L’arbre de vie – Jacob a eu besoin d’un songe pour trouver son "échelle". Et nous ?
de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 11/05/2014
« Samuel dit à Saül : "Pourquoi m’as-tu dérangé en me faisant monter ?" Saül répondit : "Je suis dans une grande angoisse (…) Dieu s’est retiré loin de moi ; il ne me répond plus, ni par l’entremise des prophètes, ni par les songes." »
Premier livre de Samuel, 28,15
Le livre de la Genèse n’est pas un traité de morale, ni un manuel d’éthique familiale. Il est beaucoup plus que cela. Le cycle de Jacob (chapitres 27-37) est une magnifique fresque de la grandeur et des contradictions de l’homme, qui utilise toutes les couleurs de la vie et tous les tons des rapports sociaux et familiaux : depuis les splendides aurores des théophanies et des bénédictions, jusqu’aux noirceurs des mensonges et des tromperies.
Quand Esaü, après avoir été trompé et laissé sur le bas-côté du fleuve de l’Alliance en compagnie des autres "vaincus", découvre la deuxième tromperie de son frère (le vol de la bénédiction patriarcale), il “traita Jacob en ennemi (…) et se dit en lui-même : ‘L’époque du deuil de mon père approche et je pourrai tuer mon frère Jacob.’” (27,41). Leur mère Rébecca, qui avait orchestré la tromperie, informée des intentions d’Esaü, dit à Jacob : “Voici que ton frère Esaü veut se venger de toi en te tuant (…) écoute-moi ; debout ! Fuis chez mon frère Laban.” (27,42-45) Toute fraternité refusée est la porte ouverte à un fratricide possible. Jacob, encore une fois, obéit à sa mère ; pour ne pas mourir, il part, évitant ainsi que sa fraternité ne connaisse le même épilogue que celle de Caïn – la fraternité, dans la Bible, n’a jamais rien de romantique ni de sentimental. Un autre type de salut, qui arrive "par dispersion" (comme à Babel, comme entre Abraham et Loth). Et, dans le désert, l’attend la rencontre décisive dans un songe. Là, Jacob rencontre pour la première fois JHWH, qui lui adresse un appel personnel. À partir de ce moment, JHWH ne sera plus seulement le Dieu de ses pères (“JHWH, ton Dieu”, avait dit Jacob à Isaac au cours du dialogue où il le trompait – 27,20) ; il deviendra aussi son Dieu, la Voix qui l’appelle par son nom. Arrivé au désert, la nuit tombe et il s’endort. Il a un songe : “voici qu’était dressée sur terre une échelle dont le sommet touchait le ciel ; des anges y montaient et y descendaient” (28,12). Et, toujours en songe, JHWH lui parle : “Je suis JHWH, Dieu d’Abraham, ton père et Dieu d’Isaac. (…) Ta descendance sera pareille à la poussière de la terre (…) en toi toutes les familles de la terre seront bénies” (28,13-14). Jacob, le troisième des patriarches, qui a supplanté son frère par la ruse, a une rencontre personnelle avec le Dieu de l’Alliance et de ses pères, et reçoit lui aussi la promesse. À son réveil il s’exclame : “Vraiment, c’est JHWH qui est ici et je ne le savais pas !” “C’est la porte du ciel” (28,16-17).
Dans l’antiquité, les songes étaient toujours empreints de mystère, c’étaient des affaires très sérieuses et importantes. Dans la Bible ce sont aussi des lieux de réelles théophanies ; les hommes ne connaissaient pas encore l’existence de l’inconscient, et ils étaient donc libres de rêver en rêvant, et ils disposaient de toute une série de langages pour écouter et déchiffrer les paroles multiples et diverses de la vie.
Avant ce songe, Jacob n’avait pas reçu de vocation. Il était seulement le "petit-fils" d’Abraham, fils de l’Alliance et de la promesse, mais sa conduite éthique suivait un profil bas ; elle n’était ni meilleure ni différente de celle de la plupart des gens de son peuple. Il était dans une histoire d’Alliance et de promesse, qui avait accompagné les récits des veillées familiales sous la tente, et qui avait nourri son âme d’espérance. Mais l’héritage de l’Alliance et de la promesse ne passe pas par le sang ; ce n’est pas un titre de noblesse, et il ne se transmet pas avec le nom de famille. Toute alliance porte sur le prénom, c’est une question de vocation, une rencontre personnelle avec la Voix qui appelle et qui crée une mission et un destin.
Il ne suffit pas d’être fils ou proche du fondateur d’une entreprise pour recueillir son héritage moral. Le fils hérite du statut social, du prestige et des biens de ses parents, mais l’entreprise familiale meurt – ou est vendue – si un appel personnel n’est pas perçu, à un moment donné, par au moins une personne de cette famille, pour continuer cette première aventure humaine et morale, et poursuivre le rêve et le pacte d’où est née l’entreprise. Ce premier pacte meurt, si Gianna reste seulement la fille de Bruno, le fondateur, jusqu’à ce qu’un nouveau rêve se présente à elle. Les vocations existent, même dans notre monde postmoderne et désenchanté, qui semble ne plus savoir rêver et écouter les voix profondes de la vie. Nous pouvons avoir des idées différentes sur Celui qui est ou sur ce qu’est la voix qui appelle, mais c’est un fait d’expérience que les vocations remplissent la terre, la font vivre et renaître chaque jour. On ne pourrait pas expliquer – ou on le ferait peu, et mal – l’existence des artistes, des savants, des poètes, des missionnaires, ni même la présence de tous ces entrepreneurs et acteurs du social, si l’on ne prenait pas en considération la notion de vocation. Et l’on ne connaîtrait pas les dimensions essentielles de la vie, entre autres la gratuité, s’il n’y avait pas sur la terre des personnes "mues de l’intérieur", qui ne courent pas après des primes mais suivent une voix.
Noémie avait été employée pendant vingt ans dans une entreprise publique ; un jour, un jour précis, elle comprend qu’il faut qu’elle quitte son emploi stable pour créer, avec d’autres, une entreprise dans le domaine des énergies alternatives, et ainsi transformer son idéal éthique en un projet professionnel et social. Un jour, un jour précis, Marc lit "par hasard" un livre d’économie, et il a envie d’écrire à l’auteur : “Ce livre, tu l’as écrit pour moi.” À quelques années de distance, Marc a changé de vie et, aujourd’hui, c’est un entrepreneur de l’économie de communion. Passion, intérêt, préférence… certes ; mais pour comprendre et bien raconter ces histoires d’hier, d’aujourd’hui et de toujours, le mot le plus fort et le plus efficace est celui de ‘vocation’ (il faudrait écrire un “dictionnaire des vocations” recueillies dans tous les domaines de l’humain). Entendre au-dedans de soi : “Tu peux devenir autre chose que ce que tu es et qui est la meilleure partie de toi”, est une expérience plus vraie et plus forte. Toute personne a une vocation, un chemin qui le conduit vers sa propre excellence et vers le bien commun, un "non encore" qui attend de devenir un "déjà". Cependant, toutes les vocations ne s’épanouissent pas, parce que, si elles ne rencontrent pas des êtres et des lieux de gratuité, ces voix ne peuvent pas être entendues, elles restent étouffées par le bruit du quotidien, un bruit devenu trop fort dans note civilisation. Touts les fois qu’une personne découvre sa vocation, la suit et la garde, il se produit toujours une rencontre entre passé, présent et avenir, entre ciel et terre, une rencontre qui change le monde et l’améliore pour toujours. Parfois cette voix s’entend à l’âge de 12 ans, d’autres l’entendent à 80 ans ; peu importe l’âge ou la santé. La seule chose qui importe, c’est de trouver un jour la "porte" du ciel et de voir les "anges" monter et descendre sur l’"échelle" qui la relie à la terre et à notre vie.
Laurence est écrivain, et quand elle compose ses récits, elle voit "descendre du ciel" sa grand-mère Anna qui avait appris par cœur des poésies, pendant ses courtes années d’école, et les lui récitait les jours de fête. Franck est entrepreneur ; le jour où il inaugurait enfin le siège de son entreprise, il est "monté au ciel’" et a remercié Giovanni, son arrière-grand-père qui, lorsqu’il était enfant, lui avait transmis la beauté et la sagesse de la création des mains et du cœur.
Lorsqu’il se réveille de son rêve-rencontre, Jacob prend la pierre sur laquelle il avait dormi (28,11), et qui avait donc "participé" à ce songe, afin qu’elle vive elle aussi ; il "l’érigea en stèle et versa de l’huile au sommet. Il appela ce lieu Béthel (...) mais auparavant le nom de la ville était Louz" (28,18-19). Dans les récits de vocations, la géographie a le même poids que l’histoire ; les faits parlent, mais les lieux aussi. Tous les symboles sont une rencontre entre histoire et géographie, entre les paroles et les lieux. On ne comprend pas vraiment qui étaient Mère Teresa et Gandhi sans l’Inde, ni Etty Hillesum sans la Hollande occupée par les nazis, ni l’abbé Oreste Benzi sans certaines ruelles obscures de Rimini. Les lieux aussi ont un nom, c’est-à-dire un appel et un destin ; ils participent en tant que protagonistes à nos histoires, parce qu’il existe entre la terre et les hommes une loi mystérieuse, mais bien réelle, de réciprocité. Tout cela, l’homme de la Bible le savait parfaitement. Quant à nous, qui sommes atrophiés de notre capacité symbolique, nous le savons beaucoup moins bien, mais nous ne l’avons pas totalement oublié. Souvent, quand nous sommes fatigués, nous retournons instinctivement vers les lieux symboliques de notre vie où, un certain jour, nous avons entendu la Voix décisive, pour nous laisser à nouveau aimer par ces lieux, nous choisir à nouveau, retrouver ce premier songe et nous entendre à nouveau appeler par notre nom.
La terre et le ciel continuent de vivre et de nous parler. Et, comme Jacob, nous continuons à les rêver et à chercher, tout au long de notre vie, la "porte du ciel" et une "échelle" pour l‘atteindre.
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