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Par Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 09/02/2014
Nous souffrons tous du manque de communion. Nous risquons de nous y habituer et donc de ne plus la désirer. C’est au sein de communautés qu’advient la communion, mais le contraire n’est pas forcément vrai : il existe des communautés sans aucune forme de communion entre les membres, où les dons sont des obligations, sans liberté et sans gratuité. Aujourd’hui les études sur le bonheur et le bien-être subjectif nous montrent très clairement que ce qui principalement rend les gens heureux est la vie en communion, à commencer par la première cellule qu’est la famille. Le bien vivre dépend assurément de la qualité des relations de communion à tout niveau, y compris dans l’expérience fondamentale de communion qu’est le travail.
[fulltext] =>Ne commettons pas l’erreur, en effet, de penser que la communion n’est possible qu’au sein de rapports intimes et familiaux : elle est la vocation la plus profonde et la plus vraie des êtres humains : ce que, en tout, ils sont appelés à vivre. Pour exprimer quels degrés d’intimité et de spiritualité la communion peut avoir, il nous faudrait la force poétique de Dante et ses néologismes géniaux ("s’io m’intuassi come tu t’inmii", Paradiso, IX) ("si je me faisais toi comme tu te fais moi"); mais d’autres dimensions de la communion sont tout aussi primordiales pour la qualité de notre vie : sans requérir la mutuelle inhabitation des âmes, elles supposent que chacun ressente et considère ses concitoyens comme liés et nécessaires à son propre bonheur. L’Europe ne cessera de souffrir tant que sa ‘communauté’ ne deviendra pas aussi ‘communion’.
C’est la communion qui nous permet de décliner les verbes de notre existence à toutes les personnes, surtout la première du pluriel ("nous"), et d’éviter qu’en l’absence de celle-ci dans notre syntaxe, ne manque aussi la seconde du singulier, et que ne disparaisse le visage de l’autre dans une vie en communautés d’anonymes et de seules tierces personnes.
Pour éviter de tomber dans le ‘communionisme’, la communion doit toujours se décliner avec égalité, liberté et gratuité. À la différence de la communauté, la communion requiert une certaine égalité, surtout dans le passage de la mise en commun des biens à la communion entre les personnes. C’est une égalité dans la dignité, c’est se reconnaître "les yeux dans les yeux", en sachant que l’autre est là, dans ce rapport, parce que lui aussi, comme moi, a librement choisi d’y être (et d’en sortir demain peut-être), et il l’a choisi gratuitement. Aussi la communion réclame-t-elle le dépassement des positions statutaires, et elle n’est pas complète tant que cela n’advient pas. La communauté peut exister et durer même dans les sociétés féodales et inégales ; la communion requiert beaucoup plus. Et dès que cette authentique expérience de communion commence au sein de communautés non égalitaires, voire de castes, elle les mine peu à peu et les transforme.
C’est ce qui s’est passé dans les premières communautés chrétiennes et dans celles qui sont nées des grands charismes religieux et laïques : on y arrivait noble ou plébéien, et on entrait aussitôt dans la réalité d’une vraie communion où il n’y avait "ni homme ni femme, ni esclave ni homme libre…" (Paul aux Galates). C’est pourquoi la communion enseigne aux frères et aux sœurs de sang une nouvelle fraternité, où l’on comprend quels frères on devient. Elle est toute liberté, parce que toute gratuité – ne donne-t-on pas à l’eucharistie, l’eu-charis, le nom de communion ? L’histoire a connu et connaît des communautés-sans-communion, parce que leur manquait justement ce type d’égalité, de liberté, de gratuité.
Notre monde souffre surtout du manque de communion, à tout niveau, et d’abord dans le domaine économique. La communion est nécessaire pour trouver des solutions aux graves problèmes de la misère et de l’exclusion ; la philanthropie ne suffit pas, elle est souvent néfaste parce qu’elle est à sens unique. La communion exige beaucoup de tous, de qui donne et de qui reçoit : elle est une forme de réciprocité où tous donnent et tous reçoivent ; et où tous pardonnent, parce que sans pardon continu et institutionnalisé, elle ne dure pas.
La communion est bonheur, bien-être, bien vivre. Mais le spectacle de la non-communion s’affiche sans cesse en nous et autour de nous. Dire et rappeler que la communion est vocation de l’humanité, c’est comprendre la santé et les maladies des sociétés humaines. L’humanisme judéo-chrétien raconte un commencement de l’humanité fait de communion, comme l’est aussi le terme de l’histoire, le but auquel nous tendons. La non-communion n’est ni la première ni la dernière parole sur l’homme. Dire qu’elle est la maladie et que la communion est la santé, c’est comprendre comment se soigner. La culture dominante contredit cela : elle transforme la maladie en santé chaque fois qu’elle affirme que la rivalité, l’envie et l’abus de l’autre sont les principaux facteurs de croissance économique, et que la concorde, la gratuité et l’égalité ne font pas croître le PIB.
Qui croit au contraire en la communion comme vocation de l’homme sans la voir réalisée, répète avec Don Zeno Saltini : "l’homme est différent de ce qu’il paraît" et comme le montre l’histoire, il est "plus grand" que ses manques d’unité et ses discordes. C’est la possibilité réelle d’un "pas encore" de communion qui rend possibles et durables les "déjà" de la non-communion. Quand ce vaste horizon s’efface ou qu’on le traite d’utopie naïve, l’humain se rapetisse ; et sans un idéal pour nous faire lever les yeux alors que nous sommes dans la boue, la politique devient cynisme, l’économie domination, la vie en société une prison à vie. La qualité civique, morale et spirituelle du 3ème millénaire dépendra de notre capacité à voir dans l’être humain plus que ce qu’on n’a jamais vu, et à se doter d’institutions de communion qui favorisent la paix, la concorde, le bien-être et le bien vivre.
Avec "communion" s’achève ce premier pan d’un nouveau lexique. J’éprouve le besoin d’aller chercher de nouvelles paroles dans les rues, parmi les gens, les pauvres, là où j’ai recueilli celles que j’ai racontées jusqu’à présent. Le grand écrivain argentin Jorge Luis Borges, dans "La recherche de Averroès" imagine la crise que connut le grand philosophe arabe quand il lui fallut traduire ces mots d’Aristote : "tragédie" et "comédie". Il n’y parvenait pas car il lui manquait (du moins le pensait-il), dans sa propre culture, les expériences correspondant à ces deux paroles grecques. Sortant de chez lui Averroès se mit à déambuler dans les rues de Cordoba et à écouter les passants. De retour dans sa bibliothèque, il lui sembla comprendre le sens de ces lointaines paroles. Mais l’Averroès de Borges fit une erreur de traduction ("Aristote appelle tragédie les panégyriques et comédie les satires et anathèmes"). Sans doute était-il distrait en fréquentant les places et les marchands, et n’a-t-il pas su découvrir les tragédies et les comédies "d’en bas, dans cette petite cour où jouaient quelques garçons. L’un d’eux faisait le muezzin, debout sur les épaules d’un autre qui, lui, faisait le minaret tandis qu’un troisième, à genoux, représentait les fidèles ". En ce temps admirable et difficile, aux mutations très rapides, il est de "grandes" paroles que nous ne parvenons plus à "traduire", et que nous risquons de perdre à jamais. Repartons voir jouer les enfants dans la cour et rencontrer les passants dans les rues. Là nous sera redonné le sens de grandes paroles perdues ou érodées, à partir de la Parole écartée de nos places et de nos marchés. C’est ce que je vais faire dès dimanche prochain, d’accord avec le directeur de ce journal, avec une nouvelle série de réflexions.
Merci à ceux qui m’ont suivi dans ce premier pan de "lexique", à ceux qui, nombreux, m’ont écrit et qui, j’espère, continueront à le faire, en me donnant d’autres paroles et sémantiques, de nouvelles histoires à raconter et à se raconter.
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Par Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 09/02/2014
Nous souffrons tous du manque de communion. Nous risquons de nous y habituer et donc de ne plus la désirer. C’est au sein de communautés qu’advient la communion, mais le contraire n’est pas forcément vrai : il existe des communautés sans aucune forme de communion entre les membres, où les dons sont des obligations, sans liberté et sans gratuité. Aujourd’hui les études sur le bonheur et le bien-être subjectif nous montrent très clairement que ce qui principalement rend les gens heureux est la vie en communion, à commencer par la première cellule qu’est la famille. Le bien vivre dépend assurément de la qualité des relations de communion à tout niveau, y compris dans l’expérience fondamentale de communion qu’est le travail.
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Par Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 02/02/2014
Notre bien-être dépend beaucoup de la qualité des institutions. Mariage et université, banques et État, Église et syndicats… sont des réalités évidemment très diverses, mais semblables du fait d’être toutes des institutions. Les sociétés bloquées en traquenards sociaux se caractérisent à un moment donné par des institutions inefficaces et corrompues, et par un fort pourcentage de gens au sens civique et institutionnel quasi inexistant. Tenaille mortelle, souvent fatale, qui fait souffrir tout le monde et fait émigrer les meilleurs des jeunes vers des pays aux institutions meilleures. L’histoire passée et présente des peuples nous enseigne que les sociétés ne génèrent pas de prospérité collective et de bien vivre social sans bonnes institutions.
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La vie des gens s’appauvrit et les peuples déclinent quand les sociétés créent, sélectionnent et alimentent des institutions que l’économiste Daron Acemoglu et le politologue James Robinson appellent "extractives", où les élites utilisent les institutions pour en tirer des profits et des avantages personnels et de groupe. Ils leur opposent les institutions "inclusives", qu’on trouve dans les pays économiquement et civilement florissants : les pays anglo-saxons ("Le pourquoi de l’échec des nations", 2012). En réalité la frontière entre institutions inclusives et institutions extractives est beaucoup moins nette que ne le pensent ces deux auteurs, puisque les deux formes coexistent à l’intérieur des mêmes communautés ou nations, et, surtout, elles évoluent d’une forme à l’autre. Dans tous les milieux et contextes sociaux des institutions naissent pour le seul avantage de quelques uns, extrayant aux autres des ressources, et côtoient des institutions nées d’instances qui sont explicitement au service du Bien commun. Mais il est encore plus vrai que beaucoup d’institutions nées inclusives sont peu à peu devenues extractives et vice versa. L’histoire européenne en témoigne clairement.
L’économie de marché n’aurait jamais vu le jour à la fin du Moyen-âge sans certaines institutions : les guildes, corporations, tribunaux, banques, grandes foires, et aussi ces institutions fondamentales que furent les monastères. Quelques unes d’entre elles étaient volontairement orientées au bien commun (confraternités, hospices pour les pauvres, Monts-de-piété…). Mais beaucoup d’autres (les corporations) étaient nées pour protéger et promouvoir les intérêts de leurs membres (boulangers, cordonniers, épiciers…), et garantir des rentes de monopoles à certaines catégories de marchands.
La force civile de ces communautés citadines a cependant fait évoluer les intérêts partisans en intérêts du plus grand nombre, sinon de tous : de nombreuses conquêtes de la modernité, même politiques et civiles, sont le fruit d’institutions nées extractives et devenues inclusives. La plupart des institutions économiques sont extractives et fermées à l’origine, mais leur coexistence avec des institutions politiques, civiles, culturelles et religieuses les a ouvertes et a sublimé leurs intérêts d’origine. Le bien commun n’a pas seulement besoin d’institutions altruistes et bienveillantes. La "Sagesse des Républiques" – rappelait Giambattista Vico, consiste surtout à savoir donner vie à des mécanismes institutionnels capables de transformer les intérêts partisans en Bien commun.
Mais cette alchimie ne fonctionne que dans les villes, au sein de leurs multiples institutions, "où les métiers sont protégés et l’esprit libre" (Antonio Genovesi, Leçons d’économie civile, 1767). Or quand fait défaut le pluralisme des institutions, sans qu’en naissent de nouvelles, sans qu’elles se côtoient les unes les autres, elles finissent toutes par devenir extractives ou ne pas évoluer en inclusives. La loge des marchands, le palais des capitaines du peuple, le couvent des franciscains, se faisaient souvent face sur la Grand-Place, et chacun mûrissait au contact de l’autre, sans fusion, ni confusion, ni incorporation. Et fréquentaient cette place des citoyens alertes et intéressés, des boutiques d’artisans et d’artistes, des diseurs de bonne aventure, et des théâtres ambulants qui apportaient un peu de rêve et de beauté, surtout aux enfants et aux pauvres.
La démocratie, le bien-être et les droits sont nés de ce regard des uns sur les autres, de la confrontation et du contrôle réciproques, et de la coexistence entre pairs sur les mêmes places publiques. Aujourd’hui les institutions économiques globales connaissent une forte dérive extractive (même littéralement : pensons aux matières premières de l’Afrique !) parce que manquent à leurs côtés des institutions politiques, culturelles et spirituelles globales avec qui dialoguer, discuter, et se contrôler l’une l’autre.
Mais examinons un autre aspect. Notre société compte de nombreuses institutions inclusives à l’origine, nées parfois de grands idéaux, qui avec le temps se sont sclérosées, et dont les bons fruits sont devenus amers sinon vénéneux. Cette régression d’anciennes bonnes institutions, particulièrement fréquente en notre époque de mutation, est souvent due à l’incapacité d’adaptation au changement, à l’attachement à des réponses anciennes sans avoir gardé l’esprit des demandes de Bien commun qui les avaient suscitées. Il advient ainsi que de grandes et nobles institutions – beaucoup sont publiques et tant d’autres, splendides, sont nées d’ordres religieux – deviennent peu à peu et inconsciemment des réalités extractives, qui consument non seulement des ressources économiques mais aussi et surtout d’énormes énergies morales de la part de leurs membres et promoteurs. Ceux-ci finissent par les épuiser et par s’épuiser dans la gestion dispendieuse de structures qui ne correspondent plus aux attentes originelles et qui répondent aujourd’hui à des attentes dépassées. Les finalités et la "vocation" originelles de l’institution s’éloignent en arrière-plan, et sa principale mission actuelle devient l’autoconservation et la survie.
Certains moments sont cruciaux dans la vie des bonnes institutions : ceux où se décident un avenir plus inclusif ou un repli sur soi. C’est le moment des crises, de celles en particulier du déphasage entre la mission de l’institution et sa structure organisationnelle. Le vin s’aigrit dans des outres trop étroites et les premiers craquements se font entendre. C’est tout un art pour les dirigeants de ces institutions que de comprendre que ces crises ne se résolvent pas en insistant sur l’engagement moral des personnes, mais en intervenant sur la structure. La confrontation entre les structures historiques d’une institution et ses questionnements fondateurs est essentielle et vitale, surtout si elle est née d’un grand idéal. Les idéaux personnels ne durent pas sans donner vie à une institution ; mais celle-ci meurt si elle ne se laisse pas convertir périodiquement par les idéaux ("les demandes") qui les ont générées.
Les institutions inclusives et génératrices sont des formes élevées de biens communs. Comme tout bien commun elles requièrent de l’attention, des soins, l’entretien des berges, des lisières et des sous-bois. Nous traversons un temps de crise des institutions qui pourrait virer au drame si la méfiance à l’égard d’institutions corrompues et inefficaces augmentait le laisser-aller et la dégradation de nos fragiles institutions démocratiques, économiques et juridiques, et aggravait la fuite des institutions qui caractérise notre climat social. C’est aujourd’hui le plus bel exercice de vertu civique que de consacrer temps, passion et compétences à la réforme d’institutions mal en point. Elles ont surtout besoin qu’on les habite et qu’on ne les abandonne pas dans les seules mains des élites dirigeantes. Il faut vite donner vie à de nouvelles institutions politiques, civiles et spirituelles globales, au flanc des institutions économiques (à réformer car trop envahissantes, antidémocratiques et puissantes), pour freiner la dérive extractive de notre capitalisme et rendre au marché sa profonde vocation inclusive.
Les loges des marchands ont trop grandi, ont acheté les palais voisins, embauché les diseurs de bonne aventure, et certaines sont prêtes, à but lucratif, à occuper les couvents. Les institutions économiques laissées seules en place dans le village global finissent par rester les seuls habitants de places publiques toujours plus désertes. À nous de remplir nos places globales de nouvelles institutions si nous voulons y voir renaître les boutiques, les artistes, le travail.
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Par Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 02/02/2014
Notre bien-être dépend beaucoup de la qualité des institutions. Mariage et université, banques et État, Église et syndicats… sont des réalités évidemment très diverses, mais semblables du fait d’être toutes des institutions. Les sociétés bloquées en traquenards sociaux se caractérisent à un moment donné par des institutions inefficaces et corrompues, et par un fort pourcentage de gens au sens civique et institutionnel quasi inexistant. Tenaille mortelle, souvent fatale, qui fait souffrir tout le monde et fait émigrer les meilleurs des jeunes vers des pays aux institutions meilleures. L’histoire passée et présente des peuples nous enseigne que les sociétés ne génèrent pas de prospérité collective et de bien vivre social sans bonnes institutions.
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Par Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 26/01/2014
Communauté : cette parole parmi les plus riches, fondamentales et ambivalentes de notre vocabulaire civil, est en train de subir une mutation radicale. La vraie communauté, lieu de vie et de mort, a toujours été à l’opposé d’une réalité romantique, linéaire et simple, en raison des passions humaines les plus fortes et les plus profondes qui l’habitent. Jérusalem est appelée ‘cité sainte’, mais Caïn est le fondateur de la première cité et le mythe de la naissance de Rome (et de beaucoup d’autres villes) est celui du meurtre du frère.
[fulltext] =>Parler de la communauté sans risque de réductions idéologiques suppose qu’on accepte et qu’on habite son ambivalence originaire. La racine latine du terme (communitas, communus) nous le suggère puisque munus signifie à la fois don et obligation, ce qui est donné et ce qui est dû ou à rendre ; acte gratuit mais aussi tâches, devoirs, obligations : la gratuité à l’œuvre dans le devoir.
C’est cette même tension sémantique et sociale que nous retrouvons dans le bien commun et les biens communs, lesquels vivent et survivent tant que s’entrelacent les trames du devoir et de la gratuité. Quand au contraire s’éteint cette tension vitale et que ne restent que les seuls dons (supposés tels), ou les seules obligations, les pathologies relationnelles surgissent au seuil de la maison (si elles n’y sont pas déjà), le don perd son importance sociale et les devoirs mutent en pièges.
Une des raisons les plus profondes de la dualité génératrice de la communauté est sa nature non-élective : en général nous ne choisissons pas les personnes avec lesquelles nous sommes embarqués en communauté. Nous ne créons pas le ‘cum’ par nos choix : il nous précède, il est plus grand que nous. Nos compagnons de communauté sont là à nos côtés ; certains nous déplaisent ; de beaucoup nous ne ferions pas nos amis ; mais leur présence est inévitable, et nous dépendons d’eux comme eux de nous.
La non-électivité et l’interdépendance sont la substance de la communauté, et font qu’on vit ensemble dans une même classe, un même lieu de travail, ou une même ville. Le camarade de classe, la collègue, le voisin conditionnent ma vie du seul fait d’occuper mon propre terrain, même quand je cherche à les éviter, même si je ne les aime pas, les ignore et les combats. La même parole ‘communauté’ vaut donc pour famille, école, entreprise, notre pays, tant qu’on s’y trouve ensemble, les mêmes cum avec les mêmes devoirs.
La non-électivité de la communauté commence dans la première communauté d’origine : la famille. Nous ne choisissons ni nos parents, ni nos enfants, ni nos frères et sœurs. Et même s’il est vrai que mari et femme se choisissent, il est encore plus vrai que ce qu’on choisit de l’autre quand on est amoureux coexiste avec toute une part de l’autre qui n’est pas choisie, parce qu’encore inconnue. Cette part non choisie grandit au fil des ans, fait fleurir le sentiment amoureux en agapè, et donne une immense dignité à l’amour conjugal fidèle, parce que c’est la fidélité à la part inconnue et non choisie de l’autre (et de nous-mêmes) qui est la plus précieuse. Les rapports qui naissent électifs (amitié, sentiment amoureux…) peuvent générer de bonnes communautés s’ils s’ouvrent à la non-électivité des amis et à l’accueil des non-amis. Autrement cela reste de la consommation, capable de nourrir mais pas de générer.
Les groupes humains où nous passons l’essentiel de notre vie ne sont pas électifs : nous ne les choisissons pas. C’est dans cette non-électivité quotidienne que nous apprenons les codes relationnels et spirituels de la vie, en combattant le narcissisme (aujourd’hui pandémie sociale) et en devenant adultes. Cet apprentissage permanent assume une grande valeur quand, par une mystérieuse fidélité à soi-même, on reste en communauté alors qu’on ne s’y reconnait plus, et que, dans une sorte de ‘réveil’, on a la forte impression de s’être trompé de communauté, et presqu’en tout. Qui réussit à rester après ces douloureux réveils peut un jour, de fils qu’il était de cette communauté, s’en retrouver père et mère.
La diversité est le levain de la communauté. Sans elle la vie communautaire ne s’élève pas, son pain quotidien reste azyme.
La tendance est très forte aujourd’hui à créer des communautés électives, à quitter celles qu’on n’a pas choisies pour d’autres qu’on choisit. Sous l’effet du web on assiste à la prolifération des ‘communautés de sens’, groupes qui naissent autour d’intérêts communs : nourriture, hobbies, littérature, passion pour certains animaux… et beaucoup d’autres, souvent bons. Nouvelles ‘communautés’ de semblables, souvent incorporelles, substituant les communautés corporelles des différents, qui sont en rapide dissolution. On fuit les nouvelles diversités, non choisies, des quartiers multiethniques, et l’on crée d’autres communautés pour s’y mettre à l’abri.
C’est là une expression du dit ‘communautarisme’, mouvement hétérogène dont la caractéristique est la constitution de ‘communauté des semblables’. Écoles, copropriétés, quartiers, web-communautés : on cherche à y construire des communautés sans les ‘blessures’ des diversités du voisinage. Mais la sagesse millénaire de notre civilisation nous avertit de l’incapacité des communautés de semblables à rendre bonne la vie. Si nous continuons à abandonner les communautés naturelles, les territoires et les corps politiques, nous tomberons vite dans une sorte de néo-féodalisme de caste, comme celui de l’Europe après l’écroulement de l’empire romain.
Ce scénario se vérifie déjà dans les nombreux ‘Davos’ du capitalisme financier, où de nouvelles castes, totalement séparées et protégées des communautés, nous gouvernent sans vouloir ni pouvoir nous voir ni nous toucher. Quand les entrepreneurs, managers et financiers ne sont plus au contact des communautés de vie et de métissage, il s’ensuit d’immenses dégâts, parfois fatals aux communautés des nouveaux intouchables et rejetés. Les quelques riches de l’antique féodalisme vivaient dans des fortifications entourées de brigands, terrains vagues et déserts. Il n’est peut-être pas loin le jour où ces nouveaux feudataires et chefs de castes sortiront de leurs forteresses, sans trouver au dehors ni routes, ni sécurité, ni biens communs, ni même héliports où pouvoir atterrir.
Un grand récit fondateur sur la décadence de la communauté des différents en communautarisme des semblables est la Tour de Babel (Genèse, 11). La communauté sauvée du déluge se réunit en un même lieu, avec une même langue et une grande tour. Après chaque ‘déluge’ (crise d’une époque), la tentation est toujours forte de se replier entre semblables, d’expulser les différents, de ne pas se disperser. Sans diversité, promiscuité, contamination, la fécondité meurt : plus d’enfants, et rapide disparition de communautés incestueuses. La communauté sans diversité se transforme vite en fondamentalisme, en auto-idolâtrie. C’est la vie en commun conviviale et querelleuse de nos communautés urbaines de différents qui a produit cette architecture, cet art, cette culture, cette économie qui, après des siècles, continuent à nous aimer, nous nourrir et nous sauver. Cette Europe postféodale de la citoyenneté et de la diversité est aujourd’hui sous la menace des nouvelles Babel de la finance et des rentes, recluses dans leurs places fortes.
Noé le juste avait construit une arche pour sauver la variété et la multiplicité des espèces vivantes, une variété-diversité que les hommes de Babel voulaient et veulent éliminer. La dispersion du communautarisme de Babel est la pré-condition pour l’édification des mille communautés aux multiples langues et couleurs, riches de variété, diversité, beauté : "Béni soit Dieu pour la variété des choses" (Gerard M. Hopkins).
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Par Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 26/01/2014
Communauté : cette parole parmi les plus riches, fondamentales et ambivalentes de notre vocabulaire civil, est en train de subir une mutation radicale. La vraie communauté, lieu de vie et de mort, a toujours été à l’opposé d’une réalité romantique, linéaire et simple, en raison des passions humaines les plus fortes et les plus profondes qui l’habitent. Jérusalem est appelée ‘cité sainte’, mais Caïn est le fondateur de la première cité et le mythe de la naissance de Rome (et de beaucoup d’autres villes) est celui du meurtre du frère.
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Par Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 19/01/2014
Nous nous trouvons dans une éclipse du temps. La logique de l’économie capitaliste, dont la culture est en train de dominer sans opposition une grande partie de la vie sociale et politique, ne connaît pas la dimension temporelle. Ses analyses coûts/profits sont pour quelques jours, quelques mois, quelques années dans la meilleure des hypothèses. Une tendance radicale de ce capitalisme est en effet le progressif raccourcissement de la durée des choix économiques, et donc des politiques toujours plus liées à cette culture économique.
[fulltext] =>La révolution industrielle d’abord, puis celle de l’informatique, enfin celle de la finance ont soustrait du temps aux choix économiques, réduisant même à quelques fractions de seconde certaines opérations hautement spéculatives. Et pourtant, comme le rappelait Luigi Einaudi, "au Moyen Âge on construisait pour l’éternité" ; on pensait et on agissait en présence d’un horizon infini qui orientait les choix concrets, les contrats à honorer, les pénitences, les legs testamentaires de marchands et de banquiers. La profondeur du temps, l’histoire d’où nous venons, le futur où nous allons, manquent à notre culture économique, et en conséquence à notre culture civile, à la formation des économistes, au système éducatif.
Nous nous précipitons ainsi dans un monde trop semblable à la Flatland (terre plate) que décrit l’écrivain anglais E. A. Abbot (1884). Dans ce récit un habitant de la terre à deux seules dimensions, Flatland, entre un jour en contact avec un objet à trois dimensions (une sphère) venant de la Spaceland. Les dialogues et réflexions y sont très suggestifs et actuels, en autre l’intuition que dans un monde à deux dimensions, à défaut de profondeur et de perspective, la socialité est très pauvre, antagoniste, positionnelle, hiérarchique. Abbot y décrit les femmes comme des droites (unidimensionnelles) en conflit avec la société machiste de son temps, qui fermait aux femmes la vie politique et publique.
Un hypothétique voyageur du temps qui débarquerait aujourd’hui du Moyen Âge ferait, en arrivant dans notre société, une expérience très semblable à celle de la sphère décrite dans Flatland, car il serait fort impressionné par l’absence de la troisième dimension : celle du temps.
Il y a de cela quelques décennies, nous avons confié le dessein et le gouvernement de la vie sociale à la logique de l’économie capitaliste, en renonçant au primat du civil et du politique sur l’économie. L’homo economicus, avec sa logique particulière, est ainsi devenu peu à peu le seul habitant important, le seul à commander dans les aires du pouvoir, et c’est alors qu’a commencé la progressive et inévitable chute dans une nouvelle Flatland, dans une terre à deux seules dimensions : donner et avoir, coûts et gains, pertes et profits, ici et maintenant, base et hauteur. Une terre si plate qu’elle n’a plus que l’espace.
Une première conséquence d’une culture plate ignorant le temps est la production de masse fondée sur l’éphémère, sur la brièveté des choses et des rapports. Les objets doivent vite être remplacés pour que ne trébuche pas la machine consommation-production-travail-PIB. En d’autres époques, non dominées par l’économie, celui qui se mettait à construire une cathédrale, ou qui ornait d’œuvres d’art une place publique, n’avait pas pour but que son œuvre soit vite abîmée et dégradée, qu’elle s’écroule pour être vite reconstruite. Sinon nous n’aurions pas la Chapelle Sixtine, la Flûte enchantée de Mozart, l’église St Louis des Français. Le but de ces antiques constructions était la magnificence et la durée : on voulait construire des biens durables, qui ne se consument pas. Les constructions artistiques et artisanales étaient faites pour durer, et les règles de l’art et la réputation de l’auteur étaient évaluées en fonction surtout de leur durée. Et ces antiques œuvres pérennes sont encore capables de nous faire vivre, de nous rendre heureux, de nous aimer.
Toutes les civilisations (du moins celles qui ont survécu) ont eu trois grands "gardiens du temps" : les familles, les institutions publiques, les religions.
Les familles sont l’argile du temps pour donner forme à l’histoire. Un monde qui perd la dimension du temps ne comprend pas les pactes, l’amour fidèle, le "pour toujours" ; il dévalorise la mémoire et le futur. Il ne comprend donc pas la famille et se dresse contre elle, parce qu’elle est tout ensemble cela.
Les institutions, elles, en veillant à la préservation des règles du jeu, permettent le passage du relais entre les générations, la continuation de la course, le maintien de son sens et du sens de la course du temps. Au sein de ces institutions, celles de l’économie ont eu et ont un rôle important. Les banques, par exemple, ont été la courroie de transmission de la richesse et du travail entre les générations. Elles ont su conserver et accroître la valeur du temps. Et quand les banques s’égarent et oublient la valeur du temps en spéculant sur lui au lieu de le servir, aujourd’hui comme hier, elles se comportent "contre nature" et nuisent au Bien commun.
Les religions enfin, la foi, les églises. On ne peut comprendre le temps et construire pour l’avenir sans une vision du monde au-delà de notre horizon temporel individuel. C’est pourquoi les grandes œuvres du passé étaient profondément liées à la foi, à la religion, qui reliait (en latin religo) le ciel et la terre et les générations entre elles, qui donnait sens au commencement d’une œuvre dont l’initiateur ne connaîtrait ni l’accomplissement ni la jouissance. Religion et foi sont le don de grands horizons dans le ciel de tous. Un homo economicus sans enfants ni foi, dans une société aux familles fragiles et limitées, n’a aucune bonne raison d’investir ses ressources dans des œuvres qui le dépassent : son seul acte rationnel est de les consumer toutes avant son dernier jour. Mais un monde de homines œconomici sans perspective au-delà de leur vie terrestre est incapable de construire de grandes œuvres, d’épargner au sens vrai du terme : avec la conscience que la vie de nos œuvres et de nos enfants doit être plus longue et plus grande que la notre.
C’est quand fait défaut l’axe du temps que se commet à grande échelle le péché social de l’avarice, car la plus grande avarice est de bannir de l’horizon les lendemains. Aussi n’y a-t-il pas d’acte plus irréligieux que cette avarice sociale collective.
Dans l’éclipse du temps gît une immense pénurie de notre temps : le manque d’avenir. Il faudrait que les Églises, les religions et les charismes reviennent investir en œuvres qui les dépassent, semer et bâtir aujourd’hui afin que d’autres récoltent demain ; qu’ils reviennent, en experts du temps et de l’infini, s’occuper de notre avenir à tous.
Les précédentes générations d’européens, surtout celles à cheval entre Moyen Âge et Modernité, ont su le faire et ont édifié des œuvres magnifiques, facteurs d’identité, de beauté, encore sources de travail. Et les charismes ont généré des milliers d’œuvres (hôpitaux, écoles, banques…) qui encore nous enrichissent, nous soignent, nous éduquent, parce que ces hommes et ces femmes avaient des horizons plus grands que les nôtres. Quelles grandes œuvres les religions, les églises, la foi, les charismes bâtissent-ils aujourd’hui ? Où sont leurs universités, leurs banques, leurs institutions ? On en voit quelques semences, mais trop peu, dans une terre encore trop peu fertile, pas assez travaillée pour qu’elles puissent devenir un jour de grands arbres, des forêts, et redonner à notre monde plat le temps et l’avenir : "Les citoyens vivent en tension entre la conjoncture du moment et la lumière du temps, d’un horizon plus grand, de l’utopie qui nous ouvre sur l’avenir comme cause finale qui attire. De là surgit un premier principe pour avancer dans la construction d’un peuple : le temps est supérieur à l’espace" (Evangelii Gaudium).
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Par Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 19/01/2014
Nous nous trouvons dans une éclipse du temps. La logique de l’économie capitaliste, dont la culture est en train de dominer sans opposition une grande partie de la vie sociale et politique, ne connaît pas la dimension temporelle. Ses analyses coûts/profits sont pour quelques jours, quelques mois, quelques années dans la meilleure des hypothèses. Une tendance radicale de ce capitalisme est en effet le progressif raccourcissement de la durée des choix économiques, et donc des politiques toujours plus liées à cette culture économique.
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Par Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 12/01/2014
Les paroles qui à toute époque sont capables de mourir et de renaître ne vieillissent pas. Douceur est une de ces paroles. Si grande déjà dans les psaumes, dans l’évangile et dans les antiques civilisations orientales, elle a été rendue plus sublime encore par les grands ‘doux’ de l’histoire : le Père Kolbe, tant de martyrs d’hier et d’aujourd’hui, Gandhi, et tant d’autres inconnus des chroniques ‘faits divers’, dont l’humble douceur rendent chaque jour meilleure la terre des hommes.
[fulltext] =>La douceur est la réponse vertueuse au vice de la colère, qui aujourd’hui plus que jamais domine la vie publique et fait entrer la méchanceté dans les bureaux, les réunions de travail ou de copropriété, la circulation en ville, les assemblées politiques. Sans les doux, nos colères produiraient beaucoup plus de guerres et de blessures et rendraient invivables nos villes, assujetties à la vengeance de Lamek ‘tuant un enfant pour une meurtrissure’.
La douceur de quelques uns est le remède à la colère de beaucoup. Cela prouve la précieuse indispensabilité des doux, qui sont la première minorité prophétique à soulever le monde, le levain originel, le premier sel de la terre. Ils sont les vrais non-violents, dont la force empêche la violence de dominer le monde et nos mondes. La douceur fait que les malades chroniques peuvent vivre, parfois même avec joie ; que l’on peut vieillir et bien mourir ; que l’on tient bon dans les longues et dures épreuves de la vie, sans se fâcher ni s’en prendre à soi même et aux autres, mais en couvrant tout de la douceur de la main : les doux se gardent d’en venir aux mains.
Quand dans nos vies le malheur et la grande souffrance surgissent à l’improviste, l’entraînement à la douceur rend le joug moins pesant. C’est la douceur de Job qui, assis sur son tas de cendres, ne suit pas le conseil de sa femme ("maudis Dieu et puis meurs"), mais continue à vivre, à résister, à lutter docilement. En ces phases décisives de la vie, la douceur devient cet exercice douloureux où l’on est heureux de pouvoir entrer en soi-même et y trouver, cachées, des ressources et des valeurs plus profondes que celles qui autour de nous vacillent ou disparaissent.
Et l’on apprend à dire "amen". La vertu-béatitude de douceur est nécessaire pour bien dire, sans colère ni méchanceté, les "amen" plus importants de la vie, le dernier surtout. Un de mes amis et maîtres m’a dit un jour : "Si la vie te met à genoux une fois, relève-toi ; si elle t’y met une seconde fois, relève-toi encore. Mais si elle te met à genoux une troisième fois, c’est peut-être pour toi le moment de la prière" (Aldo Stedile). Même le vrai pardon, pas l’oubli pour se sentir mieux, pas un prendre (for-get) mais un donner (for-give), nécessite la mansuétude. Le doux est capable de pardonner parce que tout en pardonnant il reste doux, prêt à recevoir un autre coup.
Dans la tradition judéo-chrétienne, la douceur est associée à l’héritage de la terre. De quelle terre ? La première terre dont héritent les doux est la "terre promise", celle de l’avènement d’un règne de paix et de justice auquel aspirent tout homme et toute civilisation, hier, aujourd’hui, demain. Ils héritent d’abord de la capacité de "voir" cette Terre, et donc de la désirer et de l’aimer. On ne commence ni ne continue aucun voyage, on ne traverse aucun désert sans d’abord entrevoir au-delà, sans d’abord désirer, l’accomplissement d’une promesse. Si nous n’avions pas devant nous une terre promise, nouvelle et meilleure, comment pourrions-nous lutter, docilement, pour que notre terre blessée devienne meilleure ?
Mais l’héritage de la terre sera aussi donné à nos fils, demain, si aujourd’hui nous savons être doux. Il est pour cela d’une extrême importance que nous soyons doux dans l’usage de la terre, de ses ressources, de ses biens, de l’eau, de l’air. Chaque fois que nous traitons avec violence la terre et ses ressources, nous réduisons la valeur de son héritage. La douceur est directement liée à la sauvegarde. Abel le doux et Caïn le non-gardien sont là devant nos yeux comme des choix radicalement opposés et toujours possibles. Qui est doux garde l’oikos (la maison) et fait donc une économie ‘douce’. Une économie douce use des ressources en sachant qu’elle les a reçues en héritage et qu’elle doit les laisser en héritage.
Si nous étions doux, nous mesurerions différemment notre croissance et notre bien-être. Dans ces algorithmes nous donnerions plus de poids à la consommation des ressources non renouvelables et à toutes celles que nous avons trouvées sur terre et que nous devons laisser en héritage. La "destination universelle des biens", principe de base de la doctrine du Bien commun, concerne l’espace, bien sûr, mais surtout le temps. Si nous nous comportions ainsi, la préoccupation pour "l’après nous" deviendrait une question de culture générale qui nous ferait user des biens communs avec le même soin que pour les choses des enfants.
Le capitalisme individualiste, au contraire, qui, en ce temps de "crise" justement se répand sans frein, est trop souvent violent dans l’usage des ressources, et troque la qualité de l’environnement, de l’air et de l’eau, le futur de peuples entiers (je pense en particulier à l’Afrique), contre quelques degrés de température en plus ou en moins dans les maisons du Nord du monde, et continue à manger goulûment terre, milieu de vie, pauvres ; il n’inclut pas les périphéries mais les dévore.
La douceur économique supposerait que l’on restreigne, dans les grandes entreprises surtout, la présence agressive et permanente de la publicité, l’exploitation des jeunes diplômés qui, en ce temps de grave rareté du travail, sont très facilement exploitables… que l’on freine la vitesse et l’agressivité de la finance spéculative, qu’on adoucisse l’arrogance et la vulgarité du langage des puissants, qu’on plie et amadoue la mainmise de trop de banques sur les entrepreneurs et les familles, ou celle des pouvoirs publics vis-à-vis de ceux qui ont toujours payé leurs impôts mais qui maintenant, frappés par la crise, n’y parviennent plus.
La douceur alors nous dit par son langage typique, divers mais profondément lié à celui des autres vertus et béatitudes, une vérité antique située au cœur de la vie en commun. Devant le spectacle quotidien de la vie, la première forte impression est que les fourbes, les violents et les méchants dominent et ont du succès. Les doux semblent perdants, mis à l’écart, succombant sous les coups des puissants et des violents, iniquité qui fit s’écrier Norberto Bobbio de déception et de douleur : "malheur à vous les doux : vous n’aurez pas la terre en héritage" ("Éloge de la douceur").
Les histoires et la vérité de la douceur ordinaire et extraordinaire nous disent au contraire que cette première impression, bien que réelle, n’est pas forcément la plus vraie. Quand on fait les comptes des pertes et profits de la vie individuelle et sociale, qui ne se mesure pas principalement en argent, ce sont souvent les personnes et les communautés pratiquant la douceur qui atteignent le profit le plus élevé. "J'ai été jeune, me voilà vieux, et je n'ai point vu le juste abandonné; ni sa postérité mendiant son pain " (psaume 37).
Si nous aurons demain une économie meilleure que l’actuelle, où les jeunes pourront travailler et ne plus "mendier le pain", ce ne sera pas dû aux promesses des puissants, mais à l’action forte, silencieuse et tenace de nombreux doux. Heureux les doux, car ils possèderont la terre.
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Par Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 12/01/2014
Les paroles qui à toute époque sont capables de mourir et de renaître ne vieillissent pas. Douceur est une de ces paroles. Si grande déjà dans les psaumes, dans l’évangile et dans les antiques civilisations orientales, elle a été rendue plus sublime encore par les grands ‘doux’ de l’histoire : le Père Kolbe, tant de martyrs d’hier et d’aujourd’hui, Gandhi, et tant d’autres inconnus des chroniques ‘faits divers’, dont l’humble douceur rendent chaque jour meilleure la terre des hommes.
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Par Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 05/01/2014
"La crise a fortement démenti les prévisions en apparence rigoureusement scientifiques faites par des économistes, et il n’est pas étonnant que des profanes se soient crus autorisés à proclamer la banqueroute de l’économie politique… Ces voix, certes calomnieuses, sont excusables sur un point : de nombreux économistes ont péché par orgueil". Ces paroles de Robert Michels, politologue et auteur du premier livre intitulé "Économie et bonheur" (1917), ont été prononcées en 1933 mais semblent avoir été écrites aujourd’hui.
[fulltext] =>L’orgueil n’est pas l’apanage de la seule science économique : elle est un trait anthropologique universel. Mais à certaines époques une immodestie obstinée et généralisée a affecté la communauté des économistes. Face à d’évidentes lacunes et erreurs dans leur discipline, au lieu d’accepter d’être mis en cause par les faits et de revoir humblement leurs certitudes et dogmes antiques, ils se sont obstinés à renvoyer la critique à l’expéditeur. De ces époques la notre fait partie, et il est de plus en plus nécessaire de réviser profondément de nombreux dogmes et axiomes de la praxis et de la théorie économiques.
À sa naissance l’économie est entièrement définie dans les limites de la maison (oikos), distincte et séparée de la politique (polis). L’économie finissait quand l’homme (mâle, adulte, libre, non tâcheron) quittait l’oikos pour la polis. L’oikos avec ses règles de gestion était le règne de la hiérarchie inégale et de la femme, tandis que la politique était celui de l’homme et des rapports entre égaux. Pendant toute l’antiquité et jusqu’à l’époque pré moderne, l’oikonomia a conservé ce sens particulier : domestique, pratique, interne et normalement féminin. À partir du XVIIIème siècle le substantif ‘économie’ s’est adjoint de nouveaux épithètes : politique (Smith e Verri), civile (Genovesi et beaucoup d’autres), publique (Beccaria), sociale (beaucoup d’auteurs), nationale (Ortes), qualificatifs soulignant que l’économie n’était plus l’administration de la maison, mais pas non plus l’"Économie du salut" ni la "Trinité économique", autre sens de oikonomia très répandu chez les Pères de l’Église jusqu’à la fin de la modernité. L’épithète ‘politique’ (et simili) a beaucoup qualifié l’économie moderne par rapport à l’ancienne. Avec la fusion de l’économique et du politique (économie politique), deux domaines séparés pendant des millénaires, des concepts typiques de la politique sont entrés dans l’économie. Mais l’influence contraire a été plus forte : l’entrée en force du langage, de la rationalité et de la logique économiques dans la politique, avec ses effets habituellement délétères. Parmi ceux-ci, la forte tendance à lire toute la vie publique du point de vue des contraintes de bilan, de l’efficience et des coûts/profits économiques, qui est en train de produire un dumping démocratique sans précédent, un des traits culturels les plus généraux et préoccupants de notre temps.
Mais il y a un second élément capital sur lequel il nous faut réfléchir beaucoup plus, collectivement et politiquement. La contamination entre économie et politique n’a pas rendu la femme protagoniste dans la vie publique comme elle l’était à l’origine en économie. Au contraire nous avons continué à penser ‘la maison’ comme le règne du féminin et de l’économie domestique, tandis que l’économie, devenue politique et publique, est restée, dans ses principes théoriques et ses axiomes anthropologiques, privée de la femme et du regard qui est le sien sur le monde et sur les vivants. Les conséquences en sont graves, sous-estimées.
Cette (di)vision a été théorisée avec grande clarté par Philip Wicksteed, important économiste anglais du siècle dernier, également pasteur protestant et traducteur de Dante. Au cœur de son traité le plus connu et influent (Common sense of political economy, 1910) on trouve justement l’analyse du comportement de la "femme au foyer". Celle-ci, tant qu’elle se meut à l’intérieur des murs de la maison, est mue par la logique du don et de l’amour des "tu" qu’elle a en face d’elle. Mais à peine sort-elle de l’économie domestique pour se rendre au marché qu’elle dépose ses habits d’intérieur et endosse ceux de l’économie politique et de sa logique "non-tuiste" (du latin ‘tu’) selon un néologisme de Wicksteed. Dans le monde du marché, il est en effet permis par les économistes à cette femme au foyer de chercher le bien de tous, sauf celui de son vis-à-vis : "La relation économique n’exclut pas de mon esprit ‘tout le monde sauf moi’ [égoïsme] ; elle inclut potentiellement ‘tout le monde sauf toi’ [non-tuisme]". L’économie dépasse donc l’égoïsme ("tous sauf moi") mais perd la dimension personnelle de la relation ("tous sauf toi").
Ce n’est que dans la sphère privée que la ‘femme au foyer’ peut exercer les qualités typiques de la vraie rencontre avec le "tu" : gratuité, empathie, attention… et non pas dans le domaine public caractérisé, lui, par l’instrumentalité, l’absence du "tu" et la présence des seuls et solitaires "lui", "elle", "eux", "elles". Tout cela parce que quelqu’un a décrété a priori que ces qualités relationnelles et émotives, plus typiques (mais non exclusives bien sûr) de la femme, ne sont ni sérieuses ni rationnelles et n’intéressent donc pas la sérieuse et rationnelle sphère économique.
Dommage, cependant, qu’en l’absence du visage de ce "tu" qui me fait face, il manque en tout milieu humain le seul visage vraiment concret, et qu’il ne reste ainsi qu’une économie sans visage, inhumaine. Une économie qui ne voit pas et ne comprend donc pas ces biens typiques qui ne s’accordent pas aux catégories de la logique ‘non-tuiste’ : les biens communs, les biens relationnels, la logique de l’action plurielle, les rationalités non instrumentales et beaucoup, trop, d’autres choses encore…
Le ‘non-tuisme’ reste un pilier de l’actuelle science économique. Et chaque fois que dans l’économie réelle un fournisseur regarde le visage de l’autre et, mû de compassion, lui accorde un report de paiement, ou qu’un travailleur dépasse les termes du contrat pour le bien d’un client en difficulté, l’économiste "pur" considère ces exceptions comme des frictions, des contrats incomplets, des coûts à réduire si possible à zéro. Et en effet plus les entreprises et les banques grandissent, se bureaucratisent et se gèrent rationnellement, plus s’amenuisent ces frictions "tuistes". Mais jamais elles ne disparaissent complètement, et jamais elles ne disparaîtront tant que les organisations seront peuplées d’êtres humains.
Or en réalité il en va autrement. Nous savons que les actions "tuistes" ne sont pas des frictions ou de simples coûts ; elles composent plutôt cette huile invisible mais très réelle qui préserve nos organisations de tout coincement et qui fait fonctionner les complexes engrenages humains même en temps de crise, quand les contrats et l’efficience ne suffisent plus. Providentiellement, l’économie réelle va de l’avant malgré les théories économiques et managériales.
Mais aujourd’hui il nous faut avoir le courage culturel de dénoncer cette souffrance, pour une grande part évitable, que produisent une anthropologie obsolète et une idéologie économique à une seule dimension. N’oublions pas qu’à la différence des siècles passés, où la sphère publique était le monopole des hommes (qui la théorisaient et se l’appropriaient), aujourd’hui les femmes vivent dans des institutions économiques et politiques en y étant elles-mêmes, dans les faits, des ‘périphéries culturelles et théoriques’.
D’après les données de nos entreprises et banques, ce sont surtout les femmes qui souffrent, parce qu’elles travaillent dans des lieux qui ont été pensés, dessinés et promus par des théories où est absente ‘l’autre moitié’ du monde et de l’économie. Faire une économie à ‘mesure de femme’ nécessiterait aussi – je l’évoque seulement – de revoir la théorie et la pratique de la gestion de la maison, l’économie familiale, l’éducation des enfants, les soins aux personnes âgées. Et beaucoup d’autres choses.
Les difficultés du temps présent sont aussi dues au fait qu’on ne réussit pas à valoriser l’immense énergie relationnelle et morale des femmes, qui sont encore trop souvent comme des hôtes, des étrangères dans le monde masculin de la production, et qui ne réussissent pas à exprimer toutes leurs potentialités et leurs talents. L’économie aussi attend d’être vivifiée par le génie féminin.
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Économie – Lexique du bien vivre social / 15
Par Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 05/01/2014
"La crise a fortement démenti les prévisions en apparence rigoureusement scientifiques faites par des économistes, et il n’est pas étonnant que des profanes se soient crus autorisés à proclamer la banqueroute de l’économie politique… Ces voix, certes calomnieuses, sont excusables sur un point : de nombreux économistes ont péché par orgueil". Ces paroles de Robert Michels, politologue et auteur du premier livre intitulé "Économie et bonheur" (1917), ont été prononcées en 1933 mais semblent avoir été écrites aujourd’hui.
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Par Luigino Bruni
Paru dansAvvenire le 22/12/2013
L’insuffisance morale et civile de notre temps est la conséquence, entre autre, de l’expulsion des charismes hors de la vie publique, et du fait que les charismes se sont retirés en acceptant trop facilement leur mise à l’écart. Or quand manquent les charismes, ou quand on les prend pour des "affaires religieuses" sans importance pour la vie civile, alors l’économie, la politique et la société s’égarent, parce que leur fait défaut la ressource essentielle qu’est la gratuité. De fait charismes et gratuité sont inséparables.
[fulltext] =>Il y a deux grandes voies par lesquelles la gratuité entre dans le monde et le transforme chaque matin.
La première est en nous, parce que chaque être humain est naturellement capable de gratuité. La vie elle-même, notre venue au monde, est la première grande expérience de gratuité ; nous voilà vivants, appelés à l’existence, sans l’avoir choisi, fruits d’un don originel source de toute gratuité. Aussi n’y a-t-il pas d’acte gratuit plus grand, sans doute, que celui d’une mère qui consent à mettre au monde un enfant sans l’avoir voulu. C’est notre vocation naturelle à la gratuité qui nous fait voir son immense valeur chez les autres, et qui nous fait souffrir quand la notre n’est pas reconnue, appréciée, remerciée. C’est peut-être quand notre gratuité est piétinée, blessée, incomprise que notre souffrance morale est la plus aigue.
Sans avoir déjà en nous la gratuité, nous ne pourrions la reconnaître ni l’apprécier chez les autres, nous resterions prisonniers de notre narcissisme, incapables de beauté et de vertu. C’est pourquoi la gratuité est une dimension constitutive de l’être humain, même de l’homo oeconomicus, qui aujourd’hui la nie au contraire systématiquement et la chasse - or sans la gratuité M. Rossi n’est à jamais qu’un client, un collègue, un fournisseur : c’est la gratuité qui le fait devenir Mario – ou qui la relègue chez les professionnels de la gratuité (non-profit ?), où elle étouffe, privée de l’air des places et du bruit vivant des usines. La pâte a besoin du levain, comme le levain de la pâte.
La seconde voie royale de la gratuité, ce sont les charismes, les dons de la charis (grâce, gratuité). De temps en temps, bien plus souvent qu’on ne le croit, arrivent parmi nous des personnes ayant un don spécial de gratuité. Dans le temps, ces porteurs de charismes "pas ordinaires" opéraient surtout au sein des religions, ou des grandes philosophies. Aujourd’hui on les trouve aussi dans d’autres sphères humaines : de l’économie à la politique, de l’environnement aux droits de l’homme. Ils sont nombreux, mais nous manquons de ressources culturelles et spirituelles pour les reconnaître.
Sans gratuité point de charisme. Aussi sont-ils autre chose, ambivalents et parfois néfastes, les nombreux phénomènes que, dans le sillage du sociologue Max Weber, nous appelons aujourd’hui "charisme" ou "charismatique". Les charismes augmentent et potentialisent la gratuité sur terre, et la réveillent ou la ressuscitent chez ceux qu’ils rencontrent. Ils trouvent le "déjà" de notre gratuité et font fleurir le "pas encore". Toute rencontre vraie avec un charisme est une voix qui interpelle notre gratuité, qui, si elle est morte, s’entend dire : "Talitha Koum, fillette lève-toi".
Il nous faudrait écrire des encyclopédies sur le rôle essentiel des charismes dans la vie économique et civile, à commencer par les choses les moins évidentes. Par exemple, une chose typique des charismes et de la gratuité (‘charis’) est leur "naturel", qui les unit à la terre et nous révèle la gratuité cachée, mystérieusement mais réellement, dans la nature. Rencontrer une personne réellement dotée d’un charisme, acteur social ou fondatrice d’une communauté religieuse (j’en ai rencontré et j’en rencontre beaucoup), te fait tout de suite ressentir dans ton être même qu’elle t’aime et que, par sa seule existence, elle fait du bien au monde. Pas une personne meilleure ou plus altruiste que d’autres, mais quelqu’un ‘qui est et qui fait ce qui est’.
C’est dire que le charisme n’est pas d’abord une affaire d’éthique, mais un fait anthropologique et ontologique : c’est l’être qui se manifeste et resplendit. En lui la gratuité fait partie de la vie quotidienne (non sans les vertus nécessaires à son maintien). De ce fait les charismes sont à la fois pure spiritualité et pure laïcité ; comme ils sont la plus grande douceur et la plus radicale dénonciation et action pour <renverser les puissants de leur trône>. C’est ce ‘naturel’ des charismes qui fait que celui qui bénéficie de cette gratuité ne se sent pas débiteur. Elle sauve les dons de leur démon (le ‘hau’ comme l’appellent les polynésiens) ; et ainsi elle nous libère et fait de cette réciprocité une rencontre dans la liberté.
Elle est très importante cette ‘amitié’ entre gratuité et nature. L’arbre croît et porte du fruit parce qu’il est ainsi fait, sans pouvoir faire autrement. Le ruisseau finit dans le lac par obéissance à une loi naturelle. De même le charisme : qui le reçoit agit parce qu’il "est fait comme ça et ne peut faire autrement". Il sait qu’il lui faut garder et alimenter ce "quelque chose" qui l’habite, mais avant tout il sait que ce quelque chose ou ce quelqu’un, qui lui parle du dedans et qui le guide, a une dynamique propre, alors que, paradoxalement, ce charisme est aussi la part la meilleure et la plus vraie de son être.
C’est cette dynamique "intimité - altérité" qui empêche le porteur d’un charisme de se l’approprier, de l’employer à son profit (alors le charisme disparaîtrait), et qui garantit la gratuité. Cette dynamique vaut pour les fondateurs de communautés charismatiques, mais aussi pour chaque membre de ces communautés, lequel n’est donc pas un disciple, ni un associé, mais une personne guidée de l’intérieur par le charisme même du fondateur. Les franciscains ne suivent pas, ni, moins encore, n’imitent François, mais avec François ils suivent son charisme et deviennent peu à peu ce qu’ils sont déjà. C’est le secret du mystère des charismes, de tous les charismes religieux et laïcs (s’il nous faut les distinguer), et de leur typique liberté.
On voit là une profonde analogie entre le charismatique et l’artiste : ils sont tous deux "serviteurs" d’un daimon, d’un Esprit ; ils obéissent à une voix ; ils savent vaincre la mort. Thérèse d’Avila et Caravage ont été moralement très différents, mais tous deux ont rendu le monde meilleur et plus beau ; ils nous ont aimés et nous aiment, gratuitement. La gratuité croise donc aussi la beauté, qui lui ressemble si bien (n’est-ce pas là l’étymologie de ‘gracieux’ ?). Toutes deux disent la valeur intrinsèque de la vie, qui précède toute autre valeur, même la réciprocité, même le regard de l’autre. C’est la beauté-gratuité qui faisait embellir et décorer les salons des palais et les voûtes des cathédrales, ou qui fait qu’aujourd’hui Jeanne prépare joliment la table bien que, restée veuve, elle n’a personne avec qui la partager.
Les charismes entrent dans le monde pour le bien de tous, même de ceux qui ne les voient pas ou qui les méprisent. Mais ils viennent surtout pour les pauvres. Sans les charismes les pauvres ne seraient ni vus, ni aimés, soignés, sauvés, estimés : <aujourd’hui le salut entre dans notre communauté : une famille avec cinq enfants, tous handicapés > (Don Lorenzo Milani). C’est ce regard différent des charismes qui donne aux pauvres l’espoir et la joie et qui souvent les fait renaître. Et c’est le regard des pauvres qui garde vivant le charisme et l’empêche de devenir une simple institution.
Ce sont les charismes et leur gratuité qui nous révèlent Noël. Et c’est Noël qui nous ouvre la charis. Joyeux Noël à tous.
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Par Luigino Bruni
Paru dansAvvenire le 22/12/2013
L’insuffisance morale et civile de notre temps est la conséquence, entre autre, de l’expulsion des charismes hors de la vie publique, et du fait que les charismes se sont retirés en acceptant trop facilement leur mise à l’écart. Or quand manquent les charismes, ou quand on les prend pour des "affaires religieuses" sans importance pour la vie civile, alors l’économie, la politique et la société s’égarent, parce que leur fait défaut la ressource essentielle qu’est la gratuité. De fait charismes et gratuité sont inséparables.
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Par Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 15/12/2013
‘Innovation’ devient le nouveau mot d’ordre du XXIème siècle. Mais, comme souvent cela arrive, le plus intéressant et vraiment important commence avec les prédicats, les verbes et les adjectifs, car à défaut de pouvoir articuler un bon discours autour de l’innovation, nous finirons vite par user et banaliser ce fascinant substantif, comme tant d’autres d’ailleurs (mérite, efficience, et bientôt démocratie). [fulltext] =>
Le père de la théorie de l’innovation est Joseph A. Schumpeter. Il y a un peu plus d’un siècle, dans La théorie du développement économique (1911), il présenta une vision de l’économie de marché dynamique, historique et capable d’expliquer ce qui était réellement en train d’arriver au capitalisme de son temps. Les classiques sont importants, nous le savons, non pas tant pour les réponses qu’ils ont données (provisoires puisque liées à leur temps) que pour les questions qu’ils ont posées. Or certaines questions de Schumpeter sont fondamentales : quelle est la nature du profit et de l’entrepreneur ? De quoi naît le développement économique ? Quelle est la fonction du crédit et de la banque ? Le centre logique de ces questions est justement le thème de l’innovation, parce que sans entrepreneurs ni banquiers innovateurs à la place d’institutions routinières et ne s’intéressant qu’aux revenus, il n’y aurait pas de vrai développement économique.
Mais il y a beaucoup d’autres choses à dire sur la sémantique de l’innovation.
Plus de 26 millions de chômeurs en Europe, dont beaucoup trop de jeunes ; vulnérabilité et tristesse de trop de gens… : voilà des signes sans équivoque de l’actuel besoin de grandes innovations, situées en ‘ligne de crête’. Pas celles qu’on enseigne dans les business-schools ; ni celles qu’inventent nos pauvres jeunes pour pouvoir bénéficier de très compliqués financements européens (rédigés le plus souvent par des fonctionnaires qui, hors de leurs bureaux, n’ont jamais vu, ni humé, ni touché de vraies innovations) ; ni celles que racontent d’ennuyeux livres ou sites web de bonnes pratiques innovatrices.
Les grandes innovations ne s’apprennent dans aucune école. Elles sont affaire de vocation, et donc de cette ressource toujours plus rare, presque épuisée, de notre capitalisme en quête d’innovations : la gratuité.
C’est souvent en cherchant autre chose que survient la grande innovation, en sciences comme en économie et dans la vie civile. Ce fut et c’est le cas d’importantes découvertes scientifiques (p.ex. la pénicilline) ; cela arrive très souvent en recherche mathématique, mais aussi tout simplement en librairie, où, cherchant un ouvrage, mes yeux tombent sur le livre voisin qui m’ouvre un monde nouveau (les librairies et les bibliothèques sont pour cela aussi indispensables). C’est une version de ce qu’on appelle la sérendipité, du nom du récit des Voyages et aventures des trois princes de Sérendip (Venise, 1557), de Christoforo Armeno, voyageur originaire de Tabriz.
Il arrive aussi que de grandes innovations naissent d’un ‘recyclage’ pour un autre usage de ce qui à l’origine avait d’autres fonctions. Les biologistes de l’évolution appellent ce phénomène exaptation, avec pour exemple l’évolution des ailes qui, apparues à l’origine pour réguler la température du corps, furent ensuite ‘recyclées’ pour le vol. Quelque chose d’équivalent s’est passé avec internet, et aussi dans d’autres cas (du magnétophone aux CD).
La sérendipité et l’exaptation sont importantes parce qu’elles comportent quelque chose d’analogue à la gratuité. La gratuité n’est pas le gratis (prix zéro) mais la valeur infinie ; elle n’est pas le désintéressement mais l’intérêt pour tous et de tous. Quand on agit motivé par la gratuité, on ne suit pas la logique du calcul instrumental moyens-fin, mais on aime telle activité ou telle personne pour elle-même, indépendamment de ce qu’elle apporte, en vertu d’un surcroît éthique, anthropologique, spirituel. Si le scientifique ne s’immerge pas dans sa recherche en se laissant guider par les lois mêmes de la science, si l’artiste n’aime pas pour elle-même l’œuvre qu’il crée, si l’entrepreneur n’est pas passionné par son entreprise, si le futur saint pense à la récompense au lieu d’aimer d’un amour pur, il est peu probable que naissent de grandes découvertes, entreprises, œuvres d’art, de grands saints.
On pourra peut-être générer des gens bien, de petites œuvres, et des innovations de "vallée" comme celles qui sortent chaque jour des départements de recherche et de développement ou de marketing. Mais ce n’est pas dans les départements de recherche et de développement que naissent la Divine Comédie, la Sixième Symphonie de Tchaïkovski, et Nelson Mandela n’y devient pas Madiba. Pour de telles innovations, il faut la gratuité, le surplus gratuit créateur de valeur infinie.
Même les grandes innovations économiques et sociales ont besoin de cette gratuité ; surtout celles qui sont en ‘ligne de crête’ et qui, à la différence des innovations de ‘vallée’, naissent de qui se trouve, par vocation, sur les crêtes des montagnes et qui, de là, voit s’ouvrir de nouveaux horizons. Ce fut le ‘surplus gratuit’ de St Benoit qui sauva le travail de l’esclavage ; celui des franciscains et de nombreux curés et coopérateurs qui fit naître les grandes innovations bancaires pour les pauvres ; celui de François de Sales ou de Camille de Lellis qui leur fit inventer l’ "État providence" pour les exclus de leur temps ; et aussi celui des nombreuses fondatrices d’écoles pour les filles pauvres, qui initièrent le long voyage, à partir de l’abécédaire, de la femme vers l’égalité des droits et des chances, un long voyage qui se poursuit avec de nombreuses Malala Yousafzaï. Ce fut le ‘surplus gratuit’ de Gandhi à libérer l’Inde et à combattre le système des castes, réalisant ainsi un des plus grands miracles civils et économiques de l’histoire. De telles innovations ont besoin des charismes, religieux et laïcs, de personnes capables de poser un autre regard, des crêtes de l’amour, sur les pierres rejetées de leur temps et de les transformer en pierres d’angle.
La terre est pleine de ce ‘surplus gratuit’ innovateur. Personne sans doute ne se sauverait de la médiocrité s’il ne faisait, durant sa vie, au moins une action née d’un surplus de gratuité. Or aujourd’hui aussi nous aurions besoin de grandes innovations de ‘crête’, qui fassent faire un tournant à notre histoire. Mais de telles innovations nécessitent l’énergie, presque à l’infini, de la gratuité. Les innovations de crête sont toujours métissées, mixtes, souillées et entrelacées ; les innovations économiques surtout ne naissent pas des laboratoires, mais sont le fruit de la ’générativité’ des peuples, des générations, des cultures. Quand ces innovations fleurissent dans le terrain de l’économie, leurs auteurs savent voir plus haut et plus loin que la seule économie, et dans cet au-delà ils trouvent aussi de nouvelles ressources économiques. Dans notre histoire économique et civile nous avons eues des innovations de crête, grâce aux charismes également politiques et économiques qui nous ont fait regarder là où personne ne regardait, là où l’on ne voyait que des problèmes.
Nous nous remettrons à faire une bonne économie quand nous serons capables de regarder au-delà et d’y apercevoir de nouvelles opportunités, en y incluant les exclus du système qu’on appelle aujourd’hui immigrés, jeunes, personnes âgées, et tous les pauvres d’hier et d’aujourd’hui. L’église du Pape François est en train de créer un milieu favorable à de possibles grandes innovations sociales et économiques de crête. Mais pour que ce milieu se peuple de nouveaux emplois, de droits et de vie nouvelle, il faudrait la force d’un Isaïe et d’un Jérémie, ou la force des charismes. Une Catherine de Sienne, un Don Bosco, un Martin Luther King aujourd’hui regarderaient nos villes depuis leurs crêtes. Ils verraient dans les foules la faim de travail et de vraie vie ; ils verraient leurs fils et leurs filles avoir peur du présent et du futur ; ils s’émouvraient, nous regarderaient différemment, avec grand amour, et se mettraient tout de suite à l’ouvrage, en innovant vraiment. Mais où sont aujourd’hui les prophètes ?
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Par Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 15/12/2013
‘Innovation’ devient le nouveau mot d’ordre du XXIème siècle. Mais, comme souvent cela arrive, le plus intéressant et vraiment important commence avec les prédicats, les verbes et les adjectifs, car à défaut de pouvoir articuler un bon discours autour de l’innovation, nous finirons vite par user et banaliser ce fascinant substantif, comme tant d’autres d’ailleurs (mérite, efficience, et bientôt démocratie). [jcfields] => Array ( ) [type] => intro [oddeven] => item-even )
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Par Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 08/12/2013
Deux tendances contraires croissent dans le sous-sol de notre culture civile et économique. La première est le rapprochement progressif entre la culture et les langages du marché capitaliste et ceux de l’économie sociale. La seconde tendance est au contraire une opposition grandissante concernant l’évaluation éthique du marché : certains voient dans le marché capitaliste la solution à tous nos maux économiques et civils, et d’autres le considèrent au contraire comme le fétiche de tout mal moral, social et politique.
[fulltext] =>Les premiers voudraient une société guidée et gérée, seulement ou principalement, par les valeurs et les instruments du marché (de la privatisation des biens communs au commerce des organes) ; les seconds voudraient bannir le marché des milieux de vie les plus importants, le contenir dans un enclos réduit et contrôlé. Or la globalisation et la crise financière et économique font entrer cette opposition idéologique, quasi bicentenaire, dans une nouvelle saison.
Il eut été impensable, il y a dix ans, que des livres d’économistes, anti ou pro marchés, deviennent des bestsellers. Mais notre nouvelle saison n’a pas la force spirituelle et communautaire des anciens humanismes populaires et de leurs penseurs, et comme elle a perdu contact avec les sources vitales, elle n’a ni la chaude saveur du pain, ni le goût salé de la sueur. Et cette opposition, anti/pro, que notre culture néglige malgré sa grande importance, devient un des principaux freins dans la recherche d’une nouvelle ère de concorde et d’unité, pourtant si nécessaire ; elle empêche, entre autre, la compréhension et la lutte contre les distorsions et les maladies des marchés réels (pas les imaginaires).
C’est un effort ardu que de donner vie à cette concorde, à ce dialogue. Cela va en effet dans la direction contraire à la première tendance, celle au rapprochement, qui produit un aplatissement et un nivellement culturels vers le bas. Les entreprises traditionnelles ont adopté un langage "social" trop empreint de rhétorique et sans conviction. Et tout un courant d’économie traditionnellement non capitaliste se fatigue depuis des années à singer le langage (usant d’un faux-anglais), la culture, les experts et les standards de la pensée dominante, en une tendance néfaste au syncrétisme. Cette imitation provient souvent d’un complexe d’infériorité culturelle.
La nouvelle synthèse et le nouveau dialogue constructif dont nous avons besoin sont une toute autre chose, exigeant plus d’effort et de profondeur. Reconnaissons d’abord que l’histoire réelle était faite de marchés réels beaucoup plus vivants, plus peuplés, sans idéologies ni intérêt pour les marchés qu’imaginaient et prévoyaient ces théories. Les expériences les plus importantes et durables, celles qui ont amélioré le réel bien-être des gens, la démocratie et le Bien commun, ont toutes été des expériences métissées de marché et de social. Le marché réel a vraiment fonctionné quand il a su se salir dans les lieux de vie sociale, quand il a su habiter et inclure les périphéries.
Quand il ne l’a pas fait ou ne le fait pas, il produit du mal-être et se comporte en ennemi des gens et des pauvres, jusqu’à vendre la "criblure du froment". Le meilleur de notre passé et de notre avenir est dans l’entrecroisement du marché et de la réciprocité. Le mouvement coopératif, les districts industriels, les entreprises familiales, tout cela est né de rencontres entre les langages du marché et ceux du don.
Les familles ont toujours su combien les entreprises sont importantes et essentielles à leur bien. Elles procurent travail et salaire ; et c’est là, dans une dure promiscuité, que se nourrissent les rêves de vraie vie. Pour les gens, les marchés réels ont toujours été des lieux humains, des places et des boutiques peuplées de personnes, d’odeurs, de saveurs, de paroles. N’oublions pas non plus que pendant des décennies les marchés ont été l’un des rares lieux publics où nos mères et grands-mères ont pu être protagonistes et souveraines.
La grande et longue histoire du rapport entre marchés et vie civile est surtout une histoire d’amitié et d’alliance. Même au temps des conflits et des luttes dans les usines, les leaders du pays, engagés dans les divers partis, savaient que dans les usines on produisait de bonnes choses, pour eux et pour tous. On se disputait et on luttait, mais on savait que pour soi et pour tout le monde c’eut été pire sans ces usines. Ils luttaient aussi parce qu’ils les aimaient.
Les intellectuels et les politiciens opposaient capital et travail, marché et démocratie, liberté et égalité. Mais en vérité on savait qu’il en allait autrement dans la réalité : ce travail, dur et âpre, était libérateur pour soi et ses enfants, éloignait du féodalisme d’où l’on venait. On célébrait des liturgies sociales, masqué chacun pour la comédie et la tragédie de la vie réelle, mais il était plus vrai encore le lien entre les travailleurs, les patrons, les classes sociales, et il donnait sens à l’expression Bien commun.
Puis, récemment, ces anciens "patrons" sont devenus propriétaires de fonds spéculatifs toujours plus anonymes, lointains, invisibles. Quand ces critiques du capitalisme voulurent donner vie à une nouvelle économie, ils inventèrent en Europe les coopératives et les banques rurales, mais en majorité ils ne pensèrent jamais sérieusement que leurs coopératives et leurs banques fussent l’antithèse des autres banques et entreprises du Pays. Certes elles étaient diverses, mais l’ouvrier de la grande entreprise savait que le travailleur en coopérative faisait une expérience semblable à la sienne, et ils se comprenaient et luttaient ensemble, en sociétaires des mêmes caisses et magasins.
Nous avons été capables de résister dans le très dur après-guerre, puis face au terrorisme, aux conflits idéologiques et politiques radicaux et violents, parce que le pays réel faisait en fait une expérience d’unité dans les entreprises, dans les champs, les bureaux, les coopératives, et qu’il a tissé un lien social qui tient encore et nous soutient. Nous avons survécu en travaillant ensemble, travailleurs, mères au foyer, syndicats, paysans, entrepreneurs, banquiers, politiciens ; en discutant et en luttant dans les usines et sur les places ; mais surtout en travaillant et en souffrant ensemble. C’est aussi pourquoi il est urgent de se remettre à créer des emplois. Et nous survivrons si encore nous serons capables de parvenir à une unité dans le travail, l’économie et la vie civile.
À l’origine des civilisations, on ne pouvait séparer le don de l’échange intéressé. On donnait pour amorcer l’échange, qui devint un jour le marché. Cette donnée anthropologique nous renseigne beaucoup sur le lien inverse : il nous révèle que dans le marché le don existe et qu’il résiste.
Sinon ce serait bien triste pour qui a le ‘don’ du travail de se rendre au boulot chaque matin pendant des années ; triste de passer ses meilleures années dans une usine ou un bureau ; tristes seraient nos projets et nos rêves professionnels ; trop pauvres nos relations de travail, trop peu les heures de vraie vie. Nous le savons tous et l’avons toujours su. Mais en ce temps de pensée économique et sociale pauvre et superficielle, il est bon de nous le rappeler et de le redire à tous.
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Par Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 08/12/2013
Deux tendances contraires croissent dans le sous-sol de notre culture civile et économique. La première est le rapprochement progressif entre la culture et les langages du marché capitaliste et ceux de l’économie sociale. La seconde tendance est au contraire une opposition grandissante concernant l’évaluation éthique du marché : certains voient dans le marché capitaliste la solution à tous nos maux économiques et civils, et d’autres le considèrent au contraire comme le fétiche de tout mal moral, social et politique.
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De Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 01/12/2013
Les biens communs s’amoindrissent de plus en plus et deviennent décisifs; mais ils sont encore trop absents de la culture et de la praxis économique et politique. Ils font leur apparition en économie en 1911, et après une longue éclipse ils sont réapparus à la fin du siècle dernier, avec Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie en 2009. L’article de 1911 présentait trois caractéristiques des biens communs : il s’agissait d’une étude sur l’eau ; d’un point de vue historique ; faite par une femme, Katharine Coman.
[fulltext] =>L’eau est encore aujourd’hui au centre du débat sur les biens communs. Elle en symbolise le paradigme parce qu’à la différence des biens économiques elle n’a rien qui la remplace – rappelons la fameuse boutade de Lanny Bruce : "J’ai inventé l’eau en poudre, mais je ne sais pas dans quoi la diluer".
La perspective historique aussi est essentielle, car pour comprendre comment gérer les biens communs, nous devons toujours nous demander comment ils sont apparus et comment ils se sont conservés dans le temps. Sans la ressource de la mémoire, qui n’est ni nostalgie, ni souvenir, mais le passé mis au service du futur, on ne comprend ni le substantif (biens), ni l’adjectif (communs). Plus aptes à bien gérer ces biens sont ceux qui ont des enfants, des neveux et nièces, qui aiment ceux des autres de façon désintéressée, et savent entrevoir avec les yeux de l’âme les enfants qui viendront, ou qui sont nés ailleurs. Chaque enfant est un bien commun très spécial qui, pour croître et ne pas mourir, comme nous le rappelle la culture africaine, a besoin de "tout le village". Pour entretenir un bois, c’est chaque arbre qu’il faut soigner et aimer, parce qu’il a déjà en lui toute la forêt d’aujourd’hui, d’hier et de demain.
Enfin, troisième caractéristique : la féminité. Au début et au terme (actuel) de la théorie des biens communs, nous trouvons deux femmes. Ce n’est pas un hasard. Les biens communs sont essentiellement une affaire de relations : ils sont un rapport entre personnes par l’entremise des biens. Sans une attention à la dimension relationnelle de la vie et de l’économie, à une relation qui traverse le temps et les générations, les biens communs ne sont ni vus d’abord, ni compris ensuite, et sont finalement détruits. Par nature la femme est plus attentive au rapport, et donc à la transmission de la vie ; son regard et sa chair même lient entre elles les générations et les rendent sœurs. L’économie capitaliste peine à comprendre les biens communs parce qu’en général elle n’affronte pas les problèmes d’un point de vue historique (ni géographique), parce qu’aveugle aux relations elle ne voit que des individus séparés, et parce qu’elle n’est pensée qu’à l’intérieur du registre masculin de la rationalité. En conséquence la principale, sinon unique, perspective économique sur les biens communs est leur destruction, selon la désormais classique "Tragédie des biens communs" de Hardin en 1967, article très cité, trop même, mais rarement lu dans toute sa complexité et ambivalence.
Si par contre nous voulons comprendre les biens communs et surtout en créer de nouveaux, il est essentiel d’être attentif à la dimension relationnelle. S’agissant de biens communs créés, utilisés et entretenus ensemble, nous sommes contraints, pour pouvoir dire ‘ils sont miens’, de le prononcer en chœur, en transformant le ‘miens’ en ‘notres’, et en ‘de tous’, comme les cinq pains et les deux poissons qui rassasient la foule. Un principe de réciprocité est donc inscrit dans la création et la gestion des biens communs.
Comme l’a montré le philosophe anglais Martin Hollis (Trust, 1998), la typique réciprocité des biens communs répond à la ‘logique du nombre suffisant’. Quand je décide de donner du mien pour réaliser un ‘notre’ je n’exige pas de garanties contractuelles, ni d’assurance que tous mes concitoyens en fassent autant ; mais j’ai tout de même besoin de penser et de croire que ’suffisamment’ de concitoyens feront comme moi, parce que si je pensais être le seul, ou presque, à donner mon sang ou à payer les impôts, je serais très tenté de ne plus le faire. Beaucoup en effet se comportent ainsi.
Beaucoup, oui, mais pas tous. Si dans une communauté personne n’est capable, pour une raison ou pour une autre, de dépasser cette attente de réciprocité (certes importante et nécessaire), les biens communs ne se produisent ni ne s’entretiennent. Pour démarrer en ville une action écologique, pour donner vie à une forme d’économie de partage, pour cesser de payer la crête à la mafia, pour sauver un bois ou une association, pour tracer et signaliser des sentiers de montagne, il faut un groupe, même petit, de citoyens ‘starters’ qui s’engagent sans garantie ni de réciprocité ni de succès. Ce qui en eux est à l’œuvre est une logique particulière, qu’on peut nommer "mieux vaut moi seul que personne".
Ils savent que leur engagement est risqué, souvent sujet à dérision pour naïveté, parfois exploité par des profiteurs ; mais comme ils ont à cœur ce bien commun et le Bien commun, ils préfèrent être les seuls à s’occuper de ce bien plutôt que de le voir mourir, en espérant (sans prétention) que demain d’autres les imiteront. Il est crucial que parmi ces starters civils quelques uns aient le don de traiter les conflits interpersonnels, lesquels sont inévitables dans l’usage collectif des biens communs.
Cette indispensable gratuité qui se risque, vulnérable, et qu’incarnent si bien ces ‘starters’, explique et révèle le sens étymologique du bien commun. ‘Commun’ vient de cum-munus, où ‘cum’ signifie ‘ensemble, avec’ et ‘munus’ dit à la fois ‘don et obligation’. Les biens communs sont affaire de dons mais aussi d’obligations envers les autres, envers les générations futures et les précédentes qui nous ont confié leur patrimoine (patres-munus), comme aussi envers nous-mêmes, en réponse obéissante à l’appel tenace de notre intériorité et de notre conscience.
Pour toutes ces raisons, les biens communs peuvent difficilement être gérés par le seul marché capitaliste. Il est d’autant plus triste alors, et scandaleux, de rester silencieux et résignés face aux spéculateurs qui s’approprient l’eau, la terre de tous, les forêts, les matières premières, et même le territoire urbain, et dont la recherche du profit maximum sur des biens qui ne sont pas leurs mais de tous, donne lieu à un supplément de taxe implicite pour les citoyens, une taxe qui n’alimente pas les ressources de la commune mais qui enrichissent de lointains actionnaires.
Quand donc nos communes s’allieront-elles avec la société et les entreprises civiles pour gérer sans but lucratif, mais efficacement, le sol, l’eau, les espaces verts, les routes ? Et quand donc les États prendront-ils conscience que, au-delà de la privatisation, la réduction des biens communs en marchandises (des autoroutes aux transports publics) est une voix myope, privée de toute pensée économique et sociale sérieuse ?
La société de marché capitaliste, par contre, sait produire très bien et toujours plus les ‘biens de club’, ces biens qui, contrairement aux biens communs, sont exclusivement réservés aux propriétaires et associés. Les biens de club (comme les quartiers privés) sont créés et gérés en tenant à distance les exclus, surtout les pauvres, avec des droits de propriété, des grilles, et toujours plus de gardiens privés. C’est la règle fondamentale de la ‘porte ouverte’ qui a empêché les coopératives de devenir des biens de club.
Par ailleurs n’oublions pas qu’à notre époque, une haute forme de bien commun est la création d’une vraie entreprise, par quelqu’un qui prend des risques pour créer des emplois et de la richesse pour beaucoup, et des biens pour tous. Mais une maladie de notre temps, due à la domination de la finance et de sa culture, transforme les entreprises de biens communs en biens de club. Une entreprise-bien commun est celle qui enrichit tout ensemble les propriétaires et l’entière collectivité, et qui donc a besoin de ‘tout le village’ pour ne pas mourir ; l’entreprise-club, par contre, est celle qui naît et meurt, et fait mourir, pour le seul profit spéculatif de qui la possède.
Nous serons capables de vivre ensemble, et de bien vivre, tant que nous saurons voir, créer, aimer et ne pas détruire les biens communs, qui sont la pré-condition et l’humus des biens privés. Mais nous avons un extrême besoin d’anciens et de nouveaux ‘starters’, de citoyens capables par vocation d’engendrer et de sauvegarder les biens communs, le Bien commun, de tracer pour tous des chemins de vie.
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Biens communs – Lexique du bien vivre social / 10
De Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 01/12/2013
Les biens communs s’amoindrissent de plus en plus et deviennent décisifs; mais ils sont encore trop absents de la culture et de la praxis économique et politique. Ils font leur apparition en économie en 1911, et après une longue éclipse ils sont réapparus à la fin du siècle dernier, avec Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie en 2009. L’article de 1911 présentait trois caractéristiques des biens communs : il s’agissait d’une étude sur l’eau ; d’un point de vue historique ; faite par une femme, Katharine Coman.
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De Luigino Bruni
paru dans Avvenire le 24/11/2013
Les communautés fleurissent quand elles sont capables de coopération. Si nous n’avions pas commencé à coopérer (agir ensemble), la vie en commun ne serait jamais apparue, et nous serions restés bloqués dans notre évolution à la phase pré-humaine. Mais comme la plupart des grandes paroles sur l’homme, la ‘coopération’ aussi est à la fois une et multiple, souvent ambivalente, et ses formes les plus importantes sont les moins évidentes. Chaque fois que des êtres humains agissent ensemble et se coordonnent pour atteindre un objectif commun mutuellement avantageux, on a affaire à de la coopération. [fulltext] =>
Une armée, une célébration religieuse, une leçon à l’école, une entreprise, une action de gouvernement, une séquestration… sont toutes des formes de coopération, mais elles se réfèrent à des phénomènes humains très divers. Il en dérive une première conséquence : toutes les coopérations ne sont pas bonnes. Il en est en effet qui, alors qu’elles avantagent les sujets coopérants, nuisent au bien commun parce qu’elles lèsent ceux qui n’en font pas partie. Pour distinguer si une coopération est bonne ou mauvaise, il faut d’abord voir quels effets elle produit intentionnellement sur ceux du dehors.
Dans l’histoire, les théories politiques et économiques se sont divisées en deux grandes familles. Certaines ont pris pour hypothèse que l’être humain par nature est incapable de coopérer, et d’autres au contraire revendiquent la nature coopérative de la personne. Le principal représentant de la seconde tradition est Aristote, pour qui l’homme est un animal politique, capable de dialogue avec les autres, d’amitié (philia) et de coopération pour le bien de la cité (polis). Le représentant le plus radical de la première tradition, celle de l’animal asocial, est Thomas Hobbes : "Il est vrai – dit-il – que certaines créatures vivantes, comme les abeilles et les fourmis, vivent en société. On voudrait donc savoir pourquoi les hommes ne font pas de même" (Le Léviathan, 1651). Au sein de cette tradition antisociale se meut une grande partie de la philosophie politique et sociale moderne, alors que les anciens et ceux du moyen-âge (dont St Thomas) pensaient en général comme Aristote. Nous pourrions dire aussi que le principal problème que la théorie politique et économique moderne s’est efforcée de résoudre est ‘comment du coopératif peut-il se produire à partir d’êtres humains incapables de coopération intentionnelle, en raison des intérêts égoïstes qui les dominent’.
De nombreuses théories du ‘contrat social’ (pas toutes) ont été la réponse de la philosophie politique de la modernité : des individus égoïstes, mais rationnels, comprennent qu’il est dans leur intérêt de donner vie à une société civile par un contrat social artificiel. La réponse de la science économique moderne à cette question, ce sont les diverses théories de la ‘main invisible’, selon laquelle le bien commun (‘la richesse des nations’) ne naît pas de l’action coopérative intentionnelle et naturelle d’animaux sociaux, mais du jeu des intérêts privés d’individus égoïstes sans liens entre eux.
À la base de ces deux traditions nous retrouvons la même hypothèse anthropologique : l’être humain est un ‘bois tordu’ qui, sans avoir besoin d’être redressé, produit de bonnes ‘cités’ s’il est capable de donner vie à des institutions artificielles (contrat social, marché) qui transforment les passions autocentrées en bien commun.
À ce point apparaît un mystère du marché. La société de marché aussi a sa propre forme de coopération, où cependant n’est requise aucune action conjointe entre les individus ‘coopérants’. Quand on entre dans une boulangerie pour acheter du pain, cette rencontre entre client et vendeur n’est ni décrite ni vécue comme un acte de coopération intentionnelle : chacun cherche son propre intérêt et n’accomplit la contre-prestation (argent pour pain ; pain pour argent) que comme un moyen d’acquérir son propre bien. Pourtant cet échange améliore leur condition à tous les deux, grâce à une forme de coopération qui ne requiert aucune action conjointe. Le bien commun devient ainsi une somme d’intérêts privés d’individus sans liens de réciprocité, qui coopèrent sans se rencontrer, ni se toucher, ni se regarder.
Par contre, c’est au sein de l’entreprise qu’on retrouve la coopération intentionnelle, ou forte, car elle est un réseau d’actions conjointes et coopératives en vue d’objectifs généralement communs. Ainsi, quand j’achète un billet Rome-Malaga, il n’y a entre moi et la compagnie aérienne aucune forme de coopération intentionnelle mais uniquement des intérêts distincts parallèles (voyage - profit) ; alors qu’entre les membres de l’équipage de ce vol il doit y avoir une coopération forte, explicite et intentionnelle. En conséquence, alors qu’aucun économiste (ou presque) n’écrirait une théorie des marchés basée sur l’éthique des vertus, nombreuses sont, en ce qui concerne les entreprises et les organisations, les ‘éthiques des affaires’ fondées sur l’éthique des vertus d’Aristote et Thomas.
La division du travail dans les marchés, et dans la société au sens large, est une grande coopération involontaire et implicite ; la division du travail dans l’entreprise, par contre, est coopération au sens fort, une action volontaire conjointe. Le capitalisme de matrice anglo-saxonne et protestante a ainsi donné vie à un modèle économique dichotomique, à une réédition de la ‘doctrine des deux règnes’ d’inspiration luthérienne (et augustinienne). Dans les marchés la coopération est implicite, ‘faible’ et non-intentionnelle ; au contraire, dans l’entreprise, et dans les organisations en général, la coopération est explicite, forte et intentionnelle – deux coopérations, deux ‘cités’, par nature profondément différentes.
Cette coopération n’est cependant pas la seule possible dans les marchés. La version européenne de la coopération dans les marchés, en particulier la latine, était diverse, parce que sa matrice culturelle et religieuse n’était pas individualiste mais communautaire. La distinction n’y a jamais prévalu entre coopération ad intra (entreprise) et coopération ad extra (marchés) – au moins jusqu’à une période récente. C’est cette tradition qui est celle de la dite Économie civile, qui a vu toute l’économie et la société comme une affaire de coopération et de réciprocité.
L’entreprise familiale (encore 90% du secteur privé en Italie), les coopératives, Adriano Olivetti, ne s’expliquent qu’en prenant au sérieux la nature coopérative et communautaire de l’économie. Voilà pourquoi le mouvement coopératif européen a été l’expression la plus typique de l’économie de marché européenne ; comme le sont (ou l’ont été) les districts industriels (de Prato pour les tissus, à Fermo pour les chaussures), où des communautés entières sont devenues économie sans cesser d’être communauté.
En somme, le modèle du capitalisme USA est le marché anonyme, qui cherche à faire de l’entreprise elle-même un marché, en la considérant toujours plus comme une affaire de contrats, une denrée, ou un marché fait de fournisseurs et de clients ‘internes’. Le modèle européen au contraire a cherché à rendre le marché ‘communautaire’, en prenant pour modèle la bonne économie mutualiste et communautaire ; en l’exportant de l’entreprise à toute la vie civile (coopératives de crédit et d’achat) ; en assumant aussi les coûts et les bénéfices de cette opération : une économie plus dense d’humanité et de joie de vivre, mais aussi sujette aux inévitables coups et blessures propres aux contacts humains.
Le modèle étasunien est en train de coloniser aujourd’hui les derniers territoires d’économie européenne. Cela est du, entre autre, au fait que notre tradition communautaire et coopérative n’a pas toujours été à la hauteur au plan culturel et pratique, qu’elle ne s’est pas développée dans toutes les régions, et qu’elle a subi, en Italie, le traumatisme (non encore totalement assumé) du fascisme, lequel s’est autoproclamé vrai héritier de la tradition coopérative (le corporatisme).
La ‘grande crise’ que nous vivons, cependant, nous dit que l’économie et la société fondées sur la ‘coopération-sans-se-toucher’ peuvent produire des monstres, et que le business qui n’est que business finit par être anti business. L’ethos de l’Occident est un tressage de coopérations fortes et faibles, d’individus qui fuient en quête de liberté hors des pièges des communautés, et de personnes qui choisissent de se lier pour bien vivre. Dans une période de l’histoire où le pendule du marché global tend vers les individus-sans-liens, l’Europe doit rappeler, en la préservant et en la vivant, la nature intrinsèquement civile et sociale de l’économie.
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De Luigino Bruni
paru dans Avvenire le 24/11/2013
Les communautés fleurissent quand elles sont capables de coopération. Si nous n’avions pas commencé à coopérer (agir ensemble), la vie en commun ne serait jamais apparue, et nous serions restés bloqués dans notre évolution à la phase pré-humaine. Mais comme la plupart des grandes paroles sur l’homme, la ‘coopération’ aussi est à la fois une et multiple, souvent ambivalente, et ses formes les plus importantes sont les moins évidentes. Chaque fois que des êtres humains agissent ensemble et se coordonnent pour atteindre un objectif commun mutuellement avantageux, on a affaire à de la coopération. [jcfields] => Array ( ) [type] => intro [oddeven] => item-odd )
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De Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 17/11/2013
On assiste à l’émergence d’une nouvelle demande de participation dans la consommation, l’épargne et l’usage des biens. Une différence cruciale, par exemple, entre l’internet d’il y a 10-15 ans avec ses sites web et ses emails, et le web des ‘social media’ (1) et des ‘Apps’ (2), c’est que nous sommes, nous, habitants du réseau, plus impliqués et davantage protagonistes. [fulltext] => De même, la TV aujourd’hui ne fait pas que des programmes pour "téléspectateurs", mais demande de voter pour le meilleur chanteur ou joueur. Et, chose intéressante, les gens participent, prennent le temps d’exprimer leur propre opinion et de participer activement à une nouvelle forme de communication : pour vivre une expérience.
Nous sommes nombreux à passer beaucoup de temps à écrire ou enrichir, de façon anonyme, les articles de Wikipedia (l’encyclopédie du web), ou à améliorer un logiciel libre. C’est comme si nous créions de nouvelles ‘places publiques’, où les gens reviendraient, autrement et avec plaisir, parler et passer du temps de manière désintéressée. Un phénomène certainement ambivalent, mais l’ambivalence peut être le début d’un discours nouveau.
La seule consommation des biens n’a jamais suffi à personne, ni aux hommes ni aux femmes. En animaux capables de symbolisme et d’idéologie que nous sommes, nous avons toujours demandé plus à nos marchandises : d’un meilleur statut social au rêve de lendemains meilleurs en temps d’indigence. À travers les biens nous avons voulu parler, raconter des histoires, nous raconter aux autres et les écouter se dire. Faire des expériences. Certains biens sont si liés à une expérience que les économistes les ont appelés "biens d’expérience" (experience goods), ces biens que nous ne réussissons à comprendre et à évaluer qu’après en avoir fait une expérience directe et personnelle. Presque tous les biens culturels et touristiques sont des biens d’expérience. Ce n’est qu’en visitant un musée que je peux dire ce que vaut son billet d’entrée, pas avant. Même chose pour le prix d’un week-end d’agrotourisme : je ne peux le juger convenable que sur place, à la vue des paysages, dans la rencontre avec ceux qui vivent là. Le marché n’aime pas cette incertitude, et cherche à nous offrir quelques éléments décisifs pour l’évaluation par avance d’un hôtel ou d’un restaurant. C’est pourquoi le site internet s’enrichit toujours plus de photos et du poids grandissant des recensions des clients, au risque de faire naître un marché noir des recensions positives… et négatives pour les concurrents.
À ce point s’ouvrent des considérations primordiales pour comprendre l’évolution de notre système économique et social. Tout d’abord, pour les biens d’expérience, ce sont les éléments du cadre qui s’avèrent décisifs. Sans infrastructure hôtelière et routière fonctionnelle, la valeur du plus beau site archéologique du monde chute et celle de toute la région précipite avec elle. Je peux trouver une bonne proposition de gîte rural dans les Marques, mais si je ne trouve pas en arrivant le style de relation qu’ont engendré des siècles de culture de l’accueil, fait de mille détails concrets, ces vacances s’affadissent de fait. On trouve dans ces ‘biens d’expérience’, dans son originalité, une des caractéristiques les plus complexes et mystérieuses de notre société de marché. Quand un anglais vient en vacances en Toscane ou en Andalousie, il recherche en particulier des valeurs propres à ces cultures, qui ne soient pas de simples marchandises. Il sait, bien sûr, que le complexe hôtelier et le restaurant typique sont des entreprises commerciales, qui répondent donc à la logique du profit, mais pour lui une part du bien-être de ces vacances, parfois la plus consistante, dépend du contexte culturel, lequel se paie évidemment dans la facture de l’hôtel et du repas, mais n’est pas en soi une marchandise produite par l’hôtelier à des fins lucratives. C’est si vrai qu’assister à une vraie kermesse du cru ou à une authentique évocation historique vaut mille fois les représentations folkloriques artificiellement organisées, moyennant paiement, par le restaurateur. En d’autres termes les patrimoines culturels de nos régions sont d’authentiques biens communs (et non privés), accumulés au cours des siècles, qui, de plus, gratifient nos entreprises d’un avantage compétitif et qui engendrent des profits. Prenons-en soin parce que sur eux repose en grande partie notre force économique et civile actuelle et surtout future.
Un second domaine est celui de la dite ‘consommation critique et responsable’. Ce qui nous fait aller dans les boutiques du commerce équitable, c’est surtout la recherche d’une expérience. Il est pour cela essentiel de parler avec ceux qui y travaillent, de se faire raconter les belles histoires de ces biens, de donner la parole à ceux qui les ont produits, de s’entretenir avec eux (pourquoi pas) de notre capitalisme, ou de rencontrer d’autres clients venus là pour la même expérience. La valeur d’une telle ‘consommation’ ne réside pas seulement dans le bien (ou dans les rapports de production qu’il représente), mais aussi dans l’expérience interpersonnelle que nous faisons quand nous nous rendons dans une boutique, une filiale bancaire ou un marché de ce type. L’éthique sans l’expérience n’est qu’idéologie.
Enfin prenons conscience que tous les biens de marché sont en train de devenir des biens d’expérience. C’est là un paradoxe crucial dans l’économie de marché contemporaine. D’une part le marché a besoin de produire une masse croissante de biens sans trop de variantes, parce que les économies d’échelle et les exigences de coût portent à une consommation de masse de biens semblables qui peuvent se reproduire, avec peu de variantes et à bas coût, dans le monde entier. C’est ce qu’ont fait les entreprises du XXème siècle. Mais d’autre part ces entreprises doivent affronter aujourd’hui une tendance opposée. La démocratie et la liberté engendrent des millions de personnes aux valeurs et aux goûts divers, chacun se sachant unique et singulier. Les grandes entreprises qui ont grandi avec la mentalité de la consommation de masse doivent donc y réfléchir sérieusement.
D’un côté nous voudrions avoir nous aussi cet ordinateur ou ce mobile qui sont signes de réussite sociale ; d’un autre nous voudrions que notre PC ait quelque chose d’unique, de typiquement notre. Je voudrais en somme que l’expérience que je fais avec ce pc soit unique et seulement mienne, parce moi seul je suis moi. Ce sont alors des perspectives intrigantes qui s’ouvrent pour un proche avenir industriel et économique. Les entreprises qui réussiront, y compris à l’échelle mondiale, seront celles qui auront su développer des produits qui, à la fois, gagneront des marchés toujours plus vastes (le réseau permet aujourd’hui à de très petites entreprises de travailler à Madras, Palerme et Lisbonne), et en même temps sauront impliquer le consommateur dans une expérience où il se sentira quelqu’un d’unique, hors de la foule des innombrables anonymes et clones de possédants et d’usagers.
On doit donc s’attendre à un grand développement du "fais-le toi-même", plus sophistiqué que l’actuel, combinant standardisation, assistance technique et créativité pour personnaliser l’habitat, le jardin, les sites internet et demain les quartiers et les villes. Si nous savons observer, par exemple, l’ambivalent marché télévisé de dernière génération, nous remarquons quelque chose de ce type, ou du moins des tentatives, plus ou moins heureuses, d’aller dans ce sens.
Quand nous sortons pour aller au marché, nous cherchons des expériences plus grandes que les choses que nous achetons. Mais trop souvent les biens ne tiennent pas leurs promesses, parce que ces expériences sont trop pauvres pour combler notre besoin d’infini. Alors, déçus mais oubliant nos déceptions d’hier, nous recommençons chaque matin nos liturgies économiques, en quête de biens, de rêves, de rapports humains, de vie.
(1) ‘social media’ : accélérateur social
(2) ‘APPS’ : service google externalisé de messagerie collaborativeTous les commentaires de Luigino Bruni sur Avvenire sont disponibles dans le menu Editoriaux de “Avvenire”
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Biens d’expérience – Lexique du bien vivre social / 8
De Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 17/11/2013
On assiste à l’émergence d’une nouvelle demande de participation dans la consommation, l’épargne et l’usage des biens. Une différence cruciale, par exemple, entre l’internet d’il y a 10-15 ans avec ses sites web et ses emails, et le web des ‘social media’ (1) et des ‘Apps’ (2), c’est que nous sommes, nous, habitants du réseau, plus impliqués et davantage protagonistes. [jcfields] => Array ( ) [type] => intro [oddeven] => item-even )
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De Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 10/11/2013
Il existe une loi économique et sociale aussi importante qu’oubliée. Luigi Einaudi l’appelait "La théorie du point critique", qu’il qualifiait de "fondamentale en science aussi bien économique que politique" (Leçons de politique sociale, 1944), et qu’il attribuait à son compatriote Emanuele Sella (économiste et poète, auteur d’un traité sur l’économie "trinitaire"). Selon cette loi il existe un seuil invisible mais réel, un point critique, au-delà duquel un phénomène positif devient négatif, changeant de signe ou de nature. Cette loi du point critique, nous pourrions l’appliquer aujourd’hui à la finance, mais aussi aux taxes, lesquelles, au-delà d’un certain seuil, finissent par sanctionner les honnêtes gens qui les paient.
[fulltext] =>Einaudi écrivait : "il est raisonnable que chaque famille aspire à avoir la radio. Mais celle-ci peut devenir un parfait instrument d’abêtissement de l’humanité. Le passage d’une radio qui égaie, instruit et fait oublier les souffrances, à une radio qui abrutit les gens est progressif". La logique de son analyse devient très actuelle si, dans son texte, on remplace ‘radio’ (aujourd’hui media des plus créatifs et critiques) par ‘TV’, et on peut l’étendre à tous les biens dits ‘de confort’.
Dans les premières étapes de tout développement, la disponibilité des biens qui augmentent le confort est importante pour le bien-être. Les exemples en sont nombreux. Il suffit de penser à ce qu’a représenté l’invention de la machine à laver pour le bien-être de nos grand-mères et de nos mamans : cette commodité est devenue pour elles et pour tous une alliée. Pensons aussi à l’arrivée du système de TV à péage qui permet de regarder le match à la maison, au chaud et en sécurité. Même chose avec l’arrivée des ‘social media’, des téléphones portables, du confort automobile et des grandes maisons.
Mais de nombreuses études disent que les effets des ‘biens de confort’ sur le bien-être changent de signe, ou de nature, quand ils dépassent un point critique. Ils sont très utiles les plats préparés quand il est tard et que nous n’avons que vingt minutes pour préparer le dîner ; mais si, les jours passant, ils deviennent le seul aliment du frigo, et s’ils nous ôtent le plaisir de préparer un repas sain, ‘en famille’, il est probable que notre qualité de vie va en pâtir. C’est très bien de passer un peu de temps sur face book, surtout pour chatter avec quelqu’un que nous connaissons par ailleurs. Mais si nous finissons par passer sept à huit heures par jour sur le web, l’effet des nouveaux medias sur notre bien-être s’inverse radicalement. Et si la consommation du foot télévisé sur les divans croissait au point de vider les stades, le bien-être ainsi gagné finirait en misère avec la fin de ce sport (et de ce marché).
Mais pourquoi – question cruciale – devrions-nous tomber dans de tels pièges et ne pas nous arrêter avant d’avant atteint le ‘seuil critique’ ? Les raisons en sont nombreuses. Einaudi nous en fait entrevoir une première : la gradualité. En effet c’est un peu à la fois que l’on dépasse ce seuil, sans qu’on s’en aperçoive, ou trop tard. Une seconde explication est ce qu’on appelle la "tendance" : il y a en nous une forte tendance à préférer les ‘biens de confort’ aux ‘biens relationnels et civils’. Dans le calcul du poids relatif des divers types de biens pour notre bonheur, nous surestimons les marchandises et sous-estimons les biens non marchands, qui, ordinaires et quotidiens (comme la famille et la démocratie), échappent à nos yeux, sont moins ‘tendance’, et dont nous ne remarquons la valeur et le prix que lorsqu’on les perd. Dernière raison : le savoir faire aguerri de toute une industrie, dans notre monde capitaliste, qui vise à nous vendre les ‘biens de confort’, alors que personne ne finance des publicités qui nous encouragent à investir en biens relationnels ou en plus de liberté. Il est intéressant à cet égard le "spot impossible" que mon ami et collègue Stefano Bartolini a conçu sur youtube.
L’étude de Einaudi touche un autre domaine : "Une société de gens obéissants devient vite victime du tyran ou de ses serviteurs ou de ses mandarins. Elles s’appelaient ‘Règle’ celles que St Benoît, St François et d’autres grands fondateurs, avaient données à leurs ordres monastiques ou mendiants. Tant que les couvents étaient pauvres, seuls y entraient des hommes prêts au sacrifice. Ainsi ont prospéré les couvents et les fraternités ; et les dons des fidèles ont afflué ; et beaucoup désiraient s’y consacrer, corps, famille et biens. Mais la richesse engendre la corruption… Partout, un siècle après la fondation, on assiste plus ou moins au même dénouement".
On voit donc comment le dépassement d’un point critique produit la dénaturation de quelque chose que le temps a transformé de bon en son contraire (en sujétion, en accumulation de richesses…). Ainsi se vérifie une antique règle d’or : les comportements vicieux ne sont souvent que de primitives vertus qui se sont perverties parce qu’on a voulu sauver la forme et non la substance qui les avaient engendrées. Ainsi en est-il de l’épargne prudente qui devient avarice, ou du juste profit qui se mue en rente parasite.
La fidélité inconditionnelle à la lettre du fondateur d’un mouvement culturel ou spirituel a été certes, en temps de fondation, un élément vital et essentiel pour la naissance et le développement de cette expérience. Mais cette même fidélité inconditionnelle, à un certain moment, amorce un mécanisme autodestructif qui empêche le besoin vital de rénovation et de réformateurs, et conduit à la mort au nom d’antiques vertus (fidélité) transmuées en vices (immobilisme). Les mouvements monacaux, franciscains ou dominicains vivent encore après des siècles parce qu’ils ont été capables d’engendrer de nombreux réformateurs, à la fois créatifs et fidèles.
Il existe des mesures à adopter pour éviter ou du moins gérer de telles crises, de peur qu’elles ne finissent par une ‘mort pour dépassement du point critique’. Une première règle fondamentale est la prise de conscience individuelle et collective, quand tout va encore bien, que le point critique existe et qu’on risque de le dépasser sans s’en apercevoir. Savoir qu’on peut tomber dans de tels pièges est le premier antidote et moyen de salut, surtout si cela se traduit en bonnes règles de gouvernance et de prévoyance institutionnelle. Mais plus importante encore est la présence, ou l’introduction, d’une culture jubilaire.
Tous les cinquante ans, en Israël, les biens retournaient à leurs propriétaires et les dettes s’effaçaient. Si les mouvements et communautés nés d’idéalités redevenaient périodiquement pauvres, démobilisant et remettant en circulation les biens accumulés pendant des décennies, et s’ils se remettaient "sur la route", ils y retrouveraient cette force prophétique qu’ils ont entretemps naturellement perdue, et ils rencontreraient dans les faubourgs beaucoup de gens en recherche de ces mêmes idéaux qu’ils ne trouvent plus dans les lieux ordinaires de leur vie quotidienne.
Enfin, il n’est pas difficile de se rendre compte qu’en Occident certains points critiques ont déjà été franchis, probablement sans qu’on s’en rende compte, ou sans qu’on écoute qui le disait ou le criait. De fait, une fois dépassé, ce point critique disparaît de l’horizon visuel de la civilisation, qui lui tourne le dos. Nous l’avons dépassé, ou presque, en ce qui concerne l’environnement, les capitaux spirituels, l’usage de l’eau, l’affectation du territoire public ; en ce qui concerne les tissus communautaires, le système des primes, des contrôles, de la concurrence ; dans l’attitude même face à l’injustice dans le monde. Nous avons à l’évidence dépassé le point critique de la ‘vie extérieure’ (consommation, marchandises, techniques), et nous trouvons normales notre grande carence et notre incapacité d’intériorité, de méditation, de prière dans laquelle nous chutons, graduellement.
L’immunité a subi le même sort. La bonne conquête moderne des espaces et des moments de vie privée, à l’abri des puissants et des patrons, s’est transformée en une "culture de l’immunité" où l’on ne s’embrasse ni ne se frôle plus ; une culture qui fait tout flétrir, et inonde nos villes et nos vies d’une onde de solitude. Nous nous habituons à souffrir seuls, à mourir seuls, à grandir seuls dans des logis fermés, vides d’amis, mais pleins de démons qui nous volent nos enfants.
Parler ensemble de ces grands thèmes civils est un premier pas décisif pour en prendre conscience et pour ne pas dépasser d’autres points critiques visibles à l’horizon ; pour s’arrêter et même revenir en arrière : dans certains cas, rares mais lumineux, les peuples en ont été capables.
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De Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 10/11/2013
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De Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 03/11/2013
Les "mauvaises" pauvretés sont en train d’augmenter et les "bonnes" de diminuer. Nous nous appauvrissons rapidement et mal parce que la détérioration de nos capitaux civils, éducatifs, relationnels, spirituels et publics a dépassé un seuil critique, amorçant une réaction en chaîne. C’est en matière de capital que nous déclinons. Les pauvretés que nous savons aujourd’hui mesurer se manifestent par des carences de flux (travail, revenu), mais en réalité elles sont le signe de processus plus profonds et de longue durée dans le "compte capital", peu dépendant de la crise financière de 2007-2008, ou des politiques de l’Allemagne, ces alibis que nous sommes fatigués d’entendre et qui éclipsent les vraies raisons de ce qui nous arrive de grave.
[fulltext] =>Ils sont nombreux à dénoncer ces causes de notre déclin que sont la carence et la détérioration des capitaux productifs, technologiques, environnementaux, infrastructurels, institutionnels. Sacro-sainte vérité. Mais personne ne dit que la crise de ces capitaux cruciaux pour le développement économique est surtout due à l’épuisement de formes de capitaux plus fondamentaux (moraux, civils, spirituels), ceux-là mêmes qui ont engendré l’économie, l’industrie, la civilisation. L’industrie, et avant elle les cultures rurales, marines et artisanales d’Europe, sont nées d’un grand humanisme, d’un processus qui a duré des siècles voire des millénaires.
Notre révolution économique, et donc civile, n’est pas née du néant, mais a fleuri sur un arbre séculaire, aux racines profondes, très fécondes. N’oublions pas que nos bonnes classes entrepreneuriales ont pour ancêtres des dizaines de milliers de métayers, de paysans, d’artisans qui, de proto-entrepreneurs qu’ils étaient, sont devenus entrepreneurs de façon nouvelle et sur une échelle plus vaste. De même n’oublions pas que d’autres éléments ont été déterminants dans l’éclosion de nos "miracles" économiques et civils : l’instruction obligatoire, l’émigration interne et une énorme "consommation", quasi infinie, de travail relationnel et domestique féminin non rémunéré, qui n’apparaissait pas dans les coûts de production, mais qui bien sûr augmentait les produits et les profits.
Rappelons-nous aussi de temps en temps que derrière la "question méridionale" (moitié sud de l’Italie), encore ouverte et, sous certains aspects, tragique comme le prouvent les données du chômage et de l’échec scolaire, il y a des choix politiques précis quant aux capitaux sur lesquels investir. On a tenu, et on tient encore, pour cruciaux les capitaux industriels et financiers (la Caisse du Midi) ; mais on a fait trop peu pour le développement dans ces régions des coopératives et des caisses rurales. Développer l’industrie a certainement été une entreprise de civilisation (y porter plus tard les déchets toxiques, non) ; mais à l’apport de ces capitaux il eut fallu associer une grande action politique de développement de la culture et de la pratique coopératives, qui aurait permis la croissance de capitaux civils. Je ne crois pas que les Siciliens aient une anthropologie diverse de celle des habitants du Trentin, et qu’ils soient de par leur culture incapables de coopérer (ou de bien coopérer) ; j’ai toujours pensé, par contre, qu’au XIXème et XXème siècles, alors que les curés, les politiciens, les syndicalistes du Trentin donnaient vie aux caisses rurales, à des coopératives et centrales coopératives, leurs collègues du Sud faisaient autre chose (avec la complicité de la politique nationale), et surtout faisaient en sorte que quelques grandes et lumineuses figures (comme don Luigi Sturzo) restassent de claires étoiles d’une aube qui jamais n’est devenue jour.
Les flux économiques naissent d’abord de capitaux moraux et civils, sources ensuite de capitaux industriels, et donc de travail, de revenu, de richesse. Essayons d’imaginer ce que serait aujourd’hui l’Italie, et dans un certain sens l’Europe du Sud, si au XXème siècle les grands partis, la politique nationale, l’Église même, s’étaient sérieusement consacrés à la diffusion capillaire dans le Sud du mouvement coopératif pour les achats, le crédit, l’agriculture, avec d’adéquats programmes scolaires et d’apprentissage. Les « oui, mais » sont inutiles au passé et sont très utiles au présent. Le levier du redémarrage, s’il y en a un, doit nous soulever en s’appuyant sur le Sud, où gisent trop de potentialités, même économiques, encore inexprimées, trop de blessures civiles en quête de devenir des bénédictions.
Une autre forme déterminante de capital est en voie de détérioration. L’économie de marché du XIXème siècle est née aussi d’un grand patrimoine spirituel et éthique fait de millions de femmes et d’hommes éduqués et habitués à la souffrance, au labeur, aux carences de la vie et de l’histoire, aux guerres, des personnes capables donc de fortitude et d’endurance sous les blessures de toutes sortes. Une immense énergie spirituelle et civile qui a grandi et mûri au cours des siècles dans le terreau de la piété chrétienne, de la foi simple mais vraie du peuple, celui aussi des idéologies qui ont su ouvrir un horizon plus vaste que l’âpre quotidien.
Il y avait de ce bon "esprit" populaire dans notre bon capitalisme. Le capital spirituel de la personne, et donc des familles, des communautés, des écoles, des entreprises, a toujours été la première forme de richesse des nations. Une personne, ou un peuple, continue de vivre et de résister pendant les crises tant qu’elle a des capitaux spirituels où se ressourcer. Elle ne meure pas tant que dans la nuit elle sait trouver au fond de son âme et dans celle du monde quelque chose, quelqu’un, à qui s’agripper pour recommencer. On ne peut donner vie à une entreprise, trouver les ressources morales d’une aventure risquée pour soi et pour les autres, supporter les incertitudes, les adversités et les infortunes de la vie d’entrepreneur, sans capitaux spirituels personnels et communautaires.
Quels capitaux spirituels, antiques et nouveaux, donnons-nous et créons-nous aujourd’hui dans les nouvelles générations ? Dotons-nous les jeunes, et nous tous, des ressources spirituelles pour les étapes cruciales de l’existence ? Quand ils regardent au fond d’eux-mêmes, y trouvent-ils de quoi relever le regard ? Si nous ne trouvons pas une nouvelle-antique fondation spirituelle de l’Occident, la dépression sera la peste du XXIème siècle. Les signes de fragilité de l’actuelle génération de jeunes-adultes sont parlants ; il nous faudrait les écouter davantage.
C’est donc une exigence fondamentale du Bien commun que de donner vie à une nouvelle saison d’alphabétisation spirituelle des masses, usant de tout moyen (y compris le web), et en tout lieu (même les marchés, les places, les entreprises). La demande de ce bien, pour une bonne part encore latente et potentielle, est immense. Il faut savoir la remarquer dans le vide de spiritualité qui semble dominer notre époque, et faire comme cet entrepreneur chausseur qui, au compte rendu désolé de son agent commercial dans un pays lointain ("ici ils vont tous pieds nus"), répondit : "un immense marché s’ouvre à nous".
Nous voilà face à un passage décisif, vraiment historique : si la demande de biens spirituels ne trouve pas de nouvelle "offre" de la part des grandes et millénaires traditions religieuses, dont les patrimoines féconds peuvent offrir de nouveaux biens spirituels dans un langage d’aujourd’hui vital et compréhensible, c’est le marché qui va se mettre à offrir et vendre de la spiritualité, en en faisant une marchandise (c’est déjà ce qui se passe avec la multiplication de goujats sectaires et vénaux). Le remède alors sera pire que le mal.
Investissons en capitaux spirituels et moraux, et procédons à une remise en état extraordinaire de ce qui nous reste. Antonio Genovesi le savait bien, lui dont on célébrera le message d’espoir pour l’Italie et pour l’Europe le 14 novembre prochain à l’institut Lombard : "Les canaux de communication sont divers, physiques les uns, moraux les autres. Les physiques, ce sont les routes solides, faciles et sûres ; les fleuves et les excavations des bacs de traversée ; les voitures, les restaurants… Mais on réclame des canaux moraux. Si les routes les plus belles, amples, solides, la voie Appia, la voie Valeria, sont infestées par la PEUR, l’ESCLAVAGE, la RAGE, l’INJUSTICE, la PÉNITENCE, la MISÈRE… vous n’y verrez même pas passer les bêtes sauvages".
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