Les idoles ne sont jamais rassasiées

À la frontière et au-delà / 3 - Ce marché dévore la vie en échange d’un peu d’argent

Par Luigino Bruni

publié dans Avvenire le 05/02/2017

Sul confine e oltre 03 rid« Le capitalisme est une religion purement cultuelle, peut-être la plus cultuelle qu’il se soit jamais donnée. Il n’a de signification qu’en rapport immédiat avec le culte, sans dogme spécifique ni théologie. »

Walter BenjaminLe capitalisme comme religion

Le capitalisme des XIXe et XXe siècles était animé d’un esprit judéo-chrétien, un esprit de travail, d’effort, de production. Or, nous ne pouvons plus comprendre l’esprit de notre capitalisme si nous continuons à le chercher dans le christianisme ou dans la Bible. Si la société de marché de ces dernières années s’apparente de plus en plus à une religion, les traits qu’elle adopte actuellement la font davantage ressembler aux villes du Moyen-Orient d’il y a trois mille ans, ou bien aux villes grecques et romaines des siècles qui ont suivi. Elle évoque leurs espaces publics occupés par de nombreuses statues, des temples, des stèles, des autels, des édicules sacrés, et leurs espaces privés remplis de gris-gris, de pénates et d’une énorme quantité d’idoles domestiques ; leurs multiples sacrifices autour desquels s’organisaient la vie, les fêtes et la mort. L’humanisme judéo-chrétien a tenté avant tout de vider le monde de ses idoles afin de le libérer des sacrifices ; une tentative réussie en partie seulement car, chez les hommes, la tendance à fabriquer des idoles à adorer a toujours été trop marquée.

Les prophètes et la tradition sapientiale (Qohélet), puis Jésus, ont lancé une révolution religieuse extraordinaire, entre autre par leur combat sans concessions contre les idoles. Ils ont essayé de chasser les idoles des temples et des églises afin de créer un environnement libéré de toute chose, où l’on pourrait écouter la voix de l’esprit, libre et libérée, sa « fine voix de silence ». Le christianisme a définitivement triomphé de la vieille logique sacrificielle puisqu’il a substitué au sacrifice des hommes offerts à Dieu le sacrifice et don de Dieu offert aux hommes, instaurant ainsi l’ère de la gratuité. Hélas, aujourd’hui, deux mille ans plus tard, le capitalisme est en train de réintroduire dans son culte des pratiques sacrificielles archaïques en combattant dans un premier temps la gratuité, puis en essayant de la commercialiser.

La culture sacrificielle du capitalisme se retrouve partout. Pensons, par exemple, à la récente transformation en spectacle de la nourriture et de la cuisine, à la télévision et dans les médias. Dans les différentes cultures, manger était une pratique fondamentale, toujours communautaire, inscrite au cœur des relations familiales et amicales, l’expression la plus élevée de la solidarité. On mangeait ensemble parce que la nourriture est la ressource première et décisive des communautés ; par conséquent, elle doit être partagée, « construite » socialement, et non pas livrée au jeu naturel de la force et du pouvoir des individus. La nourriture est le langage premier de la fraternité qui, à travers l’institution universelle de l’hospitalité, s’ouvre également à celui qui frappe à la porte. Pour cette raison, le lieu où l’on mangeait était la maison ou l’intimité d’une tente. La préparation de la nourriture était une affaire privée, confiée généralement aux femmes ; créatrices des plats, elles transformaient les rares produits de la terre en convivialité et les biens en biens relationnels. Lorsque l’on parlait de nourriture, on évoquait d’abord la confiance dans la personne qui cuisinait. Le buffet ne faisait pas que conserver les aliments : il était aussi le gardien de la confiance et de la bonne foi dans les relations entre les habitants de la maison.

Les repas en public, sur les places, se prenaient quant à eux lors des fêtes qui, dans le monde préchrétien, étaient associées aux sacrifices d’animaux offerts aux divinités. On cuisait, cuisinait et mangeait alors ensemble les animaux offerts en sacrifice. La civilisation chrétienne a transformé ces fêtes anciennes et, afin de venir à bout de la logique sacrificielle archaïque, elle a découragé l’usage consistant à cuisiner, à manger et à boire en public. Lors des fêtes chrétiennes publiques, on dansait, on chantait, on jouait, on faisait des processions et, surtout, on célébrait l’eucharistie : la bonne (eu) gratuité (charis), lors d’un repas différent, avec un autre pain et un autre vin. Cependant, on mangeait chez soi, et la préparation des repas restait une affaire privée réservée aux femmes. La grande transformation en spectacle de la nourriture et de la cuisine nous ramène en arrière, à la culture des sacrifices, aux banquets sacrés en l’honneur des idoles, à la cuisine sur les places. Car, si l’on veut comprendre cette véritable invasion de cuisiniers et de plats, il ne suffit pas de s’intéresser aux seuls aspects sociologiques (réapprendre à cuisiner ou manger sain) : il s’agit de percer à jour leur nature religieuse et sacrificielle. Les idoles ont beau manger sans cesse, elles ne sont jamais rassasiées.

Ces nouveaux rites, célébrés par des prêtres masculins, font perdre à la nourriture toute sa nature intime et familiale. La solidarité et le partage qu’elle véhicule s’effacent totalement au profit de la concurrence, des concours. Les bonnes paroles prononcées à la maison deviennent des insultes, on n’embrasse pas le pain tombé par terre mais on répond par un hurlement, l’acte de cuisiner n’est plus entouré des paroles bonnes et familières autour d’une même table : tout n’est que jeu, spectacle et business. Nous oublions et renions ainsi la règle fondamentale d’éducation que, durant des millénaires, les mères ont transmise à leurs enfants : « On ne joue pas avec la nourriture », car c’est quelque chose de trop sérieux, la chose la plus sérieuse entre toutes, sacrée. Or, ce sacrifice à la fois nouveau et archaïque de la nourriture ne rend rien ni personne sacré, nous faisant replonger dans un monde peuplé d’autels et de personnes sacrifiées : panem et circenses.

Cependant, sacrifice est également un mot clé des nouvelles grandes entreprises mondiales. Si nous voulons comprendre l’univers du « sacré » au sein des entreprises, nous ne devons pas nous arrêter à ses aspects les plus superficiels tels que la présence de coaches qui essaient d’imiter les pères spirituels d’autrefois, ni à l’usage d’expressions issues du langage spirituel, telles que « mission », « vocation », « fidélité » ou « mérite », aux faux rites d’initiation et aux pseudo-liturgies de marketing, ou encore au mépris envers le mot « vieux » désormais devenu un gros mot ou une insulte :« tu es vieux ! » (tous les cultes idolâtres glorifient la jeunesse). Car ce ne sont là que des symptômes épidermiques d’un phénomène bien plus profond et enraciné dans l’organisme du capitalisme.

Après avoir recouru, jusqu’à une date récente, au langage et aux métaphores de la vie militaire ou du sport, les grandes entreprises capitalistes s’aperçoivent aujourd’hui que, pour s’acheter leurs subordonnés, il leur faut un code symbolique plus fort, qu’elles empruntent à la sphère religieuse. Mais, là encore, le registre symbolique qu’elles utilisent ne provient pas de la culture religieuse judéo-chrétienne, ni même d’autres grandes religions (islam ou hindouisme). Ces grands humanismes spirituels sont trop complexes et résilients pour se laisser si facilement manipuler par le monde des affaires. Les entreprises font donc un bond de plusieurs millénaires en arrière pour revenir directement au totémisme et à ses sacrifices.

Le mot sacrifice occupe une place centrale dans le culte du business. Le sacrifice est la chose que l’on exige le plus des salariés des grandes entreprises : ils doivent sacrifier leur temps, leur vie sociale et familiale. Certes, le travail a toujours été synonyme d’effort et de fatigue et donc, dans un certain sens, de sacrifice. Pourtant, le sacrifice pratiqué par les entreprises du XXe siècle était parfaitement visible pour ceux qui le faisaient et ceux qui en bénéficiaient. Les mouvements syndicaux étaient parvenus à le contenir à l’intérieur de certaines limites politiques ; lorsqu’il dépassait ces limites, il n’était plus désigné sous le nom de « sacrifice », mais d’« exploitation ». De tout temps, nous avons su que, très souvent, derrière un travail se cachaient des « dieux » lointains qui vivaient de rentes grâce à nos sacrifices et à l’exploitation de notre travail aux champs et dans les usines, mais nous en étions conscients ; cela nous faisait beaucoup souffrir et nous nous sommes battus pour réduire, voire faire disparaître ces injustices. Or, aujourd’hui la manipulation sémantique réussit à nous présenter le « plus » que représente le sacrifice comme une forme de « don » volontaire. Nous sommes exploités davantage qu’hier par des dieux richissimes ; cependant, contrairement à hier, nous nous devons d’être heureux de faire des sacrifices, de les intérioriser comme un don. Les sacrifices imposés par les grandes entreprises à leurs salariés sont un acte nécessaire pour espérer obtenir les « faveurs des dieux » et faire ainsi carrière, gagner beaucoup d’argent, jouir de l’estime et de la reconnaissance de leur hiérarchie. Ceux qui, au contraire, refusent de faire ces sacrifices et s’emploient à maintenir une frontière entre l’entreprise et leur vie de famille, ceux qui n’acceptent pas de rester au bureau jusqu’à onze heures du soir, ne font pas partie des élus et, dans de nombreux cas, éprouvent de graves sentiments de culpabilité parce qu’ils sont des perdants.

En outre, de même que chez les Anciens, les offrandes et les vœux aux dieux et aux idoles n’éteignaient jamais la dette de ceux qui les faisaient, aujourd’hui, plus on donne de son temps et de sa vie aux entreprises, plus elles nous en demandent, jusqu’au jour où n’avons plus aucune offrande à leur présenter ; nos managers s’empresseront alors de nous proposer « gratuitement » le bon coach qui nous aidera à nous relever pour nous rendre de nouveau à l’autel et offrir d’autres sacrifices. L’idole ne se sacrifie pas mais peut seulement recevoir les sacrifices de ses fidèles. De plus en plus, les dieux invisibles et lointains ont un besoin vital de se nourrir des sacrifices des salariés. Or, ce capitalisme a réussi un coup de maître en enveloppant dans un « contrat » la structure sacrificielle du « marché du travail ». En réalité, ce que ces dieux nous demandent, c’est un sacrifice, qu’ils présentent cependant comme un contrat libre pour mieux dissimuler sa vraie nature. En versant de l’argent, les entreprises se détachent totalement de leurs fidèles et se montrent ingrates envers eux. Le jour où les opportunités de marché et de profit ne sont plus les mêmes, loin de se sentir redevables pour les nombreux sacrifices reçus, elles se tournent vers les paradis fiscaux ; dans la meilleure des hypothèses, avec quelques milliers d’euros elles remboursent le sacrifice d’une vie, de la vie. Dans les cultes anciens, le sacrifice devait être vivant : on offrait aux dieux des animaux, des enfants ou des vierges, plus rarement des plantes (libations) et jamais des objets. Les nouveaux dieux, quant à eux, continuent de demander des vies et prétendent nous les rendre en argent.

La nature sacrificielle de ce capitalisme ne constitue pas une caractéristique morale des personnes, mais concerne le système dans son ensemble. Ses premières victimes sont les chefs d’entreprise et managers eux-mêmes, qui sont à la fois grands prêtres et objets de sacrifice.

Le développement rapide de cette nouvelle idolâtrie qui migre peu à peu de l’économie vers la société civile, l’école et la santé, est le sombre scénario qui se profile à l’horizon de notre civilisation. Elle ne rencontre aucune résistance sur son chemin car elle recourt à des symboles religieux que notre culture n’est plus en mesure de saisir faute de critères de jugement. Qui veut comprendre et même diriger l’économie et le monde aujourd’hui, doit étudier davantage la philosophie et l’anthropologie que la finance.


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