En ce dimanche, commence la réflexion de Luigino Bruni sur le livre de l'Exode. Les sages-femmes d’Égypte/1 – C'est un regard de femme qui nous sauve des empires
par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 10/08/2014
Les empires ont toujours existé, et il en existe encore. Mais aujourd'hui, nous nous y habituons et nous avons de plus en plus de mal à les reconnaître. Et, ne les reconnaissant pas, nous ne les appelons pas par leur nom, nous ne sentons pas leur oppression et nous n'entamons aucun chemin de libération. Il ne nous reste plus que notre ‘souveraineté’ de consommateurs, toujours plus malheureux et seuls sur nos divans. La lecture et la méditation du livre de l'Exode est un grand exercice spirituel et éthique, peut-être le plus grand de tous, si nous voulons prendre conscience des ‘pharaons’ qui nous oppriment, sentir à nouveau le désir de liberté, entendre le cri des pauvres, essayer d'en libérer au moins quelques-uns ; et si nous voulons imiter les sages-femmes d’Égypte, qui aiment tous les enfants des autres.
Il y a entre la Genèse et l'Exode une continuité directe : “Puis Joseph mourut, ainsi que tous ses frères et toute cette génération-là. Les fils d'Israël fructifièrent, pullulèrent, se multiplièrent et devinrent de plus en plus forts : le pays en était rempli. Alors un nouveau roi, qui n'avait pas connu Joseph, se leva sur l'Égypte (1,5-7). La croissance démographique des Hébreux (1,10), à laquelle s'ajoute la crainte de se voir détrôné par quelqu'un de la nouvelle génération (1,22), est vécue par le Pharaon comme une sérieuse menace. Il durcit alors la condition des Hébreux, cette masse confuse de nomades étrangers qui se trouvent en Égypte en tant qu’esclaves, auxquels les tribus d'Israël furent mêlées. Il leur “rendit la vie amère par une dure servitude : mortier, briques, tous travaux des champs ” (1,14). Cependant, le pharaon ne se contenta pas d'imposer aux hommes les travaux forcés. Il tenta la solution la plus drastique, qui nous ouvre une des plus belles pages de toute l'Écriture : “Le roi d’Égypte dit aux sages-femmes des Hébreux, dont l'une s'appelait Shifra et l'autre Poua : « Quand vous accouchez les femmes des Hébreux, regardez le sexe de l'enfant. Si c'est un garçon, faites-le mourir. Si c'est une fille, qu'elle vive. »” (1,15-16)
Le métier de sage-femme, en Égypte, était très estimé et très développé. À Saïs il y avait une école connue dans toute l'Antiquité, et deux sages-femmes, Néphérica-Ra puis plus tard Péseshet, restent comme les premiers médecins femmes de l'histoire. Les sages-femmes ont toujours été considérées par la population comme un ‘bien commun’ ; elles assistent les mères durant le travail de l'accouchement ; toujours prêtes à lutter pour la vie, elles sont aimées de toute la communauté qui reçoit ses enfants de leurs mains expertes et tendres (la “Signora Germana”, la dernière sage-femme du village où je suis né, reste encore comme une étoile lumineuse). Un métier de l’Antiquité entièrement et exclusivement féminin, qui gérait la fin de la gestation, ce moment sacré où les femmes nous engendrent et réengendrent le monde. Dans la culture biblique, une place centrale est assignée à l'accouchement. Rachel, une des plus belles et des plus importantes figures de la Genèse, meurt en accouchant. Et c'est durant cet accouchement qu'apparaît pour la première fois dans la Bible ce mot de sage-femme : “La sage-femme lui dit : « Ne crains pas, car tu as un fils de plus » (Gen 35,17). Cette première sage-femme prononça, susurra des paroles de bonté et d'espérance (on ne parle pas aux femmes en couches : on susurre, on les caresses, on parle avec les mains) ; mais Ben-Oni-Benjamin naquit sur la mort de Rachel. Nous la retrouvons ensuite durant l'accouchement de Tamar, posant un ‘fil écarlate’ sur la main de son premier jumeau (38,28) ; puis, enfin, les sages-femmes d’Égypte, et pour la dernière fois, car après les paroles infinies de Sifra et Poua, tout était dit.
Ce peuple nomade, qui connaissait des accouchements difficiles sous les tentes, a voulu placer à l’origine de la grande histoire de sa libération deux sages-femmes d’Égypte. Sur Sifra (‘la belle’) et Poua (‘splendeur’, ‘lumière’), nous savons peu de chose. Il est presque certain qu’elles étaient égyptiennes, peut-être responsables des sages-femmes des Hébreux ou de toute l’Égypte. Nous connaissons leurs noms, mais, surtout, nous savons qu’elles furent les premières femmes objecteurs de conscience : “Les sages-femmes craignirent Dieu ; elles ne firent pas comme leur avait dit le roi d’Égypte et laissèrent vivre les garçons” (1,17). Le premier de tous les arts sur cette terre est celui des sages-femmes : ‘laisser vivre les enfants’, les nôtres et ceux des autres, tous les enfants. Quand ce premier art s’éclipse, la vie perd la première place et les civilisations deviennent malades, tombent dans la confusion et la décadence. Ces premiers ‘non’ au pharaon et ces ‘oui’ à la vie sont aussi la sauvegarde d’une grande parole sur toute forme de travail : la loi la plus profonde et la plus vraie de nos professions et de nos métiers n’est pas celle qui émane de tous ces pharaons, dominés par leurs appétits anciens et nouveaux de pouvoir et de toute-puissance. Leurs lois ne sont à respecter que si elles sont au service de la loi de la vie. Quand nous oublions que la ‘loi des pharaons’ vient toujours en second et n’est jamais première, nous nous changeons tous en sujets des empires, et nous n’entamons aucune libération, ni pour nous-mêmes ni pour les autres. Sifra et Poua nous disent qu’ ‘one ne tue pas les enfants’, on ne tue pas les enfants des Égyptiens ni ceux des Hébreux. On ne les tue pas, que ce soit en Égypte ou ailleurs. Hier, aujourd’hui, toujours. Et toutes les fois que nous ne faisons pas ainsi, nous ‘ne craignons pas Dieu’, nous n’obéissons pas à la vie et nous renions l’héritage des sages-femmes d’Égypte.
Sifra et Poua, deux femmes, deux travailleuses, deux êtres humains qui défendent la vie, nous rappellent le mythe grec d’Antigone, qui désobéit au roi pour obéir à une loi plus profonde, celle de la vie, en ensevelissant son frère mort pendant une bataille. En elles, revivent les femmes de la Genèse et les autres femmes de la Bible. En elles, Marie est annoncée, ainsi que toutes les femmes qui aujourd’hui encore continuent de nous engendrer. En elles, revivent les charismes et le ‘profil marial’ de la terre.
Tout le début du livre de l’Exode se déroule sous le signe des femmes qui sauvent la vie. La mère de Moïse désobéit au nouvel ordre édicté par le pharaon, de “jeter dans le Nil tout garçon nouveau-né” (1,22) et sauva l’enfant. Elle le cacha et, ne pouvant “le cacher plus longtemps”, elle fabriqua un panier en papyrus, l’y déposa et le confia aux eaux du Nil (2,2-3). Une autre femme, la fille du pharaon, trouva le panier dans le fleuve et, voyant qu’il contenait “un enfant des Hébreux”, “elle eut pitié de lui” (2,5-7).
Toute la scène de la découverte du panier est suivie du regard par la sœur de Moïse : “La sœur de l’enfant se posta à distance pour savoir ce qui lui adviendrait” (2,4). Il est magnifique le regard de cette fillette-femme qui court le long de la rive pour suivre la course du panier sur le fleuve ; un regard de tendresse et d’amour, un regard innocent qui nous rappelle celui d’Élohim qui suivait du regard la course sur les eaux de la barque contenant Noé le juste ; ce n’est pas un hasard si le mot hébreu téva est employé pour désigner aussi bien le panier de Moïse que l’arche de Noé. La sœur de Moïse parla à la fille du pharaon et s’offrit pour lui trouver une nourrice parmi les Hébreux. La fille du pharaon accepta et dit à la femme : “Emmène cet enfant et allaite-le moi, et c’est moi qui te donnerai un salaire” (2,9).
Encore un travail de femme qui sauve, le plus intime – l’échange de lait entre femmes – et qui s’accompagne d’un autre mot crucial : le salaire. À une époque où souffrent autant le travail que le salaire, et où les lois des pharaons s’opposent à la naissance des enfants ou les transforment en marchandise, ce début de l’Exode doit nous parler et nous secouer fortement. Pharaon voulait utiliser deux métiers pour éliminer les fils d’Israël : le travail forcé de fabrication des briques, et celui des sages-femmes. Mais ni l’un ni l’autre de ces emplois ne fut l’allié de la mort. Les sages-femmes choisirent par vocation la vie, mais les travaux forcés ne l’emportèrent pas non plus, car “car plus on voulait le réduire, plus il se multipliait et plus il éclatait” (1,14). En dépit du pharaon, le travail reste l’allié de la vie, et il ne se laisse pas facilement utiliser pour des visées de mort. Les pharaons sont toujours tentés de manipuler notre travail, mais nous pouvons nous sauver, même dans les pires formes de travail. Travailler fait partie de notre condition humaine ; nous avons donc la capacité d’en faire notre ami, en dépit des puissants et des empires, et de convertir le ‘travail-loup’ en ‘frère travail’. Il est plus difficile, aujourd’hui, de se sauver du ‘non-travail forcé’.
Le début de l’Exode nous montre une merveilleuse alliance entre femmes qui coopèrent pour la vie, au-delà des hiérarchies sociales, de leurs maris et de leurs pères oppresseurs ou oppressés. Ces alliances croisées entre femmes ont sauvé de nombreuses vies durant les guerres et sous les dictatures des hommes, en construisant de leurs mains des ‘paniers’ de salut. Alliances que nous continuons de voir dans nos villes, et qui permettent à nos enfants de vivre et de grandir. Les enfants doivent être sauvés : c’est la loi des sages-femmes, la loi des femmes, la première loi de la terre.
“Dieu rendit les sages-femmes efficaces… comme les sages-femmes avaient craint Dieu, (…) Dieu leur avait accordé une descendance” (1,20-21). C’est la ‘descendance’ des sages-femmes du monde, des personnes aimantes et protectrices de la vie, des mères de tous les enfants, filles et garçons.