La Promesse n’a pas de propriétaire

L’arbre de vie – Tout homme appelé est un « émigré et un hôte »

Par Luigino Bruni

Publié dans Avvenire le 27/04/2014

Logo Albero della vitaPlus tard, j’ai compris, et je n’ai pas encore fini de l’apprendre, que c’est seulement en étant pleinement dans ce monde que l’on apprend à croire.” Dietrich Bonhoeffer, Résistance et soumission

La première fois que le mot “marché” apparaît dans la Genèse (23,16), c’est dans l’achat d’une tombe en garantie de la Terre promise. Le premier morceau de terre de Canaan qui devient propriété d’Abraham est un champ qu’il achète pour y ensevelir son épouse Sara. Dieu lui avait promis la «propriété » (ahuzzà : 17,8) de la terre promise, mais l’unique terre qu’il réussit à avoir en  «propriété » (ahuzzà : 23,4) est une tombe.

Souvent, celui qui répond à un appel et se met sincèrement en route entrevoit la terre promise, l’habite, l’aime, et cependant, celle-ci ne devient pas sa propriété. Sara meurt en terre de Canaan, mais elle meurt alors qu’elle est encore étrangère et hôte de ce pays. « Je vis avec vous comme un émigré (ger) et un hôte (tosab) » (23,4), dira Abraham quand il entamera avec les Hittites la négociation pour la terre où ensevelir son épouse, cette même terre – le champ et la caverne de Makpéla – où seront ensevelis Isaac, Rébecca, Léa et Jacob. Cette première propriété funéraire nous dit donc beaucoup de la vocation d’Abraham, mais elle nous dit beaucoup aussi de l’aventure que connaît tout homme qui cherche à suivre une voix, un appel : être un étranger, marcher sur une terre qui n’et pas la sienne, vivre sous la tente mobile de l’Araméen errant, c’est, pour l’essentiel, la condition de celui qui répond à l’appel, ou qui s’efforce de le faire.

Si Sara et Abraham n’ont été propriétaires que d’une tombe, alors la terre promise doit, certes, être habitée, aimée, enrichie, mais elle ne doit pas être possédée. Ce récit ne fait pas que nous indiquer l’importance de la sépulture des corps dans cette culture et, de manière générale, dans toute l’antiquité – il suffit de penser au mythe grec d’Antigone. Elle nous dit aussi que traverser des terres promises sans les posséder, exprime au plus haut point la gratuité qui constitue ce qu’il y a de plus vrai dans toute vocation. Abraham, en achetant une terre aux Hittites pour en faire la tombe de Sara, transforme ce territoire en un “lieu” qui avec le temps deviendra sacré. Cependant, le message le plus profond que nous livre l’histoire de la tombe de Sara, c’est de ne pas faire d’une propriété ou d’un lieu la terre promise, car celle-ci reste toujours devant nous.

D’autre part, le processus de tractation entre Abraham et le propriétaire du champ est très intéressant et révélateur de toute une culture moyen-orientale et de ses pratiques contractuelles, dont les traces ont totalement disparu des souks de Damas et de Téhéran. Le prix de vente émerge comme un détail presque marginal à l’intérieur d’une conversation où s’alternent les offres généreuses, les éloges et les marques de reconnaissance de la dignité et de l’honorabilité de la contrepartie : « Écoute-nous, mon seigneur.  Dieu a fait de toi un chef au milieu de nous, enterre ta morte dans le meilleur de nos tombeaux. » (23,6). Et Abraham réplique : « Si réellement la morte qui m’a quitté doit être avec vous dans un tombeau… intercédez pour moi auprès d’Ephrôn fils de Çohar afin qu’il me donne la caverne de Makpéla … Qu’il me la cède pour sa pleine valeur » (23, 8-9). Ephrôn semble être disposé à lui donner le terrain même gratuitement : « Non, mon seigneur, écoute-moi : le champ, je te le donne ! La caverne qui s’y trouve, je te la donne ! Au su des fils de mon peuple je te la donne » (23,11). Alors, Abraham « se prosterna devant le peuple » et dit : « si seulement tu voulais m’écouter ! Je te donnerais le prix du champ ! Reçois-le de moi. » (23,13). Ce n’est qu’à ce stade du dialogue que le prix apparaît : « Mon seigneur, écoute-moi. Une terre de quatre cents sicles d’argent, qu’est-ce entre toi et moi ? » (23,15). Abraham pesa les quatre cents « sicles d’argent au prix du marché » (23,16), et c’est ainsi que « les fils de Heth garantirent à Abraham la propriété funéraire du champ et la caverne qui s’y trouvait » (23,20) – un sicle (shekel) était une mesure de poids d’environ 11 grammes. Un prix élevé, si on le compare au prix payé par Jérémie pour un champ (17 sicles d’argent – Jr 32,9), ou aux trente pièces d’argent versées à Juda pour prix de sa trahison (ce pouvaient être des deniers romains [3,9 grammes] mais aussi des sicles, qui étaient alors d’un usage beaucoup plus courant à Jérusalem).

En dépit de la complexité de ses symboles, dont la plupart sont désormais trop éloignés de nous, ce dialogue “économique” entre Abraham et Ephrôn nous dit également que les échanges économiques sont des rencontres entre des personnes, et qu’ils sont vraiment humains quand nous ne les amputons pas de toutes les dimensions de l’humain, en particulier de celle de la parole. « La première marchandise qu’on échange au marché, c’est la parole », me disait un jour un ami africain. Cet homme vit sur un continent où existent et résistent encore des marchés qui ne sont pas occupés par la logique du capitalisme individualiste et financier qui est en train de transformer le monde en un hypermarché sans hommes, sans rencontres, sans paroles, sans honneur ni reconnaissance de l’autre et de son visage. On doit “honorer” ses dettes, mais, dans les marchés, on peut et on doit avant tout honorer les personnes ; sinon, la vie économique devient triste, et nous avec elle. Cependant, cette ancienne rencontre commerciale nous dit aussi qu’un contrat, avec paiement de la « pleine valeur  », peut être un instrument plus approprié que le don, et il l’est normalement, pour obtenir des biens importants de personnes avec lesquelles nous ne sommes pas déjà dans une relation de dons réciproques. Pour que le don soit bon et moralement supérieur aux contrats, en termes de relations, il faut qu’il existe de bonnes raisons de l’offrir et de le recevoir, comme nous le rappelle d’ailleurs Isaïe : « Celui qui se conduit selon la justice, qui parle sans détour, qui refuse un profit obtenu par la violence, secoue les mains pour ne pas accepter un présent » (33,15). Les dons faits sans bonnes raisons justifiant leur gratuité, sont les « présents » dont parle Isaïe, c’est-à-dire les cadeaux dépourvus de gratuité du roi-pharaon.

Des jeux de hasard à l’exploitation de la terre, notre monde regorge de gains « obtenus par la violence », qui deviennent ensuite des « présents » que les associations ne devraient pas accepter ; elles devraient au contraire « secouer les mains », ce qui se fait encore trop rarement. Un contrat peut être alors un bon instrument, y compris pour acquérir le premier morceau de terrain en garantie de la terre promise, pour ensevelir dignement une épouse. Les expériences économiques et sociales les plus innovantes en faveur des pauvres, que nous avons suscitées tout au long de notre histoire, ont toujours été et demeurent un entrecroisement de dons et de contrats, de gratuité et de devoirs, de règles monastiques et de grâce, d’obligations et de liberté, de contrats au service de dons et de dons au service de contrats.

Mais la Genèse nous suggère aussi que le contrat, comme le don, est profondément  ambivalent (n’oublions pas que l’ambivalence est une clé de lecture indispensable, pour pénétrer les textes bibliques et aussi dans la vie). En effet, trois chapitres plus loin (26, 29-34), nous découvrons que le second “contrat " d’achat et vente, dans la Genèse, est celui qui permet à Jacob d’acquérir le droit d’aînesse en échange d’un « plat de lentilles ». Même dans cet achat et vente, le droit d’aînesse contre un plat de lentilles, le contrat est considéré légitime par la Bible (le droit d’aînesse ne sera pas rendu à Esaü), mais là, il y a une condamnation morale explicite du prix, qui est trop bas : « Esaü méprisa son droit d’aînesse » (25, 34). Abraham avait apprécié le champ dans lequel il avait enseveli son épouse, et avait payé un prix fort ; Esaü, en se contentant de trop peu, avait montré le peu d’estime qu’il avait pour son statut. Les prix devraient indiquer des valeurs, et quand ils ne le font pas, ces prix sont faux, aujourd’hui comme hier.

Le monde a toujours souffert de prix trop élevés qui excluaient des multitudes de pauvres de l’accès à des biens importants. Mais notre capitalisme, aujourd’hui, souffre aussi de prix trop bas ; des matières premières et des denrées sont échangés à des prix inférieurs à la valeur d’un « plat de lentilles », des prix qui n’indiquent pas une valeur ni des valeurs, parce qu’ils sont le fruit de spéculations et de considérations égoïstes et myopes qui n’intègrent pas, dans leur calcul, l’usage futur que nos enfants et petits-enfants feront de ces ressources, un futur que notre capitalisme estime pour moins qu’« un plat de lentilles ».

Au terme de l’extraordinaire aventure d’Abraham, notre père à tous et dont je me suis senti aimé en revivant cette aventure, le mot de la fin doit être pour tous ces émigrants qui, comme Abraham et Sara, sont morts et continuent de mourir en terre étrangère, mais sans avoir les “sicles” nécessaires pour acheter une tombe pour leurs épouses.
C’est aussi pour eux qu’Abraham a acheté la tombe de Makpéla, en garantie d’une terre sans propriétaires, la terre promise.

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