Plus grands que nos fautes

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Plus grands que nos fautes / 3 - On peut demeurer juste tout en étant faible et écouter sans avoir entendu

Par Luigino Bruni

publié dans Avvenire le 04/02/2018

Piu grandi della colpa 03 rid « Le maître dit :
“Qui fait de la vertu un métier est la ruine de la vertu.” »

Confucius

Il existe sur terre de nombreuses personnes qui, entendant un appel, répondent « me voici », même lorsqu’elles ne parviennent pas à reconnaître la voix de la personne qui les appelle par leur nom. Aujourd’hui comme hier, toujours. Elles entendent l’appel de voix intérieures différentes et inconnues, qui s’élèvent de l’amour et de la souffrance du monde. Dans le cas de ces vocations, suscitées chaque jour et dans tous les domaines de l’humain, ce qui compte vraiment, c’est de répondre. Pourtant, nous nous émerveillons lorsque nous avons à nos côtés un « Eli » qui nous renvoie nous coucher sereins, avant de nous révéler le nom de la personne qui continue de nous appeler.

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« Les fils d’Eli étaient des vauriens […]. Lorsque quelqu’un offrait un sacrifice, le servant du prêtre arrivait, dès qu’on faisait cuire la viande. Il tenait en main la fourchette à trois dents. Il piquait dans la bassine, le pot, le chaudron ou la marmite. Tout ce que ramenait la fourchette, le prêtre le prenait pour lui-même » (Samuel 2,12-14). Et, comme si ces libertés vis-à-vis des sacrifices ne leur suffisaient pas, ils « couchaient avec les femmes groupées à l’entrée de la tente de la rencontre » (2,22). Cependant, « le petit Samuel grandissait en taille et en beauté » (2,26). Ce tableau, aux tons prononcés et vifs, composé de matériaux très anciens, nous plonge immédiatement au cœur du grand sujet que sont la Bible et la vie, à savoir la coexistence de la faute et de la grâce, la dialectique entre le temple et la prophétie. La figure d’Eli, prêtre et gardien du temple de Silo, n’est pas exempte d’ambivalences. Le texte, qui est le fruit de diverses traditions et a été écrit par de nombreuses « mains » théologiques et politiques, condamne surtout ses fils, ce qui ne signifie pas pour autant qu’Eli n’a commis aucune faute (« Pourquoi as-tu honoré tes fils plus que moi, car vous vous engraissez du meilleur de toutes les offrandes d’Israël ? » (2,29).

La nuit où Samuel entend l’appel est un épisode grandiose, lors duquel Eli joue un rôle décisif et magnifique. Nul besoin d’être moralement parfait pour reconnaître l’esprit de Dieu dans le monde, ni pour dire à un jeune : « C’est le Seigneur. » On peut demeurer juste tout en étant faible, et l’on peut très bien être honnête même lorsqu’une partie de notre âme est corrompue. Même une vie ambiguë sur le plan moral peut contenir des moments splendides. Le monde regorge de paroles vraies et magnifiques prononcées par des pécheurs et d’actions très belles accomplies par des personnes qui semblaient incapables d’autre chose que de méchancetés ; même Caïn n’a pas réussi à effacer de la mémoire de ses fils l’image d’Élohim.

La vocation de Samuel est annoncée parce verset très évocateur : « La parole du SEIGNEUR était rare en ces jours-là, la vision n’était pas chose courante » (3,1). L’époque de Samuel est une époque avare de paroles et de visions, donc de prophéties (qui représente les deux à la fois). Samuel arrive pour mettre fin à ce silence et à cette éclipse de Dieu. Aujourd’hui comme hier, les prophètes sont souvent la « fleur du mal », la réponse de la terre à l’absence de la parole, de paroles et de visions. Dans le monde biblique, où la Parole de Dieu est la mère de toutes les paroles humaines vraies, la raréfaction de la parole du Seigneur se traduit en brouillard, en fumée vanitas (havel) de paroles humaines. L’Adam ne peut parler lorsque Dieu se tait ; c’est un homme aveugle et muet, sur le plan à la fois civil et spirituel.

« La lampe de Dieu n’était pas encore éteinte et Samuel était couché dans le Temple du SEIGNEUR, où se trouvait l’arche de Dieu. Le SEIGNEUR appela Samuel. Il répondit : “Me voici !” Il se rendit en courant près d’Eli et lui dit : “Me voici, puisque tu m’as appelé.” Celui-ci répondit : “Je ne t’ai pas appelé. Retourne te coucher.” Il alla se coucher. Le SEIGNEUR appela Samuel encore une fois. Samuel se leva, alla trouver Eli et lui dit : “Me voici, puisque tu m’as appelé.” Il répondit : “Je ne t’ai pas appelé, mon fils. Retourne te coucher” » (3,3-6). La voix l’appelle à deux reprises, mais Samuel ne la reconnaît pas. Elle appelle une troisième fois : « Samuel […] se leva et alla trouver Eli. Il lui dit : “Me voici, puisque tu m’as appelé.” Eli comprit alors que le SEIGNEUR appelait l’enfant » (3,8). Une conversation à trois parmi les plus belles et les plus profondes de toute la littérature sacrée. On y retrouve les fondements de cet événement anthropologique décisif que sont les vocations (religieuses, artistiques et laïques), notamment dans leur phase initiale, donc cruciale. Au début, on découvre un enfant avec son destin inscrit dans sa propre histoire, et ce dès le tout premier vœu formulé par sa mère Anne. Consacré à Dieu et à son culte dès son plus jeune âge, il dormait à l’intérieur du temple, près de l’arche de l’Alliance. La religion était son milieu naturel, le temple, sa maison, les paroles sacrées, son langage. Et pourtant, « Samuel ne connaissait pas encore le SEIGNEUR. La parole du SEIGNEUR ne s’était pas encore révélée à lui » (3,7). Nous le savons, son époque était une époque avare sur le plan spirituel. Cependant, même au cours des rares périodes de paroles abondantes, il ne suffit pas de baigner dans une vie religieuse pour connaître Dieu et sa parole. On peut très bien passer toute sa vie dans les lieux sacrés, être consacré et porter tous les jours des vêtements en lin sans connaître Dieu, comme les fils d’Eli ou les nombreux herméneutes de la religion.

Contrairement à ce qui se passe pour Abraham, Isaïe, Jérémie et Moïse, lorsque Samuel est appelé nous trouvons un médiateur humain, un intermédiaire, un tiers qui entre en scène. Au moment des autres grands appels dans la Bible, Dieu se révèle directement, ou bien à travers l’un de ses anges (Agar, Marie). Si les personnes appelées expriment des doutes quant à leur capacité à accomplir cette mission, elles reconnaissent la voix. Et, lorsqu’elles ne la reconnaissent pas (Saul demande : « Qui es-tu ? »), c’est la voix elle-même qui prononce leur nom. Samuel, lui, ne reconnaît pas la voix, jusqu’à ce qu’Eli lui révèle qui lui parle.

Ce jeu à plusieurs voix, modèle du bon processus de discernement de l’esprit et des vocations, est particulièrement beau et important. Avant toute chose, Eli lui-même a besoin d’entendre trois « appels » pour reconnaître la nature de la voix. Connaissant très bien Samuel, peut-être avait-il compris que celui-ci, dès son premier réveil, recevait un appel prophétique, mais a-t-il préféré attendre. Savoir attendre est l’art le plus précieux à maîtriser pour les personnes qui interprètent les voix des autres (et leurs propres voix). C’est vrai à toute époque, et plus particulièrement lors de celles où Dieu se fait rare, lorsque son souvenir est lointain, lorsque la faim et la soif engendrent des mirages et des voix futiles. Eli reconnaît au moment voulu et opportun, dans la voix qui appelle Samuel, les signes de la voix du Seigneur. Si le texte ne nous explique pas grâce à quelle « technique » il parvient à la discerner, il nous enseigne quelque chose de plus important : Eli sait reconnaître la voix qui appelle quelqu’un d’autre. Un herméneute des vocations est quelqu’un qui sait interpréter les signes d’une voix bonne et différente au milieu des nombreuses voix de la vie. Sa faculté la plus rare et la plus précieuse est peut-être précisément celle-ci : savoir dire « c’est le Seigneur » sans pouvoir écouter directement la voix. Comme Joseph en Égypte, Eli devient l’interprète des « rêves » des autres ; car toute vocation authentique commence par un rêve, étant donné que le temps de veille est trop bref pour nous faire entendre ces voix d’infini. Eli n’était pas un prophète et ne s’était probablement jamais entendu appeler par son nom. Nul besoin d’être soi-même prophète pour accompagner un prophète : il suffit « seulement » de posséder un charisme, de l’expérience et une grande honnêteté. Si Eli ne connaissait pas la voix, il connaissait la parole du Seigneur. Les récits des grands appels dans l’histoire du salut lui étaient familiers. Son expérience de la parole lui a permis de reconnaître une voix qu’il n’avait jamais entendue mais dont il avait entendu parler dans le temple et dans la bouche des pères sous la tente. Une vie passée à écouter la parole lui a permis d’arriver préparé au rendez-vous le plus important avec une voix qui s’adressait à un enfant, de la reconnaître et d’affirmer avec certitude, au bon moment : « C’est le Seigneur. » Une vie consacrée à la connaissance de la parole afin de parvenir à reconnaître, dans son grand âge, la voix qui parle à un enfant, car la parole qu’il avait si souvent écoutée résonnait en lui comme s’il s’agissait d’une voix. Les communautés spirituellement vivantes sont constituées d’un petit nombre de prophètes appelés par leur nom et de nombreuses personnes venues écouter une parole qui ne les appelle certes pas par leur nom, mais qui se fait voix au fond de leur âme. La parole permet à de nombreuses personnes qui ne sont pas prophètes de vivre une expérience semblable, sinon identique, à celle des prophètes appelés par leur nom, et c’est là une vraie égalité sous le soleil, qui va au-delà de la différence de charismes et de talents. Une expérience possible avant tout grâce à la parole biblique, mais aussi grâce à l’écoute véritable et à la fréquentation sérieuse de toute grande parole humaine. Nous pouvons en outre reconnaître les vrais poètes sans être nous-mêmes poètes, et nous savons reconnaître les vertus des autres même sans être vertueux. Nous aurons alors appris le merveilleux métier de la vie. À ce moment-là, Eli peut donner à Samuel le plus précieux des conseils et achever ainsi sa mission : « Retourne te coucher. Et, s’il t’appelle, tu lui diras : “Parle, SEIGNEUR, ton serviteur écoute” » (3,9).

Enfin, ce « s’il t’appelle » est extrêmement important. Un accompagnateur expert et honnête peut certes reconnaître les signes d’une vocation et l’authenticité de la voix qui a percé la nuit ; or, il lui est impossible de savoir si la voix appellera une quatrième fois, la fois décisive. Nombreuses sont les personnes qui ont entendu leur nom par trois fois. Un Eli leur a dit « c’est le Seigneur », pourtant elles sont retournées se coucher et dorment depuis des années dans l’attente vaine d’un quatrième appel. D’autres ont perdu le sommeil il y a bien longtemps, depuis qu’une vraie voix les appelle au-dedans d’elles sans leur laisser un moment de répit ; hélas, elles ont rencontré sur leur route un interprète malhonnête qui, à la question : « Est-ce toi qui m’as appelé ? », a répondu : « Oui, c’est moi », avant de devenir leur « prêtre intérieur ». D’autres encore ont à leurs côtés un herméneute, malhonnête d’une autre façon (impatient, inexpérimenté et/ou dénué de charisme), qui leur a répondu : « C’est le Seigneur. » C’est ainsi qu’elles écoutent et suivent une voix banale ou fausse qu’elles appellent « le Seigneur » et qu’elles se retrouvent prises dans des vies vocationnelles où la vocation est absente. Rares sont les manipulations, exercées en toute bonne foi ou non, qui sont plus dévastatrices encore que les manipulations vocationnelles. Si Samuel arrive en pleine nuit et nous demande : « Est-ce toi qui m’as appelé ? » et que nous ne sommes pas Eli, nous nous contenterons de répondre : « Je ne sais pas qui t’appelle. Je sais seulement que ce n’est pas moi. Mais toi, continue d’écouter. »

Dans les moments où les voix et les visions se font rares, nous avons besoin d’Anne et de Samuel. Cependant, nous avons aussi grand besoin de l’humanité honnête d’Eli : « Samuel alla se coucher à sa place habituelle. Le SEIGNEUR vint et se tint présent. Il appela comme les autres fois : “Samuel, Samuel !” Samuel dit : “Parle, ton serviteur écoute” » (3,10).

 

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Plus grands que nos fautes / 3 - On peut demeurer juste tout en étant faible et écouter sans avoir entendu

Par Luigino Bruni

publié dans Avvenire le 04/02/2018

Piu grandi della colpa 03 rid « Le maître dit :
“Qui fait de la vertu un métier est la ruine de la vertu.” »

Confucius

Il existe sur terre de nombreuses personnes qui, entendant un appel, répondent « me voici », même lorsqu’elles ne parviennent pas à reconnaître la voix de la personne qui les appelle par leur nom. Aujourd’hui comme hier, toujours. Elles entendent l’appel de voix intérieures différentes et inconnues, qui s’élèvent de l’amour et de la souffrance du monde. Dans le cas de ces vocations, suscitées chaque jour et dans tous les domaines de l’humain, ce qui compte vraiment, c’est de répondre. Pourtant, nous nous émerveillons lorsque nous avons à nos côtés un « Eli » qui nous renvoie nous coucher sereins, avant de nous révéler le nom de la personne qui continue de nous appeler.

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La vie, ce merveilleux métier

Plus grands que nos fautes / 3 - On peut demeurer juste tout en étant faible et écouter sans avoir entendu Par Luigino Bruni publié dans Avvenire le 04/02/2018 « Le maître dit : “Qui fait de la vertu un métier est la ruine de la vertu.”...
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Plus grands que nos fautes / 2 - Le don des enfants reçus en cadeau est le fondement de l’existence

de Luigino Bruni

publié dans Avvenire le 28/01/2018

Piu grandi della colpa 02 rid« Donne-moi à manger,
Donne-moi à boire…
La faim est un mystérieux appel
qui élève, abaisse, soutient et relâche,
je te soutiens et je me relâche.
Donne-moi de l’eau,
donne-moi la main,
car nous appartenons
au même monde. »

Chandra Livia Candiani, Dammi da mangiare

Dieu entendit le cri d’Anne et « se souvint d’elle » (1 Samuel, 1,19), de la même façon qu’il s’était souvenu de son peuple tombé en esclavage en Égypte, après la première prière collective de la Bible (Exode 2, 23). Le Dieu de la Bible est un Dieu qui sait se mettre à l’écoute de tous les hommes, en particulier des victimes. Les idoles, quant à elles, sont sourdes et muettes parce qu’elles sont mortes. Le Seigneur est vivant car il a des « oreilles » pour entendre ; il peut alors se faire tirer de son sommeil, se réveiller après avoir relâché son attention alors que nous sommes sur le bateau et que la tempête fait rage.

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Face à un Dieu qui semble rester sourd à notre prière, la métaphore du sommeil est celle qui lui permet de continuer à être vivant, à être présent. Nous pouvons toujours continuer à prier pendant qu’il demeure silencieux, jusqu’au moment où nous comprenons qu’il s’est seulement endormi et qu’il se réveillera en entendant nos lamentations. Nous cessons de croire et, par conséquent, de prier, dès lors que nous nous persuadons que le ciel est sourd parce qu’il est tout simplement vide. Or, Dieu peut tout-à-fait être vivant même lorsqu’il se tait, et la Bible nous enseigne que nous devons perturber son sommeil par nos cris. La prière- lamentation d’Anne a réussi à le réveiller ; elle représente un acompte et un espoir pour tous les autres hommes et femmes qui, malgré leurs prières, ne parviennent pas à réveiller Dieu, pour toutes les personnes qui, comme elle, ont prié mais n’ont jamais obtenu que leurs enfants naissent ou guérissent. Tout comme ces personnes, nous pouvons toujours reprendre les paroles d’Anne afin de continuer à croire et à espérer. Jusqu’au bout, jusqu’au moment où il se réveillera peut-être pour nous étreindre lors d’un dernier vol en toute confiance, accompagné de notre dernier « me voici ». Notre foi est vivante et authentique, y compris lorsqu’elle incarne la confiance en un Dieu qui dort et que nous essayons de réveiller, toute notre vie.

Après avoir prié dans le temple de Silo, Anne « s’en alla, elle mangea et n’eut plus le même visage ». Elqana « connut sa femme Anne […] qui […] enfanta un fils. Elle l’appela Samuel » (1,19-20). Après la naissance de l’enfant, son père se rendit de nouveau au temple pour le pèlerinage annuel par lequel il souhaitait à présent rendre grâce à Dieu : « Anne ne monta pas, car, dit-elle à son mari, “attendons que l’enfant soit sevré : alors je l’emmènerai, il se présentera devant le SEIGNEUR et il restera là-bas pour toujours” » (1,22). Ses deux parents confirment ensemble le vœu d’Anne (« si tu daignes […] donner à ta servante un garçon, je le donnerai au SEIGNEUR pour tous les jours de sa vie et le rasoir ne passera pas sur sa tête » (1,11). Pourtant la mère prend la liberté de le garder auprès d’elle jusqu’à ce qu’il soit sevré (au moins jusqu’à ses trois ans). Pour prendre cette décision, Anne ne demande la permission ni à son mari (même si, d’après le récit de la Bible, celui-ci l’approuve : 1,23), ni à Dieu, car il s’agit de l’un de ces choix fondamentaux et intimes que les femmes peuvent faire seules.

Si les mères (dans la langue hittite, Anne signifiait « mère ») ne gouvernent pas leurs enfants, elles ont toutefois une autorité naturelle et sacrée sur eux durant leurs premières années, et ni la loi, ni la religion ne sauraient interférer dans ce domaine. Aujourd’hui comme hier, il s’agit à la fois d’une richesse et d’un don immense et propre aux femmes, qui les rend solidaires et semblables entre elles, qui précède et surpasse les grandes différences existantes, expression profonde et fondatrice de la loi de la vie. Puis vient le jour où cette intimité spéciale et unique mère-enfant prend fin. Car elle doit prendre fin, et l’enfant est alors engendré une seconde fois. Ce jour-là, il faut un amour-gratuité que la première génération ne connaît pas forcément. Nos mères nous engendrent en nous mettant au monde, puis elles nous réengendrent en nous perdant afin de nous rendre capables d’accomplir notre don. Cette deuxième naissance prend de multiples formes. Le texte de la Bible ne livre aucune description des émotions et des sentiments d’Anne, même si le récit intègre quelques détails, comme celui-ci, très touchant, qui nous inspire une pensée émue pour les nombreuses mères qui ont accompagné et continuent d’accompagner par des actes similaires leurs enfants reçus en cadeau : « Sa mère lui faisait un petit manteau et le lui montait chaque année » (2,19).

Samuel, Samson ou Isaac ne sont pas les seuls enfants que leurs mères ont redonnés après les avoir reçus en cadeau. Pour chaque enfant arrive le moment où il est « donné au Seigneur » ; car, si ce moment n’arrive pas, malheur aux enfants et à leurs mères. Il s’agit du moment où les parents, et notamment les mères, de façon différente et spéciale, pressentent qu’ils doivent redonner cet enfant qu’ils ont reçu en cadeau puis sevré et accompagné au tout début de sa vie ; car, si nous savons tous que nos enfants ne sont rien d’autre qu’un cadeau et le fruit de la providence, les femmes, les hommes et les familles qui n’ont pas reçu ces dons le savent encore mieux que nous. Ils comprennent que leurs enfants ne leur appartiennent pas, qu’ils ne sont là que pour veiller sur eux au début de leur vie et qu’ils doivent les laisser partir. Là encore, il s’agit d’un signe de cette gratuité inconditionnelle à l’origine de la vie et des générations : « Le SEIGNEUR m’a concédé ce que je lui demandais. À mon tour, je le cède au SEIGNEUR » (1,27-28).

Arrive donc le jour où Anne entreprend un voyage avec Samuel, vers le temple de Silo : « Lorsqu’elle l’eut sevré, elle le fit monter avec elle, avec trois taureaux, une mesure de farine et une outre de vin ; elle le fit entrer dans la Maison du SEIGNEUR à Silo, et l’enfant devint servant » (1,24). Le ton et l’atmosphère de ce voyage rappellent à bien des égards celui d’Abraham vers le mont Moria, afin de redonner le fils qu’une autre femme stérile a reçu en cadeau. C’est à travers le don de nos enfants reçus en cadeau que nous apprenons toujours et encore les fondements de l’existence sous le soleil, que nous découvrons et redécouvrons que toute notre vie nous est donnée car nous pouvons la redonner librement et gratuitement. Jusqu’au dernier instant, lorsque nous rendrons cet esprit qui nous avait été donné le premier jour et que nous serons capables de cette ultime offrande parce que nous nous serons entraînés tout au long de notre vie à cette réciprocité primaire.

C’est là que nous entendons résonner le chant d’Anne, l’un des plus beaux de toute la Bible. Un hymne merveilleux que l’auteur de ce livre de la Bible a tenu à faire figurer après le don de cet enfant, et non pas lorsqu’Anne tombe enceinte, ni après son accouchement. C’est le chant de la gratuité réciproque. Pour pouvoir entonner ces cantiques de libération et de résurrection, personne ne saurait être mieux placé, de par sa condition existentielle, que celui qui a tout reçu et tout redonné. Seuls les pauvres peuvent chanter les magnificat : « J’ai le cœur joyeux grâce au SEIGNEUR et le front haut grâce au SEIGNEUR. […] L’arc des preux est brisé, ceux qui chancellent ont la force pour ceinture. Les repus s’embauchent pour du pain, et les affamés se reposent. Ainsi la stérile enfante sept fois, et la mère féconde se flétrit. […] Le SEIGNEUR appauvrit et enrichit, il abaisse, il élève aussi. Il relève le faible de la poussière et tire le pauvre du tas d’ordures, pour les faire asseoir avec les princes et leur attribuer la place d’honneur » (2,1-8).

La vie telle qu’elle se déroule dans le monde qui entoure Anne ne ressemblait en rien à celle que décrit son chant. Dans sa ville, au sein des autres tribus d’Israël et des peuples cananéens environnants, comme dans le temple de Silo d’où s’élèvent ses louanges, les pauvres restaient sur leur tas d’ordures, les affamés, et non les repus, cherchaient du pain et du travail sans jamais les trouver et continuaient d’avoir faim. Son chant est donc prophétique, à l’instar de ceux d’Isaïe ou du Magnificat de Marie, que certains commentateurs d’une époque reculée attribuaient à Élisabeth car elle était stérile comme Anne. Et, comme toute prophétie, c’est un « déjà » qui se réfère à un « pas encore ». Le petit Samuel incarne le « déjà » d’Anne, son bout de terre promise d’où elle peut s’élever et apercevoir à l’horizon la terre de tous les hommes, remplie de lait et de miel. Certains « pas encore » d’aujourd’hui peuvent se transformer demain en « déjà » si, dès aujourd’hui, il se trouve quelqu’un qui a la force de voir et de chanter que les pauvres sont relevés pendant qu’ils sont humiliés, qu’ils sont repus alors qu’ils ont encore faim, et que les riches sont abaissés pendant qu’ils sont puissants et invincibles.

Les libérations ne peuvent s’accomplir si on ne les a pas d’abord vues, désirées par la prière et chantées. Cependant, la prophétie a besoin de son petit « déjà », d’un déjà-enfant, et le déjà- enfant a besoin de quelqu’un qui, en le chantant, lui permet de s’incarner à travers le « pas encore ». Trop de pauvres humiliés et affamés ne se relèvent pas, tandis que trop de riches et de puissants ne s’abaissent pas parce qu’ils n’ont pas suffisamment expérimenté le « déjà », ou bien parce qu’il se trouve trop peu de personnes pour chanter le ‘pas encore’. Notre temps souffre moins d’un manque de « déjà » que de la rareté des prophètes, les seuls en mesure de voir et de chanter que nous avons besoin d’un « pas encore » plus grand que nous et, par là même, capable de générer un présent meilleur que le nôtre pour nos enfants. Aucune génération ne peut laisser un monde meilleur à celle qui lui succède si elle tue le ‘pas encore’, si elle le rabaisse trop ou l’écrase de son propre « déjà ».

Anne, Marie et les prophètes entretiennent la promesse sans la rapetisser, et ils nous aident à ne pas confondre les fleuves de Babylone avec le Jourdain ; tandis qu’ils chantent leur Magnificat, ils nous invitent à poser cette question à la sentinelle : « Dans combien de temps viendra l’aube ? » Tant que notre cœur et notre esprit ont assez d’énergie pour chanter ces magnificat, et tant que nous restons suffisamment pauvres pour les chanter avec sincérité et dignité, nous pouvons continuer d’espérer que la nuit finira et que l’aurore viendra nous surprendre. La nuit n’en finit plus lorsque nous cessons de chanter avec Anne, lorsque les résurrections qui ne viennent pas, les nôtres et celles des autres victimes, nous persuadent que le jour ne se lèvera pas, qu’aucune sentinelle ne veille et que nous n’avons plus rien à demander, ni de Dieu à réveiller. La Bible continue de nous donner la possibilité de chanter le magnificat, pourtant elle ne peut le faire à notre place : pour l’entonner, il nous faut notre voix, et avant tout notre foi que ces paroles peuvent exister au cœur de nos nuits.

Car, même au milieu de ces nuits infinies, nous pouvons avoir la chance d’entendre l’hymne d’Anne, fût-ce par hasard. Ainsi, sans lui demander la permission, nous lui empruntons ses paroles pour nous remettre à prier, à chanter et à espérer. Il n’y a pas de prière plus belle qu’une prière chuchotée par celui qui, un jour, a cessé de prier parce qu’il souffrait trop et qui, un autre jour, devenu muet, a retrouvé la parole égarée parmi les paroles de la Bible. Il a compris que ces paroles avaient été écrites juste pour lui et qu’elles nous attendaient, comme un cadeau, au milieu du temps infini des événements à venir. La parole continue alors à se faire chair.

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Jusqu’au bout, jusqu’au moment où il se réveillera peut-être pour nous étreindre lors d’un dernier vol en toute confiance, accompagné de notre dernier « me voici ». Notre foi est vivante et authentique, y compris lorsqu’elle incarne la confiance en un Dieu qui dort et que nous essayons de réveiller, toute notre vie. Après avoir prié dans le temple de Silo, Anne « s’en alla, elle mangea et n’eut plus le même visage ». Elqana « connut sa femme Anne […] qui […] enfanta un fils. Elle l’appela Samuel » (1,19-20). Après la naissance de l’enfant, son père se rendit de nouveau au temple pour le pèlerinage annuel par lequel il souhaitait à présent rendre grâce à Dieu : « Anne ne monta pas, car, dit-elle à son mari, “attendons que l’enfant soit sevré : alors je l’emmènerai, il se présentera devant le SEIGNEUR et il restera là-bas pour toujours” » (1,22). Ses deux parents confirment ensemble le vœu d’Anne (« si tu daignes […] donner à ta servante un garçon, je le donnerai au SEIGNEUR pour tous les jours de sa vie et le rasoir ne passera pas sur sa tête » (1,11). Pourtant la mère prend la liberté de le garder auprès d’elle jusqu’à ce qu’il soit sevré (au moins jusqu’à ses trois ans). Pour prendre cette décision, Anne ne demande la permission ni à son mari (même si, d’après le récit de la Bible, celui-ci l’approuve : 1,23), ni à Dieu, car il s’agit de l’un de ces choix fondamentaux et intimes que les femmes peuvent faire seules. Si les mères (dans la langue hittite, Anne signifiait « mère ») ne gouvernent pas leurs enfants, elles ont toutefois une autorité naturelle et sacrée sur eux durant leurs premières années, et ni la loi, ni la religion ne sauraient interférer dans ce domaine. Aujourd’hui comme hier, il s’agit à la fois d’une richesse et d’un don immense et propre aux femmes, qui les rend solidaires et semblables entre elles, qui précède et surpasse les grandes différences existantes, expression profonde et fondatrice de la loi de la vie. Puis vient le jour où cette intimité spéciale et unique mère-enfant prend fin. Car elle doit prendre fin, et l’enfant est alors engendré une seconde fois. Ce jour-là, il faut un amour-gratuité que la première génération ne connaît pas forcément. Nos mères nous engendrent en nous mettant au monde, puis elles nous réengendrent en nous perdant afin de nous rendre capables d’accomplir notre don. Cette deuxième naissance prend de multiples formes. Le texte de la Bible ne livre aucune description des émotions et des sentiments d’Anne, même si le récit intègre quelques détails, comme celui-ci, très touchant, qui nous inspire une pensée émue pour les nombreuses mères qui ont accompagné et continuent d’accompagner par des actes similaires leurs enfants reçus en cadeau : « Sa mère lui faisait un petit manteau et le lui montait chaque année » (2,19). Samuel, Samson ou Isaac ne sont pas les seuls enfants que leurs mères ont redonnés après les avoir reçus en cadeau. Pour chaque enfant arrive le moment où il est « donné au Seigneur » ; car, si ce moment n’arrive pas, malheur aux enfants et à leurs mères. Il s’agit du moment où les parents, et notamment les mères, de façon différente et spéciale, pressentent qu’ils doivent redonner cet enfant qu’ils ont reçu en cadeau puis sevré et accompagné au tout début de sa vie ; car, si nous savons tous que nos enfants ne sont rien d’autre qu’un cadeau et le fruit de la providence, les femmes, les hommes et les familles qui n’ont pas reçu ces dons le savent encore mieux que nous. Ils comprennent que leurs enfants ne leur appartiennent pas, qu’ils ne sont là que pour veiller sur eux au début de leur vie et qu’ils doivent les laisser partir. Là encore, il s’agit d’un signe de cette gratuité inconditionnelle à l’origine de la vie et des générations : « Le SEIGNEUR m’a concédé ce que je lui demandais. À mon tour, je le cède au SEIGNEUR » (1,27-28). Arrive donc le jour où Anne entreprend un voyage avec Samuel, vers le temple de Silo : « Lorsqu’elle l’eut sevré, elle le fit monter avec elle, avec trois taureaux, une mesure de farine et une outre de vin ; elle le fit entrer dans la Maison du SEIGNEUR à Silo, et l’enfant devint servant » (1,24). Le ton et l’atmosphère de ce voyage rappellent à bien des égards celui d’Abraham vers le mont Moria, afin de redonner le fils qu’une autre femme stérile a reçu en cadeau. C’est à travers le don de nos enfants reçus en cadeau que nous apprenons toujours et encore les fondements de l’existence sous le soleil, que nous découvrons et redécouvrons que toute notre vie nous est donnée car nous pouvons la redonner librement et gratuitement. Jusqu’au dernier instant, lorsque nous rendrons cet esprit qui nous avait été donné le premier jour et que nous serons capables de cette ultime offrande parce que nous nous serons entraînés tout au long de notre vie à cette réciprocité primaire. C’est là que nous entendons résonner le chant d’Anne, l’un des plus beaux de toute la Bible. Un hymne merveilleux que l’auteur de ce livre de la Bible a tenu à faire figurer après le don de cet enfant, et non pas lorsqu’Anne tombe enceinte, ni après son accouchement. C’est le chant de la gratuité réciproque. Pour pouvoir entonner ces cantiques de libération et de résurrection, personne ne saurait être mieux placé, de par sa condition existentielle, que celui qui a tout reçu et tout redonné. Seuls les pauvres peuvent chanter les magnificat : « J’ai le cœur joyeux grâce au SEIGNEUR et le front haut grâce au SEIGNEUR. […] L’arc des preux est brisé, ceux qui chancellent ont la force pour ceinture. Les repus s’embauchent pour du pain, et les affamés se reposent. Ainsi la stérile enfante sept fois, et la mère féconde se flétrit. […] Le SEIGNEUR appauvrit et enrichit, il abaisse, il élève aussi. Il relève le faible de la poussière et tire le pauvre du tas d’ordures, pour les faire asseoir avec les princes et leur attribuer la place d’honneur » (2,1-8). La vie telle qu’elle se déroule dans le monde qui entoure Anne ne ressemblait en rien à celle que décrit son chant. Dans sa ville, au sein des autres tribus d’Israël et des peuples cananéens environnants, comme dans le temple de Silo d’où s’élèvent ses louanges, les pauvres restaient sur leur tas d’ordures, les affamés, et non les repus, cherchaient du pain et du travail sans jamais les trouver et continuaient d’avoir faim. Son chant est donc prophétique, à l’instar de ceux d’Isaïe ou du Magnificat de Marie, que certains commentateurs d’une époque reculée attribuaient à Élisabeth car elle était stérile comme Anne. Et, comme toute prophétie, c’est un « déjà » qui se réfère à un « pas encore ». Le petit Samuel incarne le « déjà » d’Anne, son bout de terre promise d’où elle peut s’élever et apercevoir à l’horizon la terre de tous les hommes, remplie de lait et de miel. Certains « pas encore » d’aujourd’hui peuvent se transformer demain en « déjà » si, dès aujourd’hui, il se trouve quelqu’un qui a la force de voir et de chanter que les pauvres sont relevés pendant qu’ils sont humiliés, qu’ils sont repus alors qu’ils ont encore faim, et que les riches sont abaissés pendant qu’ils sont puissants et invincibles. Les libérations ne peuvent s’accomplir si on ne les a pas d’abord vues, désirées par la prière et chantées. Cependant, la prophétie a besoin de son petit « déjà », d’un déjà-enfant, et le déjà- enfant a besoin de quelqu’un qui, en le chantant, lui permet de s’incarner à travers le « pas encore ». Trop de pauvres humiliés et affamés ne se relèvent pas, tandis que trop de riches et de puissants ne s’abaissent pas parce qu’ils n’ont pas suffisamment expérimenté le « déjà », ou bien parce qu’il se trouve trop peu de personnes pour chanter le ‘pas encore’. Notre temps souffre moins d’un manque de « déjà » que de la rareté des prophètes, les seuls en mesure de voir et de chanter que nous avons besoin d’un « pas encore » plus grand que nous et, par là même, capable de générer un présent meilleur que le nôtre pour nos enfants. Aucune génération ne peut laisser un monde meilleur à celle qui lui succède si elle tue le ‘pas encore’, si elle le rabaisse trop ou l’écrase de son propre « déjà ». Anne, Marie et les prophètes entretiennent la promesse sans la rapetisser, et ils nous aident à ne pas confondre les fleuves de Babylone avec le Jourdain ; tandis qu’ils chantent leur Magnificat, ils nous invitent à poser cette question à la sentinelle : « Dans combien de temps viendra l’aube ? » Tant que notre cœur et notre esprit ont assez d’énergie pour chanter ces magnificat, et tant que nous restons suffisamment pauvres pour les chanter avec sincérité et dignité, nous pouvons continuer d’espérer que la nuit finira et que l’aurore viendra nous surprendre. La nuit n’en finit plus lorsque nous cessons de chanter avec Anne, lorsque les résurrections qui ne viennent pas, les nôtres et celles des autres victimes, nous persuadent que le jour ne se lèvera pas, qu’aucune sentinelle ne veille et que nous n’avons plus rien à demander, ni de Dieu à réveiller. La Bible continue de nous donner la possibilité de chanter le magnificat, pourtant elle ne peut le faire à notre place : pour l’entonner, il nous faut notre voix, et avant tout notre foi que ces paroles peuvent exister au cœur de nos nuits. Car, même au milieu de ces nuits infinies, nous pouvons avoir la chance d’entendre l’hymne d’Anne, fût-ce par hasard. Ainsi, sans lui demander la permission, nous lui empruntons ses paroles pour nous remettre à prier, à chanter et à espérer. Il n’y a pas de prière plus belle qu’une prière chuchotée par celui qui, un jour, a cessé de prier parce qu’il souffrait trop et qui, un autre jour, devenu muet, a retrouvé la parole égarée parmi les paroles de la Bible. Il a compris que ces paroles avaient été écrites juste pour lui et qu’elles nous attendaient, comme un cadeau, au milieu du temps infini des événements à venir. La parole continue alors à se faire chair. 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Plus grands que nos fautes / 2 - Le don des enfants reçus en cadeau est le fondement de l’existence

de Luigino Bruni

publié dans Avvenire le 28/01/2018

Piu grandi della colpa 02 rid« Donne-moi à manger,
Donne-moi à boire…
La faim est un mystérieux appel
qui élève, abaisse, soutient et relâche,
je te soutiens et je me relâche.
Donne-moi de l’eau,
donne-moi la main,
car nous appartenons
au même monde. »

Chandra Livia Candiani, Dammi da mangiare

Dieu entendit le cri d’Anne et « se souvint d’elle » (1 Samuel, 1,19), de la même façon qu’il s’était souvenu de son peuple tombé en esclavage en Égypte, après la première prière collective de la Bible (Exode 2, 23). Le Dieu de la Bible est un Dieu qui sait se mettre à l’écoute de tous les hommes, en particulier des victimes. Les idoles, quant à elles, sont sourdes et muettes parce qu’elles sont mortes. Le Seigneur est vivant car il a des « oreilles » pour entendre ; il peut alors se faire tirer de son sommeil, se réveiller après avoir relâché son attention alors que nous sommes sur le bateau et que la tempête fait rage.

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Chanter dès aujourd’hui le pas encore

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Plus grands que nos fautes / 1 - Les paroles sans voix des victimes sans souffle valent plus que toutes les autres

Par Luigino Bruni

publié dans Avvenire le 21/01/2018

Piu grandi della colpa 01 rid« La Bible connaît les lamentations. Les lamentations sont un moment extrêmement important dans la relation avec Dieu, jusqu’à ce que Dieu console l’homme et l’homme console Dieu. Prophétie et liturgie font avancer et reculer les lamentations entre le ciel et la terre. »

Paolo De Benedetti, La chiamata di Samuele e altre letture

Nous entamons à présent la lecture et le commentaire des deux livres de Samuel. Voici venu le temps d’une joie nouvelle, celle que, peut-être, seul le contact intérieur avec l’immense texte de la Bible réussit parfois à offrir. Et ce notamment au début, lors du sabbat de l’attente, au milieu de cette joie aurorale qui inonde l’âme avant même que celle-ci ne sache quelles paroles naîtront de cette nouvelle rencontre avec les paroles infinies de la Bible, et si elles viendront. Avant même que nous ne sachions si et dans quelle mesure nous serons capables de les transformer en un discours sur notre temps, sur nos royaumes, nos pleurs, nos vocations, nos trahisons et nos prières.

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Dans le texte de Samuel, on trouve des personnages et épisodes figurant parmi les plus populaires et magnifiques de la Bible, de l’histoire de l’art, de la littérature et de la piété populaire, et parmi toutes les paroles que le génie humain ait su écrire. Il suffit de prononcer un seul nom : David, et de nommer une seule ville : Bethléem. Si ces lointains écrivains n’avaient pas conservé et transmis ces histoires, Michel Ange, le sculpteur Gian Lorenzo Bernini et le dramaturge Vittorio Alfieri auraient eu moins de mots à leur disposition pour embellir le monde, et nous serions aujourd’hui tous plus pauvres.

Cependant, pour approcher ces textes et recevoir leur bénédiction, il nous faut procéder à un exercice et à une ascèse intentionnelle bien spécifique. Nous devons nous efforcer de ne plus avoir peur des impuretés, des métissages, des contaminations et des péchés ; de regarder en face les crimes commis le plus souvent dans les zones frontalières, mais aussi dans ces lieux peu sûrs et sombres que sont les carrefours des routes, leurs croix et leurs crucifix. Nous ne pouvons rencontrer David sans ressentir dans la chair de notre âme sa pietas envers Saül, sa passion scélérate pour Bethsabée et son hurlement de douleur après la parabole du prophète Nathan. Les personnages de la Bible nous changent uniquement dans la mesure où ils s’incarnent en nous, et ils le font davantage que ceux de tous les chefs-d’œuvre narratifs. Ils le font à condition que nous mourions avec Urie le Hittite, que nous entrions dans le temple avec Anne, à la fois désespérés et pleins d’espoir, que nous nous lamentions, avec elle et comme elle, que nous pleurions et demandions un enfant qui vienne mettre un terme à notre stérilité, et qu’ensuite, hommes et femmes que nous sommes, nous engendrions l’enfant de la promesse. À condition qu’après cela, nous retournions au temple avec Anne et son fils Samuel, que nous chantions avec elle son Magnificat et qu’un autre jour, nous le chantions de nouveau avec Élisabeth la femme stérile, et avec Marie. À condition qu’au milieu de la nuit, nous nous entendions appeler trois fois par notre nom, sans que nous reconnaissions cette voix, et qu’un ami nous dise : « C’est le Seigneur. » Nous le croyons et nous prononçons alors cette parole merveilleuse : « Me voici. »

Les livres de Samuel regorgent d’hommes et de femmes qui ne sont ni pires, ni meilleurs que nous qui les lisons, mais exactement comme nous. Immenses, fidèles et infinis, comme nous, mais aussi fragiles, infidèles et pécheurs, tout comme nous. Peut-être le message humain et éthique le plus élevé que nous puissions trouver dans la Bible consiste-t-il dans l’humilité véritable de ces écrivains juifs d’une époque reculée, qui ont voulu fonder leur histoire sacrée, leur histoire avec le Dieu le plus élevé et le plus vrai, sur des hommes et des femmes en chair et en os. Sarah, Rébecca, Jacob le traître, les chefs des tribus d’Israël vendeurs d’un frère rêveur à leur seul profit ; Moïse le meurtrier, Aaron artisan du veau d’or, David assassin et image du Messie. La Bible n’a pas eu peur des hommes et des femmes faits tout d’une pièce, et c’est ainsi qu’elle nous délivre sa parole la plus belle : si tu veux rencontrer Dieu sur terre, tu dois fréquenter la terre souillée et maculée des femmes et des hommes véritables.

Le livre de Samuel s’inscrit dans une époque particulière de l’« histoire théologique » d’Israël, entre la fin de la période des Hébreux et la naissance de la monarchie (que la chronologie situe habituellement autour de l’an 1000 av. J.-C.). Il s’agit d’un livre sur la frontière, un livre de la frontière. La figure même de Samuel est une frontière et représente un passage. Samuel est le dernier juge et consacre le premier roi ; il annonce une nouvelle prophétie en Israël et dans le monde, mais il est aussi l’héritier de la figure archaïque du voyant-chaman, très répandue parmi les peuples cananéens et en Égypte. Une frontière mélangée et métissée comme le sont toutes les frontières, la fin et le début, le crépuscule et l’aube, le gué, le lutteur de la nuit, Jacob et Israël.

Ensuite, l’extraordinaire beauté narrative et spirituelle de ces livres s’explique en grande partie par la présence de nombreux autres acteurs, décrits de façon magistrale. Parmi eux, on trouve beaucoup de femmes, de nombreuses prières de femmes, beaucoup de souffrance, de victimes et une immense beauté. « 

Il y avait un homme de Ramataïm-Çofim, de la montagne d’Ephraïm. Il s’appelait Elqana […]. Il avait deux femmes ; l’une s’appelait Anne et la seconde Peninna. Peninna avait des enfants, Anne n’en avait pas » (1 Samuel, 1-2). Le livre s’ouvre sur une rivalité entre femmes, un conflit entre deux épouses : « Sa rivale ne cessait de lui faire des affronts pour l’humilier, parce que le SEIGNEUR l’avait rendue stérile. […] Ainsi Peninna lui faisait-elle affront. Anne se mit à pleurer et refusa de manger » (1,6-7). Anne, la femme « fascinante », et Peninna la femme « féconde », deux femmes possédant deux richesses différentes. Or, dans ce monde ancien, la fécondité l’emportait sur la beauté, de sorte que la femme stérile était humiliée par la vie, par la communauté et par la religion (« le Seigneur l’avait rendue stérile »). La beauté du corps et du cœur passait après la « beauté » des entrailles. Les enfants sont le premier paradis de la Bible ; ils incarnent sa vie éternelle, la vérité de la Promesse et de l’Alliance. À travers leurs visages resplendit l’image de ce Dieu différent et unique. Pour que l’homme de la Bible puisse apercevoir l’image du Seigneur sur la terre, il ne lui suffit pas de regarder Adam, ni Ève : il doit pouvoir la voir à travers un enfant, car tout enfant est un Emmanuel (Dieu avec nous).

Un humanisme splendide et fascinant mais qui, durant des millénaires, a compliqué la façon de comprendre la vérité et la dignité des femmes, de toutes les femmes, avant et indépendamment de leur condition de mères dans leur chair. Dans ces premiers versets de Samuel, nous retrouvons ainsi un écho du cri de toutes les femmes écrasées et mortifiées, dans un monde d’hommes qui parfois les aimaient mais qui, la plupart du temps, ne les comprenaient pas, même lorsqu’elles étaient fécondes et les fascinaient. Or, il arrive que la Bible parvienne à sortir du temps pour nous offrir des phrases surprenantes qui ne devraient pas y figurer, mais qui sont bel et bien là. La prophétie de la Bible n’est pas réservée aux prophètes. Toute la Bible en est imprégnée ; la prophétie affleure lorsqu’une page de la Bible s’élève au-dessus de son propre temps, de sa propre idée de Dieu, de l’homme et de la femme, et nous raconte un autre Dieu qui n’existe pas encore, un homme et une femme plus grands que leur faute, leur monde et leur religion. Ce sont ses plus belles pages, qui ont vraiment la saveur de l’infini, comme par exemple ces paroles d’Elqana : « Anne, pourquoi pleures-tu ? Pourquoi as-tu le cœur triste ? Est-ce que je ne vaux pas mieux pour toi que dix fils ? »(1,8). Des paroles merveilleuses répétées aujourd’hui encore, au milieu des larmes, dans les foyers de tant de couples unis par un amour que les larmes rendent capables d’une générativité différente.

Les relations antagonistes, marquées par la rivalité et que nous retrouvons souvent dans la Bible, ne sont pas l’apanage des hommes. La sagesse anthropologique de la Bible nous enseigne en effet que la rivalité existe aussi entre femmes (Sarah et Agar, Rachel et Léa …), et cette rivalité est une question de génération. Les hommes, qui sont frères la plupart du temps, luttent pour le droit d’aînesse et pour le pouvoir ; quant aux femmes, elles sont en compétition pour donner la vie, sans pour autant être sœurs. Cela nous montre que la différence de la femme, son talent particulier qui, dans de nombreux domaines, dépasse celui de l’homme, ne la met pas à l’abri de cette maladie caractéristique de la vie ensemble, et que, tout en étant réellement différents, les femmes et les hommes sont vraiment égaux, semblables, qu’ils sont le miroir, ezer-kenegdo, l’un de l’autre.

Là encore, la rivalité s’accompagne d’une autre constante de l’humanisme biblique : la prédilection. « Tous les ans, cet homme montait de sa ville pour se prosterner devant le SEIGNEUR, le tout-puissant, et pour lui sacrifier à Silo. […] Vint le jour où Elqana offrait le sacrifice. Il avait coutume d’en donner des parts à sa femme Peninna et à tous les fils et filles de Peninna. Mais à Anne, il donnait une part d’honneur, car c’est Anne qu’il aimait » (1,3-5).

La préférence dont elle jouit et l’amour sincère que lui porte son mari ne suffisent cependant pas à la consoler. Anna quitte le banquet sacrificiel pour se rendre au temple de Silo, où officie Eli, le grand prêtre : « Pleine d’amertume, elle adressa une prière au SEIGNEUR en pleurant à chaudes larmes » (1,10). Une lamentation et des pleurs en guise de prière pour un enfant. Une prière qu’elle récite dans son cœur, dans une intimité que, là encore, l’homme Eli ne comprend pas : « Anne parlait en elle-même. Seules ses lèvres remuaient. On n’entendait pas sa voix. Eli la prit pour une femme ivre. […] Anne lui répondit : “Non, mon seigneur, je ne suis qu’une femme affligée ; je n’ai bu ni vin ni boisson forte. J’épanche mon âme devant le Seigneur. […] C’est l’excès de mes soucis et de mon chagrin qui m’a fait parler jusqu’ici” » (1,13-16). Certaines souffrances et certaines angoisses, celles de tous les hommes, mais surtout celles des femmes, ne peuvent s’exprimer à voix haute, parce que la vie nous a ôté tout le souffle nécessaire. Pourtant, la Bible a voulu enregistrer ces paroles essoufflées afin qu’elles accompagnent les nôtres. C’est ainsi qu’elle a conservé pour nous les paroles les plus intimes des victimes, des esclaves et des serviteurs, des paroles étouffées par les sanglots, les plus belles de toutes les prières : « Si tu daignes […] te souvenir de moi, ne pas oublier ta servante » (1,11).

Il n’existe pas de prières plus humaines et vraies qu’un « souviens-toi de moi » ou « ne m’oublie pas ». Ce sont les premières paroles émanant de tous les hommes, mais surtout celles des victimes, des pauvres, des personnes écrasées par la vie et les puissants. « Israël, écoute et souviens-toi » que ton Dieu t’a libéré d’Égypte, ne représente qu’une partie de la vie et de la foi. Car, avant ce « souviens-toi » adressé à Israël, sur lequel s’ouvre le premier commandement de la Loi (Dt 6,5), il y a le « souviens-toi » que les victimes crient vers Dieu, et sur lequel s’ouvre le premier commandement de la vie.

Chaque jour, sur la terre, de nombreux « souviens-toi de moi, ô mon Dieu » s’élèvent de la bouche des pauvres et des opprimés qui ne connaissent pas le nom de Dieu, qui l’ont oublié et n’avaient encore jamais prié avant de pousser ce hurlement vers le ciel. Ces suppliques sont plus vraies et plus belles que tous les psaumes de David. Nombreuses sont les personnes qui apprennent à prier par « excès de souffrance », en criant : « souviens-toi de moi », « souviens-toi de mon enfant », « n’oublie pas mon frère ». Beaucoup de personnes, beaucoup d’hommes, mais aussi et surtout beaucoup de femmes, qui entretiennent la prière de la terre par leurs nombreux « souviens-toi » et « ne m’oublie pas ».

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Plus grands que nos fautes / 1 - Les paroles sans voix des victimes sans souffle valent plus que toutes les autres

Par Luigino Bruni

publié dans Avvenire le 21/01/2018

Piu grandi della colpa 01 rid« La Bible connaît les lamentations. Les lamentations sont un moment extrêmement important dans la relation avec Dieu, jusqu’à ce que Dieu console l’homme et l’homme console Dieu. Prophétie et liturgie font avancer et reculer les lamentations entre le ciel et la terre. »

Paolo De Benedetti, La chiamata di Samuele e altre letture

Nous entamons à présent la lecture et le commentaire des deux livres de Samuel. Voici venu le temps d’une joie nouvelle, celle que, peut-être, seul le contact intérieur avec l’immense texte de la Bible réussit parfois à offrir. Et ce notamment au début, lors du sabbat de l’attente, au milieu de cette joie aurorale qui inonde l’âme avant même que celle-ci ne sache quelles paroles naîtront de cette nouvelle rencontre avec les paroles infinies de la Bible, et si elles viendront. Avant même que nous ne sachions si et dans quelle mesure nous serons capables de les transformer en un discours sur notre temps, sur nos royaumes, nos pleurs, nos vocations, nos trahisons et nos prières.

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La grande prière des femmes

Plus grands que nos fautes / 1 - Les paroles sans voix des victimes sans souffle valent plus que toutes les autres Par Luigino Bruni publié dans Avvenire le 21/01/2018 « La Bible connaît les lamentations. Les lamentations sont un moment extrêmement important dans la rel...