À la frontière et au-delà / 9 - Pour un marché guidé aussi par la « main visible », le don
Par Luigino Bruni
Publié dans Avvenire le 19/03/2017
« Même si nous vivons dans un monde moins violent que n’importe quel monde du passé, ce n’est là que l’un de ses aspects. L’autre aspect révèle exactement le contraire : une augmentation effrayante de la violence et des menaces de violence. Tout en épargnant davantage de victimes, notre monde en tue plus que cela s’est jamais produit dans le passé. »
René Girard, La Violence et le Sacré
La gratuité est le principal tabou du capitalisme. Il la redoute comme la peste car, s’il la laissait évoluer librement sur son territoire, il serait contaminé par elle et elle lui inoculerait un « poison » qui signerait sa mort ; ou bien, elle le transformerait en quelque chose de complètement différent, ce qui revient au même. Mettre au jour le tabou de la gratuité au sein de notre économie (et société) est une tâche difficile car elle recèle un autre tabou : reconnaître son existence. Alors, si nous voulons mieux comprendre le lien profond entre gratuité et capitalisme, il nous faut briser ce premier tabou, en commençant tout simplement par en parler.
D’après une tradition anthropologique importante, l’origine des civilisations est intimement liée à deux mots : la violence et le sacré. Même la Bible fait commencer l’histoire humaine hors du jardin d’Éden par le fratricide de Caïn. La mort d’Abel, le doux et juste, devient le premier prix à payer pour la fondation de la civilisation. Les mythes sur la fondation d’autres villes telles que Rome évoquent des violences et homicides similaires, qui ont parfois des dieux pour complices. Les communautés ont dû apprendre à composer avec les pulsions violentes des hommes afin de ne pas se détruire elles-mêmes. L’instauration de tabous doit être considérée comme l’un des instruments mis en place pour réguler et contrôler la violence, pour éviter que celle-ci ne devienne mimétique, récurrente et explosive. Des instruments que les communautés ont payé au prix fort, car les tabous concernaient des personnes et des actions à l’origine de discriminations et, bien souvent, de véritables persécutions envers ceux qui étaient l’objet du tabou (les femmes, les lépreux, les pauvres, les malades voire des peuples entiers).
Les relations entre une communauté et ses tabous possèdent une très grande ambivalence. D’une part, le tabou représente tout ce qu’il faut éviter, ce à quoi on ne peut pas toucher, ce contre quoi il faut s’immuniser pour ne pas se laisser contaminer par son esprit (le mana). Les mots associés au tabou ne doivent pas être prononcés non plus. Il n’y a aucune possibilité de traverser le territoire du tabou. Les communautés ont changé, sont mortes et ressuscitées au rythme de la création, de la violation et de l’élimination des tabous. Ce même rythme ancestral de la terre continue de déterminer notre histoire, bien que selon des modalités très différentes.
En même temps, le contenu du tabou exerce sur les personnes une forte et irrésistible attraction, impossible à vaincre sous certains aspects : le tabou ne peut certes être violé, mais nous avons très envie de le faire ; c’est le désir de venger Abel (« quiconque me trouvera me tuera ») qui engendre son « signe » (« que personne ne touche à Caïn ») : Genèse 4,14. Même si ces paroles sont interdites, la tentation de les prononcer est forte. En raison, par exemple, de ce que Freud appelle « le tabou des dominants », les rois ne peuvent être touchés par leurs sujets ; cette interdiction a pour but de contrer la passion qui inspire le profond désir, présent chez les membres des communautés, de tuer leurs rois et tous ceux qui les dominent.
Les objets, les animaux et les personnes considérés comme tabous présentent une double caractéristique : s’ils ne peuvent être touchés, ils ne peuvent pas davantage être éliminés. Gérer les tabous ne consiste pas à les faire disparaître car, autrement, la frontière à ne pas franchir disparaîtrait avec eux ; la communauté se laisserait contaminer et tomberait alors exactement dans le « péché » que le tabou cherche à éviter. Le tabou et ses signes doivent donc être très visibles et tout le monde doit pouvoir reconnaître ses totems.
Nous pouvons comprendre beaucoup de choses du capitalisme et, plus généralement, de l’économie, si nous prenons au sérieux son tabou de la gratuité. La relation entre la gratuité et le marché possède les traits anthropologiques du tabou. Nous y retrouvons avant toute chose la violence originelle. Les communautés traditionnelles, ou pré-mercantiles, se fondaient sur deux principes présents dès le début et bien distincts : la hiérarchie et le don. La hiérarchie était un instrument de gestion du pouvoir, tandis que le don régulait la réciprocité au sein des familles, des clans et des communautés. L’avènement des marchés se fait au détriment du don, qui doit mourir afin de laisser la place au contrat et à l’échange commercial, tous deux se caractérisant précisément par le fait qu’ils ne sont pas don, ni gratuité. L’économie de marché, loin de remettre en question la hiérarchie, l’exacerbe, à tel point qu’à l’ère de la démocratie, les entreprises capitalistes sont le principal lieu, avec l’armée, où la hiérarchie continue de remplir une fonction essentielle et, finalement, acceptée dans la société.
À l’origine du marché, on trouve, en revanche, une sorte de violence primitive envers la gratuité et le don, même si elle n’est ni ressentie, ni évoquée comme telle par ses protagonistes. Même la violence de Caïn a à voir avec le don et avec l’économie. Dieu n’acceptait pas les dons de Caïn, et ce refus a provoqué sa violence à l’encontre d’Abel, l’élimination de ce frère fragile qui, lui, savait faire des dons. La gratuité est fragile et vulnérable comme Abel, elle est exposée aux abus, sans défense et humble. Or, Caïn est également le protecteur des métiers, le fondateur de la première cité, qui prend le nom de son fils (Hénoch). Son nom lui-même présente une forte assonance avec le verbe qanah, qui signifie acheter. Toujours dans le livre de la Genèse, le mot « profit » (bècà) apparaît dans le passage relatant la vente de Joseph comme esclave par ses frères, encore une fois (37,28). La fraternité des dons se trouve niée dès lors que le profit entre en scène. Dans la Rome antique, le numus (monnaie) était le non-munus (don). À l’époque moderne, on trouve, au cœur du mythe fondateur de l’économie politique, la « main invisible », la thèse selon laquelle le moteur de la richesse des nations n’est pas la « bienveillance », ou la gratuité, des agents commerciaux, mais leurs intérêts personnels (Adam Smith). La main visible qui contenait en elle les dons est ainsi remplacée par la main invisible du marché, qui n’est pas la Providence des anciens, parce que sa nature réside dans l’absence de don.
Même la gratuité au sein du marché ne peut être profanée ; en revanche, elle doit être bien en vue. La frontière qui délimite son territoire correspond aux limites mêmes du marché : le domaine de la gratuité commence là où finit celui du marché, du contrat, des incitations. La gratuité commence de l’autre côté des grilles de l’entreprise, une fois que nous avons fait nos courses et rentrons chez nous. Tous doivent être en mesure de le voir et de le comprendre sans qu’il faille faire des discours compliqués. Il suffit d’observer ses signes et ses totems : cartes de pointage, durée des pauses repas, gestion des événements extraordinaires et, surtout, le langage. Les mots se rapportant au tabou ne peuvent être prononcés : malheur à celui qui lâche le mot don ou gratuité, ou l’un de ses synonymes, lors du déroulement ordinaire du travail.
Mais, comme cela se produisait dans certaines civilisations totémiques, là encore, à des moments bien précis le tabou, objet intouchable, peut et doit être touché, sacrifié et consommé lors d’un rituel, car c’est ainsi que l’on s’empare de sa force mystérieuse et terrifiante. C’est ainsi que, lors des réunions d’entreprise, le don est évoqué, mentionné et mangé, avant d’être replacé dès le lendemain dans son tabernacle inviolable. Des initiatives de volontariat des employés sont lancées et des dîners de bienfaisance sont organisés au profit des pauvres, à condition que ces activités soient gérées et définies à l’intérieur du cadre rassurant des règles fixées et qu’elles se limitent à ce moment sous contrôle. Ces donuncoli, des dons domestiqués, gérés et contrôlés, sont les nouvelles poupées vaudou, qui revêtent l’apparence de la personne vraie (le don-gratuité) pour mieux la contrôler et l’ensorceler.
Quelles sont alors les raisons profondes de la peur que la gratuité inspire à l’économie capitaliste, pour qu’elle en fasse son premier tabou ? La raison principale réside, là encore, dans l’attrait qu’elle exerce. Dans le cas de la gratuité comme dans celui de tous les tabous, l’interdiction naît d’un désir profond. Nous ne désirons rien tant que le don : nous le souhaitons ardemment, il nous fait vivre, il est notre vocation profonde. Si l’économie est vie, dans la vie économique aussi, l’attrait du don (accordé et reçu) est très, voire trop fort.
Or, rien n’est plus transgressif et libre que le don. S’il est transgressif et libre dans tous les domaines, c’est en économie que ses effets se révèleraient particulièrement dévastateurs. En effet, il briserait les règles des contrats et minerait la hiérarchie. Si les entreprises acceptaient et accueillaient le don-gratuité, elles se retrouveraient face à des personnes ingérables, imprévisibles, capables d’actes que la hiérarchie et les incitations ne pourraient contrôler, parce qu’elles seraient vraiment libres. Les entreprises auraient affaire à des salariés qui obéiraient à leurs motivations intrinsèques et qui, dans leur travail, dépasseraient les limites du contrat, un cadre trop étroit pour contenir toute la force du don. Elles se trouveraient face à des personnes ne correspondant à aucun organigramme ni à aucun profil de poste, des personnes beaucoup plus remplies de vie, aimant donc la confusion et le bruit, comme il en va des choses vivantes. Si les chefs d’entreprises reconnaissaient ce don comme tel, en d’autres termes, s’ils se montraient reconnaissants envers leurs collègues et salariés, cela créerait au sein des entreprises la réciprocité libre et les liens puissants qui sont les fruits caractéristiques des dons reconnus, acceptés et rendus. Ainsi, la hiérarchie changerait, elle deviendrait fraternelle donc fragile, vulnérable, exposée aux dangers à l’instar du doux Abel ; or, la fragilité et la vulnérabilité sont les principaux ennemis des entreprises capitalistes et de leur culture immunitaire. Face au risque de voir le don reconnu et de voir des liens puissants s’instaurer, la culture et la gouvernance des entreprises se contentent de répliquer en le niant. C’est ainsi que le tabou de la gratuité reparaît et se renforce de jour en jour. Les entreprises et les marchés se protègent de la gratuité pour se protéger de leur propre mort.
Il reste cependant encore une chose à ajouter. Ces dernières années, le tabou de la gratuité a quitté l’économie et les grandes entreprises pour passer progressivement et rapidement à la société civile, aux organisations à but non lucratif, aux associations, aux mouvements et aux communautés. Le tabou est en train de s’étendre et la gratuité occupe un territoire de plus en plus réduit sur terre. Les techniques et les instruments de gestion qui, jusqu’à une date récente, étaient l’apanage exclusif des grandes entreprises et banques, investissent peu à peu de nombreux pans de la société civile. Le vrai prix à payer, invisible dans presque tous les cas bien que très élevé, pour l’entrée du management capitaliste au sein des organisations civiles, des mouvements et des communautés, est l’élimination progressive du don libre de tous ces lieux. C’est ainsi que, paradoxalement, le tabou de la gratuité se crée précisément au cœur de réalités apparues grâce à la gratuité et pour la gratuité.
Qui saura violer ce grand tabou de notre temps ? Si l’un ou l’autre prophète le fait pour nous, aurons-nous le courage de nous mettre en marche vers la terre des hommes et des femmes libres ? Ou bien, regretterons-nous nous aussi, une fois dans le désert, les délices de l’esclavage ?