L'âme et la cithare

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L'âme et la cithare/3 - La paternité est l'art merveilleux de déclouer ses enfants de leurs croix.

Par Luigino Bruni

Publié sur Avvenire le 12/04/2020

« Je suis sale, Milena, infiniment sale, c’est pourquoi j’en rajoute tant sur la pureté. Rien de plus pur que les chants de ceux qui sont dans l'enfer le plus profond : nous les confondons avec des chœurs d'anges. »

Franz Kafka, Lettres à Milena

Le Psaume 3 est un merveilleux commentaire sur la passion, la mort et la résurrection de Jésus, qui contient l'une des plus humaines et des plus grandes prières de la Bible.

La résurrection, avant d'être une vérité de la foi chrétienne, est une expérience anthropologique fondamentale. Elle fait appartient au registre des humains, c'est un exercice que les hommes et les femmes savent faire, c'est un geste essentiel. L'Homo sapiens est un animal capable de résurrection. Nous le voyons aussi dans ce signe ineffable mais réel que nous percevons dans l’ultime regard de ceux que nous avons aimés : nous devinons alors que ce salut n'est pas le dernier. Et lorsque la mort s’habitue à rester à l’avant-dernière place - et il faut toute l'existence pour l'apprendre - elle devient "sœur notre mort". Si les hommes et les femmes n'étaient pas morts et ressuscités de nombreuses fois, s'ils ne l'avaient pas demandée et attendue pendant des siècles, nous n'aurions pas pu reconnaître cette Résurrection, si semblable et si différente, du premier jour après le sabbat. Il nous aurait appelés par notre nom et nous aurions confondu sa voix avec celle du jardinier.

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Après les deux premiers psaumes d'introduction, psaumes de bénédictions et de béatitudes, le troisième nous fait entrer dans l’espace de la prière. Ce psaume, attribué à David, s’intitule : "Psaume de David. Quand il fuyait devant son fils Absalom". Le scribe qui a donné ce titre connaissait bien l'histoire de David, et a donc situé cette prière à l'un des moments les plus terribles de la vie du roi de Jérusalem : la révolte de son fils Absalom. Au-delà de l'historicité (douteuse) de ce passage, le titre du psaume nous dit de toute façon des choses très importantes - il est bon de ne rien écarter de la Bible. Le deuxième livre de Samuel nous apprend qu'après révolte d'Absalom - le beau prince aux beaux cheveux - David a dû s'enfuir de Jérusalem : «Tout le monde pleurait à grands sanglots, peuple avançait, le roi lui-même attendait pour traverser le torrent du Cédron.» (2 S 15, 23). Un voyage à rebours, une fuite non pas vers une Pâque mais vers une passion : « David montait par la montée des Oliviers ; il montait en pleurant, la tête voilée ; il marchait pieds nus » (15, 30). Le chemin de douleur du roi le plus aimé de tous.

C'est dans ce contexte que le psalmiste chante : «Seigneur, qu'ils sont nombreux mes adversaires, nombreux à se lever contre moi, nombreux à déclarer à mon sujet : Pour lui, pas de salut auprès de Dieu ! » (Psaume 3, 2-3). Nous sommes au coeur d’un grand danger, le psalmiste se sent assiégé par ses ennemis et ses adversaires. Aux prises avec cette difficulté concrète et cette peur, une question religieuse se glisse également dans l’âme de cet homme. Dans la Bible, les plus grandes épreuves ne sont jamais seulement d’ordre matériel; c'est leur signification religieuse et spirituelle qui en fait quelque chose de sérieux et souvent démesuré. L'homme biblique n'a pas tant peur de la douleur et de la mort, mais de la douleur et de la mort interprétées comme jugement de Dieu et donc comme condamnation morale. Cette menace de mort s’accompagne d’une interrogation sur la droiture de la vie de l'auteur du psaume, c’est d’emblée une question religieuse : « Pour lui, pas de salut auprès de Dieu ! ». Le non-salut est l'enfer de la Bible, un salut qui, cependant, ne doit pas se situer dans l’au-delà ; dans le monde biblique, le ciel est sous le soleil, la terre promise est une parcelle de notre terre. L’absence de salut est associée à la non-intervention de Dieu dans le malheur. YHWH est un vrai Dieu et non une idole stupide car il est un Dieu concret, qui intervient donc dans la vie ; et s'il ne fait rien, c'est le signe que l'homme ou le peuple éprouvé ne méritent pas son intervention à cause d'une faute quelconque. Le silence de Dieu devient un signe de culpabilité : « … Et nous, nous pensions qu’il était frappé, meurtri par Dieu, humilié. » (Isaïe 53:4). On ne peut pas comprendre la polémique théologique et éthique de Job avec ses amis (et avec Dieu) si l'on n'est pas vraiment conscient que Job veut contester cette idée religieuse très répandue dans le monde antique et aussi dans certains textes bibliques. On retrouve le même défi dans le psaume 3.

Mais pour comprendre d'autres mots invisibles et importants cachés entre les lignes de ce psaume, nous devons revenir à l'histoire de David et de sa fuite devant Absalom. Alors que David quitte Jérusalem en larmes, Simei, un descendant de Saül, «lance des pierres contre David... » Voici ce que dit Simei en maudissant David : « Va-t’en, va-t’en, homme de sang, vaurien !... Le Seigneur a remis la royauté entre les mains de ton fils Absalom. Et te voilà dans le malheur, car tu es un homme de sang. » (2 Sam 16.5-8). Une terrible accusation : Simei voit dans la rébellion d'Absalom contre David une punition pour la rébellion de David contre son "père" Saul. Mais David ne se défend pas, accepte les pierres jetées et dit : « Laissez-le maudire, si le Seigneur le lui a ordonné. » (16,11). Il n'y a pas de moyen plus sage et plus doux que celui-ci pour réagir aux pierres que la vie et les autres nous jettent. Mais là aussi, nous trouvons chez David une lecture théologique du malheur.

Dans la version originale hébraïque, après le verset 3, nous trouvons inséré le mot selah : "Fais une pause". Le texte invite le lecteur ou la communauté réunie dans le temple ou plus tard dans la synagogue à s'arrêter, à reprendre son souffle avant de poursuivre le chant : « Ce petit mot "selah", qui n'est ni lu ni chanté, nous exhorte à rester silencieux et nous invite à la méditation du cœur » (Martin Luther). Nous nous arrêtons aussi, en reprenant notre respiration... Dans l'espace intérieur créé par ce silence, nous nous retrouvons à Jérusalem, nous traversons à nouveau le torrent du Cédron et atteignons le Mont des Oliviers. Puis nous accompagnons un descendant de David, un nouveau "Fils de Dieu", en dehors de la ville, sur une autre montagne. Et, à la fin, nous entendons des paroles très, trop semblables à celles du psaume 3 : «Il a mis sa confiance en Dieu. Que Dieu le délivre maintenant, s’il l’aime ! Car il a dit : “Je suis Fils de Dieu.” » (Matthieu 27, 43). Cet homme non plus n'a pas fait taire ses ennemis qui le maudissaient. Ce jour-là aussi, la crainte que l'abandon des hommes soit aussi l'abandon de Dieu s'est fortement manifestée : "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? » (Matthieu 27, 46).

Et maintenant nous pouvons continuer à lire le psaume : « Mais toi, Seigneur, mon bouclier, ma gloire, tu tiens haute ma tête. À pleine voix je crie vers le Seigneur ; il me répond de sa montagne sainte. » (3, 4-5). Je crie vers le Seigneur et il me répond. Chez l'homme David et chez Jésus de Nazareth, le doute se fait jour quant à savoir si cette douleur, cette persécution et cet abandon ont quelque chose à voir avec Dieu – « le Seigneur l'a ordonné ». C’étaient les enfants d'un monde où tout était symbole, où tout contenait des messages divins. Mais si nous regardons la souffrance humaine du côté de Dieu, nous pouvons découvrir quelque chose de différent dans la Bible : celle-ci nous libère aussi et surtout des messages funestes que nous attribuons à Dieu. Ce psaume nous dit que lorsque nous crions l'abandon, "le Seigneur répond" : « Et moi, je me couche et je dors ; je m'éveille : le Seigneur est mon soutien. Je ne crains pas ce peuple nombreux qui me cerne et s'avance contre moi. » (3, 6-7). Une image qui rappelle celle du nouveau-né qui s'endort en toute sécurité et sérénité dans les bras de sa mère alors que la bataille fait rage.

La Bible appelle l'homme "fils de Dieu" (Psaume 2). Lorsqu'un enfant est crucifié, que ce soit par méchanceté ou à cause des événements de la vie, le père fait tout ce qu'il peut pour le faire descendre de la croix, et s'il n’y parvient pas, il reste avec lui et meurt avec lui. Les pères ne prennent pas le parti des soldats qui préparent la potence, car la paternité est l'art merveilleux de déclouer ses enfants leur croix. Si la Trinité n'est pas seulement un théorème abstrait, le premier stabat du Samedi Saint est celui du Père. La passion, la mort et la résurrection du Christ ne sont ni une glorification ni une justification de la souffrance humaine - tout lecteur qui aborde ces pages des Évangiles sans idéologie n'y trouvera que le récit de la souffrance injuste d'un homme innocent qui a continué à aimer malgré toute cette cruauté. Dieu le Père continue à relire et à revivre cette même histoire avec nous, chaque fois qu'il souffre en entendant à nouveau le cri de son Fils dont l'écho ne s'est pas encore tu, parce qu'il ne s'éteindra qu'au dernier jour, et il pleure comme nous en voyant son fils qui continue, nouveau Sisyphe, à faire chaque jour le même chemin de croix.

C'est précisément au sommet des innombrables Golgotha de l'histoire qu'une autre merveilleuse surprise, contenue dans le psaume, nous attend : "Lève-toi, YHWH ! Sauve-moi, mon Dieu !" (3,8). Après le sommeil, il y a le réveil, après la mort, la résurrection : « Ô nuit très chère, toi qui es l’image du repos fatal, tu t’approches paisiblement de moi . » (Ugo Foscolo). La résurrection de Dieu nous offre les prémisses de la nôtre. Dieu doit réssusciter pour que nous puissions nous aussi réssusciter. C'est pourquoi la première prière consiste à demander à Dieu, à voix haute, de réssusciter à nouveau après la nuit, après la mort. C’est pourquoi, ce premier psaume contient la prière la plus importante: Dieu réveille-toi, lève-toi à nouveau, relève-toi encore, car tu dois réssusciter à nouveau, tu ne peux pas nous quitter en cet interminable Samedi Saint. Il n'y a pas de prière plus humaine que celle-ci : Dieu, je t'en prie, réssuscite ! C’est la prière de ceux qui croient, mais aussi celle de ceux qui ont perdu la foi, de ceux qui veulent recommencer à croire après la mort de Dieu.

Pendant des siècles, à haute voix, les psalmistes ont demandé à Dieu de ressusciter. Alors on peut penser qu’en cette nuit de shabbat, se trouvaient devant le tombeau, attendant et priant, Abel, Dina, Agar, Job, Rispa, Nabot, la fille de Jephté, et toutes les victimes de la Bible. Dans cette Résurrection, il y avait aussi leur prière. Et aujourd'hui, il y a la nôtre : tout en voyant le crucifié parcourir inlassablement son chemin de douleurs, nous ne pouvons cesser d’implorer qu’il réssuscite à nouveau, que ses résurrections soient plus nombreuses les morts - au moins une de plus : « Nous devons imaginer Sisyphe heureux. » (Albert Camus).
Joyeuses Pâques.

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L'âme et la cithare/3 - La paternité est l'art merveilleux de déclouer ses enfants de leurs croix.

Par Luigino Bruni

Publié sur Avvenire le 12/04/2020

« Je suis sale, Milena, infiniment sale, c’est pourquoi j’en rajoute tant sur la pureté. Rien de plus pur que les chants de ceux qui sont dans l'enfer le plus profond : nous les confondons avec des chœurs d'anges. »

Franz Kafka, Lettres à Milena

Le Psaume 3 est un merveilleux commentaire sur la passion, la mort et la résurrection de Jésus, qui contient l'une des plus humaines et des plus grandes prières de la Bible.

La résurrection, avant d'être une vérité de la foi chrétienne, est une expérience anthropologique fondamentale. Elle fait appartient au registre des humains, c'est un exercice que les hommes et les femmes savent faire, c'est un geste essentiel. L'Homo sapiens est un animal capable de résurrection. Nous le voyons aussi dans ce signe ineffable mais réel que nous percevons dans l’ultime regard de ceux que nous avons aimés : nous devinons alors que ce salut n'est pas le dernier. Et lorsque la mort s’habitue à rester à l’avant-dernière place - et il faut toute l'existence pour l'apprendre - elle devient "sœur notre mort". Si les hommes et les femmes n'étaient pas morts et ressuscités de nombreuses fois, s'ils ne l'avaient pas demandée et attendue pendant des siècles, nous n'aurions pas pu reconnaître cette Résurrection, si semblable et si différente, du premier jour après le sabbat. Il nous aurait appelés par notre nom et nous aurions confondu sa voix avec celle du jardinier.

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Dieu, je t’en prie, réssuscite!

Dieu, je t’en prie, réssuscite!

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L'âme et la cithare/2 – Les doux connaissent les limites, et cette époque terrible leur revient en héritage.

par Luigino Bruni

Publié sur Avvenire le 05/04/2020

« Il y a quelque chose de formidable à vivre dans l'espoir, mais en même temps il y a là quelque chose de profondément irréel. Cela diminue la valeur spécifique de l'individu, qui ne peut jamais se réaliser pleinement, car ce qu’il entreprend est imprégné d’inachèvement. »

Gershom Scholem L'idée messianique dans le judaïsme

Le Psaume 2 nous plonge dans le grand thème biblique de l'attente du Messie, ce qui nous renvoie à l'importance de l'espoir en temps de crise, et aussi de la douceur pour le traverser avec force.

« Pourquoi ce tumulte des nations, ce vain murmure des peuples ? ». C'est par cette question que commence le psaume 2, une question abyssale que les prophètes et les sages répètent depuis des millénaires : pourquoi, malgré la vocation à la paix et au bien-être qui est inscrite dans le cœur de chaque personne et de chaque communauté, les peuples continuent-ils à pratiquer l'art de la guerre, à semer et à cultiver la discorde et l'inimitié ? Les civilisations restent en vie tant qu'elles ne se lassent pas de répéter cette question.

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Le psaume nous plonge dans un contexte de rébellion, dans une conspiration des peuples contre un roi - « Faisons sauter nos chaînes, rejetons ces entraves ! » (2, 2). Ce roi n'est pas un souverain ordinaire : «Les rois de la terre se dressent, les grands se liguent entre eux contre le Seigneur et son Messie » (2). Le protagoniste du psaume est le Messie, l'oint de YHWH, mystère et aspiration de toute la Bible. Le psaume dit que les gens conspirent "en vain", et que « Celui qui règne dans les cieux s’amuse, que le Seigneur se moque » (4) de ces conspirations. Il est très probable que le Psaume 2 a été écrit après l'Exil, lorsque la monarchie n'existait plus en Israël et que le peuple avait connu la destruction, la défaite, la déportation. Il avait éprouvé dans sa chair la terrible pression des intrigues de pouvoir et de conquête , et c’est là qu’il comprit que la vérité de son Dieu ne coïncidait pas avec sa victoire sur ses ennemis. L'exil est en fait la grande époque où les Juifs ont appris qu'un Dieu vaincu peut demeurer un vrai Dieu.

Pourquoi alors ce "en vain" ? Malgré l'expérience de la défaite et de la violence qui l'emporte sur la paix, la Bible, ici et ailleurs, annonce la venue d'un Messie, et donc d'un temps nouveau, enfin différent, juste et bon. Plus nous sommes loin du temps messianique, plus il est nécessaire de l'annoncer. Croire et affirmer une vérité alors que l'histoire et le présent disent son contraire, tel est le vrai rôle de la grande spiritualité : celle-ci s'incarne toujours, elle parle à notre vie, surtout en des temps qui disent manifestement le contraire de son message. C'est en exil que surgissent les plus grands rêves.

L'attente du Messie traverse en profondeur toute la Bible. On la trouve chez les prophètes, dans les livres historiques et maintenant dans les Psaumes. C’est une réalité concrète qui contient en elle l’espérance . Cette attente a gardé l'avenir en vie, elle l’a conservé comme critère d’évaluation du présent et comme possibilité de libération.

Si la dimension messianique de l'histoire disparaît, on perd de vue l’horizon de la vie individuelle et sociale, tout est ramené au présent, la joie s’estompe et la liberté aussi. Nous nous gavons alors de petites attentes parce que nous avons tué la plus grande. Le capitalisme a enfermé le Messie dans la marchandise (comme Marx l'avait compris), et l'a donc effacé. Le messianisme biblique est l'année jubilaire de l'histoire, il est ce temps différent qui devient le critère moral pour juger les pratiques de tous les autres temps. Le Messie demeure ainsi jusqu'à ce qu'il vienne. Il est le souverain du non-encore, son temps est l’idéal qui mesure le temps réel, la référence idéale qui est prophétie de l'histoire. Il existe une relation profonde entre prophétie et messianisme : les deux sont tout à la fois à l'intérieur et à l'extérieur de l'histoire, réels et idéaux, déjà là et pas encore là. Lorsque cette tension vitale et paradoxale disparaît, le messianisme s'identifie à tel ou tel dirigeant politique et la prophétie se fait courtisane – on retrouve ici le sens de cet esprit critique envers la monarchie, très présent et probant dans les livres historiques de la Bible.

Pour reprendre les mots de Jacob Taubes, le messianisme biblique nous rappelle que « le pont-levis est sur l’autre rive et que c'est à partir d’elle que nous arrive le message comme quoi nous sommes libres. » Il nous dit donc que s'il y a une dimension fondamentale de la liberté qui est la libération par soi-même, dans ses autres dimensions décisives, la liberté est plutôt la libération par la main de quelqu'un qui fait descendre le pont-levis pour nous. Au fil des siècles, la Bible a privilégié cette dimension de la liberté en tant que libération, elle l'a écrite comme son premier commandement, et elle nous a ainsi protégés de la très fréquente auto-illusion consistant à imaginer la liberté sans éprouver le besoin d'une voix différente de la nôtre qui nous appelle et nous sauve. Grâce à cette infatigable attente du Messie, dans la Bible, l'avenir n'est pas devenu « un temps homogène et vide, car chaque seconde était la porte par laquelle le Messie pouvait passer.» (Walter Benjamin).

Une erreur grave et fréquente des chrétiens consiste alors à penser que l'attente du Messie s'est terminée avec la venue du Christ, oubliant qu'il doit venir chaque jour et qu'il doit revenir. La liturgie est le grand lieu où ce qui a été rencontre ce qui est et ce qui sera : chaque Samedi Saint, nous prions pour que le tombeau soit à nouveau vide ; chaque résurrection a lieu aujourd'hui. Dans la Bible, se souvenir est un verbe qui désigne l'avenir.

Le verset 7 du psaume est très connu et très percutant : « Je veux annoncer le décret du Seigneur. Il m'a dit : "Tu es mon fils, je t'ai engendré aujourd'hui". » Une phrase splendide, très prisée également par le Nouveau Testament et par les chrétiens, pour qui la catégorie de "Fils de Dieu" est devenue un pilier de la théologie. Dans ce psaume (et ailleurs dans la Bible hébraïque), nous découvrons, entre autres, que le fait d'appeler Dieu Père et de concevoir la condition humaine en terme de filiation n'est pas une invention du christianisme mais un héritage biblique.

Mais c'est le mot aujourd’hui qui nous attire - "aujourd'hui, je t'ai engendré". Ici, il n'y a pas seulement, peut-être, la trace antique d'un chant composé pour la consécration d'un nouveau roi en Israël ; dans cet "aujourd'hui", nous pouvons aussi lire quelque chose de différent et plus encore. Il y a le paradigme de toute vocation spirituelle, qui est une filiation qui se manifeste dans un premier aujourd'hui qui se répète dans chaque aujourd'hui de l'existence, parce qu'une vocation n'est vivante que dans le présent, et c’est dans ce présent continu que nous rencontrons l'éternité.

Toute paternité humaine et toute maternité humaine sont alors un engendrement qui se déroule jusqu'à aujourd'hui. Celui-ci se répète tout au long de la vie : "Aujourd'hui, je t'ai engendré" – « Mais maintenant que tu es morte, ô mère, je connais les moments où tu m'as engendrée. Silencieusement, sans que personne ne te voie » (David Maria Turoldo). Chaque engendrement est un ré-engendrement, et ce qui est vivant dégénère si le ré-engendrement n’advient pas. La paternité-maternité nous dit, symboliquement (et donc réellement), que nous sommes vivants et capables d’engendrer parce qu'aujourd'hui nous sommes à nouveau engendrés. Le jour où cessera cet engendrement mutuel, nous commencerons à mourir. Pour la Bible, le principe, l'origine de cet engendrement-réengendrement toujours actuel est Dieu, qui devient donc le garant de cet engendrement mutuel qui scande le rythme de la vie. Et cela jusqu'à notre dernier jour, lorsque nous serons surpris de voir le pont-levis descendre et que nous passerons, indemnes, au-dessus des crocodiles.

Après avoir entendu prononcer la promesse du Messie-Fils, nous sommes plongés dans un autre paysage, vaste et profond : «Demande, et je te donne en héritage les nations, pour domaine la terre tout entière » (8). Ce "demande-moi" rappelle l'invitation que Dieu a faite à Salomon dans l'aujourd'hui de son appel : « Demande-moi ce que tu veux » (1 Rois 3, 4). Salomon a demandé ce qu’il y a de plus beau ("Un cœur qui sait écouter" : 9). Nous ne savons pas ce que le roi de cet antique psaume a demandé, mais nous connaissons la promesse qu'il contient et si elle est devenue un psaume, c'est donc une promesse universelle : les peuples et la terre sont aussi notre héritage et notre bien. Ils sont l'héritage et le bien de celui qui récite les psaumes, qui aujourd'hui, en les chantant, doit se redécouvrir héritier de tous les peuples et propriétaire de la terre entière. Dans l'humanisme biblique, cependant, la terre entière appartient à YHWH, et les hommes ne sont que des usagers et des administrateurs (intendants). Ainsi, toute propriété est seconde et toute possession imparfaite. La promesse est vraie parce qu'elle est imparfaite, ou parce que sa perfection réside dans son caractère inachevé.

Tout fils est héritier, et les enfants de Dieu sont donc les héritiers du ciel tout entier et de la terre toute entière. Nous l'avons pressenti, et nous nous sommes considérés comme tels. Mais nous avons oublié notre incomplétude, nous sommes devenus les maîtres de la terre, nous l'avons profanée, nous sommes devenus, bien souvent, des mercenaires.

Dans cette même tradition et cette même promesse, un jour, Jésus de Nazareth nous a dit quelque chose de nouveau et d'important au sujet cet héritage spécial : « Heureux les doux, car ils hériteront de la terre. » La douceur est aussi la reconnaissance de notre incomplétude et du caractère provisoire de l'existence et de nos biens. Celui qui est doux habite la terre sans devenir son prédateur, possède sans convoitise, utilise les biens avec détachement. Celui qui est doux est le gardien de la terre et de son frère. Tout le contraire de Caïn. Seul un doux gardien peut administrer l'héritage de la terre et veiller à ce que ses enfants soient les héritiers d'un héritage non dilapidé.

La douceur est une vertu des mains – la mansuétude (= "s’habituer à la main") – autrement dit savoir être docile à la main du berger, tout comme l'agneau s’y prête. Cette intendance douce n’ a pas été le propre de notre génération. Mais aujourd'hui, nous nous sommes soudain retrouvés dans un déluge de douceur, dans un océan de douceur. Ce temps affreux devient le temps de la douceur. Le temps de ceux qui savent rester à la maison, dociles, entre les mains des médecins et des infirmières. Nous voyons de nombreuses mains qui abaissent des ponts sur des rives qui semblaient auparavant inaccessibles. « Maintenant, rois, comprenez, reprenez-vous, juges de la terre. Servez le Seigneur avec crainte, rendez-lui hommage en tremblant. » (Psaume 2, 10-12) Les dernières paroles du psaume nous donnent une nouvelle béatitude pour ce temps : « Heureux qui trouve en Lui son refuge ! »

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L'âme et la cithare/2 – Les doux connaissent les limites, et cette époque terrible leur revient en héritage.

par Luigino Bruni

Publié sur Avvenire le 05/04/2020

« Il y a quelque chose de formidable à vivre dans l'espoir, mais en même temps il y a là quelque chose de profondément irréel. Cela diminue la valeur spécifique de l'individu, qui ne peut jamais se réaliser pleinement, car ce qu’il entreprend est imprégné d’inachèvement. »

Gershom Scholem L'idée messianique dans le judaïsme

Le Psaume 2 nous plonge dans le grand thème biblique de l'attente du Messie, ce qui nous renvoie à l'importance de l'espoir en temps de crise, et aussi de la douceur pour le traverser avec force.

« Pourquoi ce tumulte des nations, ce vain murmure des peuples ? ». C'est par cette question que commence le psaume 2, une question abyssale que les prophètes et les sages répètent depuis des millénaires : pourquoi, malgré la vocation à la paix et au bien-être qui est inscrite dans le cœur de chaque personne et de chaque communauté, les peuples continuent-ils à pratiquer l'art de la guerre, à semer et à cultiver la discorde et l'inimitié ? Les civilisations restent en vie tant qu'elles ne se lassent pas de répéter cette question.

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La main qui fait descendre le pont

La main qui fait descendre le pont

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L'âme et la cithare/1 - Les Psaumes sont aussi un chemin de prière pour ceux qui ne croient pas et ne trouvent pas de mots.

de Luigino Bruni

publié dans Avvenire le 29/03/2020

Heureux est l'homme qui n'entre pas au conseil des méchants,
qui ne suit pas le chemin des pécheurs,
ne siège pas avec ceux qui ricanent,
mais se plaît dans la loi du Seigneur
et murmure sa loi jour et nuit !

Il est comme un arbre planté près d'un ruisseau,
qui donne du fruit en son temps,
et jamais son feuillage ne meurt ;
tout ce qu'il entreprend réussira,

tel n'est pas le sort des méchants.

Mais ils sont comme la paille balayée par le vent :
au jugement, les méchants ne se lèveront pas,
ni les pécheurs au rassemblement des justes.

Le Seigneur connaît le chemin des justes,
mais le chemin des méchants se perdra.
(Psaume 1)

Les psaumes sont un concentré de toute la Bible. Aujourd'hui, nous commençons leur commentaire, en nous plaçant à la croisée des chemins entre la voie du juste et celle du méchant.

Commençons par le commentaire du Livre des Psaumes. Mais les psaumes ne se commentent pas. Ils sont faits pour prier, chanter, crier. Ils sont trop humains, trop imprégnés de douleur et d'amour, trop mêlés à l'homme et à Dieu. Mais nous les commenterons, conscients que nous resterons à la périphérie de leur mystère. Avec les Évangiles, les Psaumes sont le livre le plus connu et le plus traduit de la Bible. Ils sont une partie essentielle et très prisée de la Bible, aussi parce qu'ils en sont en quelquesorte la substantifique moelle, à quoi s’ajoutent la poésie, le chant et la liturgie. On y rencontre les prophètes, la Loi, les textes sapientiaux, Job – qui eux-mêmes contiennent les Psaumes. La composition des psaumes a accompagné toute l'histoire d'Israël, qui s'entrecroise et se confond avec elle. Les premiers psaumes remontent (au moins) à l'époque de David, les derniers au seuil du Nouveau Testament.

Les Évangiles pourraient être racontés par les citations directes et indirectes des psaumes qu'ils contiennent. Sans les psaumes, nous ne pouvons rien comprendre au monachisme, qui naît et renaît de la prière et du chant psalmodiés qui rythment sa liturgie. Luther et Calvin ont écrit des commentaires mémorables à ce sujet – il en résulte une affinité particulière entre les Églises réformées et le monachisme. Les psaumes nourrrisent et inspirent la prière quotidienne des communautés religieuses et de millions de croyants. L'Europe - son art, sa musique, sa spiritualité - a également s’est également construite autour de la récitation et du chant des Psaumes.

Ce ne sont pas des traités de théologie ni de morale, mais des prières. Et comme toutes les prières authentiques, les Psaumes sont nés de la douleur et de l'amour du peuple, de son cœur et de sa foi. On peut y trouver des mots différents et plus grands, véritables perles que des hommes et des femmes ont découvert au fond d’eux-mêmes pour en faire des louanges, pour crier leur désespoir, pour ne pas mourir de douleur alors que la prière restait leur dernier lien avec la vie. Les prières les plus vraies ne sont pas écrites : elles surgissent, on les découvre, elles apparaissent, elles jaillisent de notre âme, pour ensuite atteindre parfois la cithare et le tambourin. Et s'il est vrai que la prière fait partie du répertoire humain de base, alors nous pouvons tous comprendre les psaumes, nous pouvons tous les chanter. Il s'agit de prières collectives et communautaires, même lorsque le sujet de la prière est une seule personne. Les psaumes utilisent également le "nous", mais c’est le "je" qui reste le protagoniste du psautier. De nombreux psaumes sont des prières dites et rédigées par un seul individu que la communauté a transformées en prière chorale. Ce qui signifie que pour construire la communauté, il n'est pas nécessaire d'effacer les individualités pour atteindre une sorte de nous abstrait. Lorsque l'expérience communautaire est authentique, le je offre ses mots à la communauté et celle-ci les fait devenir les mots de tous en conservant le caractère personnel de cette prière. L'âme collective n'est ni une somme ni une multiplication d'individualités, mais c'est l'alchimie - rare et sublime - d'un je qui devient nous tout en restant je ; c'est une incarnation mutuelle de chaque âme individuelle dans l'âme de l'autre et de tous dans la communauté. Le poète compose le psaume en recueillant dans son âme des mots qui lui sont très personnels : tout en disant "je", il dit "nous" ; et la communauté, reprenant les mots du psalmiste, dit "nous" avec les mots de ce "je". Il n'y a pas de commentaire plus approprié sur la Trinité d'Andreï Rublëv qu'un psaume écrit et chanté à la première personne du singulier.

Les psaumes étaient composés pour le culte dans le temple et pour les grandes occasions (couronnements), mais certains fleurissaient dans la normalité de la vie - du travail, de la souffrance et du deuil. Dans la Bible et même aujourd'hui, condtionnés par une idée trop restreinte de la spiritualité, nous les cherchons dans les églises ou chez les liturgistes, et nous ne les trouvons donc pas. Il n'y a rien de plus profane qu'un psaume, car il n'y a rien de plus profane que la vie. Le Psaume 1 est également une introduction à l'ensemble du Psautier. C'est aussi pour cette raison que le premier mot du premier psaume commence par alef (la première lettre de l'alphabet hébreu ; et le dernier mot du psaume commence par tau, la dernière lettre). C'est une béatitude et une bénédiction, un souhait de bon voyage, un viatique pour le lecteur qui commence sa méditation sur le livre des psaumes. Comme pour dire : celui qui emprunte ce chemin sera béni, il sera comme un arbre robuste planté le long d'une rivière, et portera donc des fruits. L'image de l'arbre est très prisée par les prophètes (Ézéchiel, Jérémie), et certains Pères de l'Église (Grégoire le Grand, Rupert) y ont vu une prophétie de la croix, le nouvel "arbre de vie" aux fruits infinis. La béatitude biblique n'est pas le bonheur des Grecs (eu-daimonia : le bon démon), ni le Glück (la chance) des Allemands, ni le bonheur (happen : happen) des Anglais. Elle est plutôt proche de la felicitas des Romains, où le préfixe fe- est le même que fœtus, femina, ferax, pour signifier la nature générative de la vie bonne et heureuse. Cette félicité est une promesse fécondité. Le méchant, l'impie, ne porte pas de fruits, parce que ses œuvres s’envolent comme le vent disperse la paille, qui s'éparpille avec le battage de la moisson - vanitas, rien, hevel : "Les méchants disparaissent dans le néant".

Ce psaume place l'homme qui commence son voyage dans le Psautier et dans la vie, à la croisée de chemins décisifs, devant un choix fondamental : la bonne voie des justes et la mauvaise voie des méchants. Et il demande qu’on choisisse, mais qu’on n’utilise pas la Bible et la religion pour juger qui sont les justes et qui sont les méchants, une attitude toujours très courante, qui finit toujours par nous mettre parmi ceux qui sont sur le bon chemin. Le psaume nous dit que faire le mauvais choix dans ce carrefour décisif revient à perdre le fil de l'existence et donc à ne pas porter de fruits ou à en porter de mauvais. L'impie est en fait celui qui a emprunté le mauvais chemin et qui s’est donc perdu. Le vœu qui ouvre le psautier est alors une invitation à ne pas rater le premier pas. Sur chaque chemin, le premier et le dernier pas sont les plus importants. Mais c'est aussi une invitation à ne pas se tromper de chemin à l'intérieur du psautier. Dans les Évangiles, Satan cite également un psaume (91) pour tenter Jésus dans le désert, pour nous dire qu'il y a aussi une façon diabolique de lire et d'utiliser les psaumes. Les impies eux aussi cheminent, égarés qu’ils sont, sur les pas de Caïn. Au juste, le psaume promet la fécondité, mais ajoute : "en son temps". Une phrase très semblable au "bon moment" du chapitre 3 de Qohelet. Souvent, si les justes ne voient pas les fruits, c’est qu’ils ne sont peut-être tout simplement pas dans la bonne saison. Parfois, la saison des fruits du juste est tout simplement la dernière.

Mais ce n'est pas tout. Le psaume ajoute en effet : "Toutes ses œuvres réussiront". Une promesse de récompense qui, pour ne pas être confondue avec une simple théologie de la prospérité (bien que présente dans la Bible), doit être lue conjointement avec ce que nous lisons dans de nombreux autres psaumes, chez les prophètes et dans le Livre de Job, qui nous rappellent que les justes ne réussissent pas toujours dans leurs entreprises, qu’ils finissent souvent sur des tas de fumier et s'y retrouvent non pas parce qu'ils étaient impies, mais précisément parce qu'ils étaient justes. C'est peut-être l'un des messages les plus forts qui traverse toute la Bible. Le succès n'est pas signe de droiture , pas plus que l'échec n'est signe d'impiété. L'histoire est pleine, chaque jour, de justes qui échouent et de méchants qui réussissent. Mais nous ne cessons jamais d'espérer qu'il existe une relation entre le bonheur et la justice, même si nous savons tous, y compris le psalmiste, que la vie serait fausse si les malheurs et les succès venaient du mérite et de la culpabilité. C'est alors qu'émerge la vraie nature de ces psaumes de béatitude : ils sont un souhait et une prière au Dieu juste pour que diminue l'injustice dans le monde. Notre propre souhait et notre propre prière ne doivent jamais en arriver à considérer nos propres malheurs, ni ceux des autres, comme une punition, ce qui serait le pire des blasphèmes.

Mais enfin qui sont les impies ? Et qui sont les justes ? Nous savons ce que Jésus pensait des justes. On entre impie dans les psaumes, en se sentant juste, et, si le le parcours réussit, on finit par en sortir juste en se sentant impie. Il n'y a pas de moment plus favorable que celui-ci pour méditer et prier les psaumes. De nombreux psaumes sont nés aux moments les plus terribles de l'histoire d'Israël. Certains ont vu le jour pendant l'exil, lorsque personne n'était en mesure de trouver, dans la tradition, une prière capable d’exprimer le chagrin sans précédent de la patrie perdue et du temple détruit. Les psaumes sont devenus un temple mobile. Ce long deuil spirituel a engendré d'autres prières nouvelles, parmi les plus belles du psautier - qui sait combien de nouveaux psaumes s’élèvent aujourd'hui dans nos hôpitaux : les plus beaux ne seront peut-être pas recueillis ni racontés par qui que ce soit, mais ils ne seront pas perdus- « Tu recueilles en tes outres mes larmes » (Psaume 55). Au fil des siècles, les Psaumes ont offert à ceux qui n’en avaient plus, des mots pour prier. Ils ont été la première prière de ceux qui ont recommencé à prier. Parfois, ils prêtaient leur mots à ceux qui, sans avoir la foi, avaient le désir de prier dans ces moments terribles où la prière devient la fille unique du silence. Les psaumes nous ramènent sur les pentes du Sinaï, nous font entendre à nouveau les paroles de Moïse, traverser à nouveau la mer et danser ensuite avec Miryam au chant de la libération. Un seul psaume suffit pour apprendre le sens de la Bible et, peut-être, de la vie. Bon voyage.

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L'âme et la cithare/1 - Les Psaumes sont aussi un chemin de prière pour ceux qui ne croient pas et ne trouvent pas de mots.

de Luigino Bruni

publié dans Avvenire le 29/03/2020

Heureux est l'homme qui n'entre pas au conseil des méchants,
qui ne suit pas le chemin des pécheurs,
ne siège pas avec ceux qui ricanent,
mais se plaît dans la loi du Seigneur
et murmure sa loi jour et nuit !

Il est comme un arbre planté près d'un ruisseau,
qui donne du fruit en son temps,
et jamais son feuillage ne meurt ;
tout ce qu'il entreprend réussira,

tel n'est pas le sort des méchants.

Mais ils sont comme la paille balayée par le vent :
au jugement, les méchants ne se lèveront pas,
ni les pécheurs au rassemblement des justes.

Le Seigneur connaît le chemin des justes,
mais le chemin des méchants se perdra.
(Psaume 1)

Les psaumes sont un concentré de toute la Bible. Aujourd'hui, nous commençons leur commentaire, en nous plaçant à la croisée des chemins entre la voie du juste et celle du méchant.

Commençons par le commentaire du Livre des Psaumes. Mais les psaumes ne se commentent pas. Ils sont faits pour prier, chanter, crier. Ils sont trop humains, trop imprégnés de douleur et d'amour, trop mêlés à l'homme et à Dieu. Mais nous les commenterons, conscients que nous resterons à la périphérie de leur mystère. Avec les Évangiles, les Psaumes sont le livre le plus connu et le plus traduit de la Bible. Ils sont une partie essentielle et très prisée de la Bible, aussi parce qu'ils en sont en quelquesorte la substantifique moelle, à quoi s’ajoutent la poésie, le chant et la liturgie. On y rencontre les prophètes, la Loi, les textes sapientiaux, Job – qui eux-mêmes contiennent les Psaumes. La composition des psaumes a accompagné toute l'histoire d'Israël, qui s'entrecroise et se confond avec elle. Les premiers psaumes remontent (au moins) à l'époque de David, les derniers au seuil du Nouveau Testament.

Les Évangiles pourraient être racontés par les citations directes et indirectes des psaumes qu'ils contiennent. Sans les psaumes, nous ne pouvons rien comprendre au monachisme, qui naît et renaît de la prière et du chant psalmodiés qui rythment sa liturgie. Luther et Calvin ont écrit des commentaires mémorables à ce sujet – il en résulte une affinité particulière entre les Églises réformées et le monachisme. Les psaumes nourrrisent et inspirent la prière quotidienne des communautés religieuses et de millions de croyants. L'Europe - son art, sa musique, sa spiritualité - a également s’est également construite autour de la récitation et du chant des Psaumes.

Ce ne sont pas des traités de théologie ni de morale, mais des prières. Et comme toutes les prières authentiques, les Psaumes sont nés de la douleur et de l'amour du peuple, de son cœur et de sa foi. On peut y trouver des mots différents et plus grands, véritables perles que des hommes et des femmes ont découvert au fond d’eux-mêmes pour en faire des louanges, pour crier leur désespoir, pour ne pas mourir de douleur alors que la prière restait leur dernier lien avec la vie. Les prières les plus vraies ne sont pas écrites : elles surgissent, on les découvre, elles apparaissent, elles jaillisent de notre âme, pour ensuite atteindre parfois la cithare et le tambourin. Et s'il est vrai que la prière fait partie du répertoire humain de base, alors nous pouvons tous comprendre les psaumes, nous pouvons tous les chanter. Il s'agit de prières collectives et communautaires, même lorsque le sujet de la prière est une seule personne. Les psaumes utilisent également le "nous", mais c’est le "je" qui reste le protagoniste du psautier. De nombreux psaumes sont des prières dites et rédigées par un seul individu que la communauté a transformées en prière chorale. Ce qui signifie que pour construire la communauté, il n'est pas nécessaire d'effacer les individualités pour atteindre une sorte de nous abstrait. Lorsque l'expérience communautaire est authentique, le je offre ses mots à la communauté et celle-ci les fait devenir les mots de tous en conservant le caractère personnel de cette prière. L'âme collective n'est ni une somme ni une multiplication d'individualités, mais c'est l'alchimie - rare et sublime - d'un je qui devient nous tout en restant je ; c'est une incarnation mutuelle de chaque âme individuelle dans l'âme de l'autre et de tous dans la communauté. Le poète compose le psaume en recueillant dans son âme des mots qui lui sont très personnels : tout en disant "je", il dit "nous" ; et la communauté, reprenant les mots du psalmiste, dit "nous" avec les mots de ce "je". Il n'y a pas de commentaire plus approprié sur la Trinité d'Andreï Rublëv qu'un psaume écrit et chanté à la première personne du singulier.

Les psaumes étaient composés pour le culte dans le temple et pour les grandes occasions (couronnements), mais certains fleurissaient dans la normalité de la vie - du travail, de la souffrance et du deuil. Dans la Bible et même aujourd'hui, condtionnés par une idée trop restreinte de la spiritualité, nous les cherchons dans les églises ou chez les liturgistes, et nous ne les trouvons donc pas. Il n'y a rien de plus profane qu'un psaume, car il n'y a rien de plus profane que la vie. Le Psaume 1 est également une introduction à l'ensemble du Psautier. C'est aussi pour cette raison que le premier mot du premier psaume commence par alef (la première lettre de l'alphabet hébreu ; et le dernier mot du psaume commence par tau, la dernière lettre). C'est une béatitude et une bénédiction, un souhait de bon voyage, un viatique pour le lecteur qui commence sa méditation sur le livre des psaumes. Comme pour dire : celui qui emprunte ce chemin sera béni, il sera comme un arbre robuste planté le long d'une rivière, et portera donc des fruits. L'image de l'arbre est très prisée par les prophètes (Ézéchiel, Jérémie), et certains Pères de l'Église (Grégoire le Grand, Rupert) y ont vu une prophétie de la croix, le nouvel "arbre de vie" aux fruits infinis. La béatitude biblique n'est pas le bonheur des Grecs (eu-daimonia : le bon démon), ni le Glück (la chance) des Allemands, ni le bonheur (happen : happen) des Anglais. Elle est plutôt proche de la felicitas des Romains, où le préfixe fe- est le même que fœtus, femina, ferax, pour signifier la nature générative de la vie bonne et heureuse. Cette félicité est une promesse fécondité. Le méchant, l'impie, ne porte pas de fruits, parce que ses œuvres s’envolent comme le vent disperse la paille, qui s'éparpille avec le battage de la moisson - vanitas, rien, hevel : "Les méchants disparaissent dans le néant".

Ce psaume place l'homme qui commence son voyage dans le Psautier et dans la vie, à la croisée de chemins décisifs, devant un choix fondamental : la bonne voie des justes et la mauvaise voie des méchants. Et il demande qu’on choisisse, mais qu’on n’utilise pas la Bible et la religion pour juger qui sont les justes et qui sont les méchants, une attitude toujours très courante, qui finit toujours par nous mettre parmi ceux qui sont sur le bon chemin. Le psaume nous dit que faire le mauvais choix dans ce carrefour décisif revient à perdre le fil de l'existence et donc à ne pas porter de fruits ou à en porter de mauvais. L'impie est en fait celui qui a emprunté le mauvais chemin et qui s’est donc perdu. Le vœu qui ouvre le psautier est alors une invitation à ne pas rater le premier pas. Sur chaque chemin, le premier et le dernier pas sont les plus importants. Mais c'est aussi une invitation à ne pas se tromper de chemin à l'intérieur du psautier. Dans les Évangiles, Satan cite également un psaume (91) pour tenter Jésus dans le désert, pour nous dire qu'il y a aussi une façon diabolique de lire et d'utiliser les psaumes. Les impies eux aussi cheminent, égarés qu’ils sont, sur les pas de Caïn. Au juste, le psaume promet la fécondité, mais ajoute : "en son temps". Une phrase très semblable au "bon moment" du chapitre 3 de Qohelet. Souvent, si les justes ne voient pas les fruits, c’est qu’ils ne sont peut-être tout simplement pas dans la bonne saison. Parfois, la saison des fruits du juste est tout simplement la dernière.

Mais ce n'est pas tout. Le psaume ajoute en effet : "Toutes ses œuvres réussiront". Une promesse de récompense qui, pour ne pas être confondue avec une simple théologie de la prospérité (bien que présente dans la Bible), doit être lue conjointement avec ce que nous lisons dans de nombreux autres psaumes, chez les prophètes et dans le Livre de Job, qui nous rappellent que les justes ne réussissent pas toujours dans leurs entreprises, qu’ils finissent souvent sur des tas de fumier et s'y retrouvent non pas parce qu'ils étaient impies, mais précisément parce qu'ils étaient justes. C'est peut-être l'un des messages les plus forts qui traverse toute la Bible. Le succès n'est pas signe de droiture , pas plus que l'échec n'est signe d'impiété. L'histoire est pleine, chaque jour, de justes qui échouent et de méchants qui réussissent. Mais nous ne cessons jamais d'espérer qu'il existe une relation entre le bonheur et la justice, même si nous savons tous, y compris le psalmiste, que la vie serait fausse si les malheurs et les succès venaient du mérite et de la culpabilité. C'est alors qu'émerge la vraie nature de ces psaumes de béatitude : ils sont un souhait et une prière au Dieu juste pour que diminue l'injustice dans le monde. Notre propre souhait et notre propre prière ne doivent jamais en arriver à considérer nos propres malheurs, ni ceux des autres, comme une punition, ce qui serait le pire des blasphèmes.

Mais enfin qui sont les impies ? Et qui sont les justes ? Nous savons ce que Jésus pensait des justes. On entre impie dans les psaumes, en se sentant juste, et, si le le parcours réussit, on finit par en sortir juste en se sentant impie. Il n'y a pas de moment plus favorable que celui-ci pour méditer et prier les psaumes. De nombreux psaumes sont nés aux moments les plus terribles de l'histoire d'Israël. Certains ont vu le jour pendant l'exil, lorsque personne n'était en mesure de trouver, dans la tradition, une prière capable d’exprimer le chagrin sans précédent de la patrie perdue et du temple détruit. Les psaumes sont devenus un temple mobile. Ce long deuil spirituel a engendré d'autres prières nouvelles, parmi les plus belles du psautier - qui sait combien de nouveaux psaumes s’élèvent aujourd'hui dans nos hôpitaux : les plus beaux ne seront peut-être pas recueillis ni racontés par qui que ce soit, mais ils ne seront pas perdus- « Tu recueilles en tes outres mes larmes » (Psaume 55). Au fil des siècles, les Psaumes ont offert à ceux qui n’en avaient plus, des mots pour prier. Ils ont été la première prière de ceux qui ont recommencé à prier. Parfois, ils prêtaient leur mots à ceux qui, sans avoir la foi, avaient le désir de prier dans ces moments terribles où la prière devient la fille unique du silence. Les psaumes nous ramènent sur les pentes du Sinaï, nous font entendre à nouveau les paroles de Moïse, traverser à nouveau la mer et danser ensuite avec Miryam au chant de la libération. Un seul psaume suffit pour apprendre le sens de la Bible et, peut-être, de la vie. Bon voyage.

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Fille unique du silence

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L'âme et la cithare/1 - Les Psaumes sont aussi un chemin de prière pour ceux qui ne croient pas et ne trouvent pas de mots. de Luigino Bruni publié dans Avvenire le 29/03/2020 Heureux est l'homme qui n'entre pas au conseil des méchants, qui ne suit pas le chemin des pécheurs, ne siège pas avec ceux ...