Biens d’expérience – Lexique du bien vivre social / 8
De Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 17/11/2013
On assiste à l’émergence d’une nouvelle demande de participation dans la consommation, l’épargne et l’usage des biens. Une différence cruciale, par exemple, entre l’internet d’il y a 10-15 ans avec ses sites web et ses emails, et le web des ‘social media’ (1) et des ‘Apps’ (2), c’est que nous sommes, nous, habitants du réseau, plus impliqués et davantage protagonistes. De même, la TV aujourd’hui ne fait pas que des programmes pour "téléspectateurs", mais demande de voter pour le meilleur chanteur ou joueur. Et, chose intéressante, les gens participent, prennent le temps d’exprimer leur propre opinion et de participer activement à une nouvelle forme de communication : pour vivre une expérience.
Nous sommes nombreux à passer beaucoup de temps à écrire ou enrichir, de façon anonyme, les articles de Wikipedia (l’encyclopédie du web), ou à améliorer un logiciel libre. C’est comme si nous créions de nouvelles ‘places publiques’, où les gens reviendraient, autrement et avec plaisir, parler et passer du temps de manière désintéressée. Un phénomène certainement ambivalent, mais l’ambivalence peut être le début d’un discours nouveau.
La seule consommation des biens n’a jamais suffi à personne, ni aux hommes ni aux femmes. En animaux capables de symbolisme et d’idéologie que nous sommes, nous avons toujours demandé plus à nos marchandises : d’un meilleur statut social au rêve de lendemains meilleurs en temps d’indigence. À travers les biens nous avons voulu parler, raconter des histoires, nous raconter aux autres et les écouter se dire. Faire des expériences. Certains biens sont si liés à une expérience que les économistes les ont appelés "biens d’expérience" (experience goods), ces biens que nous ne réussissons à comprendre et à évaluer qu’après en avoir fait une expérience directe et personnelle. Presque tous les biens culturels et touristiques sont des biens d’expérience. Ce n’est qu’en visitant un musée que je peux dire ce que vaut son billet d’entrée, pas avant. Même chose pour le prix d’un week-end d’agrotourisme : je ne peux le juger convenable que sur place, à la vue des paysages, dans la rencontre avec ceux qui vivent là. Le marché n’aime pas cette incertitude, et cherche à nous offrir quelques éléments décisifs pour l’évaluation par avance d’un hôtel ou d’un restaurant. C’est pourquoi le site internet s’enrichit toujours plus de photos et du poids grandissant des recensions des clients, au risque de faire naître un marché noir des recensions positives… et négatives pour les concurrents.
À ce point s’ouvrent des considérations primordiales pour comprendre l’évolution de notre système économique et social. Tout d’abord, pour les biens d’expérience, ce sont les éléments du cadre qui s’avèrent décisifs. Sans infrastructure hôtelière et routière fonctionnelle, la valeur du plus beau site archéologique du monde chute et celle de toute la région précipite avec elle. Je peux trouver une bonne proposition de gîte rural dans les Marques, mais si je ne trouve pas en arrivant le style de relation qu’ont engendré des siècles de culture de l’accueil, fait de mille détails concrets, ces vacances s’affadissent de fait. On trouve dans ces ‘biens d’expérience’, dans son originalité, une des caractéristiques les plus complexes et mystérieuses de notre société de marché. Quand un anglais vient en vacances en Toscane ou en Andalousie, il recherche en particulier des valeurs propres à ces cultures, qui ne soient pas de simples marchandises. Il sait, bien sûr, que le complexe hôtelier et le restaurant typique sont des entreprises commerciales, qui répondent donc à la logique du profit, mais pour lui une part du bien-être de ces vacances, parfois la plus consistante, dépend du contexte culturel, lequel se paie évidemment dans la facture de l’hôtel et du repas, mais n’est pas en soi une marchandise produite par l’hôtelier à des fins lucratives. C’est si vrai qu’assister à une vraie kermesse du cru ou à une authentique évocation historique vaut mille fois les représentations folkloriques artificiellement organisées, moyennant paiement, par le restaurateur. En d’autres termes les patrimoines culturels de nos régions sont d’authentiques biens communs (et non privés), accumulés au cours des siècles, qui, de plus, gratifient nos entreprises d’un avantage compétitif et qui engendrent des profits. Prenons-en soin parce que sur eux repose en grande partie notre force économique et civile actuelle et surtout future.
Un second domaine est celui de la dite ‘consommation critique et responsable’. Ce qui nous fait aller dans les boutiques du commerce équitable, c’est surtout la recherche d’une expérience. Il est pour cela essentiel de parler avec ceux qui y travaillent, de se faire raconter les belles histoires de ces biens, de donner la parole à ceux qui les ont produits, de s’entretenir avec eux (pourquoi pas) de notre capitalisme, ou de rencontrer d’autres clients venus là pour la même expérience. La valeur d’une telle ‘consommation’ ne réside pas seulement dans le bien (ou dans les rapports de production qu’il représente), mais aussi dans l’expérience interpersonnelle que nous faisons quand nous nous rendons dans une boutique, une filiale bancaire ou un marché de ce type. L’éthique sans l’expérience n’est qu’idéologie.
Enfin prenons conscience que tous les biens de marché sont en train de devenir des biens d’expérience. C’est là un paradoxe crucial dans l’économie de marché contemporaine. D’une part le marché a besoin de produire une masse croissante de biens sans trop de variantes, parce que les économies d’échelle et les exigences de coût portent à une consommation de masse de biens semblables qui peuvent se reproduire, avec peu de variantes et à bas coût, dans le monde entier. C’est ce qu’ont fait les entreprises du XXème siècle. Mais d’autre part ces entreprises doivent affronter aujourd’hui une tendance opposée. La démocratie et la liberté engendrent des millions de personnes aux valeurs et aux goûts divers, chacun se sachant unique et singulier. Les grandes entreprises qui ont grandi avec la mentalité de la consommation de masse doivent donc y réfléchir sérieusement.
D’un côté nous voudrions avoir nous aussi cet ordinateur ou ce mobile qui sont signes de réussite sociale ; d’un autre nous voudrions que notre PC ait quelque chose d’unique, de typiquement notre. Je voudrais en somme que l’expérience que je fais avec ce pc soit unique et seulement mienne, parce moi seul je suis moi. Ce sont alors des perspectives intrigantes qui s’ouvrent pour un proche avenir industriel et économique. Les entreprises qui réussiront, y compris à l’échelle mondiale, seront celles qui auront su développer des produits qui, à la fois, gagneront des marchés toujours plus vastes (le réseau permet aujourd’hui à de très petites entreprises de travailler à Madras, Palerme et Lisbonne), et en même temps sauront impliquer le consommateur dans une expérience où il se sentira quelqu’un d’unique, hors de la foule des innombrables anonymes et clones de possédants et d’usagers.
On doit donc s’attendre à un grand développement du "fais-le toi-même", plus sophistiqué que l’actuel, combinant standardisation, assistance technique et créativité pour personnaliser l’habitat, le jardin, les sites internet et demain les quartiers et les villes. Si nous savons observer, par exemple, l’ambivalent marché télévisé de dernière génération, nous remarquons quelque chose de ce type, ou du moins des tentatives, plus ou moins heureuses, d’aller dans ce sens.
Quand nous sortons pour aller au marché, nous cherchons des expériences plus grandes que les choses que nous achetons. Mais trop souvent les biens ne tiennent pas leurs promesses, parce que ces expériences sont trop pauvres pour combler notre besoin d’infini. Alors, déçus mais oubliant nos déceptions d’hier, nous recommençons chaque matin nos liturgies économiques, en quête de biens, de rêves, de rapports humains, de vie.
(1) ‘social media’ : accélérateur social
(2) ‘APPS’ : service google externalisé de messagerie collaborative
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