stdClass Object ( [id] => 18053 [title] => Des paroles pour tous en tout temps [alias] => des-paroles-pour-tous-en-tout-temps [introtext] =>À l’écoute de la vie / 29 - Le prophète est maître de la lumière parce qu’il connaît la nuit
Par Luigino Bruni
Publié dans Avvenire le 08/01/2017
« La marée humaine, en se brisant aux pieds de la tour continuellement léchée par sa misère, répète inlassablement sa question :‘Shomèr ma-millàilah ?’ (Combien manque au jour ?). Le ton de l’oracle est déconcertant à cause de sa politesse inouïe : ‘S’il vous plaît d’interroger, revenez…’ Peu importe de savoir. L’important, et qui nous fait vivre, c’est que nous ne perdions pas cette trépidation angélique, le besoin, l’envie de savoir où en est la nuit, à quel moment elle finira ou ce qu’elle signifie. Le pire qui puisse arriver, c’est que l’on cesse de venir demander. »
Guido Ceronetti, Le livre du prophète Isaïe
Aucune époque n’a connu une telle production de paroles que la nôtre. Les cultures anciennes, paysannes et analphabètes, justement parce qu’elles ne connaissaient ni l’écriture ni la lecture, parce qu’elles possédaient peu de mots, devinaient que la parole, les paroles, renfermaient un pouvoir mystérieux qu’elles respectaient et craignaient. Si elles ignoraient la lecture et l’écriture, elles savaient parler. Elles ne savaient pas écrire de poésies, en revanche elles savaient les raconter et les vivre. Notre époque, inondée de paroles au point d’avoir perdu le sens de la parole, n’a pas les outils pour reconnaître les prophètes et les confond avec les inventeurs et vendeurs de discours. Si nous voulons reconnaître et comprendre les prophètes – et Dieu sait combien nous en avons besoin –, il nous faut simplement réapprendre à parler.
[fulltext] =>La conclusion du livre d’Isaïe a la grandeur du livre entier. Elle rappelle les promesses qui en tissent la trame, ses consolations, son immense espérance : « En effet, voici que je vais créer des cieux nouveaux et une terre nouvelle ; ainsi le passé ne sera plus rappelé. […] Désormais, on n’y entendra plus retentir ni pleurs, ni cris. Il n’y aura plus là de nourrisson emporté en quelques jours, ni de vieillard qui n’accomplisse pas ses jours ; le plus jeune, en effet, mourra centenaire, et le plus malchanceux, c’est centenaire aussi qu’il deviendra moins que rien » (Isaïe 65,17-20). La Bible est un hymne continue à la vie. La terre est le lieu de la bénédiction, c’est là que l’on rencontre Dieu et qu’il nous parle. Ainsi, pour l’homme de la Bible, pour les prophètes, il n’y a pas de plus grande promesse que celle d’une longue vie, d’un temps où la vie s’allongera. Aujourd’hui, nous arrivons parfois à cent ans ; or, comme nous n’avons pas de culture de la vie, nous ne savons plus concevoir une longue vieillesse comme une bénédiction. Revenir aux prophètes est essentiel pour réapprendre à vivre, donc à vieillir, à mourir.
Dans une culture de la vie, la bénédiction du travail et la vigne ne sauraient manquer : « Ils bâtiront des maisons et ils les habiteront, ils planteront des vignes et ils en mangeront les fruits ; […] mes élus pourront user les produits de leurs mains. Ils ne se fatigueront plus en vain.[…] Ils n’enfanteront plus pour l’hécatombe, car ils seront la descendance des bénis du SEIGNEUR et leurs rejetons resteront avec eux »(65, 21-23). La terre promise est aussi la terre du travail conçu comme une bénédiction, où l’on se« fatigue », mais non « en vain ». Tout travail est fatigue, mais la fatigue due au travail n’est pas nécessairement bonne. La bénédiction consiste à pouvoir travailler et à ne pas travailler en vain.
Une nouvelle harmonie de la création est de nouveau annoncée : « Le loup et l’agneau brouteront ensemble, le lion, comme le bœuf, mangera du fourrage ; quant au serpent, la poussière sera sa nourriture. Il ne se fera ni mal ni destruction » (65,25). Ce sera le retour des enfants, premier signe d’espérance dans les temps de désolation et d’attente : « Plus un seul enfant ne mourra » (66,20) ; celui du salut pour tous, car le salut d’un seul peuple ne suffit pas au prophète : « Je viens pour rassembler toutes les nations de toutes les langues »(66,18).
Le livre d’Isaïe s’étale sur plusieurs siècles de l’histoire du peuple d’Israël, dont beaucoup sont sombres et douloureux. La force et la beauté des derniers chapitres résident dans la répétition des promesses anciennes après l’exil, après la destruction du temple et la déception du retour de l’exil. S’il est important d’espérer au temps de la joie, il est encore plus important de pratiquer cette même espérance lors des exils et des déceptions. La différence est la même entre l’espérance de la jeunesse et celle de la vie adulte, lorsque nous parvenons à croire, à exprimer notre foi en une nouvelle terre alors que nous nous trouvons sur ce qui devait être la terre de la première promesse et qu’un jour, nous découvrons qu’elle est tout simplement la terre de tous. Retrouver, dans le troisième livre d’Isaïe, les mêmes images et les mêmes espérances que dans le premier et le second, est un don immense pour qui veut continuer d’espérer et de croire à la première vocation et au premier amour avec la foi des débuts, quand tout était possible. Ce grand message de vie peut apporter un remède au cynisme naturel et à la désillusion de toute bonne vie adulte, nous aider à continuer de croire à la venue d’un enfant même dans notre vieillesse, à planter des semences d’arbres nouveaux, tout en sachant que nous ne les verrons pas sortir leurs feuilles. Un remède pour notre Europe vieillie, déçue, sombre à s’en effrayer.
Quand, au sein d’une communauté, d’un peuple, d’une civilisation et en chacun de nous, la prophétie se trouble, la jeunesse est nostalgie, la vieillesse une malédiction, et la belle vie adulte n’arrive jamais. Grâce à la prophétie, l’expérience de la jeunesse éternelle reste vraie, car elle se transforme alors en une expérience de l’âme. La terre nouvelle n’est pas la terre d’hier et pas davantage la terre de demain. C’est tout simplement notre terre, la seule que nous ayons, ici et maintenant : « Oui, comme les cieux nouveaux et la terre nouvelle que je fais restent fermes devant moi – oracle du SEIGNEUR –, ainsi resteront fermes votre descendance et votre nom ! »(66,22). Seul le présent peut durer éternellement. La Bible et les prophètes nous répètent sans cesse que le plus grave péché, c’est de renoncer à vivre car nous regrettons le passé ou bien nous nous trompons sur l’avenir. Le ciel et la terre tout entiers se concentrent dans notre présent pauvre mais habité, profond, infini. C’est cela, la « vie éternelle » que nous donne la prophétie biblique.
Nous voici arrivés au dernier volet de ce commentaire sur le livre d’Isaïe, à l’écoute de la vie qu’Isaïe nous a révélée, qu’il nous a fait voir au-dedans et autour de nous. Chaque fois que je suis arrivé à la fin du commentaire d’un livre de la Bible – la Genèse, l’Exode, Job, Qohélet et, maintenant, Isaïe –, au moment de refermer la dernière page j’éprouvais une vraie mélancolie en pensant au dimanche suivant que je passerais sans les personnages de ce livre qui, semaine après semaine, étaient devenus des personnages vivants de mon âme. Même aujourd’hui, j’ai peine à concevoir qu’à partir de la semaine prochaine, je n’aurai plus à mes côtés Isaïe pour le lire et lire ses commentateurs, pour me laisser enseigner et nourrir de sa sagesse. Ces six mois que j’ai passés avec Isaïe ont été merveilleux. Les découvertes que j’ai faites du premier au dernier chapitre étaient toutes plus belles les unes que les autres, me laissant souvent époustouflé. Je conclus en vous partageant une « surprise » que j’ai eue lors de la fête de l’Épiphanie.
Isaïe est à la fois le prophète de la lumière et de l’obscurité. Peu de pages de la Bible sont aussi lumineuses que la « grande lumière » annoncée par Isaïe, et peu de pages de la Bible et de toute la littérature sont plus ténébreuses que certains vers d’Isaïe. Le chant de la sentinelle, le shomèr ma-millàilah, peut-être le plus beau de tous les chants, est un dialogue nocturne, et c’est un chant merveilleusement lumineux. Tout comme dans la vie, où l’obscurité se mêle à la lumière ; peut-être comprendrons-nous un jour qu’ils ne font qu’un. Nous cherchons la lumière toute notre vie, surtout si, un jour, nous l’avons vue dans toute sa splendeur lorsqu’elle nous a appelés. Puis, un autre jour, nous nous rendons compte que l’obscurité arrivée entre-temps, qui avait caché ce premier soleil, n’était pas la négation de la lumière : juste une lumière différente, moins forte mais plus vraie. Isaïe est le maître de la lumière parce qu’il connaît vraiment la nuit. De toutes les images que le livre d’Isaïe nous a offertes pour décrire la vocation du prophète, la sentinelle est celle qui exprime le mieux la nature intime, le secret de la vie des prophètes : ils annoncent l’aube lors de leur dialogue avec les passants, dans la nuit. S’ils sont plongés au cœur de la nuit, de par leur vocation ils sont certains que l’aube arrivera. Ils ignorent à quel moment, mais ils savent qu’elle viendra, et ils nous le disent, ils nous le crient. En l’absence de prophètes, on souffre d’un cruel manque d’annonces de l’aube. Or, la nuit qui ne laisse pas espérer l’Aurore est une nuit infinie.
Opposer l’obscurité à la lumière est typique de l’enfance : pour un enfant, l’une est l’ennemie de l’autre. La lumière est bonne, belle, joyeuse, tandis que l’obscurité est laide, mauvaise et angoissante. Puis, en grandissant, nous apprenons la valeur de la nuit, nous vivons, nous travaillons et nous aimons de jour comme de nuit. Nous comprenons que la nuit est aussi le temps du rêve, et nous apprenons à rêver même le jour. Pourtant, si, dans notre vie naturelle et sociale, nous savons tous qu’il est impossible de vivre sans connaître l’alternance du jour et de la nuit, sans découvrir la lumière dans l’obscurité et l’obscurité dans la lumière, dans notre vie spirituelle nous restons trop longtemps en enfance. Nous continuons, parfois toute notre vie, à aimer la lumière pour mieux détester l’obscurité, à ne pas savoir ce que sont le travail, l’amour et les rêves nocturnes. Nous ne devenons alors jamais adultes, coincés que nous sommes entre le souvenir de la lumière passée et notre désir de la voir revenir, perdant ainsi la seule bonne lumière qui nous soit donnée : la lumière brillante et obscure du présent. Je n’avais encore jamais écrit ces choses avant de commencer à étudier et à commenter Isaïe. Je ne les avais jamais dites parce que je les ignorais, de même que j’ignorais la quasi-totalité des paroles par lesquelles j’ai commenté Isaïe et les autres livres de la Bible. Le plus extraordinaire dans la prophétie biblique, c’est sa générativité : sa lecture et son étude ouvrent à une compréhension nouvelle du présent, de l’histoire, de la société, de l’économie, des religions, de la vie, celle des autres et la sienne propre. La Bible est un immense bien commun, un don gratuit qui n’attend que d’être découvert.
Mon dernier mot pour aujourd’hui ne peut donc être que merci. À l’immense Isaïe, à son Dieu qui est le Dieu de tous. À la revue ‘Avvenire’ qui, à travers son directeur, Marco Tarquinio, continue de m’accorder la confiance dont j’ai besoin pour engendrer de nouvelles paroles libres. Aux lecteurs qui m’ont accompagné, qui m’ont adressé beaucoup de lettres très belles et m’ont encouragé, corrigé. Aux nombreux biblistes, poètes, écrivains et artistes qui m’ont inspiré.
Après une semaine de pause, le 22 janvier je reprendrai ma « page » dominicale, avec une nouvelle série de réflexions. Pour l’instant, j’interromps mon travail sur la Bible mais, si je m’en sens la force, je le reprendrai dans quelques mois. Pour continuer à chercher de nouvelles paroles. Pour continuer d’apprendre à parler. Pour poursuivre le dialogue, dans la nuit et dans la lumière.
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Publié dans Avvenire le 08/01/2017
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Guido Ceronetti, Le livre du prophète Isaïe
Aucune époque n’a connu une telle production de paroles que la nôtre. Les cultures anciennes, paysannes et analphabètes, justement parce qu’elles ne connaissaient ni l’écriture ni la lecture, parce qu’elles possédaient peu de mots, devinaient que la parole, les paroles, renfermaient un pouvoir mystérieux qu’elles respectaient et craignaient. Si elles ignoraient la lecture et l’écriture, elles savaient parler. Elles ne savaient pas écrire de poésies, en revanche elles savaient les raconter et les vivre. Notre époque, inondée de paroles au point d’avoir perdu le sens de la parole, n’a pas les outils pour reconnaître les prophètes et les confond avec les inventeurs et vendeurs de discours. Si nous voulons reconnaître et comprendre les prophètes – et Dieu sait combien nous en avons besoin –, il nous faut simplement réapprendre à parler.
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Par Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 31/12/2016
« S’il se trouve devant toi sur ton chemin, n’importe où sur un arbre ou par terre, un nid avec des oisillons ou des œufs, et la mère couchée sur les oisillons ou sur les œufs, tu ne prendras pas la mère avec ses petits : tu devras laisser aller la mère, et ce sont les petits que tu prendras pour toi. Ainsi, tu seras heureux et tu prolongeras tes jours » (Dt 22,6-7). La même promesse est faite à celui qui « honore son père et sa mère ». On raconte que le jour du shabbat, Elisha ben Avouya vit un homme monter sur la cime d’un palmier et enlever d’un nid d’oiseaux la mère et ses petits, avant de redescendre indemne. Passé le shabbat, un autre homme grimpa en haut du palmier, prit les petits et laissa la mère s’envoler. Lorsqu’il redescendit, il fut mordu par un serpent et mourut. Elisha s’exclama : « Il n’y a pas de justice ni de Juge », puis il abjura. Comment Elisha montra-t-il qu’il avait perdu la foi ? Il ne fonda pas une philosophie athée mais, le jour du shabbat, il arracha une touffe d’herbe.
Paolo de Benedetti, Uomini e profeti, Radio3
L’une des expressions profondes de la culture de l’Occident est le résultat de la rencontre et de la tension vitale entre l’humanisme grec et l’humanisme de la Bible ; entre le génie philosophique des Grecs, qui recherche la vérité dans la liberté la plus totale, sans aucune référence au passé, à la tradition ou aux textes sacrés, et l’ethos biblique, davantage tourné vers la vie que vers la vérité, qui regarde devant, mais n’est ni exempt ni détaché du lien avec le commencement, car il est ancré dans un pacte originel et une promesse, tous deux indispensables.
[fulltext] =>Le passé créait un lien, l’avenir le défaisait et, ensemble, ils soutenaient l’Occident. Cette culture plurielle, à la fois dépendante et libre, est entrée dans une profonde crise à l’époque moderne, lorsqu’elle a commencé à perdre le contact avec le passé, donc avec l’histoire. Cela a marqué le début d’une époque inédite, celle d’un avenir sans racines et qui, pour l’instant, se raccroche non pas à une nouvelle terre promise peuplée d’hommes libres, mais au consumérisme nihiliste du seul présent, sans passé donc sans avenir.
« Qui est donc celui-ci qui vient d’Edom, de Boçra, avec du cramoisi sur ses habits, bombant le torse sous son vêtement, arqué par l’intensité de son énergie ? – C’est moi qui parle de justice, qui querelle pour sauver. – Pourquoi y a-t-il du rouge à ton vêtement, pourquoi tes habits sont-ils comme ceux d’un fouleur au pressoir ? – La cuvée, je l’ai foulée seul » (Is 63,1-3). Quelqu’un passe sous les murailles et veut entrer à Jérusalem. Le garde, qui fait son travail, crie : « Qui va là ? » Le passant répond : « C’est moi. » Le garde, c’est le prophète ; celui qui passe sous les murailles avec ses vêtements ensanglantés, sous les traits de l’homme qui a foulé le raisin noir dans le pressoir avec ses sabots, est le Seigneur : « C’est bien moi. » C’est Dieu lui-même qui entre dans la ville, et le prophète, l’ami du Seigneur, lui demande de révéler son identité. Cet incipit, unique en son genre, de l’un des derniers chapitres du livre d’Isaïe, possède de nombreux sens cachés. Peut-être recèle-t-il l’écho de vieux récits, venus du Moyen-Orient, de duels entre dieux, du dieu guerrier et de ses combats contre les grands monstres. La métaphore de la vigne, quant à elle, revient constamment dans le livre d’Isaïe et, plus généralement, dans la Bible. Elle personnifie d’abord le peuple, ses fidélités et rébellions. Dieu est le vigneron, celui qui plante sa vigne et la cultive avec amour et l’abandonne lorsqu’elle devient sauvage.
YHWH, au vêtement ensanglanté, affirme au garde qu’il a combattu ses ennemis et en est venu à bout seul (63,3-6). Or, le garde sait que ses ennemis n’ont pas été battus, car ils se trouvent à l’intérieur des murailles et exercent le pouvoir sur son peuple. Dans la Jérusalem occupée, le Seigneur n’est pas un Dieu vainqueur, mais un Dieu battu, absent, qui semble avoir oublié le pacte scellé et sa promesse : « Où est Celui qui fit remonter de la mer le pasteur de son troupeau ? Où est Celui qui mit en lui son Esprit saint ? » (63, 11). « Regarde et vois, depuis le ciel, depuis ton palais saint et splendide : Où sont donc ta jalousie et ta vaillance ? » (63,15). Où est alors ta victoire ? Quel est, pour nous, le prix du sang versé ?
Dans ce psaume de lamentation collective, le plus puissant de toute la Bible, le Dieu d’Israël au nom imprononçable est appelé « père » : « C’est que notre Père, c’est toi ! Abraham en effet ne nous connaît pas, Israël ne nous reconnaît pas non plus. […] Notre Père c’est toi ; c’est nous l’argile, c’est toi qui nous façonnes » (63,16 ; 64,7). Contrairement aux peuples voisins, Israël ne désignait pas Dieu sous le nom de « père », car le besoin théologique de distinguer sa religion, différente et spirituelle, des religions naturelles et des rites dela fertilité, était trop fort. Pourtant, cette grande souffrance collective, qui s’est faite prière, a mis dans la bouche du prophète ce magnifique mot du premier lexique familier de l’humanité, qui exprime toute la profondeur du lien entre les évangiles et la tradition biblique, et qui montre que, sans « la Loi et les prophètes », le christianisme est incompréhensible ou réduit à une simple gnose.
Cette lamentation collective cherche à aller directement à Dieu le Père, car Abraham et Jacob (Israël) ne lui suffisent plus. La tradition est inefficace pour la foi si elle est un simple souvenir de la foi d’hier. La foi biblique est une foi historique, fondée sur le passé. Mais YHWH est le « Dieu des vivants » et non des morts ; par conséquent, il est le Dieu de l’« ici et maintenant ». La vérité de la promesse faite aux patriarches réside dans l’expérience du Dieu présent qui agit aujourd’hui. Si YHWH est un Dieu vivant et véritable et non un personnage de récits lointains et mythologiques, c’est maintenant qu’il doit montrer sa Providence. Israël doit se souvenir, or aucun souvenir, fût-ce le plus grand et le plus puissant, ne saurait se substituer à la rencontre personnelle et communautaire avec le Dieu présent. Aucune foi ne peut durer lorsque l’on se contente de s’en souvenir, sans ce que soit une foi actuelle, concrète. Dans la Bible, le passé n’est pas un simple souvenir : il est mémoire, et la mémoire est autre chose que la nostalgie d’une réalité heureuse mais perdue à tout jamais. Toute foi meurt dès lors que la mémoire se transforme en souvenir ou en nostalgie. Dans la Bible, le passé est vivant, il ne meurt pas afin de devenir présent, et c’est l’expérience de la présence de YHWH qui rend le passé authentique. Les cheveux vivent grâce à leurs racines qu’ils vivifient au contact de la lumière. Aujourd’hui, c’est la présence de YHWH qui nous assure que les événements passés – les souffrances, les amours, les visages – sont encore vivants, même s’ils ont « quitté la scène de ce monde ». La foi biblique est alors la corde (fides) qui relie le passé à l’avenir dans le présent.
Le moyen le plus efficace, voire le seul possible, de continuer à croire à une libération dans les périodes d’oppression et de désespoir, de croire en Dieu même lorsqu’il est absent, est de faire appel à sa mémoire afin d’essayer de revivre le « miracle » du temps de la première alliance. La lamentation est l’une des formes prises par l’exercice de la mémoire dans la Bible. À travers la lamentation, en criant et en demandant à Dieu la raison de son abandon et de son absence dans le monde, on essaie de s’agripper à cette corde. Il n’y a pas de limites à la lamentation : on peut tout dire et crier. Elle est d’autant plus radicale et extrême que l’expérience de l’absence l’est. Qui a peur des grandes lamentations et des angoisses qu’elles expriment ne connaît pas les chants religieux les plus sublimes, même lorsqu’ils nous semblent être une malédiction ou un blasphème. Tant que nous reprochons à Dieu nos malheurs et nous nous disputons avec lui, nous nous situons encore dans cette foi. C’est la fin de ce cri qui marque le début de l’athéisme muet. Le cri d’abandon de Jésus sur la croix a fait des « pourquoi » restés sans réponse les fils les plus robustes de cette foi-corde : « Ah ! Si tu déchirais les cieux et si tu descendais ! » (63,19). Tant que nous crions et protestons parce que la vie adulte nous apparaît comme une trahison des promesses de notre première rencontre de jeunesse, nous restons fidèles à notre vocation première.
Cette grande lamentation et prière collective à peine conclue, voici déjà une autre merveilleuse image, empruntée une fois encore à la culture de la vigne : « Ainsi parle le SEIGNEUR : De même que l’on trouve du suc dans une grappe et que l’on dit : “Ne la détruis pas, car il y a une bénédiction dedans”, ainsi ferai-je à cause de mes serviteurs »(65,8). Le prophète utilise ici un très beau dicton populaire (« ne jette pas une grappe de raisin si l’un de ses grains contient encore du suc, parce que ce peu de suc recèle un don de Dieu, une bénédiction ») pour l’enchâsser dans le cœur de son chant. La grappe entière est ainsi sauvée, grâce à la vie présente dans l’un de ses petits restes : « Je ferai sortir de Jacob une descendance, oui, de Juda, un héritier de mes montagnes » (65,9). Nous pouvons sauver les grappes, les vignes, les communautés grâce à la bénédiction d’un reste encore vivant qui a su conserver son suc et son esprit. Pour cela, nous devons simplement voir où il se trouve, le conserver et attendre sa bénédiction. Une humble sagesse populaire, semblable aux nombreux proverbes cités par nos paysans, à ceux que nous ont enseignés nos grands-parents pour nous transmettre la valeur et le respect du pain, des plantes ou des oiseaux. La valeur et le respect de la vie qui doit toujours être sauvée, de son commencement à sa fin. La Bible est un trésor qui possède une immense valeur anthropologique entre autres à cause de ces enchâssements, de ces perles d’humanité, des paroles simples et précieuses de paysans, de bergers et de pauvres, qui deviennent des paroles de YHWH.
La bénédiction (Brk) est donnée par l’ange de Dieu à Jacob-Israël blessé après le grand combat sur le Yabboq (Genèse 32) ; à celui qui sauve la grappe de raisin desséché mais encore vivant, grâce au suc caché dans quelques-uns de ses grains, voire un seul. Ce n’est pas tous les jours que nous rencontrons des anges qui se battent contre nous pour ensuite nous bénir, et même lorsque nous les rencontrons, nous ne les reconnaissons (presque) jamais. Cependant, nous pouvons tous sauver, tous les jours, une « grappe de raisin », si nous savons y voir le reste de vie au milieu de ce qui semble sec et mort, au-dedans et autour de nous. Nous aurons enfin appris le métier de la vie le jour où nous découvrirons que la bénédiction cachée dans les blessures qui nous enseignent la vie, les hommes, Dieu, est la même bénédiction que celle du grain de raisin sauvé. Bonne année à tous !
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Par Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 31/12/2016
« S’il se trouve devant toi sur ton chemin, n’importe où sur un arbre ou par terre, un nid avec des oisillons ou des œufs, et la mère couchée sur les oisillons ou sur les œufs, tu ne prendras pas la mère avec ses petits : tu devras laisser aller la mère, et ce sont les petits que tu prendras pour toi. Ainsi, tu seras heureux et tu prolongeras tes jours » (Dt 22,6-7). La même promesse est faite à celui qui « honore son père et sa mère ». On raconte que le jour du shabbat, Elisha ben Avouya vit un homme monter sur la cime d’un palmier et enlever d’un nid d’oiseaux la mère et ses petits, avant de redescendre indemne. Passé le shabbat, un autre homme grimpa en haut du palmier, prit les petits et laissa la mère s’envoler. Lorsqu’il redescendit, il fut mordu par un serpent et mourut. Elisha s’exclama : « Il n’y a pas de justice ni de Juge », puis il abjura. Comment Elisha montra-t-il qu’il avait perdu la foi ? Il ne fonda pas une philosophie athée mais, le jour du shabbat, il arracha une touffe d’herbe.
Paolo de Benedetti, Uomini e profeti, Radio3
L’une des expressions profondes de la culture de l’Occident est le résultat de la rencontre et de la tension vitale entre l’humanisme grec et l’humanisme de la Bible ; entre le génie philosophique des Grecs, qui recherche la vérité dans la liberté la plus totale, sans aucune référence au passé, à la tradition ou aux textes sacrés, et l’ethos biblique, davantage tourné vers la vie que vers la vérité, qui regarde devant, mais n’est ni exempt ni détaché du lien avec le commencement, car il est ancré dans un pacte originel et une promesse, tous deux indispensables.
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Par Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 24/12/2016
« Si nous consentons, Dieu met en nous une petite graine et s’en va. À partir de ce moment, Dieu n’a plus rien à faire ni nous non plus, sinon attendre. Nous devons seulement ne pas regretter le consentement que nous avons accordé, le oui nuptial. Ce n’est pas aussi facile qu’il semble, car la croissance de la graine en nous est douloureuse. »
Simone Weil, Attente de Dieu
L’attente est la condition ordinaire pour une vie bonne. Chaque année, nous revivons l’Avent car, même si cet enfant est déjà venu, nous savons bien qu’il doit revenir. Le peuple d’Israël croyait et savait qu’Abraham avait rencontré le Seigneur, que celui-ci était apparu aux patriarches, à Agar. Moïse s’entretenait avec lui face à face, et tous les prophètes avaient connu sa voix et vu le ciel et les anges. Pourtant, ils continuaient d’attendre l’Emmanuel, ce Dieu-avec-nous, qui était déjà venu et était appelé à revenir.
[fulltext] =>Le souvenir et l’attente sont liés, l’un donnant un sens à l’autre et la renforçant : l’avenir maintient le passé en vie et le passé nous enseigne que l’attente n’est pas forcément vaine. Car, s’il n’était pas déjà venu, il ne pourrait revenir. Et, s’il ne revenait pas un jour dans notre nuit, le souvenir de l’attente ne nous suffirait pas pour vivre, la promesse s’éteindrait. Le passé sans avenir se transforme en nostalgie mélancolique tandis que l’avenir sans passé ne peut écrire une histoire de salut. La terre qui a vu cet enfant dans la grotte est la même terre qui, peu après, ne l’a plus vu, cette terre sur laquelle nous poursuivons aujourd’hui encore notre chemin, dans l’attente de sa venue. Sans la promesse d’une nouvelle aurore, cette nuit sainte devient trop lointaine et opaque. La lumière doit revenir parce que la nuit n’est pas encore finie.
« Mets-toi debout et deviens lumière, car elle arrive, ta lumière : la gloire du SEIGNEUR sur toi s’est levée. Voici qu’en effet les ténèbres couvrent la terre et un brouillard, les cités, mais sur toi le SEIGNEUR va se lever et sa gloire, sur toi, est en vue » (Isaïe 60,1-2). Lève-toi, dresse-toi. Dans les ténèbres, quelles qu’elles soient, nous pouvons nous relever dès lors que quelqu’un nous appelle et nous y invite. Le peuple, à son retour d’exil dans une Jérusalem en ruines et au temple détruit, occupée par des peuples qui adorent d’autres dieux, a besoin de la voix assurée du prophète pour parvenir à relever la tête, pour se lever et se relever encore. Or, le troisième Isaïe sait que nous ne pourrons nous relever de nos ruines si nous ne levons pas d’abord les yeux pour regarder autour de nous et voir un avenir différent et meilleur : « Porte tes regards sur les alentours et vois : tous, ils se rassemblent, ils viennent vers toi, tes fils vont arriver du lointain, et tes filles sont tenues solidement sur la hanche » (60,4-5). La force de la prophétie réside en ce qu’elle nous fait d’ores et déjà voir le « pas encore » : en adoptant le regard des prophètes, nous parvenons vraiment à regarder alentour et à entrevoir le salut au milieu de la désolation. Lève-toi et regarde, regarde et lève-toi : ce sont les deux verbes qui expriment l’espérance et décrivent toute vie désireuse de recommencer. Même nous si devons lever les yeux et nous relever pour la dernière fois, nous réussirons à le faire si nous sommes encore capables de voir et d’espérer : « Peut-être reverrai-je maman, papa, Sylvie ; peut-être verrai-je Dieu. » La foi consiste à entretenir ce « peut-être » jusqu’au dernier instant ; c’est le grain de moutarde qui nous suffit à nous mettre debout.
L’espérance, c’est voir et se lever, mais aussi reconstruire : « Ils rebâtiront les dévastations du passé, les désolations infligées aux ancêtres, ils les relèveront, ils rénoveront les villes dévastées, les désolations traînant de génération en génération » (61,4). Seuls ceux qui ont vécu dans des villes détruites – que les destructions aient été causées par les tremblements de terre et les guerres, ou bien qu’il s’agisse de destructions spirituelles consécutives à des deuils, des malheurs ou de longues maladies – sont en mesure de comprendre toute la force de cette image prophétique. Pour pouvoir nous lever et recommencer à espérer lorsque notre ville et notre vie ne sont plus qu’un amas de ruines, nous devons réussir à nous imaginer, nous-mêmes et nos concitoyens, en train de reconstruire, à nous voir déjà en train de travailler ensemble pour tout rebâtir et restaurer. Nous commençons à relever un pays et une vie en lambeaux uniquement à partir du moment où nous parvenons à nous voir, avec les yeux de l’âme, en train de reconstruire. D’abord, il nous faut le voir ou, du moins, le rêver ; ensuite, seulement, nous pouvons entreprendre le travail de reconstruction. Et, le jour où nous prenons en main la première brique, l’espérance a déjà engagé l’avènement du salut. Rien n’est plus porteur d’espérance que le début d’une nouvelle œuvre. Le travail de ceux qui reconstruisent une maison, une école ou une église lorsque nous sommes tous paralysés par la souffrance, la peur et la déception, est bel et bien une participation et une continuation de l’œuvre créatrice du monde. Tandis que nous récupérons les pierres et que nous les assemblons une à une, nous répétons : « Que la lumière soit », que la vie soit, que soit l’Adam que nous façonnons de nouveau à partir de la terre avec nos mains.
La plus grande pauvreté est causée par le manque de promesses. C’est à ces pauvres, à cette pauvreté qui frappe toutes les catégories et conditions sociales, que le prophète annonce son évangile : « L’Esprit du Seigneur DIEU est sur moi. Le SEIGNEUR, en effet, a fait de moi un messie, il m’a envoyé porter un joyeux message aux humiliés, panser ceux qui ont le cœur brisé, proclamer aux captifs l’évasion, aux prisonniers l’éblouissement » (61,1). Ce sont des paroles d’une beauté et d’une puissance extraordinaires, que les prophètes nous répètent inlassablement depuis des millénaires, face à la pauvreté, à l’esclavage et à la souffrance qui perdurent. Ils refusent de se taire car ils ne le peuvent pas : « Pour la cause de Sion je ne resterai pas inactif, pour la cause de Jérusalem, je ne me tiendrai pas tranquille, jusqu’à ce que ressorte, comme une clarté, sa justice, et son salut, comme un flambeau qui brûle »(62,1). Ce « je ne resterai pas inactif » des prophètes est beau, et il nous redit la nature profonde de toute vraie vocation prophétique : « Sur tes murailles, Jérusalem, j’ai posté des gardes ; à longueur de jour, à longueur de nuit, ils ne doivent jamais rester inactifs : Vous qui ravivez la mémoire du SEIGNEUR, point de répit pour vous ! » (62,6-7). Le premier Isaïe avait déjà recouru (dans le chapitre 21) à l’image du garde dans son merveilleux chant : « Combien manque au jour ? » Le garde y était l’image du prophète, l’homme du dialogue nocturne incessant avec les passants. Dans l’attente du jour, le prophète se faisait l’ami solidaire des hommes qui passent sous la tour de garde et lui demandent « combien de nuit il reste ». Or, le troisième Isaïe, héritier et continuateur du premier (et du deuxième) Isaïe, nous révèle ici une autre dimension du prophète-garde. Le prophète est aussi celui qui, par devoir et par destin, doit réveiller Dieu afin de lui rappeler la souffrance du monde ; celui qui sait qu’il doit accomplir cette œuvre sans relâche, jour et nuit, toute sa vie, ne laissant ainsi « aucun répit » à Dieu, jusqu’au jour où Dieu se réveillera et se rappellera sa promesse.
Le prophète est appelé par Dieu à parler au peuple et au monde en son nom. Mais à mesure que sa vocation se développe, il comprend de mieux en mieux qu’il doit apprendre à parler du peuple à Dieu lorsqu’il parle de Dieu au peuple. Tout intermédiaire et tout bon médiateur sait cela, et Moïse est l’image la plus forte et la plus authentique de cette bi-directionalité du « métier » de prophète. Cependant – et c’est l’un des drames de la prophétie –, alors que la voix de Dieu le guide lorsqu’il parle au nom de Dieu, le prophète n’a pas en lui la voix du peuple pour lui parler et le guider. C’est ainsi que souvent, il se tait, jusqu’au moment où il apprend que la voix du peuple est son cri de douleur ; il comprend alors que, pour parler du peuple à Dieu, il doit se contenter de crier avec les siens. La vérité et la bonne maturation de la vocation prophétique se révèlent pleinement le jour où le prophète sent qu’il doit quitter le « temple » pour descendre « sur les places », car c’est là qu’il apprend à écouter la voix et le cri du peuple. C’est là que le prophète devient le serviteur souffrant qui incarne la douleur du peuple et des pauvres, allant jusqu’au martyre et à la croix. Là, il ne sait plus dire la parole de Dieu au peuple, il est une « brebis muette » parce qu’il est devenu, dans sa chair, parole de l’homme adressée à Dieu, il est devenu l’incarnation de la parole humaine pour la faire entrer au ciel. Noël est la grande célébration de la Parole de Dieu faite homme. Les témoins de cet événement n’auraient pas pu comprendre ce qui s’était passé lors de cette nuit sainte si la parole-cri des hommes n’était pas devenue parole de Dieu dans la bouche des prophètes.
Mais le troisième Isaïe nous enseigne quelque chose de plus. Si le prophète est le premier garde, il n’accomplit pas cette tâche seul : il place près de lui d’autres gardes, sur les murailles, afin qu’ils continuent, avec lui, à fatiguer Dieu. Ils sont les disciples du prophète et tous ceux qui poursuivent sa mission dans le temps. Ce sont les nombreux hommes et femmes d’hier et d’aujourd’hui qui, solidaires des leurs, continuent inlassablement à faire des demandes à Dieu, à crier avec leur peuple. Ce sont les nombreux charismes, laïcs et religieux, qui n’ont jamais cessé de parler de Dieu aux hommes et, surtout, de parler des hommes à Dieu, jusqu’à le fatiguer. La prophétie ne meurt pas tant qu’il se trouve des personnes de garde sur les murailles de nos villes, à crier et à parler sans jamais se taire, au nom de ceux qui ne peuvent plus ou n’ont jamais pu se faire entendre. Des personnes qui, tout en nous annonçant le salut, crient la souffrance de ceux qui n’ont pas encore été sauvés et attendent. Elles le font par vocation, comme le vieux prophète dont elles sont les disciples, même si elles l’ignorent.
Il y a maintenant bien longtemps que les prophètes encore capables de nous parler de la promesse de Dieu sont peu, trop peu nombreux. En revanche, on ne compte plus ceux qui savent crier l’absence de salut des hommes et des femmes. Souvent, ils crient vers un ciel qu’ils pensent vide parce qu’ils n’ont jamais rencontré Dieu, parce qu’ils ne le connaissent pas, ne le reconnaissent plus, ou bien parce qu’ils ont oublié sa voix. Pourtant, ils continuent de crier notre souffrance, par vocation ; ce sont des anges différents mais véritables, penchés au-dessus des grottes au milieu de nos nuits. Même s’ils ne le savent pas, eux aussi entrent dans la crèche ; avec les bergers, les agneaux et les anges, ils accompagnent cette nuit et attendent l’aurore afin de la réveiller. Joyeux Noël !
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Par Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 24/12/2016
« Si nous consentons, Dieu met en nous une petite graine et s’en va. À partir de ce moment, Dieu n’a plus rien à faire ni nous non plus, sinon attendre. Nous devons seulement ne pas regretter le consentement que nous avons accordé, le oui nuptial. Ce n’est pas aussi facile qu’il semble, car la croissance de la graine en nous est douloureuse. »
Simone Weil, Attente de Dieu
L’attente est la condition ordinaire pour une vie bonne. Chaque année, nous revivons l’Avent car, même si cet enfant est déjà venu, nous savons bien qu’il doit revenir. Le peuple d’Israël croyait et savait qu’Abraham avait rencontré le Seigneur, que celui-ci était apparu aux patriarches, à Agar. Moïse s’entretenait avec lui face à face, et tous les prophètes avaient connu sa voix et vu le ciel et les anges. Pourtant, ils continuaient d’attendre l’Emmanuel, ce Dieu-avec-nous, qui était déjà venu et était appelé à revenir.
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Par Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 18/12/2016
« Hélas, que nos idées sont parfois étranges ! À peine nous masquent-elles. Je peux exprimer des idées généreuses, par exemple, sur la condition des pauvres ; des idées généreuses, oui, mais j’ai une belle et riche maison, et je ne vois pas de pauvres dans les rues. Qu’est-ce que j’aime dans ce cas ? La pauvreté et les pauvres ? Non, bien sûr, sinon je serais parmi eux, je serais l’un d’eux : en fait, mes idées sont pour la pauvreté, mais mon amour, c’est ma maison. »
Giuseppe de Luca, Introduction à l’histoire de la pitié
Toute communauté vit une tension vitale entre l’intérieur et l’extérieur ; entre l’exigence de préserver sa propre identité et le besoin d’accueillir qui frappe à la porte ; entre ouvrir pour faire entrer l’air frais qui vivifie la maison, et fermer pour maintenir la tiédeur de l’intimité des rapports entre habitants. C’est en général la peur de perdre la bonne chaleur qui prévaut, et la communauté se transforme peu à peu en club privé de pairs qui consomment entre eux leurs biens relationnels, à l’intérieur de palissades qui avec le temps deviennent de véritables murs.
[fulltext] =>La com-munion (don réciproque) de la communauté est ainsi garantie par la com-moenia (murs en commun) qui empêche les gens du dehors de détériorer la réciprocité entre habitants d’une citadelle toujours plus fortifiée. Mais alors les communautés se fanent, parce que l’air vicié par manque d’aération finit par empêcher la germination d’une vie nouvelle. La tiédeur de la respiration familiale produit du gaz carbonique toxique qui un jour bloque la respiration.
Les prophètes ressentent avant les autres la raréfaction de l’oxygène, et se précipitent pour ouvrir tout grand la porte et les fenêtres. Il leur faut pour cela crier et jouer du coude parce que, surtout en temps de crise d’identité et de durs hivers, les communautés font tout pour blinder les portes, et leurs responsables rédigent des règlements détaillés pour empêcher toute ouverture.
Nous avons là un exemple typique de la dynamique fondamentale entre "charisme" et "institution", de la lutte tendue entre les responsables qui gouvernent une communauté - et doivent, par conséquent, sauvegarder la tradition, l’identité et le bien-être des habitants - et ceux qui, pour la même cause, comprennent qu’il faut simplement ouvrir les portes, pour faire entrer les pauvres, les marginaux, les lépreux, les enfants, ceux-là même qui cherchent et consomment le plus la chaleur du foyer.
Les prophètes bibliques connaissent bien la Torah, l’aiment et la comprennent, mais avec la même autorité divine ils la défient, la forcent et parfois la "transgressent" au nom d’une Loi et d’une justice plus profondes et plus vraies. Les communautés, notamment celles que réunissent un idéal et une promesse, restent sauves tant que, à bon risque, elles permettent aux prophètes de changer, de mettre à jour et même de corriger la loi que d’autres prophètes (même Moïse, le plus grand de tous) avaient écrite et donnée ; elles restent sauves tant qu’elles épargnent et laissent parler les nouveaux prophètes au nom des paroles des prophètes qui hier les ont fondées.
Quand la parole d’hier, même prophétique, devient loi et institution et refuse qu’on la corrige et la transgresse, il advient que la "lettre tue l’esprit", et que la terre promise se réduise à un coin de terre aride. Les communautés qui ne sont que prophètes s’éparpillent (bourgeonnant peut-être ici et là) ; celles qui ne sont qu’institutions meurent d’asphyxie. La loi, même la Loi de Moïse, prohibait en Israël que les étrangers et les eunuques (stériles) deviennent membres du peuple de Yahvé (Deutéronome 23, 2-9). Mais la loi n’est pas la seule source d’autorité en Israël : il y avait aussi les prophètes, et c’est seulement ensemble que la Loi et les prophètes, en tension permanente, pouvaient maintenir en vie la promesse et le pacte. Ce système binaire est l’une des plus grandes innovations civiles et religieuses dans l’histoire de l’humanité, et contient un fort précieux message pour toute communauté charismatique et spirituelle : la Loi ne suffit pas ; pour bien vivre il faut aussi les prophètes. Alors que la Torah exclut les étrangers et les eunuques, nous lisons en effet en Isaïe ces paroles merveilleuses : « Car ainsi parle le Seigneur : quant aux eunuques… je placerai dans ma maison, dans mes remparts, une stèle à leur nom, préférable à des fils et à des filles. Les étrangers… je les comblerai de joie dans ma maison de prière" (Isaïe 56, 4-7).
C’est avec ce chant de fraternité universelle que se présente ce prophète anonyme – ou école de prophètes – désormais connu comme le Troisième Isaïe, dont la prophétie complète le rouleau du parchemin d’Isaïe (Chapitres 56-66). Le Premier Isaïe avait été le grand prophète, le maître entre tous. Il avait prophétisé avant l’exil à Babylone, l’avait annoncé et interprété comme une conséquence naturelle de l’infidélité, de l’idolâtrie et de la méchanceté du peuple et (surtout) de ses chefs. Le Second Isaïe est le prophète de l’exil, et sa vocation-mission était surtout de chanter l’espoir d’une libération, d’un nouvel exode du "reste fidèle" encore déporté. Il avait gardé vivante la foi dans la promesse et dans le pacte, annonçant proche un retour à la maison, une nouvelle terre, un temps vraiment nouveau.
Le contexte historique du Troisième Isaïe est différent. Le prophète exerce sa mission au sein d’un peuple déçu après le retour d’exil, car, enfin revenu chez lui, il n’a pas trouvé la terre promise au terme du nouvel exode. Il se rend compte, au contraire, que les souffrances, les maux et les péchés d’avant et de pendant la déportation ne sont pas finis. Ni "lait ni miel" ne coulent sur la terre retrouvée, aucun temps nouveau promis par les prophètes n’a commencé : pas de nouveau pacte, nulle fidélité… rien que les péchés et les maux de toujours. Comment peut-on encore espérer et croire ?
Pour sauver l’espérance et la foi alors que le peuple est déçu des libérations, il faut d’authentiques charismes prophétiques capables, par vocation, de réélaborer le salut, en reconstituant un nouveau capital narratif, première et indispensable ressource pour continuer à cheminer. Les histoires du salut possible en temps de déception doivent différer de celles du temps de la première promesse et de celles de l’exil et des épreuves.
Trop de communautés idéales échouent à poursuivre leur course en temps de crise et de déception parce qu’elles ne sont plus capables d’écrire et de raconter de nouvelles histoires, parce que les forces spirituelles et morales leur manquent pour réélaborer le grand don du capital narratif des premiers temps. Elles ne comprennent pas – par manque de prophètes, ou de prophètes reconnus qu’elles consentent à laisser parler au risque de perdre leur identité – qu’il leur faut ensemble découvrir puis raconter les nouvelles histoires qui naissent de leurs blessures et de leurs déceptions, et qui s’ajoutent à l’antique capital. Pour que François continue de faire aujourd’hui les mêmes miracles qu’à Assise et plus encore, le récit de son baiser au lépreux ne suffit plus : il faut raconter comment Fra Enrico et Sœur Marina embrassent aujourd’hui les lépreux. On voit au contraire beaucoup de communautés s’éteindre quand s’achève la rente du premier capital narratif, celui de la première promesse, par manque de nouveaux récits.
La grandeur du Troisième Isaïe est dans son récit d’une nouvelle histoire du salut, dans sa capacité à montrer en son temps la vérité de la promesse malgré le mal, les péchés et les infidélités que le peuple croyait et espérait finies avec l’exil. Ce prophète ne cache pas les antiques maux et péchés : il les voit, les dénonce et les crie. Il condamne la corruption des chefs du peuple, aussi corrompus que ceux du temps d’Achaz : « Les guetteurs d’Israël sont aveugles, ils ne connaissent rien ; ce sont tous des chiens muets » (56, 10). La même idolâtrie, la même perversion, la prostitution de toujours : « Vous vous excitez en vous accouplant près des térébinthes, sous tout arbre vert » (57, 5). La même négation de la justice, l’oppression des faibles et des pauvres, victimes des profits en affaires : « Oui, mais le jour où vous jeûnez, vous savez bien faire vos affaires, et vous traitez durement ceux qui peinent pour vous » (58, 3). Et encore : « Nul ne plaide de bonne foi » (59, 4).
Le Troisième Isaïe nous dit que la réalisation de la promesse n’est pas la fin du mal et du péché, parce que le bon grain du salut germe en même temps que l’ivraie. C’est un chef-d’œuvre qu’il réalise. Le passé n’est pas le bouc émissaire expiant les maux d’hier dont on espère en vain être à jamais libéré. Le salut est plutôt une mystérieuse fleur du mal, qui éclot sur le fumier de nos imperfections et impuretés passées et présentes.
Nous faisons face à une immense leçon d’humanité, un don inestimable pour apprendre le métier qu’est la vie. Au bout des exils et des grandes épreuves individuelles et collectives se lève très forte, parfois invincible, la tentation-illusion de penser que la libération tant espérée nous libère définitivement de ces maux et péchés qui nous ont tant fait souffrir ; de penser que la blessure de la "lutte avec l’ange" peut enfin se cicatriser et ne plus saigner. Puis l’épreuve passe et s’achève une longue et douloureuse histoire. On sort d’un combat destructeur, on rentre chez soi et on s’aperçoit que la blessure saigne encore, aussi vive et aigue qu’avant.
Face à cette vieille douleur, il nous arrive souvent de maudire la première promesse et notre vie antérieure – et de commencer à mourir. D’autres fois nous cachons la blessure et la pansons pour ne plus la voir ; mais survient vite la gangrène. Les prophètes nous donnent une autre solution : regarder "dans les yeux" ces blessures, leur faire respirer l’air que tous respirent, accepter docilement que nous boitions toute la vie (la vulnérabilité n’est-elle constitutive de la condition humaine ?), et nous efforcer d’entrevoir une bénédiction au cœur de nos blessures et dans celles des autres. Nous avons grand besoin de prophètes pour "guérir" nos profondes blessures, jamais guéries : « Le Seigneur sera toujours ton guide. En plein désert, il comblera tes désirs et te rendra vigueur. Tu seras comme un jardin bien irrigué, comme une source où les eaux ne manquent jamais » (Isaïe 58, 11-12).
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Par Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 11/12/2016
« Je cherche la parole. / Notre langue est impuissante, / et pauvres sont les sons que nous improvisons. / Je fais un gros effort mental / pour trouver cette parole – mais en vain. / Je n’y arrive pas ».
Wislawa Szymborska, Je cherche la parole
Dans le cœur de l’humanité se cache depuis toujours le profond désir d’une terre de la gratuité, où tout homme, toute femme, tout pauvre, ait du pain, de l’eau, du lait, du miel, sans que l’accès à ces biens fondamentaux soit dépendant de ceux qui possèdent l’argent. Nous savons et sentons en effet qu’un lien de fraternité plus profond que la loi du donné-reçu de la monnaie et de la finance, et plus vrai que les inégalités économiques et sociales, nous appelle et attend qu’on le découvre et qu’on le reconnaisse.
[fulltext] =>Cette terre de la gratuité, nous ne l’avons pas encore trouvée. Nous nous sommes arrêtés trop vite, en nous contentant de sociétés où l’accès aux choses est régi par la monnaie, par des marchés fermés à qui n’a rien à offrir si ce n’est des choses qui n’intéressent pas les marchands. Pourtant, alors que tout, personnes et choses, se mesure toujours plus en unités monétaires, les prophètes continuent de promettre une terre différente, toujours lointaine, mais encore en vie tant qu’on sait désirer l’impossible, tant qu’on tient allumé le rêve d’une société du gratuit. Ils continuent chaque jour d’irriguer et de féconder la terre par leurs grandes paroles, de la transformer et de la sauver : « Vous tous qui avez soif, venez, voici de l’eau ! Même si vous n’avez pas d’argent, venez acheter et consommer, venez acheter du vin et du lait sans argent, sans rien payer » (Isaïe 55, 1).
Cette prophétie de la gratuité, nous la trouvons après que le prophète ait entonné les chants du ‘serviteur de Yahvé’, quand, en victime écrasée et rejetée, tel un doux agneau, il vit sa souffrance comme l’accouchement d’un peuple nouveau, qui renaît innocent par l’innocence de la victime. Elle nous surprend et nous étonne encore, et nous émeut par sa beauté – il faut beaucoup d’adjectifs pour qualifier, au moins un peu, la prophétie : elle est vraie, forte, indignée, consolatrice, et elle est belle. Ce n’est peut-être qu’après avoir vu le monde du point de vue des derniers, des opprimés et des humiliés, après avoir goûté la dureté de la vie, après les montées des monts Moria et des Golgotha, qu’on peut vraiment apprécier la valeur et le prix de la gratuité et sa typique beauté.
Seul celui qui a vraiment faim et soif connaît la valeur d’un verre d’eau et d’un morceau de pain donnés. Et seul qui a faim et soif comprend la valeur de la fête, du superflu : ‘du vin et du lait’. Les prophètes, maîtres en vraie humanité, savent combien meurent du manque de pain et d’eau ; ils savent aussi que tout autant meurent du manque de joie et de fête : parce qu’ils ‘n’ont plus de vin’. Ils savent voir la faim et la soif de beauté, de gratuité, de fête ; ils voient les pénuries de biens primordiaux comme les manques d’excédent, la faim et la soif du ‘plus’.
Contrairement aux autres êtres vivants, quand nous manque le ‘plus’, à nous hommes et femmes, même le nécessaire ne nous suffit pas : nous nous laissons mourir quand sur nos tables manquent le ‘vin de l’amitié’ ou le ‘lait de l’estime’. Avec seulement du pain et de l’eau on survit un peu, mais on ne vit pas longtemps. Une chose essentielle manquerait à la gratuité si elle se limitait au don de ce qui est nécessaire : la gratuité sans excédent ne serait pas assez gratuite. Le nécessaire ne suffit pas. Pour fêter Noël en cette année de crise économique, on peut se mettre d’accord entre bons amis ou entre mari et femme pour ne s’offrir qu’un mot gentil ; mais ce soir-là, s’il manque à l’échange convenu des vœux ne serait-ce qu’une fleur, un ‘plus’, nous ne sommes pas vraiment heureux. C’est le ‘plus’ qui humanise les nécessités des rapports entre nous, qui génère la joie, sacrement de tout excédent, fleur de la gratuité.
La prophétie de gratuité du Second Isaïe va plus loin, jusqu’à la conclusion de son chant. Les grandes paroles sur l’Emmanuel, sur le ‘reste’ fidèle, les épées transformées en charrues, les immenses chants du serviteur sont des paroles qui fécondent la terre depuis des millénaires, qui la changent, l’améliorent, la fertilisent, l’embellissent. Sans la prophétie et sans le livre d’Isaïe nous n’aurions pas pu comprendre et raconter comme il faut la vie, la mort et la résurrection du Christ ; nos paroles de paix après les guerres auraient été plus pauvres ; les poètes et écrivains auraient manqué de mots pour chanter notre espérance et nos souffrances ; nos églises et cathédrales seraient moins belles, riches et colorées ; nos symphonies manqueraient de profondeur ; les vocables nous manqueraient pour nous rappeler Auschwitz, pour comprendre la souffrance et l’angoisse des victimes et nous efforcer de les sauver, pour exprimer nos souffrances et nos joies les plus grandes. Le don de ces paroles nous suffirait pour être à jamais reconnaissants à tous les prophètes bibliques, spécialement au livre d’Isaïe.
On ne peut bien parler de la gratuité qu’à voix basse, chuchotée, car c’est elle qui se dit quand on la vit. Or ces paroles sur la gratuité universelle du pain et du lait, paroles plus humbles et plus simples que les grands chants et les hymnes, ont irrigué et fécondé la terre, et changé le cours de l’histoire : « La pluie et la neige qui descendent des cieux n’y retournent pas sans avoir abreuvé la terre, sans l’avoir fécondée et l’avoir fait germer, donnant la semence au semeur et le pain à celui qui doit manger ; ainsi ma parole, qui sort de ma bouche, ne me reviendra pas sans résultat, sans avoir fait ce qui me plaît, sans avoir accompli sa mission » (55, 10-11).
La parole est efficace et fructueuse en pénétrant et disparaissant dans le sol. Comme la disparition en surface de la pluie et de la neige est le signe qu’en profondeur elles font bien mûrir le grain, de même la parole agit quand elle pénètre et disparaît. Alors ne la cherchons pas dans les superficies de nos villes : elle doit être absorbée pour agir en profondeur.
Si nous prenons au sérieux cette image du Second Isaïe, nous ne pouvons plus lire l’histoire de l’Europe, de l’Occident, du christianisme comme un longue décadence, un progressif éloignement d’un Eden primitif et lointain – même si beaucoup le font, chacun partant de son Eden. Il nous faut plutôt lire cette histoire comme la lente maturation du grain de la parole qui ne revient pas vaine. C’est une lecture plus vraie de l’histoire, plus biblique et prophétique. La gratuité de la nourriture et de l’eau que pratiquait l’antique Israël quand le Second Isaïe prononçait ces paroles était permise par les institutions de la décime, du glanage et du temple. Les lépreux étaient marginalisés hors des villes, tandis que les veuves, les orphelins et la plupart des gens vivaient constamment dans la misère et les privations. Les chrétiens ont ensuite continué de lire et de proclamer ces mêmes paroles qui, reprises et amplifiées par l’enseignement évangélique, ont dans le cours des siècles commencé à faire éclore les Monts-de-Piété des franciscains, puis les écoles, les hôpitaux, les nombreuses œuvres sociales des mouvements charismatiques modernes.
Tout cela a donné aujourd’hui l’État social, les retraites, les revenus citoyens, les nombreux mouvements qui, pendant que nous dormons, vont dans les rues libérer les esclaves, et dans les gares accompagner, nourrir et réchauffer ceux qui sont incapables de nouveaux voyages. Puis sont venus la démocratie, les droits pour tous, quelquefois pour tous aussi la liberté, l’égalité, parfois la fraternité, qu’ont fait éclore l’eau et la neige de la parole biblique – et d’autres eaux et neiges d’autres prophéties religieuses et civiles. Bonnes semences mûries et germées dans notre champ, plus abondantes et plus fortes que l’ivraie qu’on y trouve aussi, car l’eau et la neige baignent et nourrissent toutes les graines. Cette parole originellement tombée sur Jérusalem et la Palestine continue d’irriguer notre vie, même si nous ne la voyons plus, même si aujourd’hui nous ne reconnaissons pas, en la remerciant, quelle première eau a nourri les fruits que nous mangeons. Dans cet effacement aussi réside la nécessaire gratuité de la parole.
Cette logique de la parole qui agit en disparaissant nous fait aussi comprendre le cheminement moral et spirituel de la personne qui l’accueille. La parole accueillie dans notre jeunesse, tombée comme l’eau et la neige sur nos meilleures années, doit disparaître pour fructifier, être absorbée par notre chair et notre cœur. On ne la recueille pas dans des conteneurs ou des citernes, on ne la conserve pas par peur de la perdre, parce que c’est dans son effacement qu’est le début de son ouvrage. Pour que germe sa semence la parole doit pénétrer la moelle de l’âme et de l’intelligence, en sorte qu’on ne la voit plus face à face. C’est en disparaissant que la parole commence à produire ce pour quoi elle a été ‘envoyée’. C’est en effet quand la neige fond, quand le paysage perd sa pureté et son silence, quand se perdent les paroles du premier amour et que la terre paraît aride, quand nous ne voyons plus l’eau fraîche mouiller les feuilles, ni la bonne neige recouvrir la terre, oui c’est alors que la parole se met à réaliser vraiment sa fonction la plus précieuse.
Dans un premier temps la parole nous irrigue, nous la voyons, elle nous inonde, recouvre notre paysage : elle est devant, au-dessus, à côté de nous. Mais pour que viennent les fruits, ce temps-là doit finir. Ce qui nous semble ensuite absence et nostalgie est en fait le temps de la maturation de la semence. La plus grande bénédiction que produit la parole est la partie que nous ne voyons plus, parce qu’en s’effaçant elle nous nourrit et nous vivifie, nous et la terre. La vérité de la parole se mesure aux semences et aux fruits qu’elle fait éclore dans notre champ, quand elle semble ne plus exister.
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Par Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 11/12/2016
« Je cherche la parole. / Notre langue est impuissante, / et pauvres sont les sons que nous improvisons. / Je fais un gros effort mental / pour trouver cette parole – mais en vain. / Je n’y arrive pas ».
Wislawa Szymborska, Je cherche la parole
Dans le cœur de l’humanité se cache depuis toujours le profond désir d’une terre de la gratuité, où tout homme, toute femme, tout pauvre, ait du pain, de l’eau, du lait, du miel, sans que l’accès à ces biens fondamentaux soit dépendant de ceux qui possèdent l’argent. Nous savons et sentons en effet qu’un lien de fraternité plus profond que la loi du donné-reçu de la monnaie et de la finance, et plus vrai que les inégalités économiques et sociales, nous appelle et attend qu’on le découvre et qu’on le reconnaisse.
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Par Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 04/12/2016
« Je chante l’homme mort, pas le Dieu ressuscité. Je chante l’homme crotté, pas le Dieu propre. Je chante l’homme rendu fou, pas le Dieu raisonnable »
Roberto Roversi et Lucio Dalla
Les chants du serviteur sont le sommet du livre d’Isaïe et l’un des plus sublimes écrits de la littérature spirituelle de tous les temps. C’est un admirable texte prophétique et poétique, qui concentre les attentes et les espérances de l’histoire qui l’a précédé et préfigure un homme et un Dieu encore à venir. Paroles improbables, vers que personne n’avait jamais écrits, qui ne pouvaient pas l’être… et qu’au contraire nous avons.
[fulltext] =>« La multitude avait été consternée en le voyant, car il était si défiguré qu’il ne ressemblait plus à un homme ; il n’avait plus l’apparence d’un fils d’homme. Il étonnera de même une multitude de nations » (Isaïe 52, 14). Comment un homme défiguré par les souffrances peut-il susciter l’étonnement des peuples ? Le prophète en effet se demande : « Qui aurait cru ce que nous avons entendu ? » (53, 1). Et viennent ces paroles qu’on ne peut lire sans souffrir de leur douloureuse beauté : « Il était sans apparence ni beauté qui attire nos regards, son aspect n’avait rien pour nous plaire. Méprisé, abandonné des hommes, homme de douleurs, familier de la souffrance, il était pareil à celui devant qui on se voile la face ; et nous l’avons méprisé, compté pour rien » (53, 2-3).
Nous ne pouvons pas comprendre la force de ces chants sans prendre en considération la façon dont la souffrance et le malheur étaient vus dans le monde antique, même en Israël avant ces chants du Second Isaïe, et avant Job. Les théologies de cette époque considéraient que la souffrance était le sort des pécheurs et de leurs descendants. Un juste qui souffre, cela ne pouvait exister. Les spectateurs et lecteurs n’éprouvaient aucune empathie spirituelle envers ces victimes. Dans l’antiquité la naturelle solidarité des hommes était voilée sous des théologies et théodicées destinées à instaurer un ordre juste dans l’injustice qui s’étalait sous le soleil : « Et nous, nous pensions qu’il était frappé, meurtri par Dieu, humilié » (53, 4). Celui que les hommes humiliaient était aussi châtié par Dieu.
L’extraordinaire révolution théologique de ces chants réside dans l’innocence de la victime : « Et pourtant il n’avait pas commis de violence, on ne trouvait pas de tromperie dans sa bouche » (53, 9). Ces quelques mots renversent le sens religieux du temps : la victime est un innocent. Le bouc émissaire, dont le sacrifice rompt la chaîne répétitive de la violence dans la communauté, n’a commis aucune faute : c’est un agneau sans tache. La victime est immaculée : « Maltraité, il s’humilie, il n’ouvre pas la bouche : comme un agneau conduit à l’abattoir, comme une brebis muette devant les tondeurs, il n’ouvre pas la bouche » (53, 7). Ainsi finit le temps de la culpabilisation des victimes, des boucs émissaires méritant leur triste sort. Le serviteur de Yahvé est un bouc innocent. Job aussi était innocent, et son drame se passe à défendre son innocence contre ses ‘amis’ et contre Dieu. Mais quand il paraît dans le cours de son procès, Dieu ne lui donne pas raison : le Dieu du livre de Job n’est pas à la hauteur des demandes de Job. C’est différent dans le chant du serviteur de Yahvé : Dieu lui-même fait dire au prophète l’innocence de son serviteur et nous révèle une nouvelle dimension du sens de la souffrance, qui même dans l’extraordinaire Job n’avait même pas émergé, livre pourtant révolutionnaire par son anthropologie et sa poésie.
Le chant du serviteur marque ainsi la fin du double malheur des pauvres, des exclus, des petits, de toutes les victimes des puissants, des humiliés et des accablés de corps et d’esprit, de ceux qu’oppriment les puissants, la vie et même Dieu, dont on dit par ailleurs qu’ils bénissent les riches et les puissants. Honteusement traités par la vie, condamnés par Dieu. C’est la fin de la religion économique, où les pauvres servaient de monnaie d’échange pour tranquilliser la conscience des puissants qui ne cessaient de reproduire les injustices et les abus. Les prophètes (et Job) sont les plus grands amis des pauvres, parce qu’ils sont les principaux ennemis des théories manipulatrices des grands et des forts, de ceux qui associaient à leur propre cause la divinité et ses prêtres. Message fondamental aujourd’hui car, au nom du mérite et de l’efficience, le capitalisme tente à nouveau de culpabiliser les pauvres et les exclus.
Mais la révolution du serviteur ne s’arrête pas là. Elle nous ouvre des horizons sans fin, plus incroyables et improbables encore. Le serviteur n’est pas seulement innocent, mais « en fait, c’étaient nos souffrances qu’il portait, nos douleurs dont il était chargé. Et nous, nous pensions qu’il était frappé, meurtri par Dieu, humilié. Or, c’est à cause de nos révoltes qu’il a été transpercé, à cause de nos fautes qu’il a été broyé… Par ses blessures, nous sommes guéris » (53, 4-5). Comment ces chants ont-ils pu être écrits, pensés, exprimés ? D’où sont-ils sortis ? Nous, aujourd’hui, nous avons le Christ, les évangiles, St Paul, les martyrs, St François, le Père Kolbe, et tant d’hommes et de femmes dont les paroles nous ont fait comprendre cela ou le deviner un peu. Mais lui ? Où a-t-il appris ces chants ? De son peuple, certainement : les hommes et les femmes de son temps savaient que les victimes et les pauvres sont innocents, même quand la théologie des puissants voulait les convaincre du contraire. Les hommes le savaient, mais plus encore les femmes, les mères. Elles savaient que leurs fils étaient innocents, même si tout disait le contraire. Elles savaient, et savent, qu’aucune erreur, si grande soit-elle, ne prive de la bénédiction de la création, que l’innocence est plus profonde que le péché, le nôtre comme celui d’autrui. Quand l’humanité perd le sens de cette radicale innocence, il ne reste que la vengeance perpétuelle et son infinie violence. Le ‘signe de Caïn’ dit aussi cette innocence, dit que la vengeance n’est pas l’ultime parole sur nos relations, qu’aucune faute n’est plus grande que notre innocence.
Mais le quatrième chant nous dit davantage. Le serviteur n’était pas seulement innocent : il a été transpercé par nos fautes, mis à mort à cause de nos péchés. Ses blessures ont permis la guérison d’une communauté, d’un peuple peut-être. Alors tout se complique. Quel sens a cette ‘souffrance adjointe’ et injuste d’un innocent en faveur des autres ? Les civilisations, la Bible aussi, connaissaient ce type de souffrance. Beaucoup de sacrifices étaient l’offrande de la souffrance d’un seul en échange de bénédictions pour les autres. Des agneaux, mais aussi des enfants et des vierges, étaient sacrifiés sur l’autel des dieux parce qu’on pensait que leur souffrance et leur mort allaient expier les fautes de la communauté, que cette offrande serait agréable à des dieux toujours affamés de sang. Cette parfaite expression de la religion économique et mercantile, les chants du serviteur veulent la dépasser et la renier.
Quel sens a la souffrance de ce serviteur innocent ? Il ne suffit pas de dire que le peuple prenait conscience que la souffrance de cet innocent le concernait, à savoir qu’un seul ‘payait’ pour la multitude. Si telle était l’idée de Dieu dans ces chapitres du Second Isaïe, nous n’assisterions à aucune révolution théologique, mais resterions toujours dans l’ancienne théologie rémunératrice – telle qu’on la trouve dans certaines lectures théologiques de la passion et de la mort du Christ. Il faut risquer et oser davantage pour comprendre la portée humaine et spirituelle de ces vers : nous devons lire les chants du serviteur comme l’expérience personnelle du prophète, comme le récit autobiographique du Second Isaïe, ou d’un de ses disciples qui l’avait accompagné et connu de très près.
Personne ne peut voir dans nos souffrances l’expiation de ses propres fautes si nous ne décidons pas, délibérément et librement, de les vivre en les offrant en don. Sans ce choix de vivre et de comprendre notre souffrance comme libération des autres, toute lecture extérieure de notre souffrance reproduit l’archaïque théologie du bouc émissaire. Ces vers splendides sont donc une nouvelle révélation de la vocation prophétique, sans doute la plus intime, secrète, sublime.
Un jour, peut-être, au point culminant de sa vocation prophétique en temps d’exil, ce prophète humilié et renié par son peuple et par l’oppresseur a choisi de vivre sa propre souffrance comme un ultime degré d’incarnation de sa vocation, comme l’accomplissement dans la chair de ce qu’il avait dit en paroles. Les chants du serviteur sont le chant final du Second Isaïe. Ils sont aussi le chant final de la vocation de nombreux prophètes, des fondateurs de communautés et de mouvements spirituels à mouvance idéale. Ces personnes, au sommet de leur existence et de leur vocation, sont visitées par le chant du serviteur de Yahvé. Pour toutes sortes de raisons elles finissent par connaître l’humiliation, le mépris et le rejet, l’expulsion, les souffrances indicibles, parfois de la part de la communauté. Prophètes ou fondateurs, il leur arrive de comprendre qu’elles ne peuvent et ne doivent que rester muets, comme l’agneau sous la main du tondeur. C’est le temps des stigmates.
Dans les souffrances morales et physiques, celui qui supporte avec mansuétude la main qui le travaille vit l’alchimie chantée par le serviteur : il comprend que dans cet abandon crucifié s’accomplit la régénération de cette communauté et de ce peuple, et que ces blessures étaient les douleurs du second accouchement. Et le tondeur devient aussi le bon pasteur. Quand nous vivons intentionnellement comme un accouchement nos souffrances, nées de la diversité, de la méchanceté et de la vie, nous revivons l’antique chant du serviteur. Miracle gratuit et fruit d’une existence entièrement docile à la voix, notre chair devient le corps de la communauté blessée et blessante. Elle la rachète vraiment et pour toujours. Ces expériences très rares font de la terre un coin de paradis : « Crie de joie, femme stérile, toi qui n’as pas enfanté ; jubile, éclate en cris de joie, toi qui n’as pas connu les douleurs ! Car les fils de la délaissée seront plus nombreux que les fils de l’épouse » (54, 1).
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Par Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 04/12/2016
« Je chante l’homme mort, pas le Dieu ressuscité. Je chante l’homme crotté, pas le Dieu propre. Je chante l’homme rendu fou, pas le Dieu raisonnable »
Roberto Roversi et Lucio Dalla
Les chants du serviteur sont le sommet du livre d’Isaïe et l’un des plus sublimes écrits de la littérature spirituelle de tous les temps. C’est un admirable texte prophétique et poétique, qui concentre les attentes et les espérances de l’histoire qui l’a précédé et préfigure un homme et un Dieu encore à venir. Paroles improbables, vers que personne n’avait jamais écrits, qui ne pouvaient pas l’être… et qu’au contraire nous avons.
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Par Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 27/11/2016
« Ayant fini de lire l’Évangile selon Marc, Espinosa s’attela à un autre des trois Évangiles restants ; le père des fils Gutre lui demanda de répéter ce qu’il venait de lire, pour bien le comprendre… Le lendemain, le père parla avec Espinosa et lui demanda si le Christ s’était fait tuer pour sauver tous les hommes. Espinosa lui répondit : « Oui. Pour sauver tout le monde de l’enfer »… Le père et les deux fils avaient suivi Espinosa. Agenouillés sur le sol de pierre ils lui demandèrent sa bénédiction. Puis ils le maudirent, lui crachèrent dessus et le poussèrent au fond de la cour. Le hangar n’avait plus de toit ; ils avaient défait les poutres pour construire la Croix. »
J.L. Borges, L’évangile selon Marc
Nos plus importantes paroles peuvent devenir histoire et chair, peuvent s’incarner dans notre vie. Sans ces paroles spéciales, notre parler et notre écrire ne seraient que du vent, vanité. Si vraiment, par nos paroles, nous louons la pauvreté et les pauvres, même en jouissant encore du confort des richesses, le jour viendra où ces paroles deviendront vie et où nous serons finalement pauvres. Si nous croyons qu’un crucifié nous a sauvés et que nous annonçons cette foi, le moment viendra où nous serons nous aussi cloués en croix pour incarner ce salut, pour libérer nos amis de leur enfer. Un prophète peut dire pendant des années des paroles qu’il ne vit pas lui-même, mais, à moins d’être un faux prophète, il deviendra un jour ce qu’il a annoncé par ses paroles. Il peut pleurer longtemps sur son peuple humilié et opprimé, jusqu’à devenir un jour lui-même opprimé, humilié, rejeté, comme son peuple. Alors s’accomplit sa vocation.
[fulltext] =>« Écoutez-moi, îles lointaines ! Peuples éloignés, soyez attentifs. J’étais encore dans le sein maternel quand Yahvé m’a appelé, dans les entrailles de ma mère quand il a prononcé mon nom » (Isaïe 49, 1). Nous sommes au cœur d’un des cycles les plus sublimes du livre d’Isaïe et de toute la littérature prophétique : les chants du serviteur. Nous ignorons qui est ce mystérieux ‘serviteur de Yahvé’. Selon la présentation qu’en fait l’auteur par la bouche même de Yahvé, il s’agit d’une figure fondamentale de la prophétie d’Isaïe : « Voici mon serviteur que je soutiens, mon élu qui a toute ma faveur. J’ai fait reposer sur lui mon esprit ; aux nations, il proclamera le droit. » (42, 1).
Les exégètes ont vu dans ce ‘serviteur’ un roi libérateur, le peuple d’Israël, un nouveau Moïse, l’auteur même de ces chants (l’anonyme Second-Isaïe), un prophète du passé ou de l’avenir, et d’autres choses encore. Il se peut que les quatre chants du serviteur, aujourd’hui fragmentés en divers chapitres, aient été à l’origine d’une seule composition, œuvre du Second-Isaïe, et qu’ils aient ensuite été découpés et aménagés par un rédacteur successif. Ce qui est sûr, c’est que ce serviteur est symbole de multiples réalités. Dans ces chants s’alternent des vers où il apparaît roi (chap. 42) ; dans d’autres il se montre prophète (chap. 49) ; dans d’autres encore il est l’image et la personnification de tout le peuple (« Je t’ai établi pour que tu sois l’alliance du peuple » : 49,8). Dans certains chapitres la poésie prophétique s’élève au-delà du temps et de l’espace, se sublime et abandonne sa trajectoire habituelle pour devenir le chant de lamentation de tous les serviteurs des hommes et des puissants, des esclaves, des crucifiés de la terre et du ciel, sans pour autant cesser de représenter la vie du prophète – quelques traditions bibliques disent qu’Isaïe, comme Jérémie, mourut martyr, scié en deux.
Nous perdrions une grande part de la valeur prophétique de ces merveilleux chants si nous négligions les vicissitudes autobiographiques de son auteur prophète : le Second-Isaïe. Nous pouvons donc – et devons – lire aussi ces chants du serviteur comme une méditation et une révélation de la vocation et du destin des prophètes d’hier et d’aujourd’hui.
Au début, ici aussi, une Voix appelle et révèle un destin que l’appelé ignorait. Mais cet événement est à la fois une rencontre avec quelqu’un/quelque chose d’extérieur, et une expérience profondément intime. On comprend que la voix qui appelle nous dévoile – en ôtant le voile – ce que nous étions depuis toujours, depuis le giron maternel. Cette tension entre une voix qui appelle du dehors et la profonde intimité est ce en quoi consistent vraiment les vocations, toutes peut-être, les vocations prophétiques et charismatiques certainement. Elles sont toute extériorité et toute intériorité, la nouveauté et l’ancienneté, l’inconnu et le connu, le bonheur et le malheur, tout le ciel et toute la terre. Tout ensemble. Tellement ensemble que, bien que l’appel soit survenu en un jour et en un lieu précis, ces personnes ne se souviennent pas de la vie d’avant, et ne peuvent imaginer vivre autre chose que ce qu’elles ont vécu ensuite. Même si ‘institutionnellement’ leur expérience vocationnelle s’interrompt et s’achève, elles découvrent au bout de la vie qu’elles n’ont jamais quitté le lieu de cette première rencontre. Parce que le vrai lieu de la rencontre était le sein maternel. C’est là que nous avons été marqués, que pour toujours la vie nous a été enseignée. Cette nostalgie du début ne nous quitte jamais, et revient fort aux derniers jours.
Le jour où se révèle la vocation, la mission que la voix nous confie apparaît immense, infinie : « Il proclamera le droit en vérité. Il ne faiblira pas, il ne fléchira pas, jusqu’à ce qu’il établisse le droit sur la terre... Tu ouvriras les yeux des aveugles, tu feras sortir les captifs de leur prison » (42, 3-8).
Personne ne peut accomplir une telle mission, ne peut assumer de tels rôles. Les promesses du jour de l’appel sont beaucoup plus grandes que notre capacité à les réaliser tout au long de notre vie. Elles seraient trop petites si elles n’étaient pas si grandes. Si le lait et le miel n’abondent pas dans la terre promise, si les fils de l’Alliance ne sont pas aussi nombreux que les grains de sable, jamais nous ne quitterions notre terroir, jamais nous ne renoncerions à enfanter comme tout le monde. Aucune promesse inférieure au paradis ne peut nous faire partir sans idée de retour. Seul un horizon sans fin peut susciter ce fol envol.
C’est pourquoi l’échec et la déception font nécessairement partie d’une bonne vocation. Le contraire voudrait dire qu’aucune voix ne nous a parlé, ou que celle qui nous a parlé n’était que narcissisme. Au premier jour, celui de l’impossible promesse, doit succéder le second, celui de la promesse trahie : « Et moi, je disais : "Je me suis fatigué pour rien, c’est en pure perte que j’ai usé mes forces" » (49, 4). Le serviteur de Yahvé devait rétablir la justice, ouvrir ‘les yeux des aveugles’, ‘délivrer les captifs’, sans se décourager. Au contraire, l’exil babylonien est long et dur, le droit et la justice sur la terre sont toujours hors de portée ; le peuple est épuisé, les yeux restent fermés, nul prisonnier n’est libéré. Et le prophète se décourage. Il ressent de plus en plus fort une certitude : il a peiné pour rien, a épuisé ses forces ‘inutilement’, a vécu dans un grand ‘vide’. Ce second jour de la vocation, nécessaire et inscrit dans le premier, est l’étape décisive d’une vocation prophétique, sur laquelle se brisent beaucoup d’authentiques vocations. Ce second jour devient pour elles le dernier, la fin d’un parcours qui n’aboutit pas au ‘premier jour après le Sabath’.
Dans certains cas la faillite et la déception nous concernent personnellement, sont dues à nos erreurs, péchés et limites, et mènent facilement à la dépression spirituelle et psychique. D’autres fois ce sont les paroles de la promesse du premier jour qu’on accuse et qu’on maudit. Nous maudissons –comme Jérémie, comme Job – le premier jour où nous avons été séduits, envoûtés par l’enchantement, et où un élixir vénéneux a tué notre jeunesse. D’une façon ou d’une autre, le serpent mord l’arbre de la vie et le dessèche.
Mais le chant du serviteur ne s’achève pas le jour du découragement. « Et Yahvé dit : "C’est trop peu que tu sois mon serviteur pour relever les tribus de Jacob, ramener les rescapés d’Israël : je fais de toi la lumière des nations, pour que mon salut parvienne jusqu’aux extrémités de la terre" » (49, 6). Comme pour dire : ta mission telle que tu la pensais est trop petite ; tu as été appelé à beaucoup plus. Tu n’es pas parvenu à rassembler les tribus dispersées de Jacob, à ramener dans la patrie le reste d’Israël, c’est vrai ; mais ce n’était pas cela ta vocation. Cette mission, en soi déjà impossible, était trop petite. Elle était impossible parce que trop petite.
Ce paradoxe se dissout si l’on considère la nature des vocations prophétiques – hier et aujourd’hui. Beaucoup de vocations se bloquent, et beaucoup de prophètes se perdent, parce qu’à l’arrivée du second jour, celui de l’échec, ils ne comprennent pas que ce n’est pas leur vocation qui s’éteint, mais leur interprétation de la vocation. Ils pensaient que l’Église à reconstruire était l’église de San Damiano d’Assise, qu’ils avaient épousé un ressuscité, qu’ils devaient fonder une nouvelle communauté charismatique. Au contraire, l’échec du second jour aide parfois à comprendre que c’est une autre Église qu’il faut réédifier, qu’à la place du ressuscité se trouve un crucifié, parce que chaque fois qu’il ressuscite on le cloue sur de nouvelles croix. On comprend que de ces croix seules il ressuscite, que là seulement on peut le rencontrer, l’embrasser, l’épouser. On comprend qu’il ne fallait planter qu’une simple tente, à l’ombre de laquelle on peut enfin apprendre l’art de vivre puis, au dernier jour, celui de mourir. C’est la lumière émanant du flambeau d’une humble tente qui peut éclairer les nations, et seule une tente mobile peut arriver aux extrémités de la terre. Les luminaires des grands temples que nous avions construits, trop brillants, nous empêchaient de voir la lune et les étoiles.
Leur chant continue quand les prophètes réussissent à comprendre au jour du grand échec que ce qui paraissait une défaite était le don d’une plus grande liberté. Ce n’était pas ‘l’échec et mat’ de l’existence, mais le début de la véritable incarnation des paroles qu’ils avaient annoncées : « Cieux, criez de joie ! Terre, exulte ! Montagnes, éclatez en cris de joie ! » (49, 13).
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Par Luigino Bruni
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Par Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 20/11/2016
« Pourquoi y a-t-il des poètes en temps de pauvreté ? »
Friedrich Hölderlin, Pain et vin
« Reste donc avec ta magie et tes sorcelleries à n’en plus finir : peut-être pourras-tu en tirer profit et faire peur !... Qu’ils se lèvent donc et qu’ils te sauvent, ceux qui scrutent le ciel, observent les étoiles et, à chaque nouvelle lune, pronostiquent ce qui t’arrivera !... Voilà comment te serviront ceux pour qui tu t’es fatiguée, ceux qui trafiquèrent avec toi depuis ta jeunesse ; chacun s’est fourvoyé de son côté, et pas un qui te sauve » (Isaïe 47, 12-15).
Le Second-Isaïe, dans ce magnifique chapitre de prophétie poétique, annonce la destruction de Babylone, menée à sa perte par son orgueil et son impérialisme ("Toi qui disais en ton cœur : moi et rien que moi" : 47, 8). À la racine de cet écroulement imminent agissent d’autres maux que la démesure typique des empires, que l’idolâtrie mise en cause par le prophète dans les chapitres précédents.
[fulltext] =>Babylone va « s’affaler dans la poussière » (47, 1) à cause aussi de sa science et de son grand savoir : « C’est ta sagesse et ta science qui t’ont dévoyée » (47, 10). La science et la sagesse ne sont pas un mal ni un péché, mais une richesse et un bien. Pourquoi donc ces biens la dévoient-ils ?
Pendant la déportation à Babylone, Israël connut de l’intérieur la culture babylonienne. Outre les nombreux dieux, puissants et palpables, qui risquaient de se substituer à son Dieu différent, unique et invisible, ce qui fascina et séduisit vivement Israël, peuple cultivé et spirituel, ce fut la culture et l’intelligence de l’empire néo-babylonien. Son extraordinaire connaissance des astres, ses mathématiques, sa riche littérature et ses mythes sophistiqués, ses enchantements et ses oracles, ‘charmaient’ jusqu’aux meilleurs esprits d’Israël. La polémique anti-idolâtre ne pouvait suffire à contrôler cet attrait et cette fascination, parce que, dans son authentique sagesse, l’âme du peuple comprenait qu’il y avait quelque chose de vrai et de bon dans cette science et ce savoir, loin de la stupidité des idoles et des statues.
Les babyloniens commencèrent l’observation systématique des étoiles, de la lune, des planètes. Ils écrivirent des almanachs, recueillirent et cataloguèrent ‘scientifiquement’ de multiples données sur les corps célestes. Ils inventèrent le zodiaque, ses douze signes, la partition du ciel en sphères et constellations (‘qui fractionnent le ciel’). Sur cette base empirique et rationnelle, ils furent capables de prévoir les éclipses lunaires et l’orbite de Jupiter (leur dieu Marduk), grâce à un très performant calcul de l’aire d’un trapèze (revue Sciences, 29 janvier 2016). Ce qui nous apparaît être aujourd’hui superstition et culture anti-scientifique – horoscopes, divinations, interprétation des songes – était, il y a deux mille cinq cents ans, la tentative la plus rationnelle d’ordonner le chaos. C’était des instruments d’avant-garde pour dominer un monde et un ciel qui se mouvaient selon des lois fondamentales totalement insondables.
Nous aurions peu de récits bibliques (en dehors des trois premiers chapitres de la Genèse et du déluge) sans la rencontre avec Babylone, qui a marqué profondément le code symbolique de la Bible. Les prophètes de l’exil, et parmi eux le Second-Isaïe, furent sévères vis-à-vis de Babylone, de sa religion et de sa culture, parce qu’ils les voyaient pénétrer le cœur de leur peuple, qui peinait à éviter son assimilation. On critique les personnes et les idées d’autant plus durement qu’elles ont un fort pouvoir de séduction.
Dans ce chapitre du livre d’Isaïe on trouve, pour la première fois peut-être dans la Bible, la reconnaissance du fait que la force et la suprématie d’un empire ennemi ne dépendent pas seulement de son armée et de son économie, mais aussi de sa science et de sa culture. Le Second-Isaïe, en paroles et en images poétiques judicieusement choisies, montre sa connaissance des innovations astrologiques/astronomiques de l’empire dominateur. Il savait que la science et la technique faisaient partie de la vocation de Babylone, qu’elles étaient son ‘génie’ (« Tu t’es fatiguée dès ta jeunesse »). Il n’en fait pas la satire, ne les ridiculise pas comme il l’avait fait des statues de ses dieux. Il les prend au sérieux, et, en commençant par reconnaître cette puissance scientifique et intellectuelle, il offre son interprétation du malheur qui va s’abattre sur elle : « Tu disais "Je serai pour toujours, perpétuellement dominatrice". Tu n’as pas réfléchi à ce qui allait t’arriver » (47,7). La plus grave erreur de Babylone que voit le prophète est son inconscience quant à la précarité de son succès et de son pouvoir, et l’émergence du délire de toute puissance qui l’empêche de ‘penser à la fin’.
On peut penser qu’il éprouva de la peine en voyant une telle civilisation courir à sa ruine. Les prophètes ne se réjouissent pas des malheurs qu’ils annoncent, et savent aussi souffrir du contenu de leurs prophéties : ils ne sont pas propriétaires de ce qu’ils disent.
Ce qu’enseignent ces versets du Second-Isaïe est de vaste portée. L’histoire nous apprend que la décadence des empires commence au sommet de leur succès. La grandeur, la force et les conquêtes finissent par auto-dévorer les grands, les forts et les conquérants, s’ils ne savent pas s’arrêter avant de franchir le ‘point critique’, le sommet de la parabole séparant la cime du succès du début de la pente fatale. Il est très difficile de repérer ce point critique que cache l’apogée de la splendeur. Le grand succès, surtout celui de l’intelligence et du savoir, rend amoureux de la réussite due aux propres talents. Les parents tombent amoureux de leur fils au point de le dévorer d’un amour incestueux. De nombreuses décadences de personnes et de communautés, dotées de grands talents intellectuels et/ou spirituels, commencent par ce défaut de chasteté qui les porte à consommer d’abord les fruits de leur succès, puis l’arbre, et enfin ses racines.
Nous trouvons là une expression particulièrement originale de la loi dite de la ‘malédiction des ressources’, qui sévit chaque fois que les ressources d’hier font obstacle à la création de celles de demain. En effet, les multiples revenus des patrimoines corrodent peu à peu, sans qu’on s’en aperçoive, l’effort et la motivation nécessaires à la génération de nouvelles richesses. Cette typique malédiction s’applique à tout type de ressources, mais elle est plus difficile à repérer et à parer en ce qui concerne les ressources immatérielles et spirituelles. Je comprends aisément, par exemple, que l’abondance pétrolière peut devenir une malédiction pour l’économie d’un État, ou que la richesse accumulée par les parents le devienne pour leurs enfants, mais j’ai plus de mal à m’apercevoir ‘à temps’ que mon propre talent consume ma créativité, ou que la richesse spirituelle et charismatique d’un fondateur puisse devenir "malédiction des ressources" pour la génération successive.
Un don fort précieux des prophètes est leur capacité à voir en temps voulu le point critique et donc l’arrivée prochaine de la malédiction des ressources. Les prophètes pré-voient parce qu’avant les autres ils voient venir ce type de crise, qu’ils savent en détecter les faibles signes, que les autres ne remarquent pas parce qu’en temps d’abondance et de prospérité personne n’a envie de prendre au sérieux leurs avertissements dissonants. Les techniciens, les futurologues et les sondeurs d’opinion sont incapables de voir ce point critique où commence la malédiction des ressources, parce qu’ils travaillent tous au-dedans du système, produits et payés pour appuyer le succès et le pouvoir.
Le prophète n’est pas un technicien du futur, un professionnel du scénario payé pour assurer à notre génération incertaine la maîtrise de son avenir. Il est au contraire bien conscient que le temps n’est pas dans ses mains, que l’avenir ne lui appartient pas en privé. Sa vocation lui permet de voir quelles valeurs constituent le seuil invisible des splendides trajectoires de développement. Et il le crie, tout en sachant qu’on ne l’écoute pas, qu’on le traite de pessimiste, de défaitiste, de prophète de malheur, de technicien et de devin. Tout prophète sait que réduire la prophétie à de la simple prévision signifie son arrêt de mort. Les pires ennemis des prophètes de malheur sont tous ces faux prophètes qui s’enrichissent en prédisant un avenir toujours plus glorieux et sans fin.
Notre époque est celle de la science et de la technique, et nos industries produisent d’impressionnantes quantités de prévisions financières, politiques, climatiques, mais personne ne voit ni ne comprend les prophètes, ne voit ni ne comprend les poètes. Sans prophètes, nous voilà tout bonnement condamnés à être mangés par la perfection de nos prévisions : « Ils ne pourront échapper à l’étreinte des flammes » (47, 14).
Les techniciens sont compétents pour les prévisions ordinaires et, s’ils sont bons, ils nous aident à anticiper les petites crises. Mais la technique des prévisions ne nous est d’aucune aide pour saisir les signes d’un changement d’époque, l’arrivée d’une crise grave. Seule servirait la prophétie. L’antique Babylone et les ‘babylones’ de tout temps, y compris du nôtre, sont privées de salut faute d’avoir des prophètes ; elles les ont tués ou réduits à n’être que des professionnels de l’empire.
En général, ce n’est pas un mal que les empires s’écroulent. On pourrait même lire dans le dépassement inconscient de cet invisible ‘point critique’ un mécanisme providentiel intrinsèquement lié à l’histoire humaine. Mais la chose est plus complexe en ce qui concerne les personnes et les communautés. Dans leur cas la conscience de l’existence de la malédiction des ressources pourrait parfois permettre d’éviter la décadence, comme le permettrait une meilleure écoute des prophètes, même quand ils prophétisent le malheur. Car c’est dans la prophétie du malheur qu’est le seul espoir de pouvoir l’éviter : « Ah ! Si tu avais été attentif à mes ordres, ta paix serait comme un fleuve, et ta justice comme les flots de la mer » (48, 18). Dans les grandes crises la plus grande pauvreté est le manque de prophètes.
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Par Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 20/11/2016
« Pourquoi y a-t-il des poètes en temps de pauvreté ? »
Friedrich Hölderlin, Pain et vin
« Reste donc avec ta magie et tes sorcelleries à n’en plus finir : peut-être pourras-tu en tirer profit et faire peur !... Qu’ils se lèvent donc et qu’ils te sauvent, ceux qui scrutent le ciel, observent les étoiles et, à chaque nouvelle lune, pronostiquent ce qui t’arrivera !... Voilà comment te serviront ceux pour qui tu t’es fatiguée, ceux qui trafiquèrent avec toi depuis ta jeunesse ; chacun s’est fourvoyé de son côté, et pas un qui te sauve » (Isaïe 47, 12-15).
Le Second-Isaïe, dans ce magnifique chapitre de prophétie poétique, annonce la destruction de Babylone, menée à sa perte par son orgueil et son impérialisme ("Toi qui disais en ton cœur : moi et rien que moi" : 47, 8). À la racine de cet écroulement imminent agissent d’autres maux que la démesure typique des empires, que l’idolâtrie mise en cause par le prophète dans les chapitres précédents.
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Par Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 13/11/2016
« Il arriva que le Baal-shem invoquât Sammael, le Seigneur des démons, pour une chose nécessaire. Celui-ci lui cria : "Tu oses m’appeler ? Cela ne m’est arrivé que trois fois jusqu’à présent : à l’heure de l’arbre, à celle du veau, à celle de la destruction du temple". Le Baal-shem ordonna aux disciples de se découvrir le front. Alors Sammael vit sur chaque front le signe de l’image selon laquelle Dieu créa l’homme, et il fit ce qui lui était demandé. Mais avant de s’en aller il dit : "Fils du Dieu vivant, permettez-moi de rester avec vous encore un peu pour contempler vos fronts" ».
Martin Buber, Histoires et légendes hassidiques
L’Ulysse d’Homère et celui de Dante disent à la fois la vocation et le destin de l’homme occidental. Invincible attrait de la terre et de la maison et, en même temps, invincible besoin de repartir sur d’autres mers inconnues. La même mer qu’on sillonne pour revenir à la maison est la même qui séduit et appelle à de nouveaux départs.
[fulltext] =>Le second fils retourne à la maison, épuisé par sa quête d’une liberté débridée et déracinée, et le troisième, le cadet, lui susurre dans la nuit, à la fin de la fête du retour du prodigue : « Écoute ; sais-tu pourquoi je t’attendais ce soir ? Avant que finisse la nuit, je pars. Tu m’as ouvert la route » (André Gide). Ni la chaleur ni les biens de la maison paternelle ne comblent notre cœur s’il nous manque la vue, au loin, d’un port, d’une mer, d’une route, de ces lieux et signes d’un ailleurs, s’il n’y a pas là-haut, à l’ouest, un ciel où nous envoler encore, plus haut que lors des premiers vols autour du premier nid. Seul le méritocratique fils ainé se sent heureux dans son attachement à la terre, immobile et sans ailes.
En voyant le soleil se lever à l’est chaque matin, nous pensons à l’origine, au début. Nous le voyons ensuite sillonner le ciel, et quand il se couche à l’ouest, notre cœur ne repose pas en paix : nous voudrions connaître le destin, la fin, savoir où finit toute chose. La fascination de la fin est racine du nihilisme, d’un couchant qui mange son aurore, mais elle est aussi une veine de l’humanisme biblique et de la meilleure prophétie.
« Vous, les dieux, présentez votre défense, dit Yahvé, avancez vos arguments, dit le roi de Jacob » (Isaïe 41, 21). Aussitôt après avoir annoncé une nouvelle grande consolation pour le peuple, et avoir raconté sa vocation, le second Isaïe, ce grand poète-prophète anonyme, disciple héritier et continuateur du premier Isaïe, va tout de suite au combat. Nous sommes en exil à Babylone, le temple a été détruit, le peuple est perdu, entouré des dieux vainqueurs, imposants et orgueilleux comme l’est l’empire. La tentation était forte de l’assimilation cultuelle, d’être avalé par ces grands dieux luisants, de tout perdre : religion, identité, âme. Cela arrive à tous les déportés dans les empires, aux exilés et immigrés débarquant dans le nôtre, où ils s’efforcent autant que possible de se rappeler et de raconter à leurs enfants une autre histoire, dans la langue de leur enfance, sans oublier aucune de leurs prières.
Le second Isaïe commence son activité prophétique par un procès. Comme Job. Mais la dispute n’est plus entre l’homme-Job et Dieu : les parties en cause sont le Dieu d’Israël et les dieux des autres nations, en particulier de Babylone. Le prophète prend au sérieux les autres dieux et les appelle à prouver qu’ils sont vivants, autant et plus que YHWH. Il les défie sur le terrain de l’histoire, le seul valable dans l’humanisme biblique : « Parlez-nous des événements passés, nous y réfléchirons. Annoncez-nous ce qui viendra » (41, 23). Et aussi : « Qu’ils présentent leurs témoins et qu’ils se justifient » (43, 9). Mais ces dieux sont muets, ne répondent pas : « J’ai regardé : il n’y a personne, pas un seul conseiller parmi eux qui réponde quand je les interroge ! » (41, 28). C’est dans ce procès que s’inscrit sa polémique anti-idolâtre. Le prophète décrit le travail des constructeurs d’idoles : « Le ciseleur encourage l’orfèvre, le chaudronnier encourage le forgeron ; il dit de la soudure : "c’est bon", il la renforce de clous pour qu’elle ne bouge pas » (41, 6-7). Quelques chapitres plus loin, la polémique se fait plus incisive et sarcastique : « Le forgeron fabrique un ciseau sur les braises et le façonne à coups de marteau. Il le fabrique à la force du bras. Puis il a faim, le voilà sans force ; il ne boit pas d’eau, il est épuisé » (44, 12).
Son discours sur les idoles s’articule en trois niveaux. À la base de ce commerce se trouvent les ouvriers fabricants d’idoles. Ces esclaves travaillent sans cesse, s’encourageant mutuellement, comme le faisaient les hébreux en Égypte, perpétuellement au service du dieu-pharaon. Aujourd’hui plus qu’hier, le marché des fabricants et consommateurs d’idoles travaille 24 heures par jour, sept jours sur sept. Au second niveau, les adorateurs des idoles manufacturées se prosternent devant les statues. Enfin, au-dessus des idoles, se trouvent (peut-être) les dieux, que représentent les idoles, "signes" des divinités étrangères. Parfois dans la Bible et les prophètes le second et le troisième niveau sont fusionnés, et la réfutation des idoles devient directement celle des dieux : « Le dieu Bel a fléchi, Nébo s’effondre ! Leurs effigies sont placées sur des bêtes de somme ! Ces animaux fourbus en portent le fardeau ! » (46, 1). Idoles-dieux plus "bêtes" que les ânes qui les portent.
Cette identification ‘dieux-idoles’ est commune dans les livres bibliques, mais elle n’est pas la veine la plus profonde de la religion d’Israël et des prophètes. Les grands philosophes et poètes du monde antique avaient compris que, pour nier les dieux, démasquer l’inutilité et la sottise des statues ne suffisait pas. Socrate proclamait son athéisme vis-à-vis des statues de pierre pour affirmer son credo en un autre dieu spirituel (le daemon). C’est très facilement qu’Horace ridiculisait les fabricants d’idoles : « J’étais un tronc de figuier, un bois bon à rien, quand un menuisier ne sachant qu’en faire entre un siège et un Priape, décida pour le dieu » (Sermons). Affirmer, comme le fait aussi le second Isaïe, que les statues ne sont pas le vrai dieu ne suffit pas à démontrer que Yahvé est l’unique vrai Dieu : « C’est moi le Seigneur, en-dehors de moi pas de sauveur » (43, 11-13).
S’ouvre alors ici un nouveau scénario fascinant. Si le second Isaïe n’avait vu aucune différence entre les statues des dieux babyloniens et les dieux eux-mêmes, qui auraient donc coïncidé avec leurs représentations, il n’aurait pas intenté un procès aux nations. Il aurait réfuté ces dieux étrangers avec la même ironie dont il usa pour ridiculiser les bouts de bois et de fer. Mais se contenter de dévoiler la stupidité des fabricants et adorateurs de fétiches eut été une manière trop simple d’éliminer les divinités babyloniennes. Au contraire, il a ressenti le besoin théologique de citer ces dieux et leurs avocats au tribunal, afin qu’ils puissent, dignement mis en cause, se défendre, parler, témoigner, prouver, démontrer qu’ils étaient dans l’histoire des dieux efficaces, capables, comme Yahvé d’expliquer le sens des faits passés et à venir. La vérité de Dieu est historique, son tribunal est le monde, nous sommes ses témoins : hic Rhodus, hic salta. Ces dieux ne purent parler, ne prouvèrent rien, leurs témoins et prophètes furent incapables de vaincre le Second-Isaïe et son Dieu.
Cette dispute juridique entre dieux différents nous livre un message important, surprenant même : si le Dieu biblique est un Dieu qui dialogue, discute, présente et demande des preuves, nous ne pouvons exclure que d’autres dieux que les dieux convaincants puissent démontrer qu’ils ne sont pas faux. L’humanisme biblique, tout en affirmant avec force la banalité et la stupidité des adorateurs d’idoles qui prennent pour des dieux les objets qu’ils fabriquent, ne peut cependant pas affirmer que les fidèles des autres dieux que YHWH sont idolâtres. Le faire trahirait ce qu’il a de meilleur. S’il avait pensé que son beau-père Jéthro (Exode 18) était idolâtre, Moïse n’aurait pas suivi ses conseils pour la première réforme organisatrice de son peuple au désert.
Les prophètes ont beaucoup parlé et polémiqué contre les idoles parce qu’ils voyaient dans ces cultes divers quelque chose de plus vrai que de banaux sacrifices et offrandes à des objets aveugles et muets. S’ils avaient pensé que ces cultes n’étaient qu’une stupide adoration de fétiches, ils les auraient sèchement renvoyés. En fait cette polémique signifiait davantage. Il s’y développait une pédagogie théologique et historique qui conduira Israël, puis le christianisme, à comprendre que dans les dieux des autres peuples se cachait aussi un visage de YHWH, leur vrai Dieu que, sans l’emprisonner, ils devaient partager avec toute l’humanité. Israël aussi a connu l’idolâtrie, pas seulement en construisant le veau d’or, mais aussi dans toutes ses jalouses possessions de YHWH, oubliant qu’en choisissant le peuple hébreu, Elohim n’avait pas oublié et laissé les autres peuples à leurs stupides idoles.
Il ne suffit pas d’interdire la représentation iconique de Dieu pour empêcher l’idolâtrie, tout comme il ne suffit pas de construire des statues et de les porter en procession pour être idolâtre. Par contre, nous sommes sûrement idolâtres si nous pensons qu’ils parlent avec une idole, avec eux-mêmes, avec rien, ceux qui prononcent la parole "Dieu" sans appartenir à notre religion. Et nous le sommes aussi si nous pensons que ceux qui ne savent pas prononcer le nom de Dieu, ou l’ont oublié, sont sots, et que l’unique Dieu de tous ne peut réellement habiter leur "rien".
La Genèse nous montre le plus beau sujet de la bataille biblique contre les images de Dieu : cet Adam créé « à l’image d’Elohim et à sa ressemblance ». Nous devons nous interdire de faire des images de Dieu parce qu’elles sont toutes moins vraies et moins belles que l’image de Dieu qu’est chaque jour le visage de chaque femme et de chaque homme. C’est l’intouchable "signe d’Adam", imprimé sur nos fronts, qui peut empêcher les fétiches de remplacer notre image par la leur.
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Par Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 13/11/2016
« Il arriva que le Baal-shem invoquât Sammael, le Seigneur des démons, pour une chose nécessaire. Celui-ci lui cria : "Tu oses m’appeler ? Cela ne m’est arrivé que trois fois jusqu’à présent : à l’heure de l’arbre, à celle du veau, à celle de la destruction du temple". Le Baal-shem ordonna aux disciples de se découvrir le front. Alors Sammael vit sur chaque front le signe de l’image selon laquelle Dieu créa l’homme, et il fit ce qui lui était demandé. Mais avant de s’en aller il dit : "Fils du Dieu vivant, permettez-moi de rester avec vous encore un peu pour contempler vos fronts" ».
Martin Buber, Histoires et légendes hassidiques
L’Ulysse d’Homère et celui de Dante disent à la fois la vocation et le destin de l’homme occidental. Invincible attrait de la terre et de la maison et, en même temps, invincible besoin de repartir sur d’autres mers inconnues. La même mer qu’on sillonne pour revenir à la maison est la même qui séduit et appelle à de nouveaux départs.
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Par Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 06/11/2016
« Je ne suis pas mon contemporain, aucun poète ne l’est. Je suis votre contemporain, comme l’est tout poète »
Giovanni Casoli, Tout est intime
Nahamù nahamù ‘ammì: « Consolez, consolez mon peuple » (Isaïe 40, 1). C’est par ces paroles que commence la seconde partie du livre d’Isaïe. La tradition biblique a voulu réunir les deux parties dans un même manuscrit, la seconde étant l’œuvre d’un auteur inconnu qui adhère à l’école du premier Isaïe. Un auteur différent, d’une aussi grande force prophétique et poétique que le premier, le prophète "fils d’Amos", et qui a vécu deux siècles plus tard.
[fulltext] =>Le second Isaïe est prophète de l’Exil. Il agit et parle pendant la déportation à Babylone, épreuve la plus dramatique de la longue histoire du peuple hébreu. Nous sommes trop habitués à considérer le succès comme le signe d’une vie accomplie pour comprendre les prophètes et la réalisation de leur vocation. Nous avons du mal à comprendre que leurs plus belles paroles ont fleuri dans les grands échecs. L’énorme épreuve de l’exil – la défaite militaire, la destruction du temple de Jérusalem, l’exil en terre étrangère – a produit de merveilleuses pages, des paroles sublimes sur l’espérance et sur la foi, qui nous nourrissent encore après des millénaires ; elle a surtout causé une révolution religieuse de portée historique.
L’exil fut assurément un événement politique et civil, mais aussi un événement théologique. Ce grand malheur a appris aux hébreux, ainsi qu’à toute l’humanité, que Dieu peut être vivant et vrai même sans domicile fixe. Il les a forcés à se demander comment continuer, après l’exil, à croire au Dieu d’avant. Pour garder la foi après ce grand combat il faut le charisme des prophètes, de Jérémie, d’Isaïe, le génie du second Isaïe. Ce prophète anonyme a réussi une triple extraordinaire opération : a) remettre dans la volonté de YHWH la captivité en Babylone, b) sauvegarder ainsi la vérité de Dieu et de la promesse, c) promettre une nouvelle libération qui soit crédible. Si Dieu a aussi voulu l’échec pour punir les infidélités, alors la libération est encore possible. Pour accomplir cette difficile opération, il a fallu les jugements du premier Isaïe sur les infidélités du peuple et de ses chefs, ses dures paroles sur les faux sacrifices dans le temple. Le second Isaïe a construit sa prophétie du salut sur les condamnations prophétiques du premier. La pierre que le peuple avait rejetée est devenue la pierre angulaire du nouvel édifice.
Tolérer qu’aujourd’hui, en temps de liberté et de joie, les prophètes critiquent la communauté, c’est permettre que ceux de demain prophétisent un réel salut en temps d’esclavage et de souffrance. Les empêcher, en leur fermant la bouche, de critiquer le statu quo des consensus, c’est se priver de la seule possibilité de salut lors des futurs exils. Les critiques des vrais prophètes sont toujours amour et visent le bien commun, mais nous ne le savons pas et continuons à les faire taire. Par contre, les louanges flatteuses des faux prophètes causent toujours un mal commun, mais nous ne le savons pas et nous continuons à les écouter, surtout durant les crises.
Le second Isaïe a transformé un grand malheur en un grand message de salut, générant une nouvelle foi. Le Dieu vaincu par un peuple aux dieux différents et splendides, pouvait rester le vrai Dieu tout en ayant été vaincu. Cela fit prendre conscience que la vérité ne coïncide pas avec le pouvoir et la force, que le vrai Dieu n’est pas le Dieu qui fait gagner la guerre, que la défaite militaire n’entraîne pas une défaite religieuse et spirituelle, que la vraie spiritualité peut se cacher derrière une grande faillite, que la souffrance n’est pas malédiction mais peut devenir une large voie de salut : « Une voix proclame : "Dans le désert, préparez le chemin du Seigneur ; tracez droit, dans les terres arides, une route pour notre Dieu. Que tout ravin soit comblé, toute montagne et toute colline abaissées ! Que les escarpements se changent en plaine, et les sommets en large vallée !" » (40, 3-5). Ces paroles ne fleurissent que dans la bouche des prophètes, en temps d’exil.
Le grand défi et la grande tentation de l’exil furent religieux. Se retrouver au cœur d’un imposant empire, au milieu d’immenses statues portées en procession dans de larges routes, fit sans cesse poser aux hébreux la question de la vérité de la foi de leurs Pères. Pendant des siècles ils avaient cru en la première promesse, appris à faire la différence entre leur Dieu et les idoles et les autres dieux, cru qu’Elohim était différent, imprononçable, inexprimable, intouchable, invisible, parce qu’il était le Dieu fidèle et vrai, créateur du ciel et de la terre de tous, même de ceux qui vénéraient d’autres dieux. Ils avaient cru que YHWH les aurait protégés des ennemis, ne les aurait pas laissé tomber en d’autres mains, et que son temple était indestructible. Ils avaient cru que la traversée de la mer avait été la libération définitive, qu’il n’y aurait plus d’esclaves.
Nul n’aurait pu penser que ce Dieu les aurait remis en esclavage, que la promesse était vaine, que le temple serait détruit. Non, personne, sauf les prophètes qui viennent nous révéler le salut dans les échecs, les ruines dans les succès, l’espérance dans le désespoir, et nous enseigner la fidélité à un Dieu vaincu. Ce demi siècle d’exil – d’où n’est revenu qu’un "reste", comme l’avait prophétisé le premier Isaïe – fut le lieu et le temps de l’apprentissage d’une nouvelle foi, plus spirituelle, la découverte d’une nouvelle promesse, le dépassement de l’idée d’un Dieu du succès militaire et politique. Cela permit de libérer Dieu des querelles terrestres, de nous libérer d’un Dieu trop petit.
Le texte nous raconte la vocation du second Isaïe. Un récit moins bariolé, moins saisissant que ceux d’Isaïe, Jérémie, Moïse ; un récit sans buissons ardents ni séraphins. C’est un dialogue dépouillé, sobre, mais un de plus beaux de la Bible : « Une voix dit : "Proclame !" Et je dis : "Que vais-je proclamer ?" Toute chair est comme l’herbe, toute sa grâce, comme la fleur des champs : l’herbe se dessèche et la fleur se fane quand passe sur elle le souffle du Seigneur » (40, 6-7). Et le peuple de répondre : « Oui, le peuple est comme l’herbe ».
Réduite à l’essentiel, sur le sombre arrière-fond de l’exil, la vocation apparaît ici dans sa merveilleuse pureté. Elle est une voix qui te dit : "Crie !". Crier, dans la vocation du prophète, est plus que parler ; c’est plus fort, plus radical, c’est parler "à haute voix", ne pas se taire mais se faire entendre de tous, d’une voix impérieuse. À cet ordre le second Isaïe ne répond pas par un immédiat "Me voici", mais par une question : "Que dois-je crier ?" ; comme pour dire : qu’y a-t-il à crier, à prophétiser, à prêcher (Luther) en ce temps d’exil ? Que dois-je crier ? Que nous sommes comme l’herbe des prés piétinés par l’armée babylonienne ? Que nous sommes éphémères comme tous les humains, vaincus et faits prisonniers comme les autres ? Dois-je proclamer que toi, Dieu que nous pensions invincible, tu ne t’es pas montré différent des dieux de ces autres peuples qui ont été envahis et renversés par des dieux plus puissants ? Dois-je crier que nous nous sommes trompés, que la promesse était fausse, et l’alliance plus faible qu’un traité d’asservissement à n’importe quel empire ? Telles sont les réelles épreuves des prophètes au cœur de tout exil.
Mais cette demande et les paroles qui suivent, empruntées aux psaumes, nous révèlent une dimension précieuse de la vocation prophétique en temps de grande épreuve. Dans ce dialogue le prophète donne voix aux sentiments les plus profonds de son peuple, un peuple découragé, prostré, déçu, qui se laisse aller et cède à qui lui dit : "Vous ne faisiez que rêver, maintenant c’est fini", épreuves typiques de ceux qui sont exilés pour avoir suivi une voix. Cet ancien prophète anonyme le sait. Aussi s’efforce-t-il, au début de sa mission, en se présentant à sa communauté en prophète exilé, de toucher le cœur de son peuple. Auprès de la voix qui l’appelle à devenir prophète, il porte toute la souffrance de son peuple touché au cœur de sa foi et de son identité. Il ne craint pas d’exprimer les mêmes doutes, le même découragement. Sa vocation devient collective, ecclésiale. Il descend dans l’abîme moral et spirituel où son peuple est tombé. Et le peuple lui répond : « Oui, le peuple est comme l’herbe ». Oui, nous sommes fragiles, pauvres, écrasés, humiliés. Nous le sommes vraiment. La traduction rend difficilement la beauté et l’importance de ce dialogue : en fait le texte original fait comprendre que quelque chose de spécial s’est passé au cours de cet exil. Le chœur est devenu protagoniste de la tragédie, comme dans Œdipe, Antigone, et Job.
Pour que la vocation prophétique porte son fruit caractéristique et essentiel, les prophètes ne doivent pas craindre de questionner la voix qui les appelle, de porter dans le dialogue les profondes blessures du peuple, de les toucher pour les guérir. Mais souvent les prophètes, même les vrais et honnêtes, abrègent leur traversée des profondes souffrances de leur peuple. La prophétie n’est alors qu’épidermique, cosmétique, pauvre en paroles, incapable de crier, de sauver. Quand manque le ‘oui’ du peuple, la prophétie ne convainc pas, n’embrasse pas, ne se fait pas chair, et son espoir est trop facile pour être crédible. Pour que dans l’épreuve le cri des prophètes soit aussi le cri du peuple, il leur faut savoir "descendre aux enfers", y rencontrer leurs morts et les faire renaître. C’est ainsi que les prophètes consolent leur peuple. Il n’y a pas d’autre vraie consolation. Nahamù nahamù ammi : « Consolez, consolez mon peuple ».
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À l’écoute de la vie / 20 – Fidèles au peuple et à Dieu, même quand Dieu paraît vaincu
Par Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 06/11/2016
« Je ne suis pas mon contemporain, aucun poète ne l’est. Je suis votre contemporain, comme l’est tout poète »
Giovanni Casoli, Tout est intime
Nahamù nahamù ‘ammì: « Consolez, consolez mon peuple » (Isaïe 40, 1). C’est par ces paroles que commence la seconde partie du livre d’Isaïe. La tradition biblique a voulu réunir les deux parties dans un même manuscrit, la seconde étant l’œuvre d’un auteur inconnu qui adhère à l’école du premier Isaïe. Un auteur différent, d’une aussi grande force prophétique et poétique que le premier, le prophète "fils d’Amos", et qui a vécu deux siècles plus tard.
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Par Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 30/10/2016
« Un trait du visage crucifié se cache peut-être en tout miroir ; peut-être le visage est-il mort, s’est effacé, pour que Dieu se voie en tous. Il se peut que nous le voyons cette nuit dans les labyrinthes du rêve sans qu’on le sache demain »
J. L. Borges, L’auteur
Ce n’est pas dans notre capacité de l’imiter que réside la valeur de la vie des prophètes. Ce sont les faux prophètes qui se présentent comme des modèles à imiter. Les vrais savent que s’ils se présentent comme l’accomplissement éthique des paroles qu’ils annoncent, ils finissent par devenir des idoles, par obscurcir, telle une éclipse, leur idéal. Les prophètes sont précieux en tant qu’inimitables et différents de nous. Ce n’est pas parce que ses disciples l’ont imité qu’Isaïe a sauvé son peuple : s’ils s’étaient limités à cela, ils auraient redimensionné son message et trahi sa mémoire. C’est parce qu’ils sont accomplis par les prophètes que les signes et gestes prophétiques sont si forts. Ils ne sont que parodie et comédie quand nous les accomplissons en les imitant.
[fulltext] =>On ne va pas nu pendant trois ans pour imiter Isaïe ; on ne parcourt pas la ville avec un joug sur l’épaule pour imiter Jérémie ; on ne se fait pas crucifier pour imiter Jésus Christ, sans finalement ressusciter. Ce n’est pas par imitation qu’on le fait, mais par vocation, en nous sentant appelés par notre nom et en comprenant que nous ne pouvons rien faire d’autre pour sauver ce que nous avons de beau et de vrai dans l’âme. Dans cette nudité, sous ce joug et sur cette croix seulement nôtres, et donc uniques et inimitables, les gestes et les paroles des prophètes nous nourrissent, accompagnent notre voyage, allègent nos jougs, adoucissent nos morts.
Nous sommes au terme du cycle d’Ezéchias qui conclut les chapitres du premier Isaïe. Ce roi juste, nous l’avons vu, est sorti vainqueur de l’épreuve du salut idolâtre du roi d’Assyrie, grâce au rôle essentiel assumé par Isaïe. Le Livre nous le montre maintenant aux prises avec une autre grande épreuve, le prophète étant encore à son côté : « En ces jours-là, Ezéchias fut atteint d’une maladie mortelle. Le prophète Isaïe, fils d’Amoç, vint le trouver et lui dit : "Ainsi parle le Seigneur : Donne des ordres à ta maison, car tu vas mourir, tu ne survivras pas". Ezéchias tourna son visage contre le mur et pria le Seigneur. Il dit : "Ah ! Seigneur, daigne te souvenir que j’ai marché en ta présence avec loyauté et d’un cœur intègre, et que j’ai fait ce qui est bien à tes yeux". Ezéchias versa d’abondantes larmes » (Isaïe 38, 1-3).
C’est Isaïe qui annonce à Ezéchias sa maladie mortelle. Nous n’avons pas tous un prophète pour nous annoncer notre dernière heure, un proche qui nous aime et nous dit que nous arrivons au bout de la course. Personne ne voudrait annoncer à un ami que sa dernière heure est proche. Nous voudrions plutôt lui dire : ‘courage, tu vas aller mieux’, ‘cela ira’…, lui donner espoir, entrevoir une résurrection. Parfois, par souci de vérité, nous renonçons à leur parler ainsi, et la gorge serrée, nous préférons nous taire, embrasser, caresser, simplement être là. Il arrive aussi qu’un ami, une épouse, un frère, comprenne qu’aimer davantage, c’est dire que l’heure est venue. Cela fait revivre Isaïe et Ezéchias, à leur insu, au nôtre aussi. Le monde est plein de passages bibliques vécus et personnifiés par des gens qui n’ont jamais lu ni écouté une seule ligne de la Bible, passages non moins vrais que ceux qu’on récite chaque matin. Sans cela, la Bible ne serait qu’un livre sacré réservé au culte, et non une histoire vraie source de vie grâce à l’amour et à la souffrance de tant de gens, incultes en religion, mais capables d’écrire de splendides extraits du vrai livre de la vie.
Nous passons sur terre en sachant que le magnifique décor dont la beauté nous enchante ne durera pas toujours, qu’il nous faudra un jour quitter les montagnes, les fleurs, les amis, la mer. Nous savons que ce ‘toujours’ ne nous appartient pas. Un brin de mélancolie voile le bonheur de la vue d’un panorama alpin, d’un bois en automne, d’un enfant. Mais la vie est plus grande, et quand elle se développe et fleurit, le surplus de beauté de la création efface ce léger voile, qui peut réapparaître aux jours de tristesse, mais ne saurait devenir la note dominante de notre existence.
Et puis ‘ce jour’ arrive, et tout change. Ce qui faisait la merveilleuse toile de fond de notre route, se révèle soudain nous être en réalité donné, seulement donné, d’un don immense et surabondant. Données sont les personnes, donnés les amis, notre famille, les familles et les enfants des autres. Pour la Bible, la présence de Dieu dans le monde est aussi un don : « Je ne verrai plus le Seigneur sur la terre des vivants. Je ne pourrai plus voir un visage d’homme parmi les habitants du monde » (38, 11).
Ces paroles de la Bible nous émerveillent et nous stupéfient. Le lieu de l’expérience religieuse de l’homme biblique, ce n’est pas le paradis mais la terre, seul lieu qui nous est donné pour les théophanies, pour parler avec les anges et ressentir que Dieu nous touche. Ce lieu - merveilleuse nouvelle - c’est la terre. La terre où Abraham a entendu la voix d’Elohim, la terre où YHWH a parlé à Moïse, promettant non pas un ciel mais une terre. C’est la terre où les prophètes ont vu le Seigneur, où la mer un jour s’est ouverte pour libérer un peuple de l’esclavage. C’est la terre du Golgotha qui a recueilli le sang du crucifié ; la terre du sépulcre qui a accueilli son corps. La terre de Galilée a vu le Ressuscité, et c’est la qualité de notre vie sur notre terre qui donne sens à cette résurrection. Paul dit que notre foi est vaine sans la résurrection du Christ, mais la résurrection aussi est vaine sans notre foi, qui n’est possible que sur cette terre.
Si la foi biblique est encore vraie aujourd’hui, il faut sur cette terre continuer à écouter, voir et rencontrer Élohim. La révélation biblique n’était pas nécessaire pour croire en des dieux immortels habitant quelque part dans les cieux : ils habitaient déjà l’imaginaire religieux des peuples. Il est facile pour un athée de nier un dieu céleste et lointain, bien plus difficile de nier le Dieu biblique qu’il doit affronter, combattre et vaincre sur cette terre, comme Jacob au gué nocturne. Notre seul espoir de fermer les yeux ‘ce jour-là’ et de les rouvrir autrement, mais vraiment, dans l’au-delà, c’est d’avoir de nos propres yeux entrevu le divin ici-bas, d’avoir ressenti le souffle ou l’écho de sa voix, de l’avoir reconnu dans la bouche des prophètes, de l’avoir au moins une fois désiré ou rêvé.
Ezéchias et ses contemporains ne pouvaient pas considérer la mort comme la ‘porte du paradis’ des justes, mais comme la fin du don de la vie et le début d’une effrayante obscurité : « Je suis assigné aux portes du séjour des morts pour le reste de mes années » (38, 10). Ezéchias – dit le récit – fondit en larmes. Il n’est pas, comme les patriarches d’Israël, ‘comblé d’années’ mais – dit-il – ‘au meilleur moment de ma vie je dois m’en aller’ (38, 10). La mort prématurée avait alors le sens d’une sanction divine due une faute (chose typique de la religion rémunératrice très enracinée dans le monde antique, Israël compris). Mais le roi est juste et il accepte la mort sans s‘y résigner, et prie : « Souviens-toi, Seigneur, que j’ai marché devant toi fidèlement ». Nous ne sommes jamais prêts à mourir, car nous n’avons de cet acte unique aucune expérience directe. Nous apprenons à mourir à travers la mort de ceux qui nous sont enlevés, ainsi privés de l’amitié avec notre propre mort. Mais quand la mort survient dans la fleur de l’âge, c’est en ennemi, pour voler, faucher, couper : « Tel un tisserand, j’ai dévidé ma vie ; le fil est tranché » (38, 12). Alors Ezéchias pleure et crie : « Comme l’hirondelle, je crie ; je gémis comme la colombe » (38, 13-14).
Ces larmes du roi juste deviennent une prière puissante et miraculeuse. YHWH l’écoute, intervient, et envoie de nouveau Isaïe pour lui porter, cette fois, la joyeuse annonce du salut : « J’ai entendu ta prière, j’ai vu tes larmes. Je vais ajouter quinze années à ta vie. Je te délivrerai, toi et cette ville, de la main d’Assour » (38, 5-6). Les larmes d’Ezéchias ‘touchent’ Dieu. Comme celles d’Agar qui, chassée par Sarah, pleure dans le désert, et qui rencontre l’ange venu la consoler et la sauver.
Isaïe annonce au roi le salut de la ville, sa propre guérison et le don d’autres années de vie. C’est la résurrection d’Ezéchias. Au temps des maladies mortelles, quand dans l’angoisse nous fondons en larmes, nous ne voyons pas arriver les prophètes et leur annonce joyeuse d’une résurrection. Il peut arriver que nous sortions vainqueurs de la lutte contre une tumeur qui paraissait mortelle, et que nous restions en vie après avoir vu venir la mort à l’horizon. Parfois nous récitons le psaume de louange d’Ezéchias. Il arrive plus souvent que nous pleurions fort, que nous piaillions comme l’hirondelle et la colombe, que nous priions jusqu’au bout pour nous-mêmes et ceux que nous aimons, sans que revienne la vie.
Même quand d’autres années ne nous sont pas données, nous pouvons entonner les psaumes, appeler à notre chevet les prophètes et leur Dieu, car si nous les avons rencontrés au moins une fois, nous pouvons les rencontrer encore. Mais si nous n’avons jamais désiré rencontrer Dieu et les prophètes, ou si nous les avons volontairement oubliés dans notre jeunesse, dans l’espoir de devenir adultes, nous pouvons toujours apprendre une dernière prière, ou l’écouter réciter par un bon ami. Puis attendre confiants que l’ange nous embrasse.
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Par Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 30/10/2016
« Un trait du visage crucifié se cache peut-être en tout miroir ; peut-être le visage est-il mort, s’est effacé, pour que Dieu se voie en tous. Il se peut que nous le voyons cette nuit dans les labyrinthes du rêve sans qu’on le sache demain »
J. L. Borges, L’auteur
Ce n’est pas dans notre capacité de l’imiter que réside la valeur de la vie des prophètes. Ce sont les faux prophètes qui se présentent comme des modèles à imiter. Les vrais savent que s’ils se présentent comme l’accomplissement éthique des paroles qu’ils annoncent, ils finissent par devenir des idoles, par obscurcir, telle une éclipse, leur idéal. Les prophètes sont précieux en tant qu’inimitables et différents de nous. Ce n’est pas parce que ses disciples l’ont imité qu’Isaïe a sauvé son peuple : s’ils s’étaient limités à cela, ils auraient redimensionné son message et trahi sa mémoire. C’est parce qu’ils sont accomplis par les prophètes que les signes et gestes prophétiques sont si forts. Ils ne sont que parodie et comédie quand nous les accomplissons en les imitant.
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Par Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 23/10/2016
« Sans la foi nos fils ne seront jamais riches, avec la foi ils ne seront jamais pauvres »
Beato Giuseppe Tovini, banquier
La foi biblique est libération. L’alliance avec YHWH a été la grand-route de la libération de l’esclavage des empires. Ce qui fait la portée novatrice et révolutionnaire de la Bible, c’est le fait que l’alliance avec un Dieu très haut, invisible, au nom imprononçable et tout esprit, a permis d’éviter l’assujettissement aux rois et aux pharaons trop visibles, matériels, aux noms prononçables et souvent prononcés ; souverains au nom répété aux quatre coins de leur royaume, au portrait reproduit sur mille statues décorant leur empire.
[fulltext] =>Reconnaître que seul YHWH est Seigneur a été une extraordinaire pédagogie pour apprendre l’authentique laïcité de la vie politique et de la vie civile, et pour reconnaître la nature idolâtrique des empires, des communautés, des familles. Pour ne pas transformer nos fils en idoles stupides, il nous faut renoncer à les penser et à vouloir les ‘créer’ à notre image et ressemblance. Le Dieu biblique est différent de César parce que César n’est pas Dieu et ne peut jamais le devenir. Tout au plus pourra-t-il conquérir le statut d’idole. Les idoles sont beaucoup inférieures à Dieu, beaucoup inférieurs à l’homme. L’idolâtrie toujours rapetisse Dieu, plus encore elle rapetisse l’homme. En protégeant Dieu de l’idolâtrie, la prophétie nous évite d’être à l’image des fétiches. Elle est surtout un message anthropologique adressé à la femme et à l’homme de tout temps : ‘ne t’abaisse pas au niveau de ces choses mesquines : tu vaux beaucoup plus’.
Il n’est donc pas étonnant que le livre d’Isaïe, qui s’ouvre sur la critique radicale des idoles, close par l’idolâtrie le cycle de sa dite ‘première partie’. Le roi Ézéchias fut juste, anti idolâtre : « Il fit disparaître les hauts lieux, brisa les stèles, coupa le poteau sacré et mit en pièces le serpent de bronze… Il mit sa confiance dans le Seigneur » (2 Rois, 3-5). Ce roi juste fait maintenant face à sa crise la plus grave. La super puissance assyrienne, après avoir occupé les divers royaumes de la région, s’apprête à conquérir aussi Jérusalem. Le roi Sennakérib envoie une délégation pour demander la reddition. Les hauts dignitaires assyriens adressent un message qui touche le cœur de la foi d’Israël : « Qu’Ézéchias ne vous trompe pas en disant : Le Seigneur nous délivrera ! Les dieux des nations ont-ils pu délivrer leur propre pays de la main du roi d’Assyrie ? » (Isaïe 36, 18). Le message des ambassadeurs assyriens est très clair : votre Dieu est comme celui des peuples que nous avons déjà conquis. Il est impuissant comme eux. Votre foi-confiance est vaine, seulement illusion, stupidité, idiotie. Et ils s’adressent ainsi aux trois fonctionnaires d’Ézéchias : « Dites à Ézéchias : "Ainsi parle le grand roi, le roi d’Assyrie : quelle est cette confiance sur laquelle tu reposes ?" » (36, 4).
Les Assyriens parlent le même langage religieux qu’Israël. Ils veulent une reddition volontaire, intérieure, libre. Les empires savent que jamais ils ne conquièrent un peuple sans d’abord conquérir son âme, le convaincre que sa foi est stupide et lui offrir la leur, plus intelligente. Ce grand officier du palais royal d’Assyrie connaît le nom du Dieu d’Israël, YHWH, et affirme parler en son nom (36, 10). Comme les faux prophètes. Et comme tous les faux prophètes, il se montre aussitôt idolâtre en assimilant YHWH aux idoles. Tel a toujours été le grand blasphème dans le Bible, pire même que la négation de l’existence de Dieu : celui qui pense ‘Dieu n’existe pas’ est simplement ‘fou’ (Psaume 14), mais celui qui l’assimile à une idole est idolâtre.
C’est pour cette raison théologique qu’Ézéchias n’accepte pas le ‘traité honteux’ que lui offre les Assyriens, et en démasque la fausse religiosité. Quand il les eut entendus, Ézéchias déchira ses vêtements, revêtit le sac et se rendit au temple du Seigneur. Il pria : « Tends l’oreille, Seigneur, et écoute ! Ouvre les yeux, Seigneur, et regarde ! (…) Il est vrai, Seigneur, que les rois d’Assyrie ont dévasté toutes les nations et leurs terres. Ils ont livré au feu leurs dieux - mais ce n’était pas des dieux ; ils n’étaient que des confections manuelles de bois et de pierre – et ils les ont détruits » (37, 17-19).
Sa prière est splendide, grandiose, parfaite. Il redit la différence de sa foi, et invite YHWH à écouter, à ouvrir les yeux, à regarder. À ‘se réveiller’. La première prière dans l’épreuve est un cri pour réveiller Dieu. Pour garder la foi quand Dieu n’intervient pas, il faut croire qu’il ‘dort’ ; s’il ne fait rien et ne dort pas, c’est qu’il n’est pas Dieu, ou qu’il est mort. Le ‘sommeil de Dieu’ a souvent sauvé la foi de celui qui subit l’injustice en silence. La Bible dit que Dieu a besoin de notre cri pour se montrer Dieu. Pour que l’impuissance devienne toute puissance, il faut le cri de notre prière. Seul un Dieu non idole peut se réveiller, entendre, regarder, voir, car les idoles sont muettes, sourdes, aveugles, jamais en sommeil puisque mortes depuis toujours.
Puis Ézéchias envoie des émissaires auprès d’Isaïe pour écouter sa parole. Le roi reconnaît que son ministère royal est insuffisant en ce moment crucial pour son peuple : « Les enfants sont à terme et la force manque pour les enfanter » (37, 3). Splendides images féminines du livre d‘Isaïe. Ézéchias, en roi juste, sait que l’identité profonde de son peuple (sa foi en YHWH) est en jeu, et qu’il doit donc recourir à la prophétie, ressource essentielle quand l’âme du peuple est menacée. En temps normal la sagesse d’un bon gouvernement peut suffire pour construire des fortifications, bonifier les champs, bien guider l’économie et les affaires. Mais quand l’identité du peuple est menacée, la politique doit savoir laisser place à la prophétie, car d’autres ressources et ‘compétences’ sont nécessaires. On succombe aux crises graves parce que les politiciens n’ont pas l’humilité de demander l’aide des prophètes : ils ne les cherchent pas, ne les connaissent pas, ou ne les trouvent pas vu qu’il n’y en a plus. Ils sont morts, ou en exil, ou en fuite où on ne les tue pas.
Mais cette fois, à Jérusalem, la prophétie n’était ni morte, ni en fuite. Isaïe était là et Ézéchiel le savait, le connaissait. C’était un roi juste. Il l’envoie chercher, l’écoute et sauve son peuple. Isaïe répète les paroles mêmes qu’il avait dites autrefois à Akhaz, roi injuste et idolâtre : « Ne crains pas », n’ayez pas peur. C’est la première parole des vrais prophètes. Les faux, par contre, attisent les peurs pour offrir de fausses solutions. Les prophètes gardent pour eux la peur et donnent paix au peuple. Ils savent que dans l’épreuve il faut d’abord rétablir la paix dans les âmes, sans quoi, en proie à la crainte, elles ne peuvent écouter les paroles de vérité. Et il ajoute : « Ainsi parle le Seigneur au sujet du roi d’Assyrie : "Il n’entrera pas dans cette ville, il n’y lancera pas de flèches, il ne l’attaquera pas avec des boucliers, il n’élèvera pas de remblai contre elle. Le chemin qu’il a pris, il le reprendra ; dans cette ville il n’entrera pas" » (37, 33-34).
Il en fut ainsi. Jérusalem ne fut pas prise, le peuple ne fut pas déporté. Nous ne savons pas rétablir l’enchaînement historique des faits qui amenèrent les Assyriens à renoncer à la prise de Jérusalem. Le livre d’Isaïe et le second livre des Rois (chap. 18,19) diffèrent à ce sujet. Ce qui intéressait le rédacteur final du livre d’Isaïe était d’associer le salut de Jérusalem et de la nation à la foi d’Ézéchias, à la parole d’Isaïe, et donc à YHWH. Il voulait raconter, avec les données historiques dont il disposait, lointains et partiels, un passage crucial de l’histoire d’Israël, où le peuple, confronté à une crise grave, avait gardé la foi et avait été sauvé – un récit mûri et écrit pendant l’exil babylonien, dans un temps de faillite de cette foi qui un jour l’avait sauvé.
Chez Isaïe et les prophètes, la foi est indissolublement liée à la confiance et au salut. Croire, c’est avoir confiance qu’Élohim, qui avait parlé à leurs patriarches puis avait révélé son nom à Moïse (YHWH), n’est pas une idole, et qu’il est bien vivant et agit dans le monde et dans l’histoire, pour les sauver. Dans la Bible, le salut est gage de la foi. L’échec de la prise de Jérusalem par les Assyriens est d’abord important en tant que signe que YHWH est à l’œuvre, que le Dieu en qui ils se fient n’est pas un dieu-fétiche. On est sauvé tant que l’on croit, on croit tant qu’on est capable de se fier, de se confier, et donc de voir notre salut comme vérité de notre foi. Tant que nous pouvons raconter ‘qu’un jour’ nous n’avons pas cru aux idoles et que cela nous a sauvés, nous pourrons toujours espérer ‘qu’un jour’ une non-idole nous libérera.
L’idolâtrie se répand aujourd’hui en tenue de laïcité, en esprit post-religieux, enfin adulte. Aussi ne voyons-nous pas que le ‘fétichisme des marchandises’ est devenue la nouvelle religion de notre temps. Un culte aux millions et milliards de totems, car les idoles, avec la disparition des communautés et le post-capitalisme, se sont personnalisées, dessinées et produites au goût du consommateur, seul grand-prêtre d’un ‘temple’ dépeuplé et bourré d’objets. La culture idolâtre n’est que consommation, et une culture qui n’est que cela est implicitement idolâtre. L’idole est le consommateur parfait et souverain, toujours affamé de biens. Dans de telles sociétés, on travaille et on produit sans joie et sans raison, seul et toujours en esclave, pour fabriquer et ériger les sphinx et les pyramides du dieu-pharaon. Nous sommes tous sculpteurs et fabricants d’idoles, au-dedans comme au-dehors des religions. Tant qu’il y aura sur terre une idole, il y aura encore besoin des prophètes.
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Par Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 23/10/2016
« Sans la foi nos fils ne seront jamais riches, avec la foi ils ne seront jamais pauvres »
Beato Giuseppe Tovini, banquier
La foi biblique est libération. L’alliance avec YHWH a été la grand-route de la libération de l’esclavage des empires. Ce qui fait la portée novatrice et révolutionnaire de la Bible, c’est le fait que l’alliance avec un Dieu très haut, invisible, au nom imprononçable et tout esprit, a permis d’éviter l’assujettissement aux rois et aux pharaons trop visibles, matériels, aux noms prononçables et souvent prononcés ; souverains au nom répété aux quatre coins de leur royaume, au portrait reproduit sur mille statues décorant leur empire.
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Par Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 16/10/2016
« Dans toutes les sociétés, la nature même du don fait qu’il oblige »
Marcel Mauss, Essai sur le don
La fonction la plus précieuse des prophètes n’est pas de dénoncer le mal tel qu’il est, mais de démasquer le vice dans ce que nous appelons vertu. Il est facile de comprendre et de suivre Isaïe dans sa critique de l’injustice et des délits des puissants ; il est plus difficile de le comprendre et de l’aimer dans sa critique des dons. Chose difficile en son temps, plus difficile encore aujourd’hui où nous sacrifions les dons au commerce des cadeaux : « Qui d’entre nous pourra tenir dans ce feu dévorant ? Qui d’entre nous pourra tenir dans cette fournaise sans fin ? Celui qui se conduit selon la justice, qui parle sans détour, qui refuse un profit obtenu par la violence, qui secoue les mains pour ne pas accepter un présent » (Isaïe 33, 14-15).
[fulltext] =>Pourquoi refuser les présents si nous voulons habiter une terre au ‘feu dévorant’ ? Isaïe, en classant les présents du côté des profits corrompus et des délits, nous dit qu’un mauvais rapport avec les cadeaux est une chose très grave, une erreur qui peut nous faire périr dans les incendies de nos économies et de nos villes. Ils le savent bien les entrepreneurs qui, "en secouant les mains", ont refusé les cadeaux des mafias, et dont on a incendié les boutiques, les entrepôts, les maisons. Ils ont sauvé leur âme même s’ils ont perdu la vie, parce que, dignes et la tête haute, ils ont su marcher dans la ‘fournaise sans fin’.
Le don est une chose très sérieuse. Si sérieuse que lorsque le christianisme a voulu choisir l’icône du don, il a choisi un crucifix. Le premier homicide-fratricide naît d’un don refusé (celui de Caïn). Nous trouvons le don dans le fondement des civilisations, au cœur des familles et de tout pacte social, à la racine des coopératives et de nombreuses entreprises, dans le mystère du cheminement de celui qui quitte sa terre à l’appel d’une voix nue.
Comme il est cœur, centre et racine, le don est silencieux. On le trouve dans les simples réalités de la vie ordinaire. Il est plus facile de le trouver dans nos sept heures de travail quotidien que dans la demi-heure supplémentaire que nous ‘donnons’ à notre entreprise ; dans les mille paroles de nos conversations quotidiennes que dans les quelques mots accompagnant les cadeaux de la St Valentin ; dans l’effort de la dernière prière que dans celle qu’on récite aux jours du facile enthousiasme. Le don protège sa propre gratuité en disparaissant naturellement quand nous l’isolons pour nous l’approprier, peut-être aussi pour le ‘donner’. C’est pourquoi dans les lieux où se raconte la vraie vie se trouvent peu de paroles sur le don.
Dans la Bible on trouve le don dans l’Alliance, le shabbat, les règles concernant l’hospitalité et l’étranger, dans de nombreuses pages prophétiques ; dans l’histoire de Joseph, le frère vendu comme esclave qui devient don pour ses frères qui le livrent ; dans le Bon Samaritain, et davantage encore dans Simon de Cyrène, qui se retrouve porteur de la croix d’un autre. C’est sans doute quand nous marchons dans les calvaires de la vie sous des croix non choisies, en muets compagnons de route des crucifiés, que nous accomplissons et recevons les plus grands dons.
Notre civilisation parle beaucoup du don, mais elle le connaît peu parce qu’elle le voit où il n’est pas, et ne le voit pas où il est réellement. Elle connaît très bien ses substituts, ses tarots, ses contrefaçons. Pour désamorcer sa nature subversive, car il est radicalement libre, elle l’a opposé à ce qui est dû ; elle l’a écarté des contrats et l’a rendu insignifiant. En effet le don ne vit que dans la promiscuité, dans la mêlée des prix et des opérations comptables, dans les usines, les places, les salles d’audience des tribunaux. Si nous l’extrayons de ces lieux métissés et impurs à la recherche de la pure gratuité, nous le faisons mourir.
En dehors de ce ‘don’ il y a les cadeaux, cette réalité complexe qui peut être importante et positive, ambigüe et dangereuse, et qui est différente du don-gratuité. Une misère de notre époque a été de confondre les cadeaux et les dons, de réduire le don en cadeau pour en faire un des plus grands commerces. À l’aube de la modernité, la civilisation européenne a vu dans le vrai don une expérience subversive et dangereuse pour la politique et l’économie moderne. Elle a préféré les ‘Léviathan’ et les ‘mains invisibles’, les contrats sans don. Aussi a-t-elle inventé la philanthropie, les primes dans les entreprises, les sponsors des jeux de hasard, les hôpitaux pour enfants mutilés de guerre que financent les fabricants de mines antipersonnel.
Le cadeau-don rend débiteur celui qui le reçoit et l’accepte, et créditeur celui qui le fait. Mais nous pouvons refuser les cadeaux pour ne pas devenir débiteurs du donateur, ne pas nous sentir obligés de rendre la pareille. Toutefois, nous ne sommes pas tous, ni toujours, vraiment libres de refuser les cadeaux dont nous ne voulons pas. Beaucoup de gens pauvres, fragiles et vulnérables, ne sont pas en mesure de refuser les cadeaux des puissants et des patrons. Les sujets des pharaons ne pouvaient, sous peine de mort, refuser leurs largesses ; le petit commerçant isolé et terrorisé pour la vie de ses enfants, ne peut pas refuser le cadeau du patron qui lui dit : ‘prends : un jour je te dirai comment t’acquitter de ta dette’.
Mais pour comprendre la racine profonde de la critique des prophètes à l’égard des cadeaux, il nous faut creuser davantage, jusqu’à la couche profonde de la lutte contre l’idolâtrie. Là s’explique les nombreuses thèses des prophètes qui, en surface, restent incompréhensibles. Isaïe nous le répète dans son livre (1, 23 ; 5, 23 ; 45, 13), et cela est clairement dit dans d’autres passages cruciaux de la Bible : « Le Seigneur votre Dieu… l’impartial et l’incorruptible » (Deutéronome 10, 17).
Le cadeau est un instrument propre à tout culte idolâtre, comme aux pratiques idolâtres larvées que cachent les sacrifices de nos religions – pour comprendre la nouveauté du christianisme, nous devons prendre au sérieux la critique radicale de Jésus de Nazareth à l’encontre des sacrifices. Le cadeau-don fait en effet partie de la religion économico-rémunératrice dont la critique impitoyable, non par hasard, a ouvert le livre d’Isaïe. Dans les cultes idolâtres, l’idole est un grand créancier des hommes. Il détient une créance infinie, que seules les offrandes et les sacrifices peuvent réduire, sans jamais l’éliminer. L’idole est toujours affamé, avide des cadeaux voués à apaiser sa faim et sa colère, pourvu que le ‘don’ soit de grande valeur : la vie de l’offrant ou celle de ses enfants.
Dans tous les rapports entre créanciers et débiteurs dont les dettes sont insupportables et impayables, il arrive que l’on veuille tuer le créancier. Les idoles sont tuées à cause du poids insurmontable de la dette du débiteur. C’est ainsi que notre civilisation a décrété et exécuté ‘la mort de Dieu’ : elle en a d’abord fait une idole, puis a ressenti le poids d’une dette trop lourde, et a finalement tué son idole fait-main en pensant tuer Dieu.
C’est pour éliminer la dette primordiale et infinie des hommes envers la divinité que la Bible n’a pas fait de YHWH une idole – c’est là, sans doute, son plus grand don. La création n’a fait peser aucune dette sur les créatures : elle n’a été rien d’autre qu’un surplus d’amour.
Mais aucune foi ne peut préserver Dieu de devenir le grand débiteur des hommes. Même le Dieu de la Bible ne peut refuser nos dons : il est là, impuissant, ‘contraint’ d’accepter chacune de nos offrandes et chaque sacrifice. Cette impossibilité de refuser le rend plus faible que nous. Il ne peut empêcher nos créances à son encontre en raison des dons que nous lui faisons. Dette non exigible mais – comme notre dette publique – efficace dans l’histoire, parce que l’idée de Dieu a conditionné et conditionne nos normes sociales, notre sens de la justice, la culture de la pauvreté. Malgré Job, Isaïe, Jésus Christ, la tendance-tentation est encore forte de considérer le pauvre comme un débiteur et donc un coupable, et de nous considérer immunes du devoir de fraternité à son égard – ce qu’exacerbe le capitalisme financier.
Aucune religion ni aucune société n’est indifférente à l’idée que les hommes se font de Dieu. Trop de pauvres gens restent esclaves toute leur vie en nourrissant vainement l’espoir qu’un dieu les libérera grâce à leurs sacrifices. Trop de puissants se sont autoproclamés fonctionnaires de ces dieux, percepteurs d’intérêts de mutuelles créées pour tenir en esclavage les débiteurs. L’histoire est une lutte continue entre ceux qui inventent des dettes et des crédits pour nous emprisonner, et ceux qui veulent les effacer pour nous en libérer.
Les prophètes sont de ceux qui libèrent et remettent les dettes, celles des hommes et, d’abord, celles de Dieu. Ce sont des hommes et des femmes qui, à la place de Dieu qui ne peut les refuser, refusent nos présents pour le tenir à l’écart du honteux commerce de la finance morale. Ils sont les gardiens qui s’efforcent à la porte du temple de nous empêcher d’entrer avec des pièces dans nos bourses. Ils n’ont pour ce faire que leur parole fragile, conscients de ne pas être écoutés et que nous esquivons leurs contrôles. Mais ils savent aussi qu’en protégeant YHWH de nos cadeaux, ils génèrent l’espoir non vain qu’en ‘ce jour-là’ les pauvres, enfin libérés et libres, pourront secouer leurs mains : « Sur leurs visages resplendira une joie sans limite. Allégresse et joie viendront à leur rencontre, tristesse et plainte s’enfuiront » (Isaïe 35, 10).
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Par Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 16/10/2016
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La fonction la plus précieuse des prophètes n’est pas de dénoncer le mal tel qu’il est, mais de démasquer le vice dans ce que nous appelons vertu. Il est facile de comprendre et de suivre Isaïe dans sa critique de l’injustice et des délits des puissants ; il est plus difficile de le comprendre et de l’aimer dans sa critique des dons. Chose difficile en son temps, plus difficile encore aujourd’hui où nous sacrifions les dons au commerce des cadeaux : « Qui d’entre nous pourra tenir dans ce feu dévorant ? Qui d’entre nous pourra tenir dans cette fournaise sans fin ? Celui qui se conduit selon la justice, qui parle sans détour, qui refuse un profit obtenu par la violence, qui secoue les mains pour ne pas accepter un présent » (Isaïe 33, 14-15).
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Par Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 09/10/2016
« L’inspiration. Il n’est pas facile d’expliquer à quelqu’un quelque chose que nous ne comprenons pas nous-mêmes. Moi-même, face à cette question, j’en élude la substance. Et je réponds que l’inspiration n’est pas un privilège exclusif des poètes ou des artistes en général. Elle existe, a existé et il y aura toujours un groupe d’individus qu’elle inspirera »
Wislawa Szymborska, Nobel de littérature, 1996, 1996
L’illusion que le salut vient des puissants, des pharaons, des empires, a toujours beaucoup tenté les peuples, les communautés, chacun de nous. Quand l’angoisse grandit, que le découragement nous prend, que le désespoir imminent assombrit nos journées au point que nous préférons la nuit à son ombre menaçante, nous sommes immanquablement et fortement tentés de quémander notre salut auprès d’un puissant.
[fulltext] =>Inévitablement arrive alors la déception, déjà présente quand nous invoquions désespérément cet ultime secours, en préférant nous illusionner de pouvoir vivre encore un peu. C’est ce qui arrive à ceux de nos amis qui sont prêts à épuiser leur compte en banque en s’imaginant qu’un dernier traitement expérimental non prescrit par ordonnance pourra les sauver. Heureux ceux qui ont au moins un ami pour les sauver de ces illusions et leur offrir leur fraternité en ultime viatique. Les prophètes sont ces amis qui peuvent nous sauver de telles illusions. Mais on ne les écoute pas parce que les chefs, le peuple, nous-mêmes, nous continuons de préférer les illusions à la vérité : « Malheur ! Ils descendent en Égypte pour y chercher du secours. Ils s’en remettent à des chevaux, ils font confiance aux chars parce qu’ils sont nombreux, aux cavaliers parce qu’ils sont en force ! Mais ils n’ont pas un regard pour le Saint d’Israël » (Isaïe 31,1).
Le premier don que reçoit celui qui croit à la promesse biblique est d’être protégé de l’illusion de se fier aux empires pour être sauvé. Apprendre à dire "tu n’es pas Dieu" aux grands de la terre, à ceux qui détiennent le pouvoir dans nos communautés et nos entreprises, c’est la grande leçon des prophètes dont notre monde a tant besoin, alors qu’à l’expulsion de Dieu succède une invasion de ‘prétendants’ qui se disputent sa place. Toutes les éliminations de Dieu ont généré une multitude de faux dieux qui n’attendent que sa mort pour se substituer à lui.
Ils se contentent d’un petit paradis artificiel du moment qu’ils peuvent ressembler, ne serait-ce qu’un peu, à ce Dieu qu’ils disaient haïr. Nous ne pouvons pas comprendre la désobéissance dans la Genèse (chap. 3) sans prendre au sérieux le ‘vous deviendrez comme Dieu’. Les prophètes sont l’anti-serpent : ils ne nous promettent pas faussement la divinité ; ils sont plutôt l’antidote au venin de la fausse promesse de ce serpent, image de toute fausse prophétie.
Le principe prophétique est essentiellement marial, comme le principe marial est essentiellement prophétique. S’il est vrai que presque tous les prophètes bibliques sont des hommes, il existe toutefois une profonde syntonie charismatique entre prophétie et génie féminin : leur parole génère la vie, entrevoit et annonce la naissance des enfants, pleure, console. Dans les communautés où manque la dimension prophétique, la dimension féminine disparaît, la hiérarchie gère le pouvoir, la loi tue l’esprit.
Nous n’avons pas encore assez souligné l’importance de l’esprit (ruah) dans la vocation et la mission des prophètes. L’ « écart » entre psyché et inspiration, entre le moi et sa transcendance, de nombreuses cultures l’ont appelé esprit ; certaines lui ont attribué une origine divine. Le christianisme, au sommet de la révélation biblique, en a fait une expérience si concrète qu’il l’a appelé Personne.
Les prophètes sont experts et maîtres de l’action de l’esprit dans le monde. Ils le connaissent, savent qu’il est à l’œuvre chaque jour dans l’univers. Ils le sentent en eux actif et vivifiant, doux hôte de l’âme. L’esprit est la voix qui les inspire, les guide, les appelle, les encourage, les console. Ils peuvent parfois douter que YHWH agisse dans le monde, craindre qu’il soit endormi ou que, fâché, il s’éloigne de la terre ; mais tant qu’ils restent prophètes, ils ne peuvent nier que l’esprit les habite, qu’il est autre chose que leur intelligence et créativité, qu’il vient d’ailleurs. C’est un feu qui brûle sans qu’ils en soient le bois, une présence intime mais distincte de l’âme. Ils la reconnaissent, l’écoutent, lui obéissent, tant qu’ils restent prophètes.
Certains prophètes ont perdu la foi des années durant, voire des décennies, mais aucun prophète ne peut perdre ce rapport avec l’esprit qui l’habite, et qui fait partie de sa nature et de sa vocation. Ils peuvent oublier son nom, lui demander de se taire au cours des nuits de l’âme, mais ils ne peuvent jamais douter de son existence. Ils peuvent ne plus voir plus Dieu, mais ne peuvent devenir sourds à l’esprit. C’est l’esprit qui sauve la foi du prophète. Le souvenir de sa première rencontre avec la voix du dehors s’estompe avec le temps. L’esprit au contraire grandit et le nourrit. En recevant sa vocation, un prophète est associé à YHWH, se lie à lui. Il ne le voit plus de face parce qu’il est avec lui, à son côté, en lui. Nous ne comprenons la prophétie qu’en pénétrant le mystère de qui parle au nom d’une voix invisible qui le guide intérieurement. Les prophètes bibliques savent ou espèrent que c’est l’esprit de YHWH qui parle à leur âme ; mais de nombreux autres vrais prophètes lui ont donné un autre nom, sans se savoir amis d’Isaïe. Ils sont conscients qu’une voix les habite, et savent, s’ils sont honnêtes, que cet appel intérieur n’est pas d’eux.
Les prophètes cessent de prophétiser (pensons à Jérémie) quand ils ne ressentent plus cette présence en eux, quand l’esprit les quitte ou devient en eux muet. Ils peuvent rester longtemps sans se souvenir de la première voix, mais cessent d’être prophètes dès que s’éteint la voix intérieure. C’est ainsi que s’achève leur chant : ils comprennent que leur mission est finie, qu’ils n’étaient pas maîtres de la voix, qu’elle était don gratuit.
Les prophètes parlent peu de l’esprit, parce qu’il est leur intimité, un secret tabernacle. Mais quand ils font parler cet habitant de leur cœur, cela donne des vers magnifiques : « À la fin, d’en haut, l’esprit se répandra sur nous. Alors le désert deviendra un verger, tandis que le verger vaudra une forêt. Le droit habitera dans le désert et dans le verger s’établira la justice. Le fruit de la justice sera la paix : la justice produira le calme et la sécurité pour toujours » (32, 15-17).
Quand ce souffle spirituel que le prophète a reçu en dote de sa vocation deviendra la respiration du peuple, quand il n’inspirera pas seulement le cœur de quelques uns mais soufflera d’en haut et remplira la terre, alors la justice, la liberté et la paix règneront dans l’humanité et dans toute la création. Ce jour est encore bien loin, mais l’expérience intérieure du prophète est l’avaloir de l’avènement de ce bonheur cosmique : « Heureux serez-vous : vous sèmerez partout où il y a de l’eau, vous lâcherez sans entrave le bœuf et l’âne » (32, 20).
Cette béatitude inclura le travail humain et le rapport avec les animaux. Isaïe, donnant voix au fond de l’âme biblique, est conscient que sous notre joug le sort des animaux est imparfait, à cause de la dureté de la terre, du travail et du cœur des hommes. Rares sont les champs fécondés par les généreux limons du Nil et des grands fleuves de Babylone. Ailleurs, le blé pousse à la sueur du front des travailleurs esclaves et des animaux asservis. En dehors des champs de l’Eden, ce que produit la terre n’est généralement pas le fruit du travail en amitié, ni celui de l’entente spontanée entre l’Adam, le sol et les animaux. L’onagre qui parcourt librement les montagnes n’a pas pour vocation de devenir un âne outil de production, et le bœuf ne vit pas que pour travailler sous le joug. Ils ne sont pas au monde pour être seulement à notre service. Ils valent par eux-mêmes ; ils sont une bonne chose arrivée sur terre avant nous pour tenir compagnie à leur créateur. La dignité d’aucune créature n’est en fonction de l’homme. Ni les échines courbes et brisées des travailleurs, ni moins encore celles des esclaves qui épargnent ces fatigues à leurs patrons, ne sont le destin de la terre.
C’est le grand message du Shabbat, qui n’est pas un oasis de liberté dans un monde d’hommes et d’animaux esclaves, mais un signe prophétique de notre véritable vocation. Isaïe le sait, nous le dit, nous le rappelle, et nous invite à façonner des jours toujours plus proches de son Shabbat. Bien que nous ayons aujourd’hui toutes les ressources et la technologie nécessaires au soulagement des échines courbées, à la libération des esclaves, des ‘bœufs et des ânes’, le dos des travailleurs ploie toujours davantage, le nombre des esclaves augmente, l’exploitation des animaux aussi, qu’on aime même parfois jusqu’à l’idolâtrie. Loin de nous libérer des anciens esclavages, la technologie risque de nous asservir à des machines qui dirigent notre âme, notre temps, nos relations, et broient notre silence.
Au cœur de notre monde la Bible nous rappelle encore qu’« au commencement, ce n’était pas ainsi », et donc qu’un jour viendra où ce ne sera plus ainsi. Les prophètes en sont sûrs. Nous, nous pouvons au moins l’espérer, dans l’attente active du jour où ‘l’esprit descendra d’en haut’. Entretemps, nous pouvons reconnaître la voix de l’esprit dans la bouche des prophètes.
Isaïe avait commencé son livre en opposant la désobéissance du peuple rebelle à la paisible docilité du bœuf et de l’âne (« Un bœuf connaît son propriétaire et un âne sa mangeoire » 1, 3). Son livre est tout entier peuplé d’animaux, protagonistes de ses plus beaux versets. Maintenant, après la plainte sur les villes détruites, après l’apocalypse, les chants du guetteur et la mise à l’écart de la pierre angulaire, voici que reviennent ces deux animaux. Deux animaux dociles que la tradition chrétienne a voulu poser en compagnons de la plus belle nuit de l’histoire, sans les soumettre à un joug, ni les charger d’un fardeau. Elle nous les a livrés au repos dans une étable, réchauffant de leur chaude haleine (ruah) un nouveau-né et sa maman. Dans cette grotte se trouvait toute la Bible, se trouvait Isaïe et sa promesse d’un autre jour, d’un autre travail, d’un autre rapport à la création, enfin fraternel. Laudato si’.
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Les prophètes combattent cette illusion. Ils nous aident à comprendre ce qu’est l’esprit dans le monde : la plus grande expérience de gratuité qu’on puisse vivre sur terre. Et ils nous annoncent un monde de fraternité cosmique, au-delà de tous les esclavages des hommes et des animaux. 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Par Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 09/10/2016
« L’inspiration. Il n’est pas facile d’expliquer à quelqu’un quelque chose que nous ne comprenons pas nous-mêmes. Moi-même, face à cette question, j’en élude la substance. Et je réponds que l’inspiration n’est pas un privilège exclusif des poètes ou des artistes en général. Elle existe, a existé et il y aura toujours un groupe d’individus qu’elle inspirera »
Wislawa Szymborska, Nobel de littérature, 1996, 1996
L’illusion que le salut vient des puissants, des pharaons, des empires, a toujours beaucoup tenté les peuples, les communautés, chacun de nous. Quand l’angoisse grandit, que le découragement nous prend, que le désespoir imminent assombrit nos journées au point que nous préférons la nuit à son ombre menaçante, nous sommes immanquablement et fortement tentés de quémander notre salut auprès d’un puissant.
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