Le salut n’est pas une entreprise

À la frontière et au-delà / 5 – À l’ère de la « méritocratie spirituelle » des leaders

Par Luigino Bruni

Publié dans Avvenire le 19/02/2017

Sul confine e oltre 05 rid« La spiritualité au travail apparaît comme un nouveau et important modèle managérial que les chefs d’entreprise pourront exploiter afin d’améliorer leurs organisations en augmentant, entre autres, le degré d’engagement et de satisfaction ainsi que les performances de leurs subordonnés. »

Sofia Lupi, La spiritualità nelle organizzazioni

Le « marché de la spiritualité » voit renaître la vieille « loi de Gresham » : la mauvaise monnaie chasse la bonne. Cette loi valait chaque fois que deux sortes de monnaie circulaient sur les places : la vraie et la fausse monnaie, difficile à reconnaître en tant que telle. La fausse monnaie infestait les places et, en peu de temps, faisait disparaître de la circulation la bonne monnaie.

Le culte capitaliste et méritocratique, plus « léger » et à circulation rapide, trompe aujourd’hui les religions traditionnelles et authentiques en faisant passer ses cultes totémiques pour de grandes innovations, qui risquent ensuite d’infecter même les vestiges des vieilles religions, fascinées et séduites à leur tour par ce nouveau culte. La première grande opération du capitalisme de dernière génération a consisté à réduire les religions et la spiritualité à des marchandises. La deuxième opération, très récente, est un véritable coup de maître : faire des grandes entreprises les premiers consommateurs de ces « marchandises spirituelles ».

Pensons aux rites qui sont devenus la nouvelle mode au sein des grandes entreprises : nous y retrouvons de plus en plus de liturgies et de rituels caractéristiques des idolâtries anciennes. Des groupes de travail sont livrés à eux-mêmes, l’espace de quelques jours, dans la forêt ou dans le désert, pour des séances d’initiation collective et de « team building » ; des jeux de rôle, toujours plus étranges, sont destinés à développer l’« esprit » d’équipe ; lors de sessions d’« escape room », les participants sont enfermés durant un certain laps de temps, doivent résoudre des énigmes et réussir ensuite à s’enfuir durant le temps imparti. De véritables rites sociaux remplacent peu à peu les exercices de « confiance », devenus archaïques, lors desquels l’un des membres du groupe se laissait tomber en arrière, montrant ainsi aux autres qu’il leur faisait confiance.

Il y a quelques années, lorsque ces jeux pour adultes ont été introduits dans certaines entreprises innovantes, nous les prenions tous plus ou moins comme des moments de récréation, et nous y trouvions même du plaisir. Pourtant, à un certain moment, le jeu nous a échappé : nous avons cessé de rire et l’on nous a persuadés que tout cela était une chose extrêmement sérieuse. Et nous y avons cru. Même les usages traditionnels qui imposaient à tous les employés de porter l’uniforme (ou le tee-shirt) de l’entreprise et d’entonner ses tristes hymnes, sont aujourd’hui remplacés par des liturgies plus sophistiquées. Parmi elles, le « théâtre de l’entreprise » : lors des fêtes, les salariés jouent des pièces, écrites ou revisitées par les consultants, destinées à dépasser les conflits et les frustrations au travail. Ou bien, les « road shows », lors desquels les dirigeants vont visiter les différents départements et filiales afin de rencontrer directement les salariés dans leur milieu de travail. De véritables visites pastorales qui alternent avec les visites ad limina.

On ne s’étonnera alors pas que la spiritualité dans le management, actuellement en plein boom, soit devenue l’une des dernières frontières à conquérir pour les grandes entreprises. On ne compte plus les congrès, les formations et les livres abordant des thèmes fascinants : « amour et pardon dans le management », « comment former des leaders spirituels », « intériorité et leadership », et bien d’autres encore. C’est ainsi que les entreprises invitent des gourous de toutes les « religions » anciennes et nouvelles qui sont chargés d’augmenter le « capital spirituel » de ces entreprises et de cultiver leur karma. Les entreprises voient fleurir les salles de méditation où l’on peut passer quelques minutes (bien comptées) pour refaire le plein d’énergie spirituelle ; ou encore, de véritables liturgies et prières viennent introduire les réunions de travail ou les « retraites spirituelles » de l’entreprise. Ces rites et ces liturgies « laïcs » sont bien connus depuis longtemps dans les milieux économiques. Or, si, jusqu’à une date récente, ils étaient secrets, réservés à quelques initiés, et puissamment combattus par les Églises et le monde du travail, à présent ils sont publics, appréciés et encensés par (presque) tout le monde.

C’est dans le monde varié du leadership que cette vague de spiritualité se révèle particulièrement manifeste et dangereuse. Leader et leadership, associés à des adjectifs de plus en plus imagés, sont en passe de devenir les deux mots d’ordre de cette nouvelle religion, qui se marie parfaitement à l’idéologie méritocratique. Des mots tels que responsables, dirigeants ou chef de bureau apparaissent aujourd’hui comme vieillis et dépassés, car ils renvoient à un capitalisme trop banal. Ils laissent donc la place au nouveau terme de leader, toujours prononcé à la manière de la sacro-sainte langue anglaise. Contrairement aux dirigeants, les leaders se doivent de posséder un charisme, un certain charme et de l’attrait. Au sein des nouvelles entreprises, il est indispensable d’obtenir l’approbation de l’âme et du cœur : le contrat ne suffit plus, et seul un leader peut emporter ce type d’adhésion de l’esprit. En raison de la nature même du leadership, n’est pas leader qui veut. Arrivent alors des consultants et professionnels qui savent reconnaître chez les salariés les signes de leur vocation au leadership. Après les avoir sélectionnés et formés, ils leur assignent une mission qui consiste pour l’essentiel dans leur capacité à manipuler les personnes qu’ils guident, afin de provoquer leur assentiment volontaire aux propositions du leader. Le leader a en effet pour ambition principale l’adhésion intentionnelle et libre de ses partisans aux objectifs du groupe ; ceux-ci les intériorisent et les suivent grâce à l’habileté et au charisme qu’il déploie. Les hiérarchies et la coercition se trouvent alors dépassées une fois pour toutes : le leader a le don de transformer des ordres extérieurs en ordres intérieurs. En approuvant en son for intérieur les directives du leader, chacun de ses partisans n’obéit qu’à lui-même, concrétisant ainsi la plus grande autonomie du salarié-disciple. On voit enfin se réaliser le rêve d’un système de production « fraternel », fondé non plus sur le conflit et la lutte, mais sur l’assentiment libre et réciproque venu du cœur.

Donc, si nous lisons attentivement entre les lignes des nouvelles théories et pratiques du leadership dernière génération, nous découvrons que la figure du leader idéal est celle du prophète : une personne que l’on suit librement et avec joie, attiré par la force de son charisme, par son autorité naturelle et son charme spirituel. Une personne capable de convertir intérieurement ses partisans sans avoir besoin de les commander ni de les contrôler, parce que les salariés intériorisent sa parole, devenant ainsi tout à fait autonomes et se gouvernant eux-mêmes. Mais, surtout, ils sont heureux de la suivre.

Le leadership dernière génération se présente alors comme un leadership spirituel, comme une nouvelle forme de méritocratie : la « méritocratie spirituelle » (Shawn van Valkenburgh). En conjuguant méritocratie et spiritualité, ce new age de l’entreprise du troisième millénaire est en train de mettre méthodiquement en place la religion rétributive et économique, que Job, les prophètes et, plus tard, le christianisme, avaient combattue de toutes leurs forces. Le plus affligeant est que tout cela se passe dans l’indifférence du monde défendant le vrai travail et la personne, mais également d’une grande partie du monde ecclésial et, plus généralement, des religions « vraies ». Parmi les gourous invités à parler de spiritualité aux chefs d’entreprise, on trouve de plus en plus de moines et de prêtres, tandis que se multiplient les cours de leadership pour les curés et les « leaders » de communautés religieuses, des cours organisés et vendus, bien évidemment, par ces mêmes sociétés de conseil et écoles de commerce.

Malheureusement, les promoteurs et divulgateurs de ces théories ignorent que les prophètes de la Bible et les fondateurs d’authentiques mouvements charismatiques ne se sont jamais considérés comme des leaders. Au moment où les principaux prophètes de la Bible, de Moïse à Jérémie, ont reçu l’appel de Dieu, ils y ont résisté, justement parce qu’ils n’avaient pas le sentiment d’être des leaders et cherchaient encore moins à le devenir : cette simple idée les terrorisait. On trouvait en revanche des lieux où se réunissaient spontanément de nombreux hommes qui aspiraient à devenir des leaders : les écoles prophétiques, qui fournissaient une multitude de « prophètes de métier », mais aussi et surtout de nombreux faux prophètes et charlatans. La première loi que la grande sagesse biblique nous a transmise dit : « Prenez garde à celui qui veut devenir un prophète car, bien souvent, c’est un faux prophète, un imposteur » ; ou bien, pour employer le langage d’aujourd’hui, un simple narcissique. L’histoire et la vraie vie nous enseignent que l’on devient un « leader » alors même qu’on ne le veut pas. Mais, surtout, nous apprennent-elles encore, lorsque les communautés se sont mises à définir des catégories de leaders, dans le meilleur des cas cela n’a été qu’un coup d’épée dans l’eau et, dans le pire des cas, elles ont engendré des monstres, même lorsqu’elles étaient animées des meilleures intentions du monde. Il y a deux décennies à peine, lorsque la tradition syndicale et la culture du travail réel était encore bien vivante, de tels phénomènes auraient été dénoncés comme des abus de la pire espèce ; ils auraient été combattus, ridiculisés et raillés, et cette nouvelle sous-culture aurait été noyée dans le dédain et les rires. Or, à l’heure où nous sommes frappés par une grave crise spirituelle et éthique, ces manipulations revêtent le masque de l’innovation, de l’humanisme, de la gouvernance participative, de la modernité, et sont accueillies avec enthousiasme.

Aujourd’hui, nous devons exiger des entreprises beaucoup plus de laïcité : qu’elles se contentent de faire leur métier et reconsidèrent leurs visées impérialistes sur le monde et les âmes. Des entreprises, nous n’attendons ni prophètes ni salut, mais qu’elles nous laissent davantage d’espace libre, un lopin de terre où cultiver les plantes et les fleurs que nous aimons. Les entreprises sont certes capables de faire beaucoup de bonnes choses, mais pas toutes. Celles qui désirent sincèrement augmenter le bien-être de leurs salariés (et elles existent), qui ont compris que cultiver une vie spirituelle permet à ceux-ci de mieux vivre, doivent leur laisser tout le temps qu’il leur faut pour cultiver ces dimensions essentielles de la vie, mais hors de leur lieu de travail, entourés de leur famille, de leurs amis et de leurs communautés. Qu’elles se gardent d’exercer leur monopole sur les personnes et les âmes. La spiritualité qui fait du bien et qui fait vivre demande plus d’air qu’il ne peut en entrer dans les bureaux, plus de ciel qu’on n’en voit à travers les fenêtres de l’entreprise et plus de lumière que n’en émettent les lampes LED. Elle a surtout besoin de deux mots qui, en réalité, n’en font qu’un : liberté et gratuité. L’art, la foi et la prière figurent parmi les expressions humaines les plus sublimes si et parce qu’elles ne concourent à rien d’autre que la beauté, la foi et la prière. Leur unique but ne peut être que l’infini. Lorsqu’au contraire, nous essayons d’orienter, de limiter et d’instrumentaliser ces réalités merveilleuses, elles se transforment en caricatures, en jouets et parfois même en monstres. L’offre et la demande de spiritualité qui se développe actuellement à partir du capitalisme recèlent certainement de bonnes intentions, assorties de manipulations et d’une bonne dose de naïveté. Cependant, les effets les plus importants observés dans le domaine social et dans celui des organisations sont des effets non délibérés et à moyen terme. Si nous continuons de minimiser le mouvement de spiritualité d’entreprise et de l’encourager en nous abstenant de le critiquer, demain, peut-être devrons-nous nous adresser à une entreprise pour trouver une messe en ville. Ce sera une messe laïque, toute empreinte de spiritualité, qui nous sera offerte gratuitement, et nous nous montrerons reconnaissants.

 


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