L’exil et la promesse / 3 – La tâche d’annoncer la dure épreuve et de semer le futur
de Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 02/12/2018
« Le paradoxe, c’est que le sacré se manifeste et qu’en conséquence il se limite et cesse d’être absolu. C’est là un grand mystère, le Mysterium tremendum : le fait que le sacré accepte de se limiter »
Mircea Eliade, Mythes, songes et mystères
Nous sommes d’infatigables chercheurs de consolations. Nous en avons si grand besoin que nous les brassons presque toujours avec les illusions. La prophétie est grande génératrice d’authentiques consolations, mais comme elles ne sont ni acquises ni soldées, nous faisons la queue dans les grands magasins où abondent les illusions bon marché. Les consolations non illusoires des prophètes vont en effet de pair avec une exigence absolue de vérité, et ne se trouvent que dans cette vérité offerte au plein prix de sa valeur.
« Et toi, fils d’homme, prends une brique, mets-la devant toi, et grave dessus une ville. Mets le siège devant cette ville : bâtis des tours, élève un remblai, installe des camps et place des béliers tout autour » (Ézéchiel 4, 1-2). Après les premières visions, Ézéchiel reçoit l’ordre de réaliser une sorte de maquette du siège d’une ville. Alors, quand l’œuvre est achevée sous les yeux surpris de ses concitoyens, il ne dit pas ‘c’est Babylone’, comme l’attendaient et l’espéraient peut-être ses compagnons d’exil, mais ‘c’est Jérusalem’ (5, 5). Car c’est bien la ville sainte qui va être assiégée par les babyloniens. Nulle consolation donc pour qui suivait les oracles des faux-prophètes et voulait croire à l’inexpugnabilité de la ville de David, vu qu’elle était protégée par son Dieu différent.
Le premier geste prophétique d’Ézéchiel est donc un signe, son premier message est un symbole. Pour générer sa première prophétie, il sculpte une maquette avec ses mains, son corps, de la terre et des matériaux disponibles. Il nous dit ainsi quelque chose du lien profond qui existe entre art et prophétie. Tout artiste partage certains traits caractéristiques de la prophétie, et réciproquement. Prophètes et artistes sont capables de façonner des gestes, des sons et des paroles parce qu’eux-mêmes ont été façonnés et continuent de l’être chaque jour. Ils sont vocation, langage non verbal, mains et matière ; ils dialoguent avec un daimon, et c’est tout leur corps qui parle. En ce temps pauvre en vrais prophètes que nous vivons, c’est chez les artistes qu’on peut trouver quelques vraies notes de prophétie.
Comme tout travail, celui de la prophétie s’apprend en l’exerçant. Quand il reçut sa vocation de prophète, Ézéchiel était depuis quelques années à Babylone, exilé chez un peuple à la religion complexe et riche, avec des classes sacerdotales, des pratiques et des rites codifiés. Cette culture avait produit diverses formes de divination, magie et rites riches de symboles, et ses devins ne devaient pas sembler très différents des prophètes d’Israël. Ézéchiel connaissait bien les cultes de ce peuple et des peuples voisins, et il est possible qu’au début de son activité prophétique il ait été influencé par cet environnement sacré. Dans le geste plastique d’Ézéchiel on entrevoit les traces d’une pratique commune à de nombreuses cultures archaïques, aussi présentes dans quelques traditions bibliques (Nombres 21,8 ; 2 Rois 13, 29-31). C’est la technique dite homéopathique (‘traitement d’un mal par un mal semblable’), un ensemble d’actions et de liturgies imitatives, qui visaient à opérer à distance à travers des représentations symboliques de la personne ou de la réalité qu’on voulait modifier. Exemples connus sont la statuette piquée d’épines pour faire mourir ou souffrir une personne éloignée, ou l’arrosage rituel de la terre pour invoquer la pluie, ou la représentation dans les grottes de scènes de capture d’animaux pour le succès des chasses. On croyait que le petit semblable agissait sur le grand, qu’on pouvait produire un effet simplement en le représentant et en l’imitant.
Les prophètes ne sont pas des anges, mais des hommes et des femmes qui vivent dans l’esprit de leur temps. La prophétie biblique naît de traditions plus anciennes. Elle part de là, mais va bien au-delà, avec de radicales innovations. Ce métissage n’handicape pas le prophétisme d’Israël mais en augmente la beauté et la valeur, en nous disant la nature historique de la Bible et de la révélation.
Cependant, les gestes prophétiques présentent quelques grandes nouveautés. Tout d’abord, ce ne sont ni les paroles ni les actions d’Ézéchiel qui créent le siège puis la destruction de Jérusalem, mais le comportement obstinément infidèle du peuple: « Elle s’est rebellée contre mes ordonnances avec plus de perversité que les nations, et contre mes décrets, plus que les pays qui l’entourent » (5, 6). Le prophète par ses symboles fait prendre conscience du lien causal entre les actions du peuple et leurs conséquences.
Mais l’innovation fondamentale réside dans le rôle que joue la personne du prophète dans les gestes qu’elle accomplit. Ézéchiel annonce douleurs et malheurs pour les autres après les avoir éprouvés dans son corps : « Couche-toi sur le côté gauche et prends sur toi la faute de la maison d’Israël. Autant de jours que tu seras couché, tu porteras leur faute… : pendant trois-cent-quatre-vingt-dix jours. Quand ces jours seront achevés, tu te coucheras de nouveau mais sur le côté droit, et tu porteras la faute de la maison de Juda durant quarante jours » (4, 4-6).
Ézéchiel incarne les années de l’exil assyrien d’Israël puis de l’exil babylonien de Judas en restant étendu sur le flanc sans bouger, comme un fakir ou un yogi. C’est lui la statuette qu’on pique à vif pour que YHWH puisse adresser un message à son peuple. À la différence du chaman ou du voyant, le prophète n’est pas seulement un médiateur, il est le message fait chair. Ézéchiel applique à lui-même la logique homéopathique : il subit en petit (des jours) le même sort que le peuple subit en grand (des années) : « Et moi, je t’impose un nombre de jours égal au nombre des années de leur faute ; pendant 390 jours, tu porteras la faute de la maison d’Israël » (4,5). C’est lui le premier symbole, parce qu’il "jette ensemble" (σύν et βάλλω) le ciel et la terre.
Dans le Comte de Monte-Cristo, Giovanni Bertuccio confie en secret un nouveau-né à un hospice après l’avoir sauvé de la mort ; il déchire en deux le linge qui l’enveloppe et garde une des deux pièces pour pouvoir un jour l’authentifier en la joignant à l’autre. Le prophète est, tout ensemble, la part qui reste dans le berceau et celle qui est emportée. Il est du côté de Dieu et du côté du peuple, il parle du ciel à la terre et de la terre au ciel. Il est à la fois nostalgie de Dieu et nostalgie du retour de l’homme, coupe indigente de la part manquante et essentielle.
Le symbole atteint son troisième mouvement : « Prends du blé, de l’orge, des fèves, des lentilles, du millet et de l’épeautre : mets-les dans un même récipient ; tu t’en feras du pain. Tu en mangeras pendant les jours où tu seras couché sur le côté… L’eau que tu boiras te sera mesurée : tu en boiras un sixième de hine (un litre) à intervalles réguliers. …Tu mangeras sur des excréments humains, devant leurs yeux » (4, 9-12). Le message est clair : « Et le Seigneur dit : "C’est ainsi que les fils d’Israël mangeront leur pain impur, parmi les nations où je les disperserai" » (4, 13). Pendant le siège et l’exil la nourriture et l’eau sont rares et rationnées, et il devient impossible respecter les règles cultuelles de pureté. Le prêtre Ézéchiel invoque le thème de la pureté, et YHWH lui consent la substitution d’excréments animaux aux excréments humains (5, 15), ce qui, sans l’éliminer, réduit l’impureté. Durant les sièges et les exils bien des choses viennent à manquer. La religion elle-même est purifiée par l’impossibilité de respecter les normes de séparation du pur et de l’impur. Les sièges et exils surviennent donc aussi pour nous libérer des aspects rituels des religions, pour transformer la pureté cultuelle en pureté du cœur, pour que renaisse la foi sur la mort des pratiques religieuses. Ils nous enlèvent le temple et les sacrifices pour ouvrir des lieux vastes comme le ciel où nous pouvons adorer "Dieu en esprit et en vérité".
Le message recourt enfin à un quatrième et dernier langage : « Et toi, fils d’homme, prends une lame tranchante ; tu t’en serviras comme d’un rasoir de barbier ; tu te raseras la tête et la barbe. Puis tu prendras une balance et tu partageras ce que tu auras coupé. Tu en brûleras un tiers par la flamme au milieu de la ville, quand seront accomplis les jours du siège. Tu prendras le deuxième tiers que tu frapperas par l’épée tout autour de la ville. Le dernier tiers, tu le disperseras au vent ; je vais tirer l’épée contre eux » (5, 1-2).
Ézéchiel doit se raser la tête et le visage, actes honteux de mortification dans la culture biblique. Son corps est ici encore ‘sacrement’ de la parole annoncée. Le message est ici aussi révélé : "Au milieu de toi, un tiers de tes habitants mourra par la peste et la famine ; autour de toi, un tiers tombera par l’épée ; le dernier tiers, je le disperserai à tous les vents » (5, 12).
Un partie des cheveux et de la barbe sera cependant sauvée : « Prends-en une petite quantité que tu serreras dans le pan de ton manteau » (5, 3). Grâce aussi à Ézéchiel un reste du peuple sera sauvé, serré dans le pan de son manteau, cousu sur son vêtement. La prophétie est aussi, surtout peut-être, un lieu où s’abrite un reste durant les grandes crises, les sièges, les exils.
Les prophètes sont ceux qui, par honnêteté envers la voix, nous annoncent la fin et la dévastation, mais qui déjà en souffrent avec nous et avant nous, puis créent un abri pour un reste afin d’y semer le futur.
Quand la vie nous assaille et nous exile, beaucoup de choses sacrées et profanes sont rasées et anéanties par la furie des événements. Il y a grande perte et mort, mais un reste de notre âme peut survivre si l’on trouve et reconnaît un prophète vrai pour nous lier au pan de son manteau. Ces prophètes des exils sont souvent paralysés, liés, muets ; leurs paroles sont dures et incompréhensibles. Mais ils nous disent qu’une part de notre histoire peut encore être sauvée, qu’un petit reste survivra, caché sous le manteau près du cœur.