme comme on envoie prendre une marchandise à consommer pour satisfaire un besoin. Savoir que Bethsabée est une femme mariée n’a aucune conséquence sur son comportement. Les vrais puissants sont ainsi : ils transforment immédiatement leurs désirs en actions, car ils ne voient pas les obstacles entre le moment où ils veulent quelque chose et celui où ils l’obtiennent. La véritable tentation des puissants consiste à se sentir tout-puissants ; pourtant, c’est aussi ce délire de toute-puissance qui marque le début de leur déclin. Les « prix » entrent cependant en jeu lorsque l’affaire se complique après les faits : « Je suis enceinte », fait dire Bethsabée à David (11,5).
Contrairement aux automobiles et aux horloges, les êtres humains sont vivants. Les puissants peuvent user et abuser d’eux, et ils ne s’en privent pas. Or, la vie est une chose très sérieuse, qui possède une part de liberté mystérieuse et impossible à contrôler. Les péchés touchent et attentent à des réalités vivantes, donc extrêmement fragiles et robustes à la fois. Lorsque, à l’instar des puissants, nous faisons du mal à quelqu’un que nous refusons de reconnaître et que nous humilions en nous servant de lui comme d’un produit de consommation, nous voudrions voir disparaître toute trace de ces désirs et actions erronés, une fois que le feu de la concupiscence a consumé ses victimes. Cependant, la vie est plus grande que les desiderata des puissants, même ceux des rois. Elle avance, engendre ses fruits et suit son cours naturel. Cette force de la vie est souvent l’unique défense du pauvre, qui n’a que son corps et sa condition d’être vivant pour parler. Voilà pourquoi les seules paroles que le texte met dans la bouche de Bethsabée dans cette scène terrible sont « je suis enceinte », les seules paroles efficaces qu’elle parvient à prononcer.
Les pauvres affirment qu’ils vivent en parlant avec leur corps, leurs blessures et les enfants dans le sein des femmes. La vie et le corps jouissent d’une mystérieuse liberté, qui réussit parfois à faire plier même les puissants. Le sein de Bethsabée fait prendre conscience à David que cette « très belle » chose est une personne et qu’elle est donc vivante. Et la Bible sait que la grande tentation que nous éprouvons face à une vie qui n’obéit pas à notre volonté de la dominer, c’est de la tuer.
Comme souvent lorsqu’il s’est trouvé dans l’embarras, David déploie des trésors d’ingéniosité en cherchant aussitôt une échappatoire. La première est la plus évidente et la plus simple, très fréquente dans ce genre d’histoire : « David envoya dire à Joab : “Envoie-moi Urie le Hittite.” […] Puis David dit à Urie : “Descends chez toi et lave-toi les jambes” » [les parties génitales] (11, 6-8). David essaie de régulariser la grossesse de Bethsabée par une rencontre conjugale après les faits. Or, voilà qu’un deuxième imprévu perturbe cette tentative de couvrir ses actes : « Mais Urie coucha à la porte de la maison du roi avec tous les serviteurs de son seigneur et il ne descendit pas dans sa propre maison » (11,9). David insiste et enquête sur les raisons de cette étrange absence de retour chez lui : « Urie dit à David : “L’arche, Israël et Juda habitent dans des huttes […]. Et moi, j’irais chez moi manger, boire et coucher avec ma femme ! Par ta vie, par ta propre vie, je ne ferai pas cette chose-là” » (11,11).
La fidélité d’Urie envers David devient le principal problème du roi. La fidélité sincère possède un mécanisme d’autoprotection contre sa manipulation. En effet, nous ne pouvons utiliser la fidélité des personnes avec lesquelles nous vivons pour protéger nos vertus tout en dissimulant nos péchés. C’est précisément là que réside la différence entre la vraie fidélité et la fidélité feinte. La vraie fidélité n’est pas à double face. Jamais un vrai ami ne couvrira nos trahisons conjugales car, dès lors qu’il le fait, il commence à nous trahir, devenant ainsi un « ami » qui protège nos vices et non plus nos vertus. Au cours de cet épisode, Urie le Hittite, un immigré de la deuxième génération (Urie est un magnifique nom hébreu qui signifie « Le Seigneur est ma lumière »), au service d’un peuple qui n’est pas le sien, va vers son triste destin par fidélité envers un roi étranger.
Ainsi son acte d’extrême loyauté est-il à l’origine de sa mort tout à fait déloyale.
En effet, après avoir échoué par deux fois à couvrir ses actes (11,13), « David écrivit une lettre à Joab et l’envoya par l’entremise d’Urie. Il avait écrit dans cette lettre : “Mettez Urie en première ligne, au plus fort de la bataille. Puis, vous reculerez derrière lui. Il sera atteint et mourra” » (11,14-15). Là, l’étoile de David s’éteint, cesse de briller, et la nuit descend sur Jérusalem. David est semblable à Caïn, qui frappe à mort son frère innocent et doux « aux champs » ; David, fils d’Abraham, tue un descendant de ces Hittites qui avaient vendu au patriarche la terre pour enterrer sa femme Sarah (Genèse 23). Les guerres civiles et les fratricides de la Bible se poursuivent, comme pour nous rappeler que nos tentatives (et pas seulement les nôtres) pour couvrir nos actes sont vaines.Urie se dirige vers le champ de bataille, tenant à la main la dépêche ordonnant son exécution. On saisit toute la force et tout le tragique de la scène où ce soldat d’origine étrangère et sujet loyal va à la mort sans le savoir, en transportant un message qui scelle son triste destin, écrit de la main de celui auquel il avait offert fidélité et dévouement. Urie pensait probablement que cette lettre contenait un éloge pour sa fidélité envers le roi, alors qu’elle signait son arrêt de mort. Il l’aura peut-être regardée plusieurs fois avec fierté et émotion, ne cessant d’imaginer dans son cœur ce qu’elle pouvait bien contenir.
Tous les jours, de nombreuses personnes sont porteuses de messages semblables à celui d’Urie et, comme lui, elles n’en savent rien. Après nous être voués fidèlement, toute notre vie, à une entreprise, un jour cette action que nous percevons comme le sommet de notre loyauté entraîne notre licenciement, qui nous est signifié à l’intérieur d’une enveloppe alors que nous pensions qu’elle contenait notre promotion. Lorsque, par loyauté envers nous-mêmes, envers nos enfants et les institutions, nous dénonçons publiquement des actes de violence mafieux, commence pour nous un calvaire vécu dans la solitude vulnérable la plus profonde, inscrite au dos de cette récompense pour notre courage civil. Quand nous exprimons une vérité qui dérange par loyauté envers un ami, c’est là que nous le perdons pour toujours, et son billet de remerciements se transforme en lettre d’adieu. Après avoir consacré les meilleures années de notre vie à élever honnêtement un enfant, le jour où nous l’initions enfin à la vraie liberté il s’en sert pour mieux s’égarer ; nous lisons l’Évangile, nous l’attendons nous aussi pendant des années sur le seuil de notre maison, mais notre enfant ne revient pas. Nous n’avons jamais ouvert certaines de ces lettres, et c’est seulement grâce à cette ignorance providentielle que nous sommes parvenus à poursuivre notre chemin qui nous conduisait de la maison du roi vers le champ de bataille. Nous aussi, nous regardons ces lettres avec fierté, nous nous en émouvons, puis nous continuons de cheminer vers notre destin, que nous ne connaissons pas dans la plupart des cas. Tout comme Urie, nous livrons nos dernières batailles animés de notre loyauté de toujours, peut-être même en redoublant d’enthousiasme, encouragés par la lettre que nous avons remise à son destinataire.
Le dernier acte de fidélité d’Urie le Hittite fut de ne pas ouvrir cette lettre, de s’abstenir de délier ce sceau et, ainsi, de livrer fièrement sa dernière bataille. Il n’est pas bon d’ouvrir toutes les lettres que la vie nous met entre les mains, en particulier les lettres décisives qui ne nous sont pas destinées. Nous devons nous contenter de les remettre à leur destinataire, même si beaucoup d’entre elles ont été écrites et reçues par des personnes qui ne nous aimaient pas. La Bible a ouvert la lettre d’Urie le Hittite et, à présent, elle nous la lit, afin de nous soutenir sur nos chemins, les lettres scellées entre nos mains. Elle cherche surtout à nous dire qu’il existe au moins une lettre écrite par quelqu’un qui nous veut du bien et que celle-ci est la plus importante. Cette lettre, c’est nous, une lettre vivante que nous remettrons entre de bonnes mains une fois arrivés à destination, sans l’avoir lue en chemin.
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de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 17/06/2018
« Emma laissa tomber le feuillet. Sa première impression fut une sensation de malaise dans le ventre et dans les genoux, puis un sentiment de culpabilité aveugle, d’irréel, de froideur et de crainte ; puis elle désira que ce fût déjà le lendemain. Immédiatement, elle comprit que ce désir était vain, car la mort de son père était la seule chose qui s’était produite dans ce monde et qui continuerait de se produire indéfiniment. »
J.L. Borges Emma Zunz
Le nom de l’autre est toujours un mot pluriel et symphonique. Par conséquent, pour reconnaître une personne, nous devons voir et accueillir sa riche multiplicité. La première blessure infligée à la victime, c’est la négation d’au moins une facette de sa personnalité. Lorsque Myriam voilée accoste sur la rive, nous la qualifions de « musulmane », sans voir qu’elle a un fiancé, qu’elle est infirmière, végétarienne et pacifiste, qu’elle peint et aime la poésie. C’est ainsi que nous commençons à profaner sa dignité : nous ne la connaissons pas parce nous ne voulons pas la reconnaître. En voyant ensuite Jeanne, qui ne porte pas le même voile, nous la qualifions de « religieuse ». Peu nous importe qu’elle soit bibliste et qu’elle ait été professeur d’histoire avant d’entrer au couvent, qu’elle joue parfaitement du piano ou qu’elle soit présidente d’une ONG. En ne voyant que la religieuse en elle, nous l’empêchons de nous dire qu’elle est aussi une femme. Chaque fois qu’une personne est réduite à une seule de ses dimensions, c’est le début d’une histoire de violence.
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de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 10/06/2018
« Rabbi Pinchas dit : “Qui prétend que les paroles des Enseignements sont une chose en soi et que les paroles du monde en sont une autre, sera appelé un négateur de Dieu”..»
Martin Buber Les récits hassidiques
Dans mon village, lorsque j’étais enfant, on désignait un être humain par le mot chrétien (ou plutôt cristià, en dialecte d’Ascoli Piceno). Pendant très longtemps, je pensais que « chrétiens » était le nom des êtres humains. Je ne le percevais pas comme un mot religieux, et la plupart des habitants de mon village l’employaient sans savoir que ce terme si couramment utilisé était issu de la religion. Les hommes étaient des chrétiens et les femmes, des chrétiennes.
[fulltext] =>Lorsqu’un inconnu frappait à leur porte, avant même d’échanger un mot avec lui, ils connaissaient déjà son nom : c’est un chrétien – « nu cristià », comme disait mon grand-père. Plus tard, j’ai appris que chrétiens était le nom sous lequel les hommes et les femmes qui suivaient Jésus furent désignés à Antioche. Les bons étaient des chrétiens, les méchants étaient des chrétiens (« lui, c’est un mauvais chrétien »), les bien-portants étaient des chrétiens, les infirmes étaient des chrétiens. Ainsi, les Moabites et les Araméens sont des chrétiens, et le fils de Jonathan, « estropié des deux jambes », était lui aussi un chrétien. « Voilà un pauvre chrétien », auraient dit nos aïeux s’ils l’avaient vu se diriger vers chez nous en marchant difficilement ; ils l’avaient répété tant de fois lors des guerres. Il a fallu de nombreux siècles, beaucoup d’amour et de souffrance avant qu’en Europe, chrétien devienne synonyme d’homme. Nous l’avons aujourd’hui oublié, et ce sont entre autres les guerres entre chrétiens et les camps de concentration qui nous l’ont fait oublier, à nous ainsi qu’aux autres. Pourtant, encore une fois, lorsque les chrétiens seront appelés des hommes dans les Antioche de demain, ce sera parce qu’ils auront réappris à reconnaître les victimes qui arrivent dans nos villes et aux portes de nos maisons, et parce qu’ils auront su les accueillir en chrétiens.
« Le SEIGNEUR donna donc la victoire à David partout où il alla » (2 Samuel 8,14). Quand une nouvelle classe dirigeante arrive au pouvoir, une opération fréquente, car très simple, pour acquérir une légitimité éthique, consiste à jeter le discrédit sur la formation politique battue, en développant une conception idéologique du passé. La Bible connaît très bien cette technique rhétorique et elle y recourt fréquemment, étant donné l’importance, dans cet humanisme, de la lecture de l’histoire du point de vue de Dieu. La victoire militaire et politique de David constitue un exemple bien connu et révélateur de cette technique narrative. Il s’agit d’extraits construits par une main très habile dans l’art d’utiliser des matériaux anciens pour créer le « mythe » politique de David et d’Israël. C’est l’apothéose de la religion économico-rétributive, qui conçoit les réussites comme une bénédiction divine et les défaites (des autres) comme une malédiction. Or, aujourd’hui nous savons que l’ascension de David sur le trône fut bien plus controversée et ambivalente que l’auteur des livres de Samuel veut bien nous le faire croire. En réalité, David est sorti vainqueur à l’issue d’une guerre civile longue et éprouvante contre Saül et ses fils. Nombre des sources différentes et non conformes à cette vision furent détruites ou altérées, mais certaines ont survécu, souvent du détriment de leur auteur lui-même ; les grands livres le sont car ils ont su résister aux manipulations et au narcissisme de leurs auteurs. Cependant, la Bible ne connaît pas seulement l’idéologie de ses auteurs : grâce à Dieu, nous sommes nous aussi présents, et nous nous devons d’ailleurs d’y figurer.
Nous savons que les peuples transformés en esclaves et en sujets après la conquête de leur territoire, étaient des peuples qui perdirent leur liberté par la faute de David ; par conséquent, nous pouvons et devons lire ces récits y compris à partir de leur point de vue. À leurs yeux, David était exactement tel que les Assyriens et les Babyloniens furent perçus par Israël quelques siècles plus tard, à savoir comme des puissances ennemies impérialistes qui tuaient des hommes, des femmes, des enfants et des animaux, qui détruisaient l’économie, les temples et l’identité nationale et pratiquaient la déportation. Cependant, nous ne serons pas justifiés ni pardonnés tant que nous continuerons à interpréter ces faits sous l’influence de la même idéologie que l’auteur ayant relaté les victoires de David. Nous devons au contraire lutter contre l’auteur biblique, afin de l’aider à se libérer de son idéologie. Si nous essayons, nous nous apercevrons que ce combat est déjà présent dans toute la Bible. Nous le retrouvons dans les livres de Samuel qui, au début, dénoncent de façon prophétique les maux et la corruption de la monarchie ardemment désirée par le peuple (1 Samuel 8,13), avant de louer d’un point de vue théologique cette même monarchie et son héros David. La Bible demeure générative et opposée aux idéologies tant que nous sommes capables de faire une lecture synoptique du Cantique et de Job, de Qohélet et de Daniel, de Paul et de Jacques, même si nous avons le loisir et le devoir d’exprimer nos préférences éthiques.
Toutefois, une question au moins demeure sans réponse : pour quelle raison le rédacteur final de ces chapitres écrits après la conquête babylonienne, la destruction du temple et l’exil, cet auteur qui, grâce aux prophètes, avait appris à croire en un Dieu vrai et vaincu, qui avait appris que la vérité n’est pas identique à la réussite, continue-t-il de nous présenter l’histoire de David sous l’angle de l’idéologie de la victoire et du pouvoir militaire apparaissant comme une bénédiction ? Il n’est pas facile de répondre à cette question qui parcourt une grande partie de la Bible. Nous essaierons de le faire progressivement, lorsque nous évoquerons les échecs de David et de sa descendance. Cependant, nous pouvons et devons dès à présent nous servir de ces chapitres politiques et idéologiques pour nous soumettre à un exercice moral et spirituel d’une importance capitale. Nous devrons d’abord lire que David « battit les Moabites et les mesura au cordeau, en les couchant à terre. Il en mesura deux cordeaux à tuer et un plein cordeau à laisser en vie » (8,2) ; puis, toujours dans la Bible, que Ruth était une Moabite et que la généalogie de Jésus de Nazareth précise : « Booz engendra Jobed, de Ruth, Jobed engendra Jessé, Jessé engendra le roi David [...]. Marie, de laquelle est né Jésus » (Mt 1). Nous poursuivrons notre lecture et, en découvrant que « David abattit vingt-deux mille hommes parmi les Araméens » (8,5), nous reviendrons de tout notre cœur à la prière de l’Araméen errant de Moïse, à Rachel et à Léa, filles d’un Araméen, à ce peuple parlant l’araméen, la langue dans laquelle fut rédigé le Notre Père. Puis nous nous arrêterons pour honorer la mémoire de ces morts et de cette liberté perdue par la faute de David, jusqu’à sentir dans notre chair la souffrance face à l’Araméen qui ne peut plus courir en liberté.Alors, ces exploits compliqués de David pourront nous enseigner quelque chose de très important, qui n’était certes pas dans l’intention de l’auteur, mais que nous, en revanche, devons apprendre : toutes les guerres dont nous parle la Bible sont des guerres fratricides. Caïn continue d’opérer : déguisé en David, il tue aujourd’hui encore son frère. Si nous lisons la Bible à partir de ce point de vue, elle nous révèle que nos guerres, que notre athéisme continue de nous faire percevoir comme des guerres sacrées et une bénédiction divine, sont des guerres fratricides sans exception, car tout homicide est un fratricide. Avec cette corde, David mesurait le bois de la croix. Si lui ne pouvait le savoir, nous, en revanche, nous le savons et, à cause de la réciprocité mystérieuse mais réelle de la Bible, nous devons le lui rappeler et nous en souvenir. Souvenons-nous que, lorsque nous occupons un pays et que nous tuons des hommes, des femmes, des enfants et des animaux, nous tuons Benjamin et Joseph, les fils de Rachel l’Araméenne, les fils de Ruth la Moabite et le fils de Marie. C’est seulement à partir de ces sentiments que nous pouvons faire une lecture correcte et responsable des entreprises de David.
« Le roi dit : “N’y a-t-il plus un homme de la maison de Saül, que j’accomplisse pour lui un acte de cette fidélité que Dieu sanctionne ?” Civa [un serviteur de la maison de Saül] dit au roi : “Il y a encore un fils de Jonathan, estropié des deux jambes” » (9,3). David est désormais parvenu au faîte de son ascension politique. Ayant terrassé tous ses ennemis à l’intérieur comme à l’extérieur, il règne sur un empire qui s’étend de l’Euphrate jusqu’au Nil. Or, c’est précisément au moment où sa réussite atteint son apogée que l’on commence à entrevoir les signes de son déclin. La loi du « coucher du soleil en plein midi » vaudra pour David également.
La question de sa succession montre que la trajectoire de David amorce un tournant et commence à prendre des allures de parabole. Le texte nous fournit quelques éléments sur les relations entre le roi et l’unique survivant de la maison de Saül. Il s’agit d’un épisode magnifique et profondément humain. Nous ne disposons pas de suffisamment d’éléments pour bien comprendre les raisons qui poussèrent David à s’informer sur l’existence de ce fils de son ami Jonathan, de nombreuses années après la mort de ce dernier : à cette époque-là, Mefibosheth avait cinq ans, à présent c’est un homme adulte. Le plus frappant, c’est la similitude entre cette question de David (« que j’accomplisse pour lui un acte de cette fidélité que Dieu sanctionne ») et la demande adressée par Hérode, désireux de « rendre hommage au nouveau roi », aux rois mages. C’est la suite du récit qui nous laisse percevoir toute l’ambivalence des motivations de David. Mefibosheth se présente à la cour, « se jeta face contre terre et se prosterna. David dit : “Mefibosheth !” Il dit : “Voici ton serviteur.” David lui déclara : “N’aie aucune crainte. Je veux agir envers toi avec fidélité, en considération de ton père Jonathan. Je te restituerai toutes les terres de ton ancêtre Saül et toi-même, tu prendras tous tes repas à ma table” » (9, 6-7).
Bien que cette description, très concise, ne le laisse pas apparaître, il est fort probable que David ait alors éprouvé des sentiments contradictoires. Son vieux pacte d’amitié avec Jonathan porterait à interpréter la restitution des terres de Saül à son petit-fils comme un acte de générosité sincère et un honneur envers le fils de son grand ami. Or, la crainte de Mefibosheth, dont David et ses hommes ont exterminé la famille, et la réponse que celui-ci donne à David (« Qu’est-ce que ton serviteur, pour que tu tournes ton regard vers un chien crevé comme moi ! » : 9,8), suscitent des considérations qui ne vont pas dans le sens des nobles paroles de David. Pourtant, ce qui laisse le plus difficilement croire qu’elles sont exemptes d’ambiguïté, c’est ce « tu prendras tous tes repas à ma table ». Quel est le sens de cette demande ? On perçoit là l’ambivalence de David et de toute forme de pouvoir, à travers le désir de demeurer fidèle aux pactes avec les amis, tout en exerçant un contrôle sur les ennemis potentiels pour la succession au trône. Mefibosheth sera contraint de vivre à la cour de David, dans une cage dorée, boiteux et loin de son fils unique : « Mefibosheth avait un jeune fils du nom de Mika. […] Mefibosheth habitait à Jérusalem, car il prenait tous ses repas à la table du roi. Il était boiteux des deux jambes » (9,12-13).
David ignorait que les Moabites et les Araméens étaient des « chrétiens » ; de même, il ignorait que Marib-Baal, boiteux des deux jambes, était lui aussi un « chrétien ». Nous, en revanche, nous le savons, et nous nous devons de le rappeler à David, qui « n’aimait pas les aveugles et les boiteux ». Tout en continuant de grandir grâce à la Bible et avec elle, il nous faut lui rendre ses personnages après les avoir enrichis de notre humanité. Il nous faut remonter aux origines de la Bible pour arriver jusqu’à Sara et la blâmer pour sa façon de traiter Agar, nous indigner de la bénédiction dont Jacob prive Ésaü, arrêter la main d’Abraham avant l’arrivée de l’ange et du bélier, nous désoler avec Job et Rachel parce que leurs « fils ne sont plus », et entrer en colère contre Dieu qui ne répond pas à Job par des paroles à la hauteur de ses questions terribles car extrêmement humaines. Nous devons continuer à crier « pourquoi » avec le Fils en croix, et attendre que Dieu, qui se tait depuis deux mille ans, nous réponde.
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de Luigino Bruni
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« Rabbi Pinchas dit : “Qui prétend que les paroles des Enseignements sont une chose en soi et que les paroles du monde en sont une autre, sera appelé un négateur de Dieu”..»
Martin Buber Les récits hassidiques
Dans mon village, lorsque j’étais enfant, on désignait un être humain par le mot chrétien (ou plutôt cristià, en dialecte d’Ascoli Piceno). Pendant très longtemps, je pensais que « chrétiens » était le nom des êtres humains. Je ne le percevais pas comme un mot religieux, et la plupart des habitants de mon village l’employaient sans savoir que ce terme si couramment utilisé était issu de la religion. Les hommes étaient des chrétiens et les femmes, des chrétiennes.
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de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 03/06/2018
« Si ton cœur ne veut plus revenir,
s’il ne veut plus brûler de passion
et renonce à souffrir,
même sans faire de projets d’avenir,
mon cœur peut aimer pour deux. »Luisa Sobral, Amar pelos dois
Lorsque nous essayons de répondre à un appel, notre existence évolue entre le souvenir d’une grande libération et l’attente de l’accomplissement d’une grande promesse, entre mémoire et espérance. Tout se joue entre ces deux rives du fleuve, et le métier de la vie consiste à apprendre à rester à gué, sans céder à la tentation de la nostalgie de la rive dont nous venons, ni de celle qui nous répète que l’abordage n’était qu’un mirage. Les eaux ne peuvent nous engloutir et le courant ne peut nous emporter tant que nous restons agrippés à la corde invisible qui relie la Mer Rouge au Jourdain, entre autres parce que, plus nous approchons de l’autre rive, plus le bout de corde que nous tenons ferme s’effiloche sous la pression de notre main.
[fulltext] =>Après avoir récupéré l’arche, David l’a transportée à Jérusalem, sa nouvelle ville. Il a ainsi rétabli le lien entre son royaume et la première alliance de ses pères, à la sortie d’Égypte, au Sinaï, et il a lié son nom au nom originel. Cependant, un grand projet collectif ne peut vivre en se contentant d’entretenir le souvenir : il a aussi un besoin vital d’une nouvelle promesse qui ouvre l’avenir tout en l’ancrant au passé, car aucune aube n’est lumineuse si nous n’y entrevoyons pas l’arrivée de midi. Or, alors que l’origine est un cadeau et un héritage, ce qui suppose que nous pouvons uniquement l’accueillir et la recevoir, chercher dans le présent la légitimation de l’avenir expose invariablement au risque de manipuler le passé pour le transformer en un acompte idéologique d’un avenir que nous cherchons à construire sans l’attendre. David éprouve lui aussi cette peur et cette tentation. « Or, lorsque le roi fut installé dans sa maison et que le SEIGNEUR lui eut accordé le repos alentour face à tous ses ennemis, le roi dit au prophète Nathan : “Tu vois, je suis installé dans une maison de cèdre, tandis que l’arche de Dieu est installée au milieu d’une tente de toile” » (2 Samuel 7,1-2). La Jérusalem de David n’a pas de temple alors que d’autres villes d’Israël en possèdent un. David veut donner à son Dieu une maison dans sa nouvelle ville. Le prophète Nathan, qui fait là son apparition, lui répond : « Tout ce que tu as l’intention de faire, va le faire, car le SEIGNEUR est avec toi » (7,3). Nathan, qui est un prophète de cour, savait que le Seigneur était avec David ; sans interroger directement le Seigneur, il conseille au roi de faire simplement ce qu’il désire. C’est là un exercice ordinaire de la prophétie, lorsque le prophète utilise le passé et fait appel au bon sens pour répondre à une question concernant le présent et l’avenir. Or, la demande de David n’est pas une demande ordinaire, étant donné qu’elle touche à un pilier de l’identité de son peuple. Son seul métier ne pouvait donc suffire, et il a fallu une sorte d’épiphanie pour comprendre une vérité plus profonde : « Or, cette nuit-là, la parole du SEIGNEUR fut adressée à Nathan, en ces termes : “Va dire à mon serviteur David : Ainsi parle le SEIGNEUR : Est-ce toi qui me bâtiras une Maison pour que je m’y installe ? Car je ne me suis pas installé dans une maison depuis le jour où j’ai fait monter d’Égypte les fils d’Israël et jusqu’à ce jour : je cheminais sous une tente et à l’abri d’une demeure” » (7,4-6). Or… Les paroles que le Seigneur adresse à son prophète commencent en effet par un « or ». Nathan est le prophète le plus proche de David ; après la mort de Samuel, peut-être est-il devenu le conseiller prophétique du roi. Sa fonction et son métier lui avaient suggéré, dans un premier temps, de satisfaire le désir du roi. Or, Nathan est un vrai prophète, et nous en aurons la preuve tout le temps où David vivra. Et voilà que s’exprime une deuxième dimension de la parole présente en lui. Une autre vérité, une parole plus grande que la première et différente d’elle, lui est suggérée, peut-être en songe. Les vrais prophètes diffèrent des faux en ce qu’ils se savent porteurs de deux voix, qui diffèrent l’une de l’autre même si elles sortent de la même bouche. On devient un faux prophète dès lors que ces deux voix finissent par se confondre ; le prophète se fait dieu et, bien souvent, il parvient à convaincre les autres (y compris lui-même) qu’il l’est réellement devenu.
Nathan, quant à lui, sait distinguer les deux voix ; il fait primer l’une sur l’autre et, le lendemain, il a le courage de rapporter à David le contraire de ce qu’il lui avait déclaré la veille. Loin d’être un prophète flagorneur, il ne craint pas de faire mauvaise figure en renonçant à cacher qu’il a été renié par le Seigneur, pas plus qu’il ne redoute d’adresser à David des paroles n’allant pas dans le sens de ce que celui-ci voulait s’entendre dire ; c’est là que réside la difficulté de l’exercice de toute vraie prophétie. Le nouvel oracle révèle à David (et à nous) un élément fondamental pour la foi biblique et pour toute foi.
Le Seigneur s’était révélé sous forme d’une voix, une voix libre et impossible à emprisonner. Dès le début, il avait assuré sa présence (shekhinah) dans l’aujourd’hui du peuple. À l’instar de la manne, cette présence ne faisait qu’apaiser la faim jour après jour et ne pouvait être accumulée sous peine de pourrir ; c’est là qu’il faut chercher le sens de l’espérance biblique et la valeur de la gratuité (charis, gratia) dans toute foi et confiance. Nous avons vraiment confiance en une personne à laquelle nous sommes liés par un pacte tant que nous espérons la voir revenir demain, tout en lui ayant donné aujourd’hui la liberté de ne pas le faire, sans jamais cesser de nous étonner chaque fois que nous la voyons revenir. Or, le jour où nous construisons un système de garanties et de contrôles qui ôtent à l’autre la liberté de ne pas revenir, dans ces retours forcés cette relation commence à mourir. L’humanisme biblique est une éducation sans fin à cette liberté, et celle-ci atteindra son paroxysme à travers un crucifix qui meurt sans que ceux qui se trouvaient au pied de la croix aient l’assurance de sa résurrection. Ils n’avaient rien d’autre qu’une grande espérance, celle-là même qui continue de nous faire voir des crucifiés ressusciter, à condition que nous continuions de fréquenter les Golgotha de notre terre. Nombreux sont ceux qui ne savent pas voir ces résurrections car ils ont perdu de vue les endroits où ont lieu les crucifixions, où les pierres sont roulées ; dans les « bons salons », aucun jardinier ne nous appellera jamais par notre nom.
La construction d’un nouveau temple était pour David l’œuvre la plus naturelle et religieuse qui fût ; son bon sens et sa dévotion lui indiquaient cette unique direction. Or, le Dieu de la Bible n’est pas le dieu sensé des rois dévots, ni des religions. La relation entre le Seigneur et le temple a toujours été ambivalente et problématique, exprimant là l’ambivalence et la difficulté de la relation entre la Bible et la religion. Si la Bible a donné naissance à plusieurs religions, bâtir un discours religieux n’est pas son premier objectif. Au centre de l’humanisme biblique, on trouve bien plutôt la foi et, par conséquent, une relation à la fois collective et individuelle avec un Dieu spirituel, donc différent des idoles. En tant que relation, la foi biblique est dynamique, historique, évolutive, surprenante, agonistique et contradictoire. Les religions ont besoin des temples alors que la Bible peut s’en passer, et elle l’a d’ailleurs fait. La Bible préfère souligner l’authenticité d’un Dieu plus grand et différent de tout temple et de toute religion. Ainsi, la génération qui passe entre la demande d’un temple, formulée par David, et sa construction par son fils Salomon, ce vide dans l’histoire d’Israël, est le langage utilisé par la Bible pour exprimer le surplus entre le temple de Dieu et le Dieu du temple, l’écart entre la foi et la religion qui incarne cette foi, la liberté du Seigneur vis-à-vis des maisons que nous lui construisons afin de lui signifier quels doivent être sa demeure et son territoire délimité par nous-mêmes.
Elle rappelle ainsi à toutes les religions du Livre qu’elles n’ont pas à accaparer ce Dieu différent, qu’il ne peut devenir la propriété privée d’aucun peuple, ni d’aucune communauté religieuse. Toutes les violences religieuses apparaissent dès lors que nous oublions l’existence de cette « génération intermédiaire », ce temps sans temple, celui qui s’écoule entre la demande d’une maison et la réponse. La terre du temple en vient alors à correspondre à la terre de Dieu, et le toit du temple devient la mesure de la liberté de Dieu et de la nôtre. C’est dans ce surplus que réside la splendide laïcité du Dieu de la Bible, qui préfère l’« errance sous une tente » au cèdre robuste et stable du temple. La stabitas loci n’est pas un attribut du Dieu de la Bible, et c’est l’errance de Dieu qui permet à notre stabilité de ne pas se transformer en prison religieuse.
À travers Nathan, Dieu adresse cette réponse à la requête de David : « Le SEIGNEUR t’annonce que le SEIGNEUR te fera une maison » (7,11). Un vrai coup de théâtre. C’est David, et c’est aussi nous, qui avons besoin d’une maison et d’une bénédiction. David reçoit une bénédiction différente et spéciale, une promesse nouvelle et merveilleuse : « Devant toi, ta maison et ta royauté seront à jamais stables, ton trône à jamais affermi » (7,16). Pour toujours. Cette nouvelle promesse ne contient pas de « si », qui étaient au centre de la première alliance avec les patriarches et avec Moïse, une alliance où la structure contractuelle engageait l’une des parties à la fidélité à condition que l’autre soit elle aussi fidèle. Ici, nous sommes en présence d’un pacte inconditionnel conclu par Dieu : « S’il commet une faute, je le corrigerai en me servant d’hommes pour bâton et d’humains pour le frapper. Mais ma fidélité ne s’écartera point de lui » (7, 14-15). Elle ne s’écartera point.
Beaucoup des grandes promesses de la vie sont et doivent être réciproques et conditionnelles. Les familles, les entreprises et les communautés vivent de pactes et de « si » qui assurent à nos maisons sérieux et solidité. Pourtant, en les examinant de plus près, nous découvrons que les « si » et les conditions fondant nos alliances recèlent des promesses sans « si » et sans conditions. Un mariage est un pacte fondé sur la réciprocité, qui vit à condition que chacun des deux époux fasse sa part et se montre fidèle. Cependant, le pacte nuptial n’est pas une rencontre entre « si » ; en effet, si nous disions à l’autre : « Je t’aimerai toujours à condition que toi, tu m’aimes toujours », nous sortirions du cadre du pacte nuptial pour tomber dans un contrat commercial. Au moment où le « pour toujours » est prononcé, il ignore les « si ». Notre réciprocité conditionnelle repose sur une dimension de liberté inconditionnelle car, si elle n’existait pas, nos pactes ne seraient pas assez robustes et libres pour durer. Les êtres humains sont plus grands que leur réciprocité, nous sommes plus libres que nos « si » et nous savons aimer au-delà des conditions que nous posons à notre amour. Ceci explique pourquoi nous réussissons parfois à survivre lorsque nous prenons conscience que notre « pour toujours » n’a pas rencontré celui de l’autre et que nos pactes tournent mal ; malgré cela, nous parvenons à ressusciter, encore une fois. Ou bien, lorsque nous continuons à avancer en nous accrochant à un « pour toujours », même si nous avons réussi à nous convaincre que, de l’autre côté, il ne se trouve plus personne pour accueillir cette promesse formulée dans notre jeunesse. Au bout du compte, peut-être découvrirons-nous que la corde s’était effilochée au point de se rompre, mais qu’une main était là pour nous recevoir car, comme nous avions poursuivi notre marche, nous étions arrivés tout près de la terre nouvelle sans même nous en rendre compte.
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Lorsque nous essayons de répondre à un appel, notre existence évolue entre le souvenir d’une grande libération et l’attente de l’accomplissement d’une grande promesse, entre mémoire et espérance. Tout se joue entre ces deux rives du fleuve, et le métier de la vie consiste à apprendre à rester à gué, sans céder à la tentation de la nostalgie de la rive dont nous venons, ni de celle qui nous répète que l’abordage n’était qu’un mirage. Les eaux ne peuvent nous engloutir et le courant ne peut nous emporter tant que nous restons agrippés à la corde invisible qui relie la Mer Rouge au Jourdain, entre autres parce que, plus nous approchons de l’autre rive, plus le bout de corde que nous tenons ferme s’effiloche sous la pression de notre main.
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de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 27/05/2018
« Ce fut par la grâce de Dieu, et non pas par ses mérites, que Noé trouva dans l’arche un lieu où s’abriter de la furie indomptable des eaux. Il avait beau être meilleur que ses contemporains, il ne méritait pas que des miracles s’accomplissent pour lui. »
Louis Ginzberg Les légendes des Juifs
C’est la religion qui a inventé l’homo œconomicus, et ce bien avant que l’économie ne le réinvente. Dieu a été le premier partenaire commercial des hommes, car l’économie qui se pratique sur les marchés n’est qu’une extension de l’économie déjà présente dans la sphère religieuse. Les premières unités de monnaie que l’humanité ait connues, ce furent les chèvres, les moutons, les agneaux, parfois aussi les enfants et les vierges, que les hommes utilisaient pour payer leurs dieux, généralement pour les endetter ou, parfois, pour réduire la dette originelle qui écrasait les communautés.
[fulltext] =>Dans certains de ses livres (Prophètes, Job, Qohélet, ainsi que de nombreux textes des évangiles et de Paul), la Bible a réagi énergiquement à cette vision économique de la foi, des sacrifices et du culte, en s’efforçant par tous les moyens de maintenir Dieu à l’extérieur de nos commerces, de le préserver face à notre tentation constante de le manipuler. Pourtant, même dans la Bible, dans l’Ancien comme dans le Nouveau Testament, puis dans la théologie et dans les pratiques chrétiennes, il reste des traces, parfois bien visibles, de cette conception mercantile de la religion : dans certains cas, la mort du Christ elle-même a été interprétée comme le « prix à payer » au Père, tandis que notre souffrance et celle des autres était perçue comme une « somme » à payer à un Dieu qui serait notre créancier.
S’il est un domaine où la religion économique a bel et bien occasionné de nombreux et très sérieux dégâts, il s’agit du jugement social, spirituel et éthique porté sur les pauvres. Pauvres étaient les mendiants, mais les lépreux, les aveugles, les muets et les boiteux l’étaient tout autant, car tous avaient ceci en commun qu’ils étaient les déchets des communautés. Afin de défendre leur vision d’un Dieu juste, ces vieilles religions économiques condamnaient les pauvres, qui étaient exclus de la vie sociale et rejetés par Dieu. L’« aveugle et le boiteux » étaient porteurs de faute et de péché ; ainsi Dieu pouvait-il rester parfait dans l’exercice de sa justice, puisque la vie apportait à chacun exactement ce qu’il avait mérité (il le recevait de lui-même ou de ses pères). La richesse s’en trouvait doublement bénie et la pauvreté doublement maudite ; jusqu’à une date récente, de nombreux parents enfermaient chez eux ou plaçaient en institution leurs enfants affectés d’un lourd handicap, tant la puissante malédiction religieuse et sociale à l’origine de ces enfants différents pesait sur leur famille. Au bout de plusieurs millénaires, les civilisations humaines, du moins, la plupart d’entre elles, parviennent enfin à affirmer peu à peu que l’infirmité n’est pas une malédiction et que l’indigence matérielle et physico-psychique n’est pas un stigmate, mais une question dont la réponse qu’on y apporte conditionne la qualité civile et morale d’une société et sa pratique la plus importante de la justice. C’est là une des plus grandes conquêtes de l’humanité, mais elle reste fragile, car cette vieille idée de pauvreté-malédiction revêt désormais d’autres formes (chômage, inefficience, immigration…) ; même si elle parvient à se déguiser et à se camoufler (en méritocratie), sa capacité à nous convaincre que la pauvreté des autres n’a aucun lien avec nos richesses « méritées » prend toujours le dessus, car culpabiliser les victimes est la stratégie la plus vieille et la plus simple qui nous évite de prendre nos responsabilités.
« Tous les anciens d’Israël vinrent trouver le roi à Hébron, et le roi David conclut en leur faveur une alliance à Hébron, devant le SEIGNEUR, et ils oignirent David comme roi d’Israël » (2 Samuel 5,3). Après sa consécration par Samuel et ses sept ans et demi de règne sur Juda, à présent David conclut un pacte avec toutes les tribus et devient roi d’Israël. S’il avait été choisi et oint alors qu’il était jeune homme, c’est seulement maintenant, grâce à un pacte, qu’il devient véritablement roi. Les vocations naissent d’une rencontre très personnelle avec une voix qui nous appelle par notre nom, à l’intérieur d’un espace de dialogue intérieur du cœur où, dans un premier temps, personne ne peut ni n’a le droit de pénétrer. C’est là que les vocations prennent forme et vivent lors des débuts ; cependant, elles s’épanouissent pleinement à condition qu’un jour, ce dialogue débouche sur un pacte, une expérience de réciprocité, un engagement pris publiquement avec d’autres hommes et femmes, si et lorsque ce premier dialogue intime se transforme en discours social, en projet commun, en action sociale, et que cette voix originelle nous commande de construire avec d’autres une arche afin de sauver des personnes. Les vocations sont appelées à se transformer en pactes. Nombreux sont les appels authentiques gâchés après avoir passé trop de temps dans le « premier dialogue », sans parvenir à se transformer en un pacte, une alliance, un engagement communautaire. Ils s’éteignent facilement car le pacte naît nécessairement de la mort du premier dialogue intime, or la peur de la mort empêche le dialogue de ressusciter sous forme de pacte. Les pactes sont des rencontres entre promesses d’un avenir commun libre et non figé dans le présent. Ils sont de plus en plus rares sur notre terre saturée de contrats qui dévorent les pactes et les alliances, car ceux-ci nous trompent en se présentant comme des « marchandises » semblables, vendues à un prix bien plus bas que celui des pactes ; une forme de dumping relationnel.
Dans l’histoire de David et d’Israël apparaît, en même temps que le nouveau royaume, un autre nom merveilleux qui, à lui seul, signifie beaucoup de choses magnifiques et terribles, aujourd’hui comme hier : Jérusalem, qui devient à présent la cité de David. « Le roi et ses hommes marchèrent sur Jérusalem contre le Jébusite qui habitait le pays. On dit à David : “Tu n’entreras ici qu’en écartant les aveugles et les boiteux.” […] David s’empara de la forteresse de Sion – c’est la Cité de David. David dit ce jour-là : “Quiconque veut frapper le Jébusite doit atteindre le canal ! Quant aux boiteux et aux aveugles, ils dégoûtent David.” C’est pourquoi l’on dit : “Aveugle et boiteux n’entreront pas dans la Maison.” David s’installa dans la forteresse et il l’appela “Cité de David”. Puis David construisit tout autour, depuis le Millo vers l’intérieur » (5,6-9). Le texte est trop bref pour nous expliquer la nature et l’origine de cette haine de David envers les « aveugles et les boiteux ». Que nous l’interprétions comme un geste d’orgueil des Jébusites, qui avaient (peut-être) recruté des infirmes pour défendre la cité, ou bien comme un acte politique de David, qui avait (peut-être) éliminé les aveugles et les boiteux de son armée, le message fondamental n’en demeure pas moins puissant et clair : les « aveugles et les boiteux » sont les déchets de la cité, marginalisés et exclus « de la maison » et du temple, les mal-aimés. « Le SEIGNEUR adressa la parole à Moïse : “Parle à Aaron : D’âge en âge, qu’aucun de tes descendants, s’il est infirme, ne s’approche pour présenter la nourriture de son Dieu ; […] que ce soit un aveugle ou un boiteux, un homme au nez aplati ou aux membres difformes, un homme atteint d’une fracture à la jambe ou au bras, un bossu ou un gringalet, un homme affligé d’une tache à l’œil, un galeux ou un dartreux, ou un homme aux testicules écrasés. […] Puisqu’il est infirme, qu’il ne s’avance pas pour présenter la nourriture de son Dieu » (Lévitique 21,16-21). Des paroles dures et terribles, que nous retrouvons dans la Bible à côté d’Isaïe qui prophétise : « Aux eunuques […], je réserverai dans ma Maison, dans mes murs, une stèle porteuse du nom ; ce sera mieux que des fils et des filles » (Isaïe 56, 4-5), à côté des béatitudes et de Jésus qui guérit des aveugles et des paralytiques. La Bible nous donne de multiples raisons soit de condamner les pauvres, soit de les déclarer bienheureux, et elle attend.
L’une des premières choses que fait David une fois devenu roi, c’est de transporter l’arche de l’Alliance à Jérusalem : « On chargea l’arche de Dieu sur un chariot neuf et on l’emporta de la maison d’Avinadav, située sur la colline. Ouzza et Ahyo, les fils d’Avinadav, conduisaient le chariot neuf » (6,3). Lors du transport, Ouzza touche l’arche et meurt sur le coup (6,7) ; un autre épisode qui exprime tout le tremendum du sacré. Entre chants et danses, la procession arrive enfin à Jérusalem. Là, nous assistons à un événement très beau et mystérieux sur le plan narratif.
Emporté par l’enthousiasme de cette arrivée dans la ville avec l’arche, peut-être aussi en raison de sa nature de poète et d’artiste, David entre dans une sorte d’extase mystique à travers la danse et la musique, allant jusqu’à se dénuder au milieu de son peuple. Mikal, sa femme, assiste à la scène de sa fenêtre, et « elle le méprisa dans son cœur » (6,16). Puis, dans l’intimité de leur maison, elle s’adresse à son mari : « Il s’est fait honneur aujourd’hui, le roi d’Israël, en se dénudant devant les servantes de ses esclaves comme le ferait un homme de rien ! » (6,20). N’acceptant pas ce reproche de son épouse, David la blâme à son tour : « C’est devant le SEIGNEUR, qui m’a choisi et préféré à ton père et à toute sa maison […]. Je m’abaisserai encore plus et je m’humilierai à mes propres yeux » (6,21-22). L’interprétation officielle de cet événement et le rédacteur final du texte se rangent manifestement du côté de David, interprétant son comportement comme une expression de son humilité et de sa dévotion sincère envers le Seigneur.
Pourtant, là encore, nous pouvons interpréter différemment cet extrait et faire notre propre choix narratif et éthique. La vie des familles, les familles ordinaires comme celles des hommes célèbres et puissants, regorge de dialogues semblables à celui qui se déroule entre David et Mikal. Nombreuses sont les épouses qui « observent de leur fenêtre » les comportements décents et indécents de leurs maris ; si ces femmes se taisent souvent en public, une fois chez elles, elles savent leur parler avec une autorité différente et essentielle. Certaines vérités ne peuvent se dire ni être entendues ailleurs que dans notre foyer, lorsque nous avons une famille, et qu’un de ses membres nous voit différemment et nous aime au point de nous dire des choses qui ne pourraient sortir de la bouche de nos « sujets », nos subordonnés, nos électeurs ou nos fans. Il s’agit de vérités fondamentales pour pouvoir vivre dignement. La dignité des femmes n’est pas identique à celle des hommes et leurs yeux voient des choses différentes qui, lorsqu’elles sont écoutées, assurent le salut de leurs maris. Mikal a simplement constaté quelque chose qui, de son point de vue, n’était ni beau, ni bon et n’exprimait ni religiosité, ni dévotion. Or, ni son mari, ni le rédacteur du livre de Samuel, qui a rapporté cette vieille tradition, ne l’ont comprise, et ils l’ont condamnée sans pitié : « Mikal, fille de Saül, n’eut pas d’enfant jusqu’au jour de sa mort » (6,23). Mikal finit ainsi dans la grande communauté des exclus de Dieu et des hommes, rejoignant son père Saül et ses frères.
Nous pouvons très bien l’abandonner là, comme l’ont fait la plupart des commentateurs de cet extrait, aux périphéries existentielles de la Bible, en compagnie des aveugles et des boiteux de David. Pourtant, nous pouvons aussi faire le choix de la racheter et, avec elle, les nombreuses femmes condamnées et exclues de l’histoire et de la vie simplement pour avoir adressé à leurs maris et aux puissants des paroles différentes, peu flatteuses et plus vraies, à l’origine de leur condamnation et, bien souvent, de leur martyre.
Ni la Bible, ni même l’Évangile, ne suffisent à racheter les victimes et les pauvres ; d’ailleurs, l’histoire nous l’enseigne. Notre liberté doit y prendre une part essentielle. Les personnes trop souvent absentes des histoires de la Bible, c’est nous, ses lecteurs. Avant d’arriver jusqu’à la chambre de Mikal et de lui dire : « Je te comprends », il nous faut le vouloir et le choisir ; autrement, nous nous arrêtons à l’entrée de la chambre et de la Bible. La lecture de la Bible est féconde dès lors qu’elle se transforme en exercice spirituel et moral permettant de voir et de soulager les humbles et les humiliés et, par là même, de sauver Dieu, que nous rangeons trop souvent du côté des puissants et des vainqueurs.
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de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 27/05/2018
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de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 20/05/2018
«« La relation je-tu consiste à se placer face à un être extérieur, c’est-à-dire radicalement autre, et à le reconnaître comme tel. Cette reconnaissance de l’altérité ne consiste pas à se faire une idée de l’altérité. Il ne s’agit pas de penser l’autre, ni de l’envisager comme différent, mais de s’adresser à lui, de lui dire tu. »
Emanuel Lévinas Martin Buber
Le dialogue est le fil qui tisse nos relations sociales bonnes et fécondes. Écouter et dire, le silence et la parole, les phrases et les gestes constituent l’essence de la traversée (dia) réciproque de la parole (logos). Dialoguer, c’est se laisser traverser par l’autre tout en lui demandant la permission de se faire traverser par notre parole. Traverser est un verbe de déplacement, qui évoque le temps et l’espace, des lieux, des noms, la chair, et il est toujours créateur de nouveauté.
[fulltext] =>Nombreux sont les possibles dialogues nécessaires qui, après avoir été engagés avec dévouement et bonne volonté, ne parviennent pas à naître car, lorsque la parole touche la chair et commence à la marquer de son empreinte, la perception de la souffrance bloque la traversée réciproque. La plupart du temps, nous nous arrêtons au seuil du dialogue authentique, avec ses produits non finis tels que la confrontation, les accords informels, le compromis… À l’origine de la civilisation occidentale, nous trouvons une thèse splendide et grandiose, qui est aussi une déclaration d’amour de l’homme à lui-même : nous sommes des êtres capables de recourir au logos, à la parole, au discours, au dialogue et, par conséquent, d’établir des relations. Nous sommes une réalité dialogique. L’humanisme biblique nous a par ailleurs enseigné que l’Adam est également capable de dialogue avec Dieu, que nous pouvons avoir une relation avec l’absolu et que nous savons parler au Seigneur. L’homme est un « ami de Dieu » (Abraham), il nous parle de « bouche à oreille » (Moïse), car non seulement l’homme, mais aussi le Dieu de la Bible est capable de dialoguer. Jérémie, Isaïe, Agar, Anne et Marie nous sont présentés comme des personnes guidées par une voix avec laquelle elles entrent en dialogue. Dialoguer est, dans tous les cas, un apprentissage réciproque, une cocréation. Alors, s’il est exact que l’humanité a appris et continue d’apprendre beaucoup en dialoguant avec Dieu, il est certainement tout aussi vrai que Dieu a appris et continue d’apprendre en dialoguant avec les hommes et les femmes. Il a appris et continue d’apprendre ce que sont vraiment le monde, la souffrance et l’amour, pendant que nous, nous améliorons ce monde par notre travail, pendant que nous tombons amoureux, souffrons, sommes fidèles ou infidèles, mourons et ressuscitons de nombreuses fois. Dieu a changé à jamais l’histoire humaine en ressuscitant son Fils, et nous savons qu’il la change car il ne peut rester indifférent lorsqu’il assiste en direct à nos résurrections et à celles de nos enfants.
David est lui aussi un homme qui dialogue avec Dieu. « Après cela, David demanda au SEIGNEUR : “Dois-je monter dans l’une des villes de Juda ?” Le SEIGNEUR lui dit : “Monte.” David dit : “Où dois-je monter ?” Le SEIGNEUR dit : “À Hébron.” David y monta ainsi que ses deux femmes, Ahinoâm d’Izréel et Avigaïl » (2 Samuel 2,1-2). David pose des questions à Dieu, qui lui répond. Nous ne savons pas de quelle façon David dialoguait avec le Seigneur ; cependant, nous aurions bien tort de laisser ce genre littéraire nous priver de la beauté et de la vérité de ces lointains dialogues. À Hébron, David reçoit l’onction de roi : « Les gens de Juda vinrent et là ils oignirent David comme roi sur la maison de Juda » (2,4). David devient un roi local, car une grande partie d’Israël est encore aux mains de la famille de Saül. Abner, le commandant de l’armée de Saül, une personne animée d’un grand charisme et jouissant d’un pouvoir important, a fait en sorte qu’Ishbosheth, l’un des fils de Saül, devienne roi : « Ishbosheth, fils de Saül, avait quarante ans quand il devint roi sur Israël et il régna deux ans. Mais la maison de Juda suivait David » (2,10).
David rejoint donc les habitants de Yavesh-de-Galaad, qui ont enterré Saül dignement. « On vint dire à David : “Ce sont les gens de Yavesh-de-Galaad qui ont enterré Saül.” David envoya des messagers aux gens de Yavesh-de-Galaad et il leur dit : “Soyez bénis du SEIGNEUR, vous qui avez accompli cet acte de fidélité envers votre seigneur Saül et qui l’avez enterré. Maintenant, que le SEIGNEUR agisse envers vous avec fidélité et loyauté. Moi aussi, j’agirai à votre égard avec la même bonté, puisque vous avez fait cela” » (2,5-6).
La reconnaissance est doublement transitive : ces habitants avaient été reconnaissants envers Saül ; à présent, David est reconnaissant envers eux, et il prie Dieu de manifester sa reconnaissance en donnant à ces gens « amour et fidélité ». Demain, nos enfants seront reconnaissants envers les autres et envers nous, à condition que nous-mêmes le soyons aujourd’hui envers les autres et envers nos parents, car la reconnaissance est le premier héritage à se transmettre de père en fils. Cette forme de transitivité horizontale (entre hommes et entre générations) est le versant lumineux de cette loi de rétribution verticale qui traverse aussi la Bible (nos malheurs et nos richesses sont des punitions et des récompenses de Dieu), et dont Jésus a essayé de venir à bout définitivement, sans toutefois y parvenir, si l’on pense que la méritocratie n’est rien d’autre que la sécularisation de cette vieille théologie.
Ces premiers chapitres du second livre de Samuel nous racontent la véritable guerre civile et fratricide entre l’armée de David et la dynastie de Saül. C’est une succession d’homicides, de trahisons et de vengeances atroces, qui cherchent principalement à nous montrer que David, le nouveau roi, n’est pas monté sur le trône en usurpateur, ni après avoir assassiné ses ennemis. Ses deux principaux rivaux, Ishbosheth et Abner, sont tués par ses hommes à son insu et contre sa volonté (chapitres 3 et 4). En effet, comme il l’avait fait à la mort de Saül et de Jonathan, David pleure, jeûne et célèbre le deuil lors de la mort d’Ishbosheth comme de celle d’Abner. Le texte nous décrit une escalade de violence mimétique (René Girard), où les rétorsions et les vengeances s’imposent comme la nouvelle loi. La guerre civile s’achèvera par la victoire de David et son onction de roi de tout Israël, à Jérusalem, sa nouvelle ville et la capitale du royaume.
Le récit de cette guerre civile recèle de brèves mais splendides scènes, qui ne peuvent nous laisser indifférents. La première a trait à Abner, le commandant de l’armée, qui avait « pris » une concubine de Saül. Ishbosheth, le nouveau roi, lui demande : « Pourquoi es-tu allé vers la concubine de mon père ? » Abner lui donne une réponse qui nous fait aussitôt pénétrer une très mauvaise dimension que possède le pouvoir en tout temps : « Suis-je, moi, une tête de chien judéen ? Aujourd’hui, j’agis avec fidélité envers la maison de ton père Saül, envers ses frères et ses amis. Je ne t’ai pas laissé tomber aux mains de David. Et maintenant, tu veux me faire grief d’un écart avec cette femme, aujourd’hui ! » (3,8). C’est terrible. Trois mille ans ont passé, et pourtant cette phrase demeure très actuelle, avec sa violence incommensurable, dans les lieux où les hommes exercent le pouvoir, là où la question de leurs relations avec les femmes est trop souvent considérée comme une « chose » sans importance, comme une sottise négligeable si on la compare à des sujets aussi sérieux que la politique, l’économie et le pouvoir. La Bible, au contraire, regarde cette femme, elle lui donne un nom, donc elle la reconnaît. Cette femme s’appelle Rispa. C’est la Bible qui l’appelle par son nom, et non pas Abner, pour qui elle n’est qu’une « chose à prendre », pas davantage que le roi, qui la qualifie de « concubine ». Ce n’est pas Sara qui, dans la Genèse, nous révèle le nom de sa servante et de son fils qu’elle envoie dans le désert : c’est l’auteur biblique qui nous dit qu’ils s’appelaient Agar et Ismaël. Les puissants et les bourreaux commencent à humilier leurs victimes en niant la dignité de leur nom, car les appeler par leur nom reviendrait à les reconnaître comme personnes. Nous retrouverons Rispa au chapitre 21, qui conte l’un des épisodes les plus dramatiques et humains de toute la littérature ancienne.
On découvre un deuxième tableau dans l’offre d’alliance et de trahison faite par Abner à David, lorsqu’il lui promet de lui donner tout Israël. David impose à Abner cette condition préalable à une alliance avec lui : « Donne-moi ma femme Mikal, que je me suis acquise pour cent prépuces de Philistins » (3,14). Nul ne sait pour quelle raison David demande à récupérer sa première femme, Mikal, fille de Saül. Nous savons seulement qu’après la fuite de David, Mikal avait été promise par son père à un autre mari, Paltiël. La demande de David est exaucée, et le roi « l’envoya prendre chez son mari, Paltiël » (3,15). La réaction du mari est très forte : « Son mari l’accompagna jusqu’à Bahourim, il la suivit en pleurant. Mais Avner lui dit : “Va-t’en, retourne !” Et il s’en retourna » (3,16). La Bible parvient à nous montrer ce mari qui suit, à pied et en larmes, la caravane de sa femme, en proie au même désespoir que celui qui marche derrière le corbillard transportant le cercueil de son épouse. Elle nous livre ainsi un enseignement sur la condition misérable d’un homme et d’un mari, laquelle atténue, bien que pour un court instant, la cruauté des actes des autres hommes de ces récits, y compris David.
Enfin, un troisième détail est présent dans le chapitre décrivant la mort du roi Ishbosheth : « Jonathan, fils de Saül, avait un fils estropié des deux jambes. Il avait cinq ans lorsqu’arriva d’Izréel la nouvelle concernant Saül et Jonathan. Sa nourrice le prit pour s’enfuir et elle était si pressée de fuir que l’enfant tomba et resta boiteux. Il s’appelait Mefibosheth » (4,4). Ce récit nous livre un détail supplémentaire sur Jonathan, l’ami de David, et nous montre quelle grande souffrance collective cette mort a engendrée. Un enfant de cinq ans boiteux, à travers lequel nous revoyons les nombreux enfants aux jambes mutilées par les guerres qui, trois mille ans après, continuent d’estropier en premier les enfants et à humilier les femmes ; même lorsque celles-ci parviennent à fuir avec leurs enfants dans les bras, elles ne peuvent pas toujours empêcher les adultes d’estropier leurs enfants par leurs méfaits.
L’auteur ne pouvait nous épargner le récit des violences de cette guerre civile. Cependant, il pouvait tout à fait omettre ces petits détails narratifs, en se gardant de nous parler de Rispa et de Paltiël, comme l’ont fait les livres des Chroniques, qui retracent les mêmes épisodes, mais sans Rispa, Paltiël et Mefibosheth. Or, cet auteur ancien a souhaité nous les laisser en héritage ; il nous a révélé leurs noms, érigeant ainsi de nouvelles stèles en mémoire des victimes innocentes de toutes les violences.
La Bible est un livre merveilleux pour de nombreuses raisons, mais elle l’est en premier lieu parce qu’elle constitue un écrin conservant les larmes des pauvres et des exclus, souvent cachées dans les interstices des grands récits et presque toujours absentes des lectures lors de nos liturgies. Peut-être est-il préférable qu’elles restent cachées, car la souffrance des victimes et des plus petits est trop précieuse pour ne pas demeurer secrète et être protégée.
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de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 20/05/2018
«« La relation je-tu consiste à se placer face à un être extérieur, c’est-à-dire radicalement autre, et à le reconnaître comme tel. Cette reconnaissance de l’altérité ne consiste pas à se faire une idée de l’altérité. Il ne s’agit pas de penser l’autre, ni de l’envisager comme différent, mais de s’adresser à lui, de lui dire tu. »
Emanuel Lévinas Martin Buber
Le dialogue est le fil qui tisse nos relations sociales bonnes et fécondes. Écouter et dire, le silence et la parole, les phrases et les gestes constituent l’essence de la traversée (dia) réciproque de la parole (logos). Dialoguer, c’est se laisser traverser par l’autre tout en lui demandant la permission de se faire traverser par notre parole. Traverser est un verbe de déplacement, qui évoque le temps et l’espace, des lieux, des noms, la chair, et il est toujours créateur de nouveauté.
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