Mettre fin à la destruction créatrice

À la frontière et au-delà / 1 - Entre marché et gratuité, à la recherche d’autres voies

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 22/01/2017

Su confine e oltre 01 rid« Nous ne pouvons rien aimer que par rapport à nous. C’est l’intérêt seul qui produit notre amitié. »

F. de La Rochefoucauld, Maximes

La solitude de notre époque s’accentue parallèlement à notre désir de communauté, que nous cherchons à satisfaire en recourant à des instruments qui, trop souvent, augmentent ce désir. La société de marché, en mal d’individus dépourvus de liens puissants et de racines profondes, a les moyens économiques et politiques de les orienter toujours plus dans ce sens. Les personnes ayant développé de vraies relations interpersonnelles et une vie intérieure intense font toujours des consommateurs imparfaits et difficiles à contrôler.

Nous ne pouvons comprendre le succès extraordinaire que le marché capitaliste rencontre depuis deux ou trois décennies, sans nous arrêter longuement sur son principal dispositif : la destruction des biens libres, non issus du marché, remplacés par des marchandises qui, en tentant de combler le manque des biens originels (elles y parviennent à leur façon), continuent au contraire à l’alimenter. La nouvelle culture du travail et de la consommation engendre des individus aux relations de plus en plus fragmentées, et les multinationales proposent de nouvelles formes de communautés en réseau qui, tout en nous accompagnant dans notre solitude, ne font rien d’autre que multiplier notre nombre d’heures passées en solitaire au téléphone, devant notre ordinateur ou notre télévision. Le PIB n’augmente que grâce à notre tentative de remédier, grâce au marché, à la solitude générée par ce même marché. C’est ainsi que la part de revenu dépensée par les ménages en téléphones et en forfaits internet dépasse aujourd’hui les dépenses en nourriture.

Les conséquences de cette nouvelle forme de « destruction créatrice » – qui détruit les biens libres et crée des marchandises ayant un prix – sont gravement sous-estimées. Pensons à l’exclusion sociale et à la pauvreté. Les communautés traditionnelles étaient généralement des biens communs gratuits, accessibles y compris aux pauvres, parfois même principalement à eux, ce qui leur permettait de compenser leur peu de biens économiques par plus de biens relationnels. Souvent, les pauvres ne manquaient pas de tout : ils avaient des richesses communautaires et leurs fêtes qui adoucissaient leur pauvreté. Or, la grande tendance du troisième millénaire, c’est l’apparition de nouvelles pauvretés où l’on manque de tout. Par exemple, lorsque nous étions enfants, l’organisation sociale des villes et des campagnes nous empêchait (presque) de devenir obèses : tous nos mouvements étaient naturels et nécessaires. Aujourd’hui, nos villes et notre organisation économique et sociale produisent (presque) naturellement de l’obésité. Mais, grâce au génie collectif le plus impressionnant de notre époque, le capitalisme a inventé tout un business de salles de sport, de piscines, de centres fitness et d’aliments spéciaux destinés à combattre cette obésité que la société de marché crée – il suffit pour cela de payer. C’est ainsi que les enfants (et les adultes) les plus pauvres sont souvent les plus obèses, parce qu’ils ne peuvent pas accéder aux « soins » vendus par le marché.

S’agrandir et réaliser des profits en réparant les dégâts qu’il cause par ses autres profits (et ses rentes) est la grande « innovation sociale » du capitalisme de notre temps. Le mécanisme de cette destruction créatrice est radical et attaque principalement la communauté. Les communautés traditionnelles n’étaient que très partiellement électives : nous choisissions notre épouse, nos amis, et non pas nos parents, ni nos frères et sœurs, nos enfants, nos voisins ou les autres habitants de notre village. Tous ces compagnons étaient notre héritage, notre destin et, surtout, notre corps, notre chair, notre sang, avec les blessures et bénédictions qui leur étaient propres. Or, les communautés postmodernes sont exclusivement électives : nous choisissons presque tout, nous voudrions pouvoir tout choisir. Seuls les liens lâches, désincarnés et choisis nous conviennent. Nous en venons ainsi à oublier que les personnes sont vivantes et vraies parce qu’aujourd’hui, elles ne sont plus celles que nous avons choisies hier. Une vie épanouie consiste à rester fidèle à tout ce qui a changé, qui continue de changer et que nous n’avons pas choisi chez les personnes que nous aimons. Tout pacte de mariage est un oui réciproque à la fidélité à ce que l’autre deviendra, à une alliance scellée pour accueillir et aimer ce qui viendra (de soi et de l’autre), que nous ne connaissons pas et que nous ne pourrons contrôler. À l’inverse, les « tu as changé », « tu n’es plus l’homme que j’ai épousé », expriment nos abandons, comme si nous n’avions pas épousé aussi ce « changement » et ce « qui n’est plus ».

Le thème de l’authenticité occupe une place importante dans ce raisonnement. Au XXe siècle, l’authenticité – sincérité, pureté – constituait aussi une dimension du marché. Les entreprises, les coopératives, les magasins et les banques étaient des affaires tout à fait humaines, qui possédaient les vices et les vertus de la vie ; ils étaient donc authentiques comme la vie elle-même. Puis nous avons commencé à construire une culture d’entreprise et de marketing de plus en plus artificielle, à vanter des biens dont nous savons tous qu’ils ne sont pas les marchandises que nous irons acheter ensuite, à vendre des produits financiers totalement artificiels et faux, à entrer en relation avec nos collègues, nos clients, nos fournisseurs et nos supérieurs selon le protocole et les schémas des incitations. Une commedia dell’arte où chacun interprète son rôle en se couvrant d’un masque qui empêche de voir ses joues rouges et les larmes dans ses yeux. Certes, l’ethos du marché a toujours eu une part d’artificialité et de mensonge– quiconque fréquentait les foires et les marchés autrefois, entrait dans un monde de vendeurs séducteurs qui évoquaient les propriétés extraordinaires de produits miraculeux. Pourtant, nous en étions conscients : cette artificialité faisait partie du folklore et des rites de ce monde-là, de n’importe quel monde. Cette part d’artificiel était explicite, connue de tous, ce qui la rendait paradoxalement authentique et sincère. Nous jouions un peu tous aux « marchands de foire », mais nous le savions.

Or, à un certain moment cette culture de marché a été enflée et exacerbée par les multinationales et les sociétés mondiales de consulting. Elle s’est transformée en véritable idéologie et cette dimension saine et originelle d’artificialité dans les relations de marché a pris des proportions démesurées. Peu à peu, sans nous en rendre compte, nous avons oublié que de nombreuses pratiques manquaient d’authenticité, allant jusqu’à leur donner un aspect réel. La gestion du travail a pris une tournure technique, les personnes sont qualifiées de ressources humaines et le marketing est aujourd’hui une science étudiée dans les laboratoires de neurosciences. Le jeu est devenu réalité, et la sincérité originelle s’est perdue.

Encore une fois, le marché trouve la solution au mal qu’il a lui-même causé. La recherche d’authenticité au sein du marché est en effet l’une des grandes tendances les plus lucratives du capitalisme actuel. Les consommateurs sont en quête d’authenticité lorsqu’ils achètent un produit ou un service. Nous la réclamons pour les aliments, où rien ne vaut un goût authentique ; lorsque nous cherchons un restaurant à Naples ou à Lisbonne, nous le voulons typique. Même en pratiquant un tourisme « social », nous essayons de rencontrer des autochtones authentiques et des pauvres qui soient de vrais pauvres. Notre préférence va aux bières et glaces artisanales parce qu’elles sont porteuses de cette part d’authenticité que nous cherchons résolument. Un chef bien préparé ne nous suffit pas : nous attendons de lui qu’il croie vraiment en ce qu’il fait et demande de faire. Il en va de même d’un paysan qui cultive des produits bio : nous voulons le rencontrer au moment où il travaille aux champs et l’entendre nous parler dans son dialecte, afin de vérifier la sincérité de ses propos au sujet de sa marchandise.

Le prix des produits ainsi vendus est l’un des premiers effets collatéraux de ce phénomène intéressant. Cette authenticité est généralement associée à un prix élevé, parfois même très élevé, ce qui, là encore, exclut les pauvres. L’authenticité n’est pas seulement une caractéristique des produits : c’est aussi une dimension des personnes. Donc, à bien y regarder, nous nous rendons compte que nous demandons au marché la gratuité alors qu’il l’a justement exclue de ses bureaux, de ses magasins et de ses banques, notamment lors des dernières décennies.

Ce monde varié des marchés authentiques ouvre la voie à des scénarios futurs qu’il faudra suivre avec attention. L’un d’eux touche à l’expansion de nouvelles communautés de marché, où les personnes se réunissent sous de nouvelles formes de « tribus » autour de la consommation d’un produit ou d’une marque. Ce qui ne vaut aujourd’hui que pour quelques produits particulièrement identitaires (nourriture, musique, habillement, voitures, motos etc.), pourrait bien se transformer demain en un phénomène beaucoup plus répandu et généralisé. Au sein de ces tribus de consommateurs, c’est l’objet qui devient le socle de la « communauté ». On voit ainsi réapparaître des formes archaïques de culte totémique, où les relations entre personnes sont un effet collatéral du rapport de chaque individu à la chose. Les fidèles (ici, la foi-fidélité représente tout) offrent en sacrifice leur temps et leur énergie à quelque chose qui, par nature, n’a rien de gratuit : le produit a un prix de vente et engrange des profits qui ne vont pas à ses adorateurs mais aux propriétaires de la marque, ceux-ci exploitant gratuitement le travail et la promotion de leurs clients fidélisés. De nouvelles religions et formes d’idolâtrie, réduites à un culte, remplissent ainsi de fétiches une terre vidée de ses dieux.

L’humanisme de la Bible a combattu l’idolâtrie de son temps, entre autre, pour libérer l’homme de la dette originelle laissée par les cultes totémiques et païens des peuples voisins. L’Alliance avec un Dieu qui crée par un excédent d’amour avait aussi signifié la libération vis-à-vis du culte des objets, des totems et des tabous du monde ancien, où les objets envoûtaient et enchaînaient les hommes par leur magie et leurs pouvoirs occultes. Si le désenchantement du monde et la bataille contre l’humanisme judéo-chrétien à laquelle nous assistons aujourd’hui débouchaient au final sur un banal retour au culte totémique des objets, alors nous ferions face au pire échec de l’humanisme occidental, à la destruction de deux mille cinq cents ans de développement humain et spirituel.

Mais d’autres scénarios sont possibles : nous entrevoyons déjà des narrations différentes sur la ligne d’horizon de notre époque à la fois compliquée et très belle. Afin de les observer et de les comprendre, nous nous placerons « à la frontière et au-delà ». Nous installerons notre poste d’observation à la frontière entre la gratuité et le marché, entre les communautés et les personnes, entre les totems et la spiritualité authentique. Attendons-nous à tout, et bon voyage.


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