Un homme nommé Job

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Un homme nommé Job / 3 – Voir et comprendre la souffrance de l’innocent est un début de résurrection

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 29/03/2015

logo Giobbe« Assommé, Job s’adressa à Dieu : "Maître de l’univers, ne se peut-il qu’une tempête se soit déchaînée contre toi et t’ait fait prendre Lyov (Job) pour un Oyév (ennemi) ?" Aussi étrange que cela puisse paraître, de toutes les questions posées par Job, celle-ci est la seule qui mérite une réponse ».

(Elie Wiesel, Personnages bibliques à travers le Midrash).

Sur terre, les plus grands et vrais discours sont ceux des pauvres : leurs chairs blessées contiennent une vérité hors de portée des savoirs des professeurs. C’est la vérité de Job, la force de ses malédictions et de ses imprécations. Ses grandes questions sans réponse sont beaucoup plus convaincantes et vraies que les réponses (à des non questions) des experts de son temps et du nôtre. Si nous étions capables, aujourd’hui, d’écouter les demandes, souvent muettes, des pauvres que la vie et les structures de péché ont blessés, nous verrions s’éclairer les multiples crises de notre temps, qui nous sont incompréhensibles tant que nous ne réapprenons pas déchiffrer ce qui est  inscrit dans la peau des victimes.

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Après le Prologue, le chapitre trois nous fait entrer au cœur du poème de Job, composé de ses dialogues avec ses amis, avec lui-même, avec la vie, avec Dieu. "Trois amis de Job apprirent les malheurs qui lui étaient arrivés. C'étaient Élifaz de Téman, Bildad de Chouha et Sofar de Naama. Ils vinrent de chez eux et se mirent d'accord pour lui manifester leur sympathie et le réconforter. En le regardant de loin, ils le trouvèrent méconnaissable. Alors ils éclatèrent en sanglots" (2, 11-12). Tout fait penser que ce sont de vrais amis : apprenant son malheur, ils viennent le voir, s’assoient et pleurent avec lui. De loin ils ne le reconnurent pas, parce que les souffrances l’avaient fait devenir quelqu’un d’autre, trop différent du premier Job, et d’eux.

C’est Job qui prend la parole en premier. Il maudit la vie par des paroles déconcertantes et scandaleuses : « Ah ! Que disparaisse le jour de ma naissance et la nuit qui a dit : "Un garçon est conçu" ! Qu'on regarde ce jour comme l'un des plus sombres ! Que Dieu, là-haut, ne s'intéresse plus à lui ! Qu'aucune lumière ne vienne l'éclairer ! »… « Pourquoi n'être pas mort dès avant ma naissance, n'avoir pas expiré dès que j'ai vu le jour ? Pourquoi ai-je trouvé deux genoux accueillants et deux seins maternels où je tétais la vie ? » (3,1 ; 11-12). Son malheur le fait regarder en arrière et maudire sa naissance. Puis il le fait désirer ardemment la fin, l’entrée, enfin libéré, dans le séjour des morts, où "les prisonniers ont trouvé eux aussi la paix, ils ont cessé d'entendre les cris du gardien, et l'esclave est ici délivré de son maître. Grands ou petits, il n'y a plus de différence" (3, 18-19). Les patriarches de la Genèse étaient parvenus à la mort, ‘rassasiés de jours’ ; Job, las de souffrances, ne désire que mourir.

Les amis de Job prennent peur et se scandalisent de ses paroles. Après sept jours de silence et de deuil, le premier ami, Élifaz, prend la parole : "Toi qui as fait l'éducation de tant de gens et savais fortifier les bras trop fatigués, toi qui trouvais les mots pour remettre debout ceux qui n'en pouvaient plus, et relever ceux qui pliaient sous le fardeau, te voilà abattu quand le malheur est là, te voilà effrayé quand c'est toi qu'il atteint !" (4, 3-5). Élifaz semble reprocher à Job un manque de cohérence morale. Job avait enseigné comment être fort ; il avait consolé et soutenu d’autres qui se trouvaient dans une situation pareille à la sienne aujourd’hui ; mais le voilà incapable d’user pour lui-même des ressources morales qu’il avait données aux autres pendant tant d’années.

Quand frappe la réalité du malheur, ils sont inutiles les principes éthiques et les valeurs sur lesquels on avait construit notre vie morale en temps de prospérité, qu’on avait même exposés dans des congrès ou écrits dans des livres.  Impétueux, le vent du malheur emporte, en plus des biens, des enfants et de la santé, les certitudes morales d’hier. C’est toute la difficulté des grandes et réelles épreuves de la vie. La nuit enveloppe tout, et pour écrire quelque chose de vital, vocabulaire et grammaire à l’âme font défaut. Les mots des moments de joie et de certitude semblent maintenant menteurs, trompeurs, faux.

Jusqu’au seuil de cette pauvreté absolue, on se trouve encore dans la terre des riches. Mais c’est de cette déception extrême que peut commencer une vie nouvelle, différente, certainement plus vraie. Les maîtres spirituels savent que c’est au fond de cette nuit (qui peut durer des décennies), que peut commencer la vraie vie de l’esprit, dont l’expérience du don et de la lumière n’avait été qu’une salle d’attente, où l’on s’amusait avec des jeux, et quelque idole. Job ne sait rien de cela, ne peut ni ne doit le savoir – et il nous faut comme lui l’ignorer, si nous voulons le suivre dans son expérience radicale, et nous efforcer de renaître.

Rien d’étonnant, alors, si la logique du (beau) discours d’Élifaz, composé des nombreuses vérités de la meilleure éthique de son temps (affirmant le bonheur auquel conduit, tôt ou tard, une vie vertueuse), n’est d’aucun réconfort pour Job. Aussi, après avoir répété la profondeur de l’abîme où il a sombré, Job commence une amère et magnifique réflexion sur l’amitié et sur la solitude de l’existence : "Mes amis m'ont déçu, comme un ruisseau sans eau, comme un des ces torrents dont le lit devient sec. A la fin de l'hiver, ils charrient des eaux troubles, quand la glace et la neige se mettent à fondre. Mais dès la saison chaude, les voilà taris ; au retour de l'été, ils s'assèchent sur place" (6, 15-17). Les amis disparaissent au moment du malheur. On les cherche, et comme une caravane quittant la piste, dans le désert, à la recherche des oasis un jour riches d’eau douce, nous allons vers eux, brûlants de souffrance et de solitude, pour ne trouver, au bout d’une longue marche, que le lit sec d’un torrent de cailloux (6, 18-20).

Nous sommes seuls dans les grandes traversées de la vie, dans les eaux tumultueuses où nulle compagnie ne peut nous accoster, nous être partenaire. Pas même la main très chère qui serrera la nôtre au dernier gué de la vie, mais ne pourra nous suivre au terme de la lutte, quand, de notre seule main nous mendierons la bénédiction finale.

Job continue de se battre avec la vie. Il ne cesse de chercher et quêter de nouvelles raisons, sur la mort des raisons d’antan. Ces premiers dialogues montrent un Job fort dans son extrême faiblesse. Les coordonnées du chemin lui échappent, il est perdu. Mais ses paroles portent une charge de vérité que n’ont pas ses savants interlocuteurs. Il a la sagesse de celui que le malheur frappe dans sa propre chair, une ‘compétence’ unique et incommunicable à quiconque - fut-il expert - n’en fait pas l’expérience.

La force de Job réside dans sa condition de victime, qui le fait parler vrai. Sa chair blessée donne force à ses paroles. Elle devient verbe.

Le déluge de la Genèse avait rompu l’ordonnancement de la création, re-confondu lumière et ténèbres, terre et eau ; le déluge qui s’est abattu sur la vie de Job a effacé tout ordre éthique, transformé son cosmos en chaos. Job était juste, comme Noé, mais alors qu’Élohim sauva Noé, Job sombre dans les grandes eaux. Submergé par un déluge injuste, il ne voit plus la lumière, la beauté et l’ordre de la vie. Il la maudit, en un chant de radicale et scandaleuse malédiction, mais sans jamais aller jusqu’à maudire Dieu, même s’il faillit le faire.

Mais en lisant son poème sur ‘l’intelligence des écritures’, nous faisons une découverte stupéfiante ; son chant de malédiction est aussi construction d’une nouvelle arche du salut. L’arche du salut de Job n’abrite pas ses fils et les animaux, mais tous les désespérés, les inconsolés, déprimés, abandonnés, ratés, excommuniés, toutes les victimes inconsolables et inconsolés de l’histoire. C’est de cette façon que la Bible nous aime et nous sauve, paradoxalement mais réellement. Comme, par analogie, nous sauvent la grande poésie et la grande littérature, qui rachètent et sauvent le prince Miskin, Cosette et Jean Valjean, le ‘pasteur errant de l’Asie… en les rejoignant, en les rencontrant, jusqu’à habiter leur malheur.

La ‘résurrection’ de ces malheureux advient quand nous voyons, décrivons et aimons leurs souffrances. Sans cela, notre poésie, l’art et les chefs-d’œuvre littéraires ne seraient que fiction, ne contiendraient ni vérité ni salut. Or, il n’en est pas ainsi ; nous le savons et le ressentons tous les jours, quand les poètes et les écrivains continuent de nous aimer au plus fort de nos souffrances et du malheur, en accompagnant, de leurs psaumes et de leurs paroles, nos nuits muettes. Ils nous accompagnent et nous aiment, même quand lire les poésies et la Bible nous est impossible, faute de les comprendre, de savoir lire, ou par oubli.

L’auteur du livre de Job a pu introduire, dans le livre de la vie et de Dieu, tous les vaincus et les désespérés,  parce que c’est leurs paroles même qu’il a prononcées. La résurrection est dans la passion ; l’abandonné est déjà ressuscité. C’est en cela que se fonde l’espérance que, dans l’histoire de l’infinie procession des souffrances innocentes, puisse s’inscrire une justice, mystérieuse mais vraie.

Nous pouvons tous entrer dans l’arche de Job. L’arc-en-ciel de l’alliance s’élargit jusqu’à l’entière coloration de la totalité du ciel et de la terre.

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Un homme nommé Job / 3 – Voir et comprendre la souffrance de l’innocent est un début de résurrection

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 29/03/2015

logo Giobbe« Assommé, Job s’adressa à Dieu : "Maître de l’univers, ne se peut-il qu’une tempête se soit déchaînée contre toi et t’ait fait prendre Lyov (Job) pour un Oyév (ennemi) ?" Aussi étrange que cela puisse paraître, de toutes les questions posées par Job, celle-ci est la seule qui mérite une réponse ».

(Elie Wiesel, Personnages bibliques à travers le Midrash).

Sur terre, les plus grands et vrais discours sont ceux des pauvres : leurs chairs blessées contiennent une vérité hors de portée des savoirs des professeurs. C’est la vérité de Job, la force de ses malédictions et de ses imprécations. Ses grandes questions sans réponse sont beaucoup plus convaincantes et vraies que les réponses (à des non questions) des experts de son temps et du nôtre. Si nous étions capables, aujourd’hui, d’écouter les demandes, souvent muettes, des pauvres que la vie et les structures de péché ont blessés, nous verrions s’éclairer les multiples crises de notre temps, qui nous sont incompréhensibles tant que nous ne réapprenons pas déchiffrer ce qui est  inscrit dans la peau des victimes.

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L’arche du chant des douleurs

Un homme nommé Job / 3 – Voir et comprendre la souffrance de l’innocent est un début de résurrection Par Luigino Bruni Paru dans Avvenire le 29/03/2015 « Assommé, Job s’adressa à Dieu : "Maître de l’univers, ne se peut-il qu’une tempête se soit déchaînée contre toi et t’ait fait prendre Lyov (Job) p...
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Un homme nommé Job / 2 – Résister sans maudire, découvrir la « liberté du fumier »

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 22/03/2015

logo GiobbeNotre civilisation, venue du Nord et de l’Occident, a vu le soleil et le bleu ; elle n’a pas vu la mer ténébreuse, la boue séchée, les déserts de sable jaune, les roches fissurées, les fleuves asséchés, l’enchevêtrement des buissons poussiéreux, la lumière crue, le sel et la  sueur, les cris et le silence, le pourrissement rapide. Elle voit mal, elle s’illusionne : c’est pourquoi notre culture, face à la mort et à la vie, est l’impuissance même”.

Sergio Quinzio Christianisme du début et de la fin

La richesse, toute richesse humaine, toute notre richesse, est avant tout don. Nous naissons nus, et commençons notre chemin sur terre grâce aux deux mains qui accueillent gratuitement notre naissance au monde. Nous recevons en don, sans mérite de notre part,  un héritage millénaire de civilisation, génialité, beauté. Nous naissons au sein d’institutions qui existaient avant nous, qui prennent soin de nous, nous protègent, nous aiment. Notre mérite est toujours en-deçà du don, beaucoup plus petit. Nous continuons, au contraire, à créer toujours plus d’injustices au nom de la méritocratie, et à vivre comme si la richesse et la consommation pouvaient nier de quelle nudité nous venons, quelle nudité nous attend, toujours fidèle, aux croisements de toutes les routes de la vie.

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Satan (l"accusateur") perd son premier pari, parce qu’en dépit de la tempête qui a emporté tous ses biens, Job ne maudit pas Dieu : « En tout cela, Job ne pécha point et il n’imputa rien d’indigne à Dieu » (1, 22). Mais Satan n’est pas encore convaincu de la gratuité de la foi de Job, et demande à Yahvé de bien vouloir l’éprouver dans le seul bien qui lui reste : son corps. Dans une nouvelle assise de la cour céleste, il prend donc encore la parole : « Peau après peau ! Tout ce qu’un homme possède, il le donne pour sauver sa vie ! Mais étends la main, touche à ses os et à sa chair, et je gage qu’il te maudira en face ! » (2, 4-5). "Soit ! lui répondit Yahvé, il est en ton pouvoir". Alors Satan frappa Job d’une méchante maladie de peau,  depuis la plante des pieds jusqu’au sommet du crâne. Job prit un tesson de poterie pour se gratter et il s’installa sur un tas de cendres » (2, 7-8).

Le malheur de Job touche aux limites du possible. Il ne lui reste que la vie, nue. Mais, comme Job, c’est dans l’effondrement total que nous découvrons en nous des ressources insoupçonnées, une capacité de souffrir jamais expérimentée jusque là. Cette force nous surprendra en nous rendant capables de mourir, alors que nous en avons douté toute notre vie.

Avec le second chapitre du livre de Job, l’horizon de la bonne amitié de l’homme avec Dieu continue de s’élargir, et aucune condition humaine n’en reste symboliquement absente. Job sur son tas de fumier, au milieu des ordures du village, sombre au plus bas de la condition humaine, aux extrémités des périphéries existentielles, des rejets, des déroutes, des scories de l’histoire. Les décharges d’ordures se trouvaient hors des murs, en sorte que la maladie de peau de Job (sorte de lèpre, peut-être) le marquât du signe de l’impureté, le fasse chasser comme un "excommunié". Pour l’homme du Moyen-Orient, les maladies infectieuses de la peau étaient, de toutes les maladies, celles qui signifiaient le plus la malédiction dont Dieu frappait les pécheurs. Dans les religions "économiques" de tout temps (dans les grandes entreprises et les banques d’aujourd’hui), on considère le malheur et l’impureté comme l’effet d’une vie pécheresse. C’est cela que Job n’accepte pas, ni pour lui, ni pour nous.

De riche et puissant qu’il était, voilà Job devenu misérable, impur, et donc intouchable, exclu de toute caste sociale. C’est aujourd’hui encore le triste sort d’entrepreneurs, dirigeants, travailleurs, politiciens, prêtres, qui, sombrant dans le malheur, se retrouvent non seulement dans la misère, mais assis sur un tas de débris, familles, amis et santé compris. Et ils finissent parmi les impurs, hors du village, éloignés et exclus des clubs, associations, cercles ; relégués dans des décharges sociales et relationnelles où personne ne puisse les toucher, par peur de la contagion du malheur.

Mais Job, avec son tesson, sur les cendres et le fumier, ne maudit pas Dieu. Il continue d’être juste. Nul n’a de gratuité plus grande que celui qui espère et veut que Dieu existe, et qu’il soit juste, alors même que disparaît de sa vie personnelle tout signe de sa présence et de sa justice. Job continue de chercher la vérité et la justice. Sa recherche désespérée a une valeur éthique et spirituelle immense, d’autant plus que dans l’Ancien Testament (Job inclus) l’idée de l’existence d’une vie après la mort est très rare, quasi inexistante. Le lieu où Dieu vit et où l’on peut recevoir sa bénédiction est cette terre, pas un ailleurs. La lutte de Job embrasse donc tout être humain désireux d’apprendre comment vivre sans se contenter de réponses faciles, pas même celles très simples de l’athéisme. Job, en tout temps, continue de lutter pour eux aussi.

Quand la vie fonctionne et fleurit, arrive inévitablement le moment du tas de fumier. C’est le rendez-vous avec la pauvreté non choisie. Tant que c’est nous qui choisissons d’être pauvres, nous sommes peut-être dans le champ des vertus, mais pas encore dans celui de Job. La pauvreté choisie, qui a suscité et fait la bonté de tant de vies, n’est pas la pauvreté de job. Job est un riche heureux qui devient pauvre sans l’avoir choisi, et c’est pourquoi sa condition embrasse toute pauvreté, surtout celle où on sombre sans l’avoir choisie. 

Cette pauvreté-là est radicale et universelle. Ils sont peu nombreux ceux qui choisissent la pauvreté comme style de vie (moins encore ceux qui parviennent à se libérer de la richesse pour choisir librement la pauvreté), alors que, potentiellement, nous pouvons tous devenir pauvres sans l’avoir ni demandé, ni choisi. C’est alors que nous rencontrons Job, qui nous attend et lutte avec nous et pour nous. Un jour, à l’improviste, après une vie passée à se construire une richesse spirituelle, on se retrouve nu sur un tas de fumier, privé de tous les "biens" que nous avions accumulés. J’ai eu la chance de connaître des personnes qui n’ont trouvé la radicale liberté du fumier qu’en se préparant à mourir, quand, libres de toutes richesses, surtout spirituelles, elles ont enfin pris leur envol, en peu de temps : quelques années, quelques mois, parfois quelques jours ou quelques heures. Cette pauvreté radicale non-choisie nous fait devenir ces "petits", capables d’entrer dans un autre royaume, parce qu’ils ont pu auparavant le voir et le désirer.

Job, sur le fumier, n’est pas complètement seul. Viennent le voir sa femme d’abord, puis quelques amis. Sa femme fait une apparition rapide et affligeante, une seule, tandis que les amis seront les protagonistes de tout le drame de Job. Sa femme lui cria : « Tu persistes à rester irréprochable. Mais tu ferais mieux de maudire Dieu et d'en mourir ! » (2, 9). Paroles mystérieuses et aux multiples sens possibles, mais qui ne sont pas rares dans la vie des justes tombés dans le malheur.

Au comble d’une grande épreuve, il arrive que ce soit les proches qui se font les plus distants : ils ne comprennent pas ce que femmes, maris, ou pères sont en train de vivre, et finissent par leur adresser de mauvais conseils, malgré l’amour et la pitié. La femme de Job l’invite à capituler, à se suicider, à se laisser mourir. Mais Job ne l’écoute pas : « Tu parles comme une femme privée de bon sens. Si nous acceptons de Dieu le bonheur, pourquoi refuserions-nous de lui le malheur ? » (2, 10). Job ne choisit pas la mort, et même s’il sera tenté de vouloir mourir (nous le verrons), il continuera à vivre, lutter et chercher un sens : « Dans cette nouvelle épreuve, Job ne prononça aucun mot qui puisse offenser Dieu » (2, 10).

Job ne maudit pas Dieu. Mais il se maudit, lui-même et sa propre vie ; une auto-malédiction d’une poésie et d’une humanité qui nous coupent le souffle, et qui, des milliers d’années plus tard, nous émeuvent, nous convertissent, nous font chercher au moins un Job autour de nous, pour l’accompagner au long de ces pages splendides ; et découvrir ainsi une nouvelle prière, la plus belle de toutes, peut-être. Chaque fois que nous relisons Job, Qohélet, Marc, nous trouvons des paroles à donner aux sans-voix de la vie, qui ne peuvent ou ne veulent pas crier leurs souffrances, trop grandes, trop réelles. On peut commencer ou recommencer à prier – chose qu’on oublie et qu’on réapprend souvent dans la vie – en empruntant à Job ses paroles extrêmes, jusqu’à les faire nôtres, paroles de qui n’en a plus.

Le poème de Job est la révélation de l’immense épaisseur morale de l’homme, capable, dans le malheur injustifié qui le frappe, de continuer à bénir Dieu, sans réponse de sa part. Dans tout son drame, Job cherchera un sens à cette non-réciprocité de la part de Dieu ; comme aussi tout lecteur du livre de Job, dans une Bible fondée sur la réciprocité du "contrat" de l’Alliance et de la Loi (Torah). Quelle sera la réciprocité de Dieu ?

Ni Satan ni Elohim n’ont gagné leur pari : c’est Job le vainqueur, qui "contraindra" Dieu à se débarrasser à son tour de la logique rémunératrice, économique, contractuelle ; à devenir ce qu’il est à ses yeux humains : Autre.

Grâce à Job, homme fidèle même en absence de réciprocité, Dieu doit continuer de nous aimer même quand nous cessons de l’aimer ; continuer d’être présent dans un monde qui ne veut plus de lui, ne le voit plus, ne le désire plus.

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Un homme nommé Job / 2 – Résister sans maudire, découvrir la « liberté du fumier »

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 22/03/2015

logo GiobbeNotre civilisation, venue du Nord et de l’Occident, a vu le soleil et le bleu ; elle n’a pas vu la mer ténébreuse, la boue séchée, les déserts de sable jaune, les roches fissurées, les fleuves asséchés, l’enchevêtrement des buissons poussiéreux, la lumière crue, le sel et la  sueur, les cris et le silence, le pourrissement rapide. Elle voit mal, elle s’illusionne : c’est pourquoi notre culture, face à la mort et à la vie, est l’impuissance même”.

Sergio Quinzio Christianisme du début et de la fin

La richesse, toute richesse humaine, toute notre richesse, est avant tout don. Nous naissons nus, et commençons notre chemin sur terre grâce aux deux mains qui accueillent gratuitement notre naissance au monde. Nous recevons en don, sans mérite de notre part,  un héritage millénaire de civilisation, génialité, beauté. Nous naissons au sein d’institutions qui existaient avant nous, qui prennent soin de nous, nous protègent, nous aiment. Notre mérite est toujours en-deçà du don, beaucoup plus petit. Nous continuons, au contraire, à créer toujours plus d’injustices au nom de la méritocratie, et à vivre comme si la richesse et la consommation pouvaient nier de quelle nudité nous venons, quelle nudité nous attend, toujours fidèle, aux croisements de toutes les routes de la vie.

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La réponse de l’intouchable

Un homme nommé Job / 2 – Résister sans maudire, découvrir la « liberté du fumier » Par Luigino Bruni Paru dans Avvenire le 22/03/2015 “Notre civilisation, venue du Nord et de l’Occident, a vu le soleil et le bleu ; elle n’a pas vu la mer ténébreuse, la boue séchée, les déserts de sable jaune, les ro...
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Un homme nommé Job / 1  -  En chemin, par-delà la vision "rémunératrice" de la foi

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 15/03/2015

logo Giobbe"Que faites-vous ? Dites-le moi, je veux savoir". Je n’ai pas répondu. L’aveugle a dit : "Nous dessinons une cathédrale. Nous y travaillons ensemble, lui et moi. Appuie plus fort", m’a-t-il dit. "Oui, comme ça. C’est bien" a-t-il ajouté. "Voilà, tu as réussi, frère. On comprend maintenant. Tu n’y croyais pas, hein ? Mais tu as réussi, tu te rends compte ? Tu fais ça très bien. Tu comprends ce que je veux dire ? Sous peu, c’est un chef-d’œuvre qu’on va avoir".

Raymond Carver Cathédrale

Le monde est peuplé d’innombrables Job. Mais très peu peuvent traverser leurs propres malheurs en compagnie du livre de Job. La lecture méditative de ce chef-d’œuvre absolu parmi toutes les littératures, accompagne spirituellement et moralement celui qui revit dans sa propre vie l’expérience de Job : personne juste, intègre, droite, qui, au sommet de sa félicité, est frappé par un grand malheur, sans aucune explication.

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Même les justes peuvent tomber dans le malheur. Aujourd’hui encore, comme au temps de Job, les amis, la sagesse populaire, la philosophie et la théologie cherchent à expliquer les malheurs, et, aujourd’hui encore, on a du mal à imaginer qu’un homme, une femme, puissent tomber dans la misère sans y être pour rien. De même qu’il faut une bonne raison au don pour être compréhensible, de même nous cherchons une explication du malheur qui frappe les êtres humains, qui satisfasse notre soif d’équilibre, notre sentiment de justice. Notre bon sens ne peut supporter les malheurs sans fondement.  

Le livre de Job, ce monument de l’éthique et de la religiosité universelle, nous dit au contraire que malheur et droiture peuvent vivre ensemble, et que même l’homme juste et bon peut tomber dans l’abîme. Le malheur d’autrui ne nous dit rien sur leur droiture, leur richesse non plus d’ailleurs. Et en ce temps où l’on fait du mérite un nouveau culte, Job nous rappelle que la vraie vie est  bien plus que de la méritocratie. Il y a aujourd’hui, plus qu’hier, des gens qui sont riches sans aucun mérite, qui ne le méritent pas au contraire, et d’autres que le malheur a appauvries en dépit de leur bonté.

Mais la tentation est grande, si le malheur frappe indistinctement justes et injustes, bons et méchants, de penser que le monde est gouverné par le hasard, à l’aveugle, et de nier qu’il vaille la peine de cultiver les vertus, puisque le hasard vaincra. Elohim, YHWH, le Seigneur de l’Alliance, la bonne voix des patriarches, de Moïse et des autres prophètes : est-ce le Dieu de Job ? ou un autre ? Ou Dieu n’existe pas, et nous serons dévorés par des idoles toujours plus sophistiquées et affamées ?

Le livre de Job n’est pas seulement un grand traité d’éthique pour surmonter les grandes épreuves ; c’est aussi un texte révélateur d’un autre visage du Dieu biblique : il attaque Moïse pour le tuer juste après lui avoir parlé sur l’Horeb (Exode, 4) ; il envoie son ange arrêter Balaam (Nombres, 22), l’adversaire de Jacob-Israël, la nuit, au gué du Yabboq (Genèse, 32). Pour traverser le livre de Job, il nous faut livrer un combat nocturne. Un gué risqué, que nous n’aurons passé qu’à l’aube, quand le lutteur de la nuit nous aura marqués d’un signe, et d’une nouvelle dimension de la vie.

Toute rencontre avec le texte biblique peut nous nous faire prendre conscience que nous sommes  vraiment appelés par notre nom, à condition de le lire comme pour la première fois, pour qu’il nous ouvre et nous surprenne. Nous l’avons dit souvent. Impossible de rencontrer et aimer Job sans cet exercice spirituel et moral. Il nous faut perdre fils, filles, biens, santé, et maudire avec lui la vie, assis sur un tas de fumier, sans pouvoir, par de faciles explications, nous remettre vite à la bénir. C’est pourquoi la lecture de Job est difficile, et peu vont jusqu’au bout. Job nous contraint à prendre au sérieux les contradictions de la vie, les non-réponses, les silences, et tenter le paradoxe : mettre tout cela au compte de la bonté de la vie.

Si Job, ses cris de douleur et ses malédictions, sont parole de Dieu, alors nulle parole humaine n’est par nature coupée du salut. Job a pour nous élargi l’horizon de l’amitié de l’homme avec Dieu et avec la vie, y faisant entrer toute cette humanité qui n’a pour langage que la souffrance et le désespoir. Il nous dit que même les paroles muettes permettent un vrai dialogue entre ciel et terre, le plus vrai peut-être. "Je ne vais plus à l’église depuis qu’est morte ma petite-fille de cinq ans. Je suis trop en colère contre Dieu", m’a dit un jour un de mes amis, un ami de Job.

Job est un livre pour la vie adulte. Pour le lire et l’aimer, il faut s’être heurté à quelques malheurs dans notre vie ou dans celle d’une personne très chère.  Seul, qui réussit à se pencher sur le mystère de la vie et à la regarder en toute liberté, peut espérer comprendre un peu le message de Job. Il faut pour cela se risquer à demander les réponses les plus difficiles, même absurdes et impossibles. Sans demander l’impossible, nul possible n’est bon et vrai.

Le thème central du prologue est la gratuité. La première scène du livre nous montre un homme heureux, Job. Il nous est présenté sans père ni mère, tel un nouvel Adam, un homme. Les premières paroles livrent le message universel du livre : "Job, un homme, du pays de Uç" (1, 1). Ce nom, Job, d’étymologie incertaine, n’est pas hébreu : Job n’est pas un fils d’Israël, mais seulement un homme, comme Adam, sans père ni mère. Habitant d’une terre étrangère, peut-être celle des édomites, peuple étranger, ennemi, idolâtre. Un homme. Mais Job est aussi un homme "juste et droit", comme Noé. Au début du drame, Job est un homme heureux : "Sept fils et trois filles lui étaient nés. Il possédait sept mille brebis, trois mille chameaux…" (1,2-3). Il jouissait aussi des heureuses relations entre ses fils et ses filles : "Ses fils avaient l’habitude de festoyer chez l’un d’entre eux, à tour de rôle, et d’envoyer chercher leurs trois sœurs pour manger et boire avec eux" (1, 4). C’était aussi un homme pieux et dévot : "Une fois terminé le cycle de ces festins, Job faisaient venir ses fils pour les purifier" (1, 5). C’était un homme "parfait", une humanité réalisée et prospère.

La seconde scène nous introduit dans une assise céleste : Dieu avec ses "fils". Parmi eux se trouve aussi Satan (qui dans le livre de Job est un des membres de la cour céleste, peut-être un des fils de Dieu). Il revenait d’un tour sur la terre, et avait remarqué la droiture de Job. Commence alors le dialogue central. Satan insinue un doute, qu’il présente à Dieu comme une thèse : « Satan répondit au Seigneur : "Si Job t’est fidèle, est-ce gratuitement ?... Tu as si bien favorisé ce qu'il a entrepris, que ses troupeaux sont répandus sur tout le pays. Mais si tu oses toucher à ce qu'il possède, il te maudira ouvertement !" » (1, 9-11).

Dans l’expression "s’il t’est fidèle, est-ce gratuitement ?", ‘gratuitement’ peut signifier "sans récompense", "sans être payé". Il y a donc aussi, au cœur du récit de Job, une révolution religieuse et anthropologique, pour dépasser la vision rémunératrice de la foi (notre richesse et notre bonheur sont en récompense de notre fidélité et de celle de nos pères), qui a été aussi au centre de l’éthique du capitalisme.

La question de la gratuité est au centre de l’existence humaine. Sommes-nous capables de nous libérer du registre de la réciprocité qui forme le tissu de nos relations sociales et affectives, et de n’agir que par pur amour ? Job ne donne pas de réponses faciles à cette question de la gratuité, qui semble être à l’origine du pari entre Dieu et Satan, l’ange accusateur, et il ne peut sans doute pas en donner : si grand qu’il soit, cette question le dépasse.

L’histoire de Job est non seulement un enseignement sur l’éthique du malheur du juste, mais aussi une réflexion radicale sur le sens de l’existence humaine ; c’est donc un grand mythe de l’initiation à la vie. Nos fils et nos filles ne nous appartiennent pas ; le corps, nous le laisserons ; notre souffrance comme celle des autres est notre pain quotidien ; la terre où nous naissons et vivons n’est pas nôtre ; les biens sont éphémères. Les ennemis et les calamités naturelles tuent d’abord les animaux (1, 14-17), puis vient le plus grand malheur : « Il parlait encore quand un autre survint et dit : "Tes fils et tes filles étaient en train de manger et de boire dans la maison de leur frère aîné. Et voilà qu’un vent violent a soufflé d’au-delà du désert. Il a ébranlé les quatre coins de la maison et elle est tombée sur les jeunes gens, qui ont péri" » (1, 18-19). « Alors Job se leva, déchira son vêtement et se rasa la tête. Puis, tombant sur le sol, il se prosterna et dit : "nu, je suis sorti du sein maternel, nu, j’y retournerai. Yahvé a donné, Yahvé a repris ; que le nom de Yahvé soit béni !" » (1, 20-21).

C’est dans cette nudité que commence son dialogue, sa lutte en quête de bénédictions au-delà des grandes blessures. Pour apprendre à vivre sans consolation le métier de vivant, Job est un passage obligé, une rencontre nécessaire. Ses amis intimes sont Qohélet, Leopardi, et certaines grandes pages de Dostoïevski, Kafka, Nietzsche, Kierkegaard. Si un sens religieux est possible, il doit passer par une écoute exhaustive des questions de Job, et tenter une réponse. En suivant Job en profondeur, sans rabais et jusqu’au bout, nous pourrons faire une expérience semblable à celle que nous raconte Raymond Carver dans le splendide récit "Cathédrale". Un aveugle prend la main de son hôte, qui, de ses propres yeux, n’avait jamais vu une cathédrale, et ensemble, main dans la main, ils réussissent à en dessiner une. Laissons-nous prendre par la main de Job, et ensemble nous pourrons dessiner un chef-d’œuvre.

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Un homme nommé Job / 1  -  En chemin, par-delà la vision "rémunératrice" de la foi

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 15/03/2015

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Nu, en dialogue avec Dieu

Un homme nommé Job / 1  -  En chemin, par-delà la vision "rémunératrice" de la foi Par Luigino Bruni Paru dans Avvenire le 15/03/2015 "Que faites-vous ? Dites-le moi, je veux savoir". Je n’ai pas répondu. L’aveugle a dit : "Nous dessinons une cathédrale. Nous y travaillons ensemble, lui et moi. Appu...