Les grandes transitions / 6 – L’avenir est dans la créativité, sans cynique homologation
Par Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 08/02/2015
"Dans le monde des idées comme dans celui des affaires, on assiste à une véritable liquidation. On trouve tout à un prix si dérisoire, qu’on se demande s’il restera encore quelqu’un pour nous offrir quelque chose".
Søren Kierkegaard, Crainte et appréhension
C’est le jeu et le tressage des différences qui fait la beauté de la vie sociale. La terre ne doit pas sa beauté à la seule variété des papillons et des fleurs. Une grande beauté vient aussi des différentes formes d’économies, d’entreprises, de banques. Plus grande encore la beauté des différences entre personnes, de la rencontre entre leurs divers talents, de leur dialogue sur ce qui les motive.
On doit beaucoup d’ « œuvres d’art » civiles, qui continuent d’embellir notre terre, à des motivations tout autres que celles des incitations économiques, à des ‘pourquoi’ plus profonds que les ‘pourquoi’ monétaires. Si leurs fondateurs avaient obéi aux règles bien établies du business, nous n’aurions pas aujourd’hui les nombreux Cottolengo où sont aimés nos enfants nés spéciaux, ni les milliers de coopératives nées du désir de vivre et d’avenir de nos pères, mères et grands-parents. Ces œuvres nées d’idéaux plus grands ont résisté au temps et aux idéologies, et elles traversent les siècles ; nées de grandes motivations, elles ont généré des choses grandes, durables, fertiles. La vie économique et civile est vie humaine, et a un extrême besoin de toutes les ressources de l’homme et de ses motivations les plus profondes. Une économie réduite à pure et simple économie s’égare et ne génère ni vie, ni bonne économie.
Une des tendances plus radicales de l’humanisme immunitaire du capitalisme contemporain est le besoin de contrôler, canaliser, normaliser les motivations plus profondes de l’être humain, surtout celles où prennent racine notre sens de la gratuité et notre liberté. De fait, nos comportements échappent au contrôle des organisations quand nous faisons vivre nos passions, nos idéaux, notre esprit. Nos actions deviennent imprévisibles parce que libres, et mettent donc en crise les protocoles et les descriptions de tâches au travail. Elles mettent surtout en crise la direction qui, par sa fonction même, doit rendre contrôlable et prévisible le comportement de l’organisation. Pour gérer un groupe important de personnes différentes et les orienter toutes vers les objectifs simples de l’entreprise, il faut opérer une forte homologation et standardisation des comportements, pour inhiber leur créativité (que tous disent pourtant souhaiter).
Les motivations intrinsèques sont, de fait, les plus puissantes et donc les plus déstabilisantes ; elles nous affranchissent du calcul coûts-bénéfices, et nous rendent capables de faire les choses pour le seul plaisir intrinsèque de l’action. Sans motivations intrinsèques, nous n’aurions ni recherche scientifique, ni poésie, art, vraie spiritualité ; nous n’aurions pas ces nombreuses entreprises, communautés et organisations qui naissent des passions et des idéaux des fondateurs, et qui vivent parce que et tant que quelqu’un continue de travailler pour autre chose que l’argent. Les motivations intrinsèques sont essentielles à toute vraie créativité. Mais – nous le voyons malheureusement chaque jour - elles sont aussi à la racine des pires comportements des êtres humains.
L’esprit moderne, en particulier l’esprit économique, a donc, par peur des possibles effets déstabilisants des grandes motivations humaines, choisi de se contenter des seules motivations instrumentales et extrinsèques. Nous avons abandonné à la démocratie la gestion du jeu public des différences et des identités, en les expulsant des entreprises. Notre culture organisatrice cherche à remplacer par des primes incitatives les diverses motivations humaines, à réduire les multiples ‘pourquoi’ à un unique et très simple ‘pourquoi’. Dans nos entreprises nous avons réduit les blessures, la vulnérabilité, diminuant par le fait même les bénédictions, le bien-être.
Alors que l’incentivus était l’instrument à vent qui donnait le ton à l’orchestre, la trompette qui appelait la troupe à la bataille, la flûte du charmeur de serpents », les mesures incitatives sont devenues le grand instrument de contrôle et de gestion de personnes dont on réduit et désamorce les multiples motivations pour les aligner sur les objectifs des organisations. L’économie et les sciences du management ont fini par se contenter des motivations humaines moins puissantes – qu’elles instrumentalisent en promettant aux cadres nouvellement embauchés un paradis qu’elles ne peuvent ni ne veulent donner. La modernité est aussi à ce prix.
Ce nivellement des motivations est dangereux, parce que l’ « homme à une seule dimension » ne fonctionne pas bien, et n’est surtout pas heureux. Mais là où l’expulsion des motivations plus profondes est fatale, c’est dans les organisations nées et alimentées par des idéaux, des charismes, des passions : les OMI, Organisations à Mouvance Idéale. Ces organisations ‘différentes’ ont fondamentalement besoin de la présence d’un quotient, même petit, d’employés, dirigeants, fondateurs aux motivations intrinsèques, doués donc d’un "code génétique" différent de celui que dessine et met en œuvre la théorie managériale dominante. Ces personnes œuvrent dans des entreprises sociales et civiles, des communautés religieuses, de multiples ONG, mouvements spirituels et culturels ; dans le domaine de l’environnement, de la consommation critique, des droits de l’homme ; et il n’est pas rare qu’on les voit parmi les fondateurs d’entreprises familiales, comme dans une bonne partie de cette économie ‘normale’ faite d’artisans, de petits entrepreneurs, de coopératives, de banques éthique et territoriales.
Ces organisations et communautés n’existeraient pas sans la présence de ce ‘levain’, personnes créatives, génératrices et souvent déstabilisantes pour l’ordre en place, parce qu’elles sont mues de l’intérieur, par un ‘charisme’ qui les pousse à agir selon leur daimon (bon génie). Leurs motivations intrinsèques ont deux principales caractéristiques. D’une part, comme elles aiment écouter les mélodies intérieures, elles réagissent peu aux incitations économiques de la théorie managériale, pas plus qu’au charme extérieur des appels de la flûte. D’autre part elles sont infiniment sensibles aux dimensions idéales de l’organisation qu’elles ont fondée ou dans laquelle elles travaillent pour des raisons non seulement économiques, mais identitaires, idéales, vocationnelles.
La gestion des personnes à motivations intrinsèques est cruciale quand ces organisations traversent des temps de crise et de conflits, dus par exemple à un changement de génération ou de leadership, ou au décès et à la succession du fondateur. Ce sont des moments délicats dans toutes les organisations, spécialement dans les OMI, à cause d’une erreur trop fréquente : la ‘non compréhension’ des instances et des protestations provenant des membres plus motivés. Les responsables ou conseillers de ces OMI doivent savoir apprécier ces motivations plus profondes, différentes des incitations, sous peine de faillir aux objectifs espérés, et d’aggraver la crise de ces personnes comme de l’organisation.
Pendant les crises de ‘qualité idéale’, les premiers protestataires sont en général les plus intéressés à sauvegarder la qualité qui se perd. Mais si les dirigeants et responsables interprètent ce type de protestation comme un simple coût, et donc la repoussent au lieu de l’accueillir, les premiers à partir sont justement les meilleurs – comme j’ai cherché à le montrer dans quelques études réalisées avec Alessandra Smerilli. Ces personnes peu sensibles aux incitations, au contraire très sensibles aux dimensions idéales et éthiques, sont prêtes à beaucoup donner au-delà du contrat, tant que ‘cela en vaut la peine’, tant que sont vives et reconnues ces valeurs dans lesquelles elles ont beaucoup investi. Certains, même dans les entreprises, attribuent une telle valeur symbolique et éthique à ce qui inspire leur travail, qu’ils sont prêts à (presque) tout pour cela. Mais dès qu’ils s’aperçoivent que l’organisation concernée devient une autre chose, toute la récompense intrinsèque qu’ils recevaient de ce travail (ou activité), s’amenuise jusqu’à disparaître ou même devenir négative. On rejoint en cela l’antique intuition (qui remonte au moins à St François) selon laquelle la vraie gratuité a non pas un prix zéro (gratis), mais un prix infini.
La gestion des crises dans les OMI est véritablement un art. Il requiert surtout, de la part des responsables, de savoir distinguer divers types de gêne et de protestation, et savoir surtout valoriser celle qui provient de celui qui garde et porte les valeurs idéales de l’organisation. L’idéologie néo-managériale, au contraire, qui nivelle tout sur un seul registre motivationnel, est incapable de comprendre les divers types de protestation ; elle n’est pas à même de comprendre que, derrière une menace d’abandon, peut se cacher un cri d’amour.
Les personnes aux motivations intrinsèques ont en général une grande résilience, elles sont fortes dans l’adversité. Elles réussissent à rester longtemps dans la protestation (Albert Hirschman qualifie de loyal qui proteste sans quitter). Elles ne sortent et n’abandonnent qu’après avoir perdu tout espoir que l’organisation puisse retrouver ses idéaux perdus, adressant par leur sortie même un ultime et extrême message aux dirigeants pour qu’ils revoient leur position. Il est donc sage pour une OMI de savoir retenir les personnes loyales, en donnant droit de citoyenneté à leur protestation, en la valorisant sans la considérer comme un coût ou une cause de friction.
La biodiversité au sein des organisations diminue sérieusement, et le nivellement des motivations produit également une augmentation de malaise et de mal-être au cœur du capitalisme. Mais ceux qui aiment et vivent dans des communautés et organisations à mouvance idéale doivent défendre et sauvegarder les motivations intrinsèques, aujourd’hui menacées d’extinction. On peut peut-être résister des années dans une multinationale sans y donner place à des motivations idéales, mais les OMI meurent vite quand on y réduit toutes les passions aux tristes mesures incitatives.
En toute personne les motivations sont multiples, ambivalentes et entremêlées. La culture et les instruments de gestion peuvent favoriser l’émergence et la durabilité des motivations plus profondes et idéales, ou alors augmenter le cynisme d’un système où chacun se contente des mesures d’incitation, cesse de trop demander à l’organisation, et finit par ne plus rien lui demander.
Nous sortirons meilleurs de cette grande transition en créant des organisations davantage bio-diversifiées, qui nivellent moins les motivations, et donnent plus d’espace à la personne toute entière. Des organisations où les employés soient un peu moins faciles à contrôler et gérer, mais plus créatifs, plus heureux, plus humains.