stdClass Object ( [id] => 17996 [title] => L’infinie douceur qui nous sauve [alias] => l-infinie-douceur-qui-nous-sauve [introtext] =>Capitaux narratifs / 10 - Le défi : empêcher la transformation de l’idéal en idéologie
de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 14/01/2018
« Considère maintenant ce qui leur arrivera naturellement [aux hommes attachés à l’intérieur de la caverne] si on les délivre de leurs chaînes et qu’on les guérisse de leur ignorance. Qu’on détache l’un de ces prisonniers, qu’on le force à se dresser immédiatement, à tourner le cou, à marcher, à lever les yeux vers la lumière.[…] Penses-tu que notre homme portera envie à ceux qui, parmi les prisonniers, sont honorés et puissants ? Ou bien ne préfèrera-t-il pas mille fois souffrir tout au monde plutôt que de revenir à ses anciennes illusions et de vivre comme il vivait ? Ne va-t-on pas rire à ses dépens ? […] Et si quelqu’un tente de les délier et de les conduire en haut, et qu’ils puissent le tenir en leurs mains et le tuer, ne le tueront-ils pas ? »
Platone La République
Donner vie à une représentation dichotomique ou gnostique du monde est caractéristique de la pensée idéologique, de toute idéologie et surtout des idéologies de nature religieuse. Le bonheur, la beauté, la vérité et la lumière spéciale de ceux qui participent à cette expérience sont exaltés, tandis que les bonheurs et beautés ordinaires de ceux qui se trouvent en-dehors sont dépréciés. L’amitié, le travail, le jeu, l’art et la vie de tous ne suffisent plus : on éprouve le besoin de charger ces éléments de sens supplémentaires, extraordinaires et différents. Bientôt, on finit par ne plus réussir à se réjouir de revoir un « ami et rien de plus », de « travailler et rien de plus », de « prier et rien de plus » ou de « peindre et rien de plus ». On commence à croire que la vie, tout simplement, ne suffit pas pour vivre. À force de se convaincre que l’on vit davantage que les autres, on risque de cesser de vivre vraiment.
[fulltext] =>Ce processus, lors duquel la valeur des choses ordinaires de la vie diminue, est particulièrement important lorsque l’on a affaire à des personnes porteuses de talents créatifs : les artistes, les intellectuels, les poètes, les philosophes, les théologiens… Ce sont eux les innovateurs, capables de créativité primaire et originale, une créativité qui permet au charisme de demeurer génératif. Ils sont le charisme du charisme. Les communautés idéales et « charismatiques » attirent des personnes dotées de talents spéciaux et artistiques, notamment lors de la phase de leur fondation. Il existe une profonde affinité entre les charismes spirituels et les charismes artistiques, car les uns et les autres sont une voix intérieure qui appelle, qui parle et sert de guide. Parallèlement, il est tout aussi fréquent qu’après la période de fondation, beaucoup des personnes possédant les plus grands talents s’en aillent ou s’éteignent ; parfois même, lorsque la vocation idéale disparaît, la vocation artistique se perd ou s’éteint elle aussi car, au fil du temps, ces deux voix avaient fini par ne plus en former qu’une.
Ces issues malheureuses découlent largement de l’incapacité de la communauté (et de ses fondateurs et responsables) à entretenir et à respecter les talents originaux de ses membres, sans les sacrifier sur l’autel des exigences de croissance de l’institution. Il s’agit alors de parvenir à vaincre son avarice naturelle qui pousse à utiliser ces talents et ces personnes fascinantes principalement pour que la communauté puisse parvenir à ses fins idéales. Celui qui a reçu à la fois un don de créativité et une vocation spirituelle a une mission très précieuse au sein des communautés, celle d’empêcher la transformation de l’idéal en idéologie. En effet, le contact primaire et direct avec la vie, caractéristique des artistes et des intellectuels même s’il n’est pas propre exclusivement à eux, permet cette pluralité et cette biodiversité qui représente le salut des communautés face à la dérive idéologique. Ce sont des personnes qui savent exprimer des choses différentes de façon différente, et c’est cette différence originale et originelle qui permet aux idéaux de rester sincères et vivants. La vocation artistique, tout comme la vocation spirituelle et charismatique, est en effet une vocation originelle, primitive et non dérivée. Pourtant, il n’est pas simple, bien que ce soit primordial, de comprendre que des personnes puissent avoir plusieurs vocations originelles et primaires sans que l’une doive nécessairement mourir pour faire vivre l’autre. L’identité se développe bien à condition que l’une ou l’autre dimension de la vie ne monopolise pas le reste. Cependant, tout cela est très risqué, à tel point que l’on en arrive à préférer les personnes « réduites » mais fiables aux personnes « entières » mais non fiables.
Les communautés, notamment les communautés spirituelles et charismatiques, ne veulent généralement pas d’« artistes et rien d’autre » : elles veulent et forment des artistes et des intellectuels entièrement au service de leur message. Elles ne croient pas que c’est l’« art et rien d’autre » qui fera peut-être fleurir un jour cet art charismatique spécial dont elles ont besoin. C’est ainsi qu’elles pensent pouvoir obtenir un art différent en orientant la première vocation naturelle des artistes vers la seconde, leur vocation idéale. Pour cela, elles procèdent de plusieurs façons. Parfois, elles empêchent purement et simplement les artistes de cultiver leur passion pour le violon, la littérature, la danse ou les études pour mieux consacrer toutes leurs énergies vitales et spirituelles à leur nouvelle « vocation ». D’autres fois, et ce sont les cas de figure les plus intéressants à étudier, elles leur demandent de mettre leurs talents et leur créativité au service de la communauté et de son message. Alors qu’auparavant, ils sculptaient des fleurs et des bas- reliefs, à présent ils ne fabriquent plus que des crucifix et des anges.
Les communautés arrachent ainsi les artistes à leur environnement normal et métissé, là où la vraie vie se développe au milieu de tout le monde, pour les placer sur un piédestal afin qu’ils rendent gloire, par leurs œuvres, à la communauté et à son charisme, voire à Dieu. L’art et la culture se transforment ainsi en production idéologique où le message « mange » l’art et la pensée (et Dieu), parce que la gratuité et la liberté sont absentes ; l’histoire nous en fournit d’ailleurs de nombreux exemples. De primaire, la vocation artistique et intellectuelle devient secondaire et subordonnée à une autre.
Les artistes ne peuvent servir leurs communautés qu’en restant directement reliés aux artères souterraines, différentes de celles où puise le charisme de ces dernières. C’est cette eau différente qui enrichit l’eau de tout le monde et celle de la communauté. Si, au contraire, la communauté décide un jour de boucher l’accès direct à cette artère souterraine différente et raccorde l’artiste à l’unique source pour tous, c’est tout le champ commun qui perd en nutriments et en fécondité. Les vocations artistiques et originellement créatives constituent un bien commun uniquement dans la mesure où elles peuvent apporter une eau autre que celle qui jaillit en abondance de la source des fondateurs. Et, lorsque le virus de l’idéologie se propage, toutes les fontaines de la communauté sont reliées à l’aqueduc principal.
La pauvreté narrative de beaucoup d’organisations à mouvance idéale (OMI) ne s’explique donc pas seulement par le manque de talents narratifs et, par conséquent, d’artistes et d’intellectuels. Ce n’est pas l’absence de talents qui freine le développement et l’attractivité des communautés idéales au cours des générations qui suivent celle des fondateurs : la crise est le résultat d’une insuffisance de vocations artistiques et intellectuelles « entières », libres et originelles.
Dans ces processus et scénarios, la façon dont la personne gère et entretient sa vocation artistique et intellectuelle joue elle aussi un rôle important. Passés les premiers temps heureux, lorsque le « second appel » absorbe tout désir et toute imagination qui existaient auparavant, si tout se développe bien, à un certain moment cela déclenche un conflit entre la voix individuelle et celle de la communauté (nous l’avons analysé dans l’article précédent). Quand arrive le jour du « réveil » (à supposer qu’il arrive), la personne porteuse d’une vocation artistique est appelée à choisir, comme tous les autres membres, et à faire un choix différent du leur. Cependant, l’artiste intellectuel a des responsabilités bien spécifiques et très importantes. S’il choisit un semblant d’authenticité, cela occasionne d’immenses dégâts. Certes, toutes les feintes sont dangereuses dans la vie, et plus particulièrement au sein des OMI ; pourtant, rien ou presque n’est plus dangereux que les faux artistes et les pseudo-intellectuels. Lorsqu’un artiste, après s’être libéré de l’idéologie qui l’enchaînait et après avoir vu la réalité en parvenant à la distinguer de son ombre, retourne auprès de ses compagnons enchaînés et, au lieu de les libérer, décide de s’attacher de nouveau avec eux puis se met à parler des ombres comme si elles correspondaient à la réalité, à ce moment-là, il commence à perdre son âme et compromet sérieusement le bon développement de l’âme de sa communauté. Si rester prisonnier de l’idéologie est un mal pour tout le monde, ce mal est mortel et mortifère pour celui qui, après avoir reçu le don de reconnaître l’idéologie, en parle comme s’il s’agissait de la réalité.
C’est là l’une des nombreuses manifestations du phénomène de la fausse prophétie, très ancien, extrêmement sérieux et décrit abondamment par les prophètes de la Bible pour cette raison. Nous la retrouvons lorsque le « prophète » décide, par faiblesse ou par intérêt, de faire taire la voix qui continue de l’habiter et se met à dire ce que sa communauté et ses chefs ont envie d’entendre. Il devient alors un faux prophète, et bien vite sa voix intérieure se tait elle aussi. La communauté perd de sa qualité, de sa biodiversité et de sa générativité, et son charisme s’éteint. À côté des faux prophètes qui savent qu’ils les ont, on trouve ceux qui le sont en toute bonne foi, soit parce qu’ils sont encore trop « jeunes » pour vivre les tensions entre les deux voix dans leur âme, soit parce qu’ils croient sincèrement être authentiques en sacrifiant volontairement leur première vocation à la nouvelle (parmi eux, en réalité nombreux sont ceux qui n’avaient pas une vraie vocation mais se contentaient d’exercer un métier artistique et intellectuel).
La qualité du présent et de l’avenir de telles communautés dépend surtout de la dynamique et de l’évolution des choix des artistes intellectuels qui s’efforcent de rester fidèles aux deux vocations primaires de leur vie. Ils se trouvent dans une position particulièrement inconfortable et douloureuse, car ils doivent être les gardiens de la « vocation communautaire seconde » en même temps que de la « vocation artistique première ». Or, entretenir la vocation première est une entreprise individuelle et souvent solitaire : il n’y a pas d’instruments communautaires pour la protéger et rares sont les accompagnateurs et conseillers qui la comprennent. Au fil du temps, là encore la tension entre les deux voix s’accroît, et la tentation d’immoler la première vocation au profit de la seconde est grande ; un sacrifice que beaucoup dans l’entourage des communautés souhaitent et salueraient par un tonnerre d’applaudissements. Il faut alors faire preuve d’une infinie douceur afin que les vocations plurielles puissent continuer à vivre et à diffuser la vie.
L’existence et la résilience d’un petit nombre de personnes capables de demeurer fidèles à leurs deux vocations est essentielle au salut des communautés idéales. Car une OMI qui, à mesure qu’elle se développe, consume les personnes les plus créatives que la providence lui avait envoyées pour écrire ses nouvelles pages les plus belles, ne peut générer un nouveau capital narratif de bonne qualité. Il s’agit de la logique biblique du « reste » fidèle, qui se trouve à l’origine du salut des communautés idéales dans les périodes d’exil et de destruction des temples. Ce sont elles qui écriront et réécriront les premières histoires des pères, elles qui composeront de nouveaux cantiques et hymnes spirituels, qui rappelleront et entretiendront l’alliance et la promesse originelles. Ce sont elles encore qui prépareront l’attente non vaine d’une nouvelle et merveilleuse alliance.
***
Nous concluons aujourd’hui cette étude des capitaux narratifs des OMI et des communautés. Il y aurait encore beaucoup à dire, et peut-être le ferons-nous dans une prochaine série d’articles. À partir de dimanche prochain, nous replongerons notre cœur et notre pensée dans la Bible, à travers le commentaire des livres de Samuel et de ses histoires sans fin. Merci encore à tous ceux qui m’ont suivi tout au long de ces dix volets, ainsi qu’aux nombreux lecteurs qui m’ont fait part de leurs précieux commentaires, critiques et suggestions. Merci à mon directeur Marco Tarquinio et à la revue Avvenire de m’accorder généreusement leur confiance, me permettant ainsi de continuer à chercher, tout en douceur et avec ténacité, de nouvelles paroles vivantes, capables de nous faire aimer cette époque qui est la nôtre.
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Par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 07/01/2018
«Finalement, finalement, il nous fallut bien du talent pour être vieux sans être adultes.i»
Jacques Brel-Franco Battiato La chanson des vieux amants
Toutes les organisations et toutes les communautés voudraient des membres qui s’identifient authentiquement à leur mission institutionnelle, qui aiment sincèrement ses récits, qui croient vraiment à ce qu’elles disent et font. Là où cette difficile opération d’identification individuelle sincère avec la mission institutionnelle se réalise avec succès, c’est dans le cadre des communautés et des associations à mouvance idéale, surtout quand leurs idéaux sont si élevés qu’ils percent le ciel et nous font entrevoir le paradis. Il se crée alors une parfaite synergie entre la personne et la communauté. Chacun croit, espère, aime, désire les choses qui appartiennent à tous les autres, sans que cette « socialisation du cœur » soit vécue comme une aliénation ou une expropriation des individus.
[fulltext] =>En effet, quand on visite des communautés de ce type, on est frappé par cette intériorité amplifiée que l’on respire et que l’on touche du doigt. On se trouve face à un groupe humain mais, en réalité on a l’impression de rencontrer une seule personne qui subsiste dans tous ses membres. Il se crée un style communautaire reconnaissable entre tous, une personnalité collective qui imprègne le langage, l’ameublement, les rites collectifs, les expressions artistiques, jusqu’aux traits somatiques. Tous racontent, en toute sincérité, la même histoire.
Il y a une période de la vie, en général la première et la deuxième jeunesse, où la personne vit cette identification je/nous avec un immense enthousiasme et une sensation de grande plénitude, sans aucun problème notoire. Elle ne perçoit rien qui ne serait pas authentique dans le fait de sentir, penser et parler avec les pensées et les mots de la communauté, parce que, sincèrement, elle les sent toutes siennes et elle les vit comme lui étant profondément intimes. Aucun chemin idéal ne pourrait commencer sans cette sorte de transsubstantiation spirituelle et anthropologique, une sorte de « noces mystiques » entre l’âme individuelle et l’âme collective. Le nous idéal devient, de façon naturelle et joyeuse, le moi idéal. On ne se sent chez soi que lorsqu’on aligne ses sentiments avec ceux de tous, quand l’habitation réciproque des émotions frôle la perfection. On souffre et on se réjouit des mêmes choses et de manière identique, on prie tous avec les mêmes mots, on lit (presque) les mêmes paroles de la Bible, les mêmes paroles des fondateurs. C’est l’existence de cette phase d’adhésion totale, libre, intime, sincère et totalement généreuse de l’âme à l’égard de sa communauté, qui exprime l’essence de cette mystérieuse réalité que nous appelons « vocation ».
Lorsqu’une communauté ou une organisation voit le jour, son plus grand patrimoine est précisément la présence de nombreuses personnes qui, avec sincérité et authenticité, vivent cette concordance entre le moi et le nous. Elles sont convaincantes et entraînent l’adhésion de beaucoup d’autres, parce qu’elles croient sincèrement et totalement au message qu’elles annoncent. La croissance exponentielle que connaissent de nombreuses communautés, à leurs débuts, dépend largement de l’identification parfaite des moi des individus avec le nous communautaire – une expérience qui compte parmi les plus exaltantes du répertoire humain.
Cette phase n’est jamais brève ; elle peut durer de longues années. Cependant, elle ne doit pas s’éterniser. Car, si elle ne prend pas fin à un moment donné, de « bénédiction » qu’elle était, elle se change en « malédiction ». La magnifique jeunesse des vocations ne livre sa perle que si elle est capable de mourir. Or, au contraire, trop souvent l’expérience de la jeunesse ne s’achève pas : elle dure toute la vie et engendre une des maladies collectives les plus graves et les plus fréquentes.
Devenir adulte est difficile pour tout le monde, mais c’est vraiment difficile (et extraordinaire) quand on vit une merveilleuse jeunesse vocationnelle où le moi est devenu sincèrement un nous. Souvent, en effet, on est écrasé par l’énorme richesse de la merveilleuse première période de cette nouvelle vie, autre expression de la fameuse « malédiction de l’abondance ». Les dirigeants des communautés sont amoureux de la disponibilité d’énergie morale de cette jeunesse, ils s’y habituent et, de façon plus ou moins consciente, font tout ce qui est en leur pouvoir pour qu’elle dure le plus longtemps possible. Les membres de ces communautés n’ont rien qui les incite à sortir de cette forme d’enfance où elles se trouvent fort bien.
L’équilibre est donc parfait et stable. Trop de personnes restent alors des adolescents toute leur vie, croyant peut-être avoir atteint les sommets de la vie spirituelle, qu’elles confondent avec les pointes des jouets en plastique. L’enfance dans l’esprit n’est pas l’enfance anthropologique et psychologique, mais le sommet d’une vie adulte qui redevient enfant autrement, sans l’avoir cherché. Le problème principal qui se pose à de nombreuses communautés est de compter parmi leurs membres trop de personnes qui restent tranquilles et qui ne parviennent même pas à atteindre le stade anthropologique du conflit entre le moi et le nous, et encore moins à le dépasser. Le premier signe de la maturité et de la liberté d’une communauté idéale, et de la qualité de ses membres, c’est bien plutôt la présence de personnes qui se trouvent en crise pour cette même raison et qui luttent pour une maturité nouvelle. Même dans ce cas, la gravité de la pathologie consiste à confondre la bonne santé avec la maladie.
Quelquefois, il arrive que certaines personnes parviennent à atteindre le stade de la crise, et l’harmonie moi-nous commence à vaciller. Il s’agit de personnes qui ont conservé quelques désirs vivants, qui ont su cultiver des lectures différentes de celles de tous les autres membres, qui n’ont pas perdu le contact avec les vraies blessures des pauvres, qui n’ont pas coupé les ponts avec les amis d’hier, qui ont continué à prier avec les anciennes prières de leurs grands-mères et non pas avec des prières nouvelles et spéciales. Ces personnes peuvent recevoir la grande bénédiction qui consiste à réussir à devenir adultes.
Pourtant, même dans ces cas heureux, la gestion de ces crises-bénédictions est rarement bonne. Les obstacles les plus élevés se trouvent à l’intérieur de la personne, qui, lorsqu’elle perçoit les premières brèches dans le bloc inébranlable de sa première intériorité et de sa première identité, les nie et les refuse. Elle ne veut pas les voir car, paradoxalement, au lieu d’interpréter ces symptômes divergents comme le début d’une nouvelle authenticité, elle les vit comme un manque d’authenticité et de vérité. Prise de frayeur, elle s’arrête. De plus, à la sensation subjective de non authenticité et de trahison, qui freine la personne, s’ajoute l’autre obstacle, extrêmement élevé, représenté par les responsables qui, en toute bonne foi, conseillent souvent le retour à l’harmonie et à la paix d’avant. Ils ne parviennent pas à reconnaître la bénédiction dans les premiers symptômes de ce type de crise, donc ils les combattent.
La grande majorité des crises possibles avortent avant même de naître : elles sont rejetées comme une tentation ou une trahison. Un immense gâchis de valeurs humaines, des océans de douleur. Cela tient également au fait que– et c’est là un point décisif –à partir du jour où apparaissent les premières fêlures, revenir à l’authenticité première, pacifiée et sincère, est impossible. La première crise est un point de non-retour ; on ne peut et on ne doit faire rien d’autre qu’aller de l’avant. Tout retour devient vraiment, cette fois-ci, non authentique. Les personnes ne peuvent plus rire, ni se réjouir, ni prier comme au début. Les rires et les prières ressemblent à ceux d’hier, mais ce ne sont plus les mêmes. Alors, pour essayer de combler le fossé entre ce que l’on ressent et dit vraiment, et ce que l’on ressent et dit presque vraiment, on commence à simuler une partie des émotions et des sentiments. C’est alors le début de la période d’une authenticité feinte.
Parfois, la croissance de cet écart produit une nouvelle crise, qui se termine généralement comme la première, c’est-à-dire par une nouvelle marche arrière encore moins convaincue et encore plus triste. Au sein des communautés cohabitent des personnes authentiquement convaincues du « nous » et des personnes qui le sont de moins en moins, mais qui se comportent comme si elles étaient vraiment convaincues. Or, lorsque ceux qui font « comme si » dépassent en nombre ceux qui sont vraiment convaincus, le déclin est rapide, parce que les énergies spirituelles et morales de l’authenticité partielle diminuent de plus en plus, et leur capacité d’attirer de nouveaux membres est encore plus faible. L’authenticité simulée ne dure pas longtemps ; elle ronge l’âme des personnes et finit par les éteindre. Beaucoup quittent les communautés (même lorsqu’elles y restent de manière formelle), parce qu’elles sont épuisées par ces exercices de simulation. En effet, si la part de fausse authenticité n’évolue pas en élaborant une nouvelle synthèse du premier « nous », elle finit par s’infecter et par contaminer la part restante de foi sincère dans le message originel, au point de ne plus y croire. Combien de gens renient les idéaux de leur jeunesse parce qu’ils ne leur ont pas donné la possibilité de grandir, et sont ainsi devenus des personnes banales ! Beaucoup de communautés et d’associations à mouvance idéale n’atteignent pas la deuxième génération après leur fondation car, sur le plan collectif, elles ne parviennent pas à dépasser la période de leur première jeunesse, aux possibilités infinies ; le « nous » de l’enfance, authentique et simulé, dévore le nous possible, et magnifique, de la vie adulte.
Quelques rares fois, au contraire, une seconde (ou énième) crise réussit à engendrer enfin une nouvelle vie, une nouvelle âme individuelle et collective. Et, lorsque cela se produit, ce sont les plus belles années de la vie qui commencent. Rien n’est plus triste qu’une belle vocation de jeunesse qui se fane parce qu’elle n’a pas réussi à mûrir. À plus forte raison, rien n’est plus beau qu’une personne qui a réussi à faire naître un nouveau « nous » tout en portant en elle son « premier moi » et son « premier nous ». Cependant, il faudrait des responsables qui aient vécu eux-mêmes cette alchimie et qui soient alors en mesure de créer les conditions pour que les personnes puissent au moins connaître la tension entre le moi et le nous, le stade des fissures dans le mur. Des hommes et des femmes capables d’aider les autres à sortir du terrain sûr que constitue leur première authenticité collective, en acceptant et en aimant le risque, inévitable et concret, que cette sortie aboutisse en des lieux lointains et que quelques-uns ne rentrent pas au bercail. Qui comprennent que, pour avoir des personnes adultes et, par conséquent, capables un jour de poursuivre et d’enrichir l’histoire collective, ils doivent les mettre dans les conditions de faire mourir leur « nous » d’aujourd’hui pour que, demain peut-être, naisse un nouveau « nous ». Qui permettent aux personnes de développer leurs talents, leurs aspirations, leurs désirs, leurs relations, leurs rêves différents de ceux de tous les autres.
Leur donner la possibilité de grandir autrement, d’imaginer des sentiers de vie adulte différents de ceux qui auraient pu être imaginés et rêvés par les jeunes et par tous. Les « nous » de la vie adulte sont toujours pluriels et différents, et n’en sont pas moins vrais et fidèles. Cependant, au sein des communautés idéales, le besoin profond de contrôler l’intériorité des membres, motivé par la peur, plus profonde encore, de les « perdre » une fois devenues adultes, prolonge indéfiniment la jeunesse et, de ce fait, la dénature. Ainsi, on ne parvient même pas à susciter la volonté de « rester fidèle » ; or, seule celle-ci pourra sauver demain tout le peuple qui, pour être engendré, a besoin de la liberté, du grand air et de la biodiversité des terrains fertiles, car « celui qui veut sauver sa vie la perdra ».
Toute une communauté peut être sauvée même par une seule personne qui a trouvé une nouvelle authenticité adulte. Quelqu’un qui a cru en un rêve, qui a trouvé un Enfant extraordinaire et qui a ressenti « une grande joie ». Une joie nouvelle et différente qu’il n’aurait jamais connue s’il s’était arrêté de marcher en suivant une étoile.
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Par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 07/01/2018
«Finalement, finalement, il nous fallut bien du talent pour être vieux sans être adultes.i»
Jacques Brel-Franco Battiato La chanson des vieux amants
Toutes les organisations et toutes les communautés voudraient des membres qui s’identifient authentiquement à leur mission institutionnelle, qui aiment sincèrement ses récits, qui croient vraiment à ce qu’elles disent et font. Là où cette difficile opération d’identification individuelle sincère avec la mission institutionnelle se réalise avec succès, c’est dans le cadre des communautés et des associations à mouvance idéale, surtout quand leurs idéaux sont si élevés qu’ils percent le ciel et nous font entrevoir le paradis. Il se crée alors une parfaite synergie entre la personne et la communauté. Chacun croit, espère, aime, désire les choses qui appartiennent à tous les autres, sans que cette « socialisation du cœur » soit vécue comme une aliénation ou une expropriation des individus.
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de Luigino Bruni
pubblicato su Avvenire il 31/12/2017
« Chaque fois qu’un génie original se manifeste en ce monde, les gens s’efforcent aussitôt de s’en débarrasser. À cette fin, ils usent généralement de deux méthodes : la première, c’est la suppression pure et simple. […] Si ces manœuvres restent sans effet, on passe à la seconde méthode, bien plus radicale et redoutable, la glorification : on hisse la victime sur un piédestal, on l’encense, et on en fait un dieu. »
Lu Xun, Introduction à Confucius
Aux origines de beaucoup de communautés et mouvements, on retrouve l’expérience d’une proximité profonde et intense entre tous leurs membres, notamment avec les fondateurs. Une intimité élargie qui exalte et développe l’intimité de chacun. C’est ce « bien relationnel » si particulier qui attire, rassasie et fascine au moins autant que le message idéal reçu et annoncé. Le contact des cœurs et des corps, le partage d’une table commune où l’on mange des plats préparés ensemble, les vraies étreintes des « lépreux », qui se transforment aussitôt en étreintes vraies et différentes lorsque l’on rentre chez soi. Des expériences résolument anti-immunitaires, précisément parce qu’elles ne revêtent pas encore les nombreuses formes de médiation que nous avons inventées afin de ne pas toucher du doigt la « blessure de la rencontre ».
[fulltext] =>Or, cette fraternité-proximité simple et universelle est la première qui court le risque de disparaître à mesure que les communautés se structurent pour devenir des organisations de plus en plus complexes. En effet, des virus extrêmement sournois et mauvais viennent se nicher lors de cette transformation de la nature des relations.
L’évolution des relations avec les fondateurs joue un rôle clé dans ce processus. Passée la première phase de fraternité et horizontalité, très vite une distance accrue s’instaure entre les fondateurs et les autres membres, et la proximité intime des origines se réduit progressivement. Il devient de plus en plus difficile de rencontrer tout simplement les fondateurs parmi les membres de la communauté, de les croiser dans la rue, de partager avec eux la vie ordinaire. C’est ainsi que, paradoxalement, ils sont les premiers à sortir de la fraternité-réciprocité à laquelle ils avaient cru sincèrement et qu’ils avaient annoncée. Leur rôle différent et unique, reconnu par tous, crée autour d’eux un rideau invisible mais tout à fait réel et de plus en plus infranchissable, qui engendre un véritable isolement ; celui-ci s’accentue grâce et en même temps que l’admiration, l’amour sincère et l’exaltation de leur personne.
De nombreuses communautés idéales se transforment alors involontairement en organisations immunitaires car, avec la distance, l’expérience de la corporéité, du contact, de la rencontre humaine pleine et entière et de l’intimité des relations diminue. Nous avons beau parler d’égalité et de fraternité et l’annoncer, si nous ne nous étreignons pas, si nous ne nous disputons pas et ne nous pardonnons pas au milieu des larmes, nous sommes dans l’idéologie de la fraternité sans pénétrer son expérience. L’humanisme biblique nous enseigne que le corps exprime le concret, la fragilité et l’intégrité de la vie ; il nous permet de pénétrer le mystère de la personne que nous avons face à nous ici et maintenant. Si je ne rencontre pas l’autre à travers son corps, je ne vois qu’une foule indistincte, des catégories et des classes de personnes, sans plus parvenir à « voir » Jeanne, Ivan ou Luc. Je ne « rencontre » qu’un fantôme, si magnifique soit-il. Pour le reconnaître, je dois pouvoir toucher ses plaies avec mes mains. C’est là tout le sens d’une parole qui se fait chair.
Par conséquent, lorsque les responsables d’une communauté fraternelle s’exposent de moins en moins aux blessures (et aux bénédictions) de la fraternité simple de tous, cela constitue un premier signe que cette communauté est en train de se transformer en organisation immunitaire.
C’est ainsi que s’affirme jour après jour un des tabous les plus anciens et universels : « Le roi est intouchable. » Un tabou qui naît d’un puissant désir de la chose interdite. Le tabou s’affirme à mesure que la distance par rapport au fondateur s’accroît, et il est d’autant plus efficace qu’il est difficile de le « toucher ». Le développement du mythe est proportionnel à la diminution des rencontres, des étreintes, des baisers aux lépreux de toute la communauté ; dans certains cas rares et pathologiques, le phénomène peut également s’accompagner de l’abus des corps, expression de cette maladie où le véritable corps est éclipsé. Le vrai antidote à ce tabou serait donc de maintenir l’intimité et la proximité ordinaire entre les fondateurs et toute la communauté. Or, il s’agit justement de la chose la plus difficile à éviter, car les mythes se nourrissent de leur éloignement par rapport à la réalité : une rencontre avec le chef et un de ses regards valent d’autant plus cher qu’il est distant et inaccessible (nous le constatons avec les « mythes » du cinéma et de la musique).
Ces processus d’intouchabilité et d’isolement croissants ont une part inévitable et l’autre évitable ; cependant, il importe avant tout de traiter leur part évitable, entre autres parce que certaines dimensions évitables sont interprétées comme inévitables. Parmi ces dernières, citons l’idée que la distance et la perte d’intimité avec les fondateurs dépendrait de la croissance quantitative de la communauté. Une idée qui oublie que les premiers à être devenus distants sont les membres les plus proches du fondateur, car la « distance » est avant tout sacrée et symbolique et non pas géographique. Le bon Samaritain nous a en effet enseigné que le « prochain » n’est pas le « voisin ».
La part vraiment inévitable découle du succès même des communautés. La conscience du caractère unique et de la valeur de la personne du fondateur pousse à tout mettre en œuvre pour le protéger afin qu’il ne se laisse pas « consumer » par les personnes autour de lui. Ensuite, la croissance et le développement d’une communauté engendrent forcément l’une ou l’autre forme de structure et de hiérarchie qui, par leur nature et leur fonction, s’accordent mal avec les exigences de la fraternité. Cela fait inévitablement naître une culture de la distance qui se transforme en immunité. Il s’agit d’un paradoxe aussi connu que négligé des fondateurs de communautés et mouvements charismatiques car, le plus souvent, il leur tarde d’engager la phase d’institutionnalisation de leurs œuvres. Même lorsqu’ils en sont conscients dans l’abstrait, ils croient, à tort, que leur aventure sera spéciale et que, par conséquent, ils ne s’exposent pas aux mêmes risques que les autres. Un bon conseil aux fondateurs de communautés pourrait donc se résumer ainsi : au lieu d’accélérer le processus de transformation de votre communauté en organisation, comme vous en avez spontanément envie, faites tout pour le ralentir. Évoluez à la manière d’un équilibriste, sans vous hâter. Ne courez pas en vous laissant charmer par l’appel de celui qui se trouve à l’autre bout de la corde.
Les facteurs évitables s’appliquent directement au fondateur. Avant toute chose, il se doit de résister, par toutes ses vertus, à la tentation tenace de s’isoler, notamment lorsque celle-ci commence à se manifester, moment où elle est le plus visible. Il s’efforcera de demeurer présent lors des repas communs et lors des messes du peuple, de continuer à étreindre et à embrasser les pauvres véritables et pas seulement ceux dont il entend parler. Il veillera à ne pas tomber dans le piège invisible des privilèges (qui sont de plus en plus réduits), des dispenses de travaux et de devoirs valables pour tous, tels que faire la vaisselle, faire les courses ou repasser les chemises. La fraternité se transforme en idéologie dès lors que l’on s’en sert pour ne plus éplucher les oignons ou nettoyer la salle de bains, lorsque le désir de « donner sa vie » pour ses frères ne se transforme pas en « passer le chiffon » sur le sol.
Il est très difficile, pour les fondateurs, de ne pas tomber dans ces formes de dispenses, qui partent pourtant d’une très bonne intention, et qui sont motivées par un grand amour et une ignorance non coupable des conséquences. En effet, c’est la communauté qui, en toute bonne foi, fait tout pour isoler son chef. C’est Pierre qui ne veut pas se laisser laver les pieds par Jésus. Cependant, lorsque l’un ou l’autre Pierre réussit à convaincre son maître et l’empêche d’appliquer la fraternité à ses mains et à ses pieds, le grand et vieux tabou de l’intouchabilité du souverain devient, au fil des jours, la véritable nouvelle règle tacite de la communauté. Peu d’attitudes coupent plus les fondateurs et chefs de leurs amis et compagnons que celles qui, loin de les aider à demeurer sur un pied d’égalité vis-à-vis de tous les autres, les rendent de plus en plus différents. Or, celui qui a reçu un charisme pour fonder une communauté a un besoin vital d’amis honnêtes qui veulent son bien au point de le traiter d’égal à égal, car ils perçoivent bien que la meilleure façon de l’aider à jouer ce rôle différent et spécial, c’est de maintenir autour de lui des relations ordinaires et normales, de le contredire, de le corriger, de ne pas constamment lui dire oui, de ne pas lui confisquer la possibilité de mettre en pratique la fraternité.
Contrairement à tous les empires et, aujourd’hui, aux entreprises capitalistes (où l’intouchabilité des chefs est la règle, ce qui aboutit à leur autodestruction par excès d’immunité), les communautés et mouvements à mouvance idéale ne peuvent se permettre ce tabou. Car un « roi intouchable » déclenche inévitablement une crise qui, si elle n’est pas résolue, entraîne la mort de la communauté-organisation.
En effet, lorsque cette maladie immunitaire affecte dès le début les relations entre les membres d’une communauté et leur « chef », très vite elle s’érige en modèle à suivre pour toute relation. Cette relation partielle, distante, dépourvue d’intimité et d’émotions, se répand et se reproduit à tous les échelons de la hiérarchie, jusqu’à infecter toutes les relations privées. Les dispenses et les privilèges s’étendent alors à tous les « chefs » ; la relation apathique et inconsistante s’impose dans toute la communauté et se transforme en culture communément admise. D’abord, on ne « touche » pas le fondateur ; ensuite, on ne touche plus un seul chef, jusqu’au moment où l’on finit par ne plus toucher personne, pas même sa propre intériorité, qui devient de plus en plus distante et s’appauvrit. Car, dès lors que l’on perd le contact avec le corps de l’autre – puisque toutes les distances augmentent –, on devient de plus en plus incapable de sentir la vie, de prendre au sérieux ses propres limites et celles des autres, les imperfections et les péchés de l’histoire, de cultiver ses émotions et ses désirs, de développer cette pietas humaine qui ne peut grandir que dans l’impureté de la vie concrète. Cela provoque une atrophie des émotions et des sentiments humains véritables, qui sont remplacés par des émotions et sentiments artificiels car inconsistants. Il n’est pas rare de rencontrer des communautés, notamment dans les générations ayant suivi la fondation, qui parlent de solidarité et de réciprocité abstraites, car les authentiques ont été « mangées » au fil du temps par la culture sacrée de l’immunité et de l’absence de contact. Le « cœur de chair » a besoin de corps qui grandissent dans la seule bonne vie possible : celle de toutes les femmes et de tous les hommes « sous le soleil ». J’ai participé à des enterrements où les personnes consacrées et les religieuses, membres de la famille du défunt, étaient les personnes qui parvenaient le moins à pleurer et à éprouver une pietas sincère.
Il est très difficile de vaincre cette maladie communautaire, entre autres parce qu’elle est souvent confondue avec la bonne santé. Malgré tout, ce n’est pas impossible. Parfois, on parvient à se libérer de ce mythe et à prendre conscience que l’on est malade. Cependant, le remède est tout sauf simple. Il faudrait avoir le courage d’identifier la maladie de l’immunitas au sein du noyau du capital narratif originel, car le virus commence très tôt à faire son œuvre dans la vie des fondateurs, raison pour laquelle on le retrouve jusque dans les récits qui constituent le tout premier héritage. Hélas, l’« intouchabilité du roi » est devenue au fil du temps une norme tacite si profondément ancrée qu’elle fait obstacle même à la touchabilité de son capital narratif. C’est ainsi que l’on travaille uniquement sur les aspects périphériques du « charisme » et de la tradition, sans toucher à son cœur ; le virus continue alors d’agir et de se reproduire.
Le remède consisterait dans la capacité à fonder un nouveau capital en puisant dans la période pré-immunitaire de l’expérience, lorsque tous les membres de la communauté étaient libres et simples ; et, à partir de là, dans la relecture de toutes les autres histoires, sans les écarter mais en les comprenant et en les aimant dans leur corporéité incarnée (prendre le corps au sérieux signifie comprendre et aimer y compris les maladies de notre histoire). Nous verrions alors s’accomplir l’authentique miracle de la réciprocité dans le temps et entre les générations : rendre aujourd’hui à nos fondateurs la fraternité que nous leur avons volée hier.
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de Luigino Bruni
pubblicato su Avvenire il 31/12/2017
« Chaque fois qu’un génie original se manifeste en ce monde, les gens s’efforcent aussitôt de s’en débarrasser. À cette fin, ils usent généralement de deux méthodes : la première, c’est la suppression pure et simple. […] Si ces manœuvres restent sans effet, on passe à la seconde méthode, bien plus radicale et redoutable, la glorification : on hisse la victime sur un piédestal, on l’encense, et on en fait un dieu. »
Lu Xun, Introduction à Confucius
Aux origines de beaucoup de communautés et mouvements, on retrouve l’expérience d’une proximité profonde et intense entre tous leurs membres, notamment avec les fondateurs. Une intimité élargie qui exalte et développe l’intimité de chacun. C’est ce « bien relationnel » si particulier qui attire, rassasie et fascine au moins autant que le message idéal reçu et annoncé. Le contact des cœurs et des corps, le partage d’une table commune où l’on mange des plats préparés ensemble, les vraies étreintes des « lépreux », qui se transforment aussitôt en étreintes vraies et différentes lorsque l’on rentre chez soi. Des expériences résolument anti-immunitaires, précisément parce qu’elles ne revêtent pas encore les nombreuses formes de médiation que nous avons inventées afin de ne pas toucher du doigt la « blessure de la rencontre ».
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de Luigino Bruni
Publié dans Avvenire le 24/12/2017
« Mais, lorsque Céphas (Pierre) vint à Antioche, je me suis opposé à lui ouvertement, car il s’était mis dans son tort. […] Quand je vis qu’ils ne marchaient pas droit selon la vérité de l’Évangile, je dis à Céphas devant tout le monde : “Si toi qui es Juif, tu vis à la manière des païens et non à la juive, comment peux-tu contraindre les païens à se comporter en Juifs ?” »
Saint Paul, Épître aux Galates
La vie possède sa plénitude qui, à elle seule, nous comble et nous rassasie. La lune, l’aurore, le coucher du soleil, la souffrance, l’amour, un regard, un enfant, sont des paroles incarnées plus concrètes et plus authentiques que les paroles que nous utilisons pour les décrire. Si tel n’était pas le cas, nous ne comprendrions pas pourquoi la plupart des personnes, aujourd’hui comme hier, sont incapables de composer des poésies ou des essais de théologie et parviennent pourtant à toucher du doigt la vie avec la même profondeur que le poète et le philosophe. C’est cet accès direct au mystère de l’existence qui nous rend tous vraiment égaux sous le soleil, avant les nombreuses différences et inégalités bonnes ou mauvaises. Peut-être est-ce lui encore qui nous rend parfois capables de percevoir une vraie fraternité universelle entre nous et les animaux, les plantes et la terre, que nous sentons vivants, comme nous. Hélas, même cette infinie richesse peut se transformer, dans certains cas, en une forme de pauvreté.
[fulltext] =>Le primat de la vie acquiert une force et une portée particulières dans les réalités collectives générées par les idéaux et/ou charismes. La vie passe toujours en premier ; cependant, lorsque cette vie se remplit d’esprit et donne naissance à des communautés équilibrées, l’expérience peut nous combler au point de nous faire croire que, dans la vie, seul nous suffit ce que nous sommes déjà en train de vivre.
« Les belles choses, on les fait d’abord, ensuite on les pense » (Don Oreste Benzi) : une phrase magnifique et exacte. Lorsque la vie suit son cours et que les communautés grandissent grâce à cette beauté originelle, vient le moment de commencer à penser les choses belles que l’on est en train de faire ; et, pour pouvoir bien effectuer cette tâche, il faut des catégories culturelles aussi « belles » que la vie que l’on construit. Or, souvent, dans l’ivresse de la plénitude de la vie présente, on passe facilement du primat juste et naturel de la vie à l’absolutisation de la dimension de son expérience ; on finit alors par empêcher cette même vie de s’exprimer dans toute sa beauté, dans toute sa force et sa durée. La plénitude du présent vide l’avenir de son contenu.
C’est précisément à l’intérieur de cette dynamique entre la-vie-et-rien-d’autre et la vie vivante au point qu’elle cherche à s’épanouir en culture, que l’on se heurte à des défis et à des pièges de taille, souvent décisifs. La vie suffit, certes ; cependant, dans les expériences idéales collectives, la vie suffit vraiment à condition qu’elle devienne aussi culture. L’histoire nous enseigne également que, pour qu’une nouveauté collective puisse perdurer au-delà de sa fondation, il ne suffit pas de continuer à vivre cette nouveauté. Il faut la penser afin de pouvoir la raconter en recourant aux catégories et aux paroles justes, qui doivent présenter le même degré de nouveauté que les faits vécus.
Lors des premiers temps, la personnalité des fondateurs, l’énergie vitale presque infinie et la lumière aveuglante de la nouveauté parviennent à masquer l’indigence des catégories et du langage adéquats ; pendant longtemps, on vit et grandit avec la conviction que l’on n’a pas besoin d’effectuer un travail culturel et encore moins théorique. Or, en réalité, dès le départ les communautés ne peuvent se passer des catégories et des langages pour vivre et parler. Alors, soit elles décident d’essayer de « fabriquer » les instruments qu’elles ne possèdent pas encore, soit, plus simplement, elles les achètent ou les empruntent. Or, plus une expérience est originale, moins elle trouvera de bons instruments existant déjà sur le marché, entre autre parce que, lorsqu’une nouveauté communautaire apparaît, cette nouveauté est une nouveauté de vie, mais aussi une nouveauté culturelle. Pourtant, contrairement à la-vie-et-rien-d’autre, les nouveautés culturelles ne mûrissent pas spontanément : un travail intentionnel et spécifique doit être réalisé pour les faire émerger, et ce travail est rarement fait.
On ne s’étonnera donc pas que, dans la plupart des cas au cours de l’histoire, les innovations apparues grâce aux communautés et aux mouvements idéaux aient été absorbées par la tradition. En effet, le recours à des catégories erronées et/ou dépassées que l’on trouve sur le marché aboutit simplement à la réorganisation de la nouveauté vécue. La mauvaise culture chasse ainsi la bonne vie.
De nombreuses communautés spirituelles (mais également certaines belles entreprises civiles et coopératives) risquent aujourd’hui de disparaître car elles n’ont pas effectué en temps voulu un travail culturel spécifique sur leur propre identité ; en racontant mal leur nouveauté sur le plan culturel, peu à peu elles perdent de leur force, y compris sur le plan vital. Les catégories culturelles erronées se transforment en un lit de Procuste : elles sont amputées des nouveautés qui n’entrent pas dans le moule trop étroit. Ainsi, ce qui reste à l’extérieur est fatalement l’excédent entre l’ancien et le nouveau, c’est-à-dire les innovations les plus grandes et originales dont ces communautés ou entreprises étaient porteuses. Pour toutes ces raisons (et il y en a d’autres), lors des expériences communautaires idéales le vin nouveau de la vie finit dans de vieilles outres narratives et s’en trouve gaspillé. De magnifiques expériences sont ainsi racontées dans un langage inadapté.
Certaines erreurs sont caractéristiques des OMI qui ont bien saisi combien il est important de construire de nouvelles catégories culturelles. La première consiste à confondre les catégories et le langage culturels avec les catégories et le langage spirituels. Après avoir entamé un premier travail, on s’arrête trop vite au langage et aux principes spirituels ou religieux, qui sont en général les premiers langages apparaissant en même temps que l’expérience. Or, le travail culturel devrait consister à transformer et à universaliser aussi bien l’expérience que son langage spirituel ou religieux, ce qui, dans ces cas-là, ne se produit pas, parce que l’on confond le début et l’issue du processus. C’est ainsi que la nouveauté ne se développe pas, confinée qu’elle est dans des lieux et des langages trop étroits.
La culture a besoin de l’esprit et de la chair, du caractère entier de la vie, si l’on veut que cette vie se développe et porte ses fruits. Dans ce type de travail, il est primordial de calculer le temps qu’il faudra, car il est bien plus difficile de corriger de fausses catégories culturelles que de partir de zéro. En outre, si on laisse passer trop de temps, les catégories que l’on a empruntées s’introduisent dans la chair du « charisme », ce qui rend la tâche extrêmement ardue.
Une seconde erreur consiste à penser que ce travail culturel doit être confié à une élite d’intellectuels ou de professeurs. On oublie ainsi que la culture va bien au-delà du travail intellectuel, parce qu’elle a besoin de la vie et de la pensée de chaque membre de la communauté, y compris la vie et la pensée populaire, celle du travail et des pauvres. Cela crée des catégories et un langage qui ne sont pas au service de la vie et qui, au final, font fuir et excluent les personnes moins outillées intellectuellement, jusqu’à favoriser la création de nouvelles castes.
Il existe enfin des communautés qui commencent par définir au préalable ce que les experts devront étudier afin de les asseoir et de les consolider culturellement, sans pour autant les remettre en question. On ne travaille donc pas dans cette liberté d’esprit que tout vrai travail culturel exige, et l’on finit par se contenter de réaffirmer les convictions pré-culturelles que l’on connaissait déjà, convaincu d’avoir effectué un travail culturel qui, en réalité, n’a jamais commencé. Dans l’histoire du christianisme, il a fallu des siècles pour que les vérités et les dogmes naissent d’un travail culturel libre et non dogmatique, du dialogue et de la confrontation âpre avec les hérétiques et les schismatiques, dans le creuset de la dialectique où existaient des visions très variées. Dès le début, les récits des vérités de la foi chrétienne ont été nombreux et différents les uns des autres. Quatre évangiles, les épîtres de Paul et celles de Jacques et Pierre, dans la continuité d’une Bible hébraïque où coexistaient Job et le Cantique des cantiques, Daniel et Qohélet. L’Ancien et le Nouveau Testament ne se sont pas transformés en une idéologie stérile parce qu’ils étaient pluriels et pluralistes, parce qu’ils ont exprimé par des voix différentes et en conflit entre elles, des vérités plus grandes et complexes que celles qu’un unique récit aurait pu exprimer. Sans les disputes entre Paul et Pierre, antérieures à la rédaction des évangiles, ces évangiles auraient été bien plus pauvres, et peut-être se seraient-ils même perdus au milieu des nombreux textes idéologiques, apocalyptiques et gnostiques de Palestine et de Syrie.
De nombreuses OMI, quant à elles, œuvrent à la médiation culturelle du message idéal à travers un mandat d’orthodoxie des vérités non négociables ; l’indispensable élaboration du langage et des catégories finit alors par devenir un exercice pauvre car monotone, qui provoque un rapetissement de la vie, au lieu d’incarner son universalisation et son épanouissement. Elle se transforme en un lasso qui empêche le charisme de voler librement ou le confine dans le périmètre de sa cage. Un seul évangile ne pourrait suffire aux OMI pour raconter leur propre miracle.
Le bon travail culturel n’est jamais une simple transposition d’une réalité déjà existante en une réalité fondamentalement identique mais racontée dans un autre langage : ce phénomène est caractéristique des opérations idéologiques et de ses « intellectuels organiques ». Le travail culturel n’est pas une technique, mais la révélation de nouveautés que l’on ne percevait pas auparavant et que l’on ne verrait pas en son absence. Il consiste à découvrir que des réalités qui semblent tout à fait nouvelles étaient en fait déjà présentes dans la tradition ; il vient démasquer les infiltrations des idéologies, ce qui arrive très fréquemment au sein des OMI et qui, sans un exercice culturel systématique en toute liberté, finit par étouffer les idéaux et la vie. Saint Paul ne s’est pas contenté de traduire la première annonce chrétienne, pas plus que Bonaventure et Thomas ont simplement traduit les charismes de François et Dominique : ils ont innové et fondé des structures que nous n’aurions jamais eues sans leurs « charismes ». Ils ont donné aux idéaux de leurs fondateurs des ailes plus grandes pour leur permettre de voler plus haut et de parvenir ainsi jusqu’à nous. Toute vraie opération culturelle recèle toujours le risque de l’hérésie et de la trahison, un risque qui, souvent, bloque dès le début le travail culturel véritable et nécessaire.
Pour tenter d’exprimer la très grande nouveauté de la première nuit de Noël, ni les récits des bergers, ni ceux de Marie et des premiers disciples n’auraient pu suffire. Sans l’apparition de nouveaux charismes, sans un certain laps de temps et un travail fourni, personne n’aurait pu écrire que « le Verbe s’est fait chair et qu’il a habité parmi nous ». L’Évangile a su enchanter et changer le monde entre autres parce qu’il s’agit d’un récit merveilleux. La première outre nouvelle contenue dans l’Évangile est l’Évangile lui-même.
Le désir de Noël ne s’est jamais éteint sur terre. C’est nous qui avons renoncé depuis bien longtemps à le raconter avec la beauté capable aujourd’hui d’enchanter nos collègues, nos amis et nos enfants. Pourtant, ils n’attendent que de s’entendre dire, avec des paroles nouvelles, que Dieu est devenu enfant dans le sein d’une femme, qu’il est né pauvre dans une grotte et qu’il est ressuscité d’entre les morts. Joyeux Noël !
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de Luigino Bruni
Publié dans Avvenire le 24/12/2017
« Mais, lorsque Céphas (Pierre) vint à Antioche, je me suis opposé à lui ouvertement, car il s’était mis dans son tort. […] Quand je vis qu’ils ne marchaient pas droit selon la vérité de l’Évangile, je dis à Céphas devant tout le monde : “Si toi qui es Juif, tu vis à la manière des païens et non à la juive, comment peux-tu contraindre les païens à se comporter en Juifs ?” »
Saint Paul, Épître aux Galates
La vie possède sa plénitude qui, à elle seule, nous comble et nous rassasie. La lune, l’aurore, le coucher du soleil, la souffrance, l’amour, un regard, un enfant, sont des paroles incarnées plus concrètes et plus authentiques que les paroles que nous utilisons pour les décrire. Si tel n’était pas le cas, nous ne comprendrions pas pourquoi la plupart des personnes, aujourd’hui comme hier, sont incapables de composer des poésies ou des essais de théologie et parviennent pourtant à toucher du doigt la vie avec la même profondeur que le poète et le philosophe. C’est cet accès direct au mystère de l’existence qui nous rend tous vraiment égaux sous le soleil, avant les nombreuses différences et inégalités bonnes ou mauvaises. Peut-être est-ce lui encore qui nous rend parfois capables de percevoir une vraie fraternité universelle entre nous et les animaux, les plantes et la terre, que nous sentons vivants, comme nous. Hélas, même cette infinie richesse peut se transformer, dans certains cas, en une forme de pauvreté.
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de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 17/12/2017
« La pauvreté est la première vertu à être découverte par tous les fondateurs et la première à être oubliée par leurs successeurs. »
Carlo Maria Martini, Per amore, per voi, per sempre
L’idéologie est une maladie grave et très fréquente au sein des organisations à mouvance idéale (OMI). Elle se développe principalement lors des crises de capital narratif, lorsque, face au manque d’histoires vraies à raconter, l’offre de nouvelles histoires artificielles qui semblent répondre à la quête de sens et d’avenir exprimée par la communauté, devient très tentante. L’idéologie est la névrose de l’idéal, de la même façon que l’idolâtrie est la névrose de la foi. Parmi les nombreuses formes que revêtent les idéologies, il en existe une, particulièrement fréquente et dangereuse, suggérée par le récit Le Comte Lucanor de l’écrivain espagnol Don Juan Manuel, œuvre du Moyen Âge qui a inspiré le conte Les Habits neufs de l’empereur. Cependant, contrairement à ses différentes réécritures modernes, nous trouvons dans le récit original des éléments précieux pour enrichir notre propos sur les mouvements et les communautés nés d’idéaux, de charismes et de motivations différentes et plus élevées que les motivations économiques.
[fulltext] =>Le récit commence par une étrange tromperie envers un roi. Trois fripons se présentent à la cour et lui promettent de lui fabriquer des vêtements spéciaux que seuls ses enfants légitimes peuvent voir tandis qu’ils restent invisibles pour ses enfants illégitimes. Le roi mord à l’hameçon, croyant avoir trouvé un bon moyen de s’approprier l’héritage de ceux qui se révèleraient être ses enfants illégitimes. Les trois couturiers malhonnêtes se mettent donc à l’ouvrage. Le roi, encore dubitatif, envoie deux serviteurs voir les premiers nouveaux vêtements, sans rien révéler de leurs supposées propriétés magiques. Les serviteurs ne voient rien sur les métiers à filer ; pourtant, n’ayant pas le courage de contredire les couturiers, ils affirment au roi qu’ils ont vu des étoffes merveilleuses. Lorsqu’enfin, le roi va à son tour vérifier leur travail, il ne voit rien ; d’abord bouleversé, bien vite il pense : « Si je dis que je ne vois pas les vêtements, on saura que ne suis pas le fils du roi, et je perdrai mon royaume. » Il croit alors à ce mensonge et commence lui aussi à louer ses nouveaux vêtements. Il envoie ensuite son gouverneur qui, connaissant les propriétés de ces vêtements grâce à lui, les loue par des mots plus enthousiastes encore même s’il ne voit rien, car il ne veut pas perdre sa place. Après le gouverneur, les autres fonctionnaires de la cour font de même. Lorsque le jour de fête arrive enfin et que le roi, complètement nu, sort dans les rues de la ville à cheval, tout le peuple loue ses magnifiques vêtements. L’un de ses palefreniers vient soudain briser la magie en lui déclarant : « Monsieur, peu m’importe d’être le fils de mon père ou d’un autre. C’est pour cela que je vous dis : sois je suis aveugle, soit vous êtes nu. »
Au début d’un tel processus idéologique, de faux prophètes malhonnêtes séduisent le chef, à savoir, le(s) fondateur(s) ou responsable(s) d’une communauté. Ce n’est pas lui qui les appelle, mais il accepte de les recevoir, ce qui l’amène à commettre sa première erreur, lourde de conséquences. La meilleure façon de se protéger des faux prophètes malhonnêtes, c’est de ne pas les recevoir chez soi, en veillant à ce qu’ils ne passent pas les contrôles usuels qui précèdent la réception des invités. Lors des crises de narrations, quand les ménestrels qui demandent à être reçus sont nombreux, il est fondamental de bien choisir les « portiers », autrement dit, ceux qui accueillent les visiteurs, les membres de la direction ou de la présidence. Ceux-ci jouent un rôle extrêmement important car ils doivent posséder la capacité, très rare, à repérer immédiatement les faux prophètes et à les empêcher de passer. En effet, lorsque la communauté traverse une crise de sens, les responsables sont particulièrement manipulables par les faux prophètes ménestrels et par les idéologues charmeurs de serpents. Si de nombreuses crises ne sont pas surmontées, c’est parce que la direction laisse entrer les mauvais ménestrels ou refuse l’accès aux bons, quand elle ne fait pas les deux.
Ce n’est pas un hasard si l’on plaçait à la tête des abbayes et des monastères des moines et frères possédant une grande sagesse et beaucoup d’expérience : « On en donnera le soin à un frère qui craigne Dieu » (Règle de saint Benoît, chap. LIII). Lors des phases de transition, toujours délicates, les communautés sages doivent discerner quels sont les tâches et les fonctions décisives, qui ne suivent presque jamais l’ordre formel défini par l’organigramme. Au sein d’une structure bien organisée, la structure du pouvoir ne correspond pas à celle de la sagesse ; et, si les personnes les plus sages se voient toutes confier les places centrales, les périphéries se retrouvent démunies, car elles sont un lieu de « pouvoirs faibles » où pénètrent les maladies les plus graves. La sagesse des périphéries est toujours déterminante, et plus encore lorsque l’on est entouré de faux ménestrels en quête de « rois » à charmer. Cela tient entre autres au fait que les responsables d’OMI spirituelles et religieuses, qui doivent faire face à des crises extrêmement délicates d’histoires à raconter, essentielles pour recommencer à enchanter leurs membres actuels et ceux que l’on espère gagner, sont particulièrement vulnérables à la manipulation narrative des faux prophètes. Plus la crise narrative est grave, étendue et profonde, plus les fondateurs et les responsables tendent à croire aux promesses fantastiques des faux ménestrels. Les « rois » sont toujours très sensibles à la question de savoir ce que deviendra leur royaume ; ils ont un besoin vital de comprendre qui sont les enfants légitimes de leur « charisme ». Quand, en temps de crise, ils ne parviennent plus à les reconnaître d’un simple regard, ils sont extrêmement vulnérables face à ceux qui leur promettent des techniques capables de se substituer à leurs yeux. Les communautés courent à leur perte lorsque de faux prophètes empêchent les fondateurs ou responsables de savoir qui sont les vrais continuateurs de leur véritable histoire.
Il importe également d’observer que, dans le récit, la supercherie aurait pu être immédiatement découverte si l’un des serviteurs que le roi avait envoyé vérifier une première fois les vêtements au moment où il avait encore des doutes, avait eu la liberté et le courage de raconter simplement ce qu’il avait vu, sans craindre d’être puni pour sa liberté de regard. Or, c’est justement ce genre de personnes courageuses et libres qui manquent au sein de la « direction », mais aussi dans l’entourage des fondateurs et des hauts responsables. En effet, très souvent ceux-ci finissent par s’entourer de « serviteurs » certes très fidèles, mais qui n’ont ni la liberté, ni le courage de rendre simplement compte de ce qu’ils voient. Ces personnes ont beau être bonnes, elles sont conditionnées et manipulées par leur peur, même lorsque la peur se déguise en respect, voire en vénération envers leurs chefs. Or, c’est précisément lors du premier contact entre les serviteurs envoyés par le roi et ce dernier que l’idéologie se forme et commence à opérer. La supercherie dont le chef est victime ne suffit pas. L’idéologie est une relation, un « mal relationnel » qui implique au moins deux personnes ; elles se mettent à croire ensemble à la même illusion et à affirmer qu’elles y croient. L’idéologie est une fausse croyance individuelle qui parvient à se transformer en croyance collective proclamée tout haut et en public : les idéologies, non contentes d’être crues, ont besoin, pour s’affirmer, d’être déclarées publiquement et répétées réciproquement.
Les gouverneurs et les ministres jouent eux aussi un rôle décisif. Au début, ils ne sont pas tant mus par leur peur (même si elle peut être présente) que par leurs intérêts. Si eux aussi racontent autre chose que la vérité, ce n’est pas parce qu’ils ont conscience de dire un mensonge, mais parce qu’ils sont tout simplement incités à mentir. À ce stade, le dispositif idéologique est déjà opérationnel, et il se répand dans la population en se contentant de reproduire la même peur et les mêmes intérêts. Cependant, la réalité présente une différence fondamentale par rapport au conte. Dans les communautés réelles, nombreuses sont les personnes capables de voir vraiment les vêtements inexistants. Or, l’idéologie peut devenir puissante au point de nous présenter un roi nu comme un roi habillé. Et, lorsque le nombre de personnes qui voient son absence de vêtements en toute bonne foi dépasse le nombre de celles qui mentent (par peur et par intérêt), le piège idéologique est presque parfait. On perd le contact avec la réalité dès lors que l’on ne parvient plus à faire la distinction entre ce que l’on a vraiment devant les yeux et ce que l’idéologie nous fait voir. On vit ainsi, parfois même longtemps, à l’intérieur d’une fausse réalité que certains voient réellement, en toute naïveté et en toute sincérité et que d’autres prétendent voir, par intérêt, tout en sachant bien qu’ils ne la voient pas. Le parfait consommateur et producteur de l’idéologie est celui qui croit que le monde artificiel qu’il voit correspond à la réalité ; de la même façon, le Truman Show est le reality show que n’importe quelle chaîne de télévision voudrait avoir, car le protagoniste vit sa vie feinte en étant convaincu qu’il s’agit de sa vraie vie.
Dans le récit de Juan Manuel, la magie est brisée par un serviteur qui, comme le dit l’auteur, « n’avait rien à perdre ». Comme il n’avait plus rien à perdre, peut-être aussi parce qu’il éprouvait quelque sympathie pour le roi abusé, ce palefrenier se trouva suffisamment libre pour pouvoir dire purement et simplement la vérité. Dans le conte, le roi « insulta ce serviteur » qui lui a dévoilé la vérité, mais les autres sujets de son royaume se libèrent l’un après l’autre de l’envoûtement et de la tromperie ; cela déclenche une réaction en chaîne inversée et les vauriens s’enfuient à toutes jambes. Mais pourquoi l’histoire des hommes, contrairement au conte, nous donne-t-elle si rarement à voir des communautés idéales qui réussissent à se libérer de l’idéologie ? Qui voyait réellement les merveilleux vêtements sous l’effet de l’idéologie n’a aucune envie de revenir à une réalité vraie mais beaucoup moins colorée que celle qu’il a « vue » pendant longtemps et à laquelle il s’est habitué. Car l’idéologie est une forme di dopage qui permet de réaliser des performances exceptionnelles et n’incite pas à renouer avec l’effort et la sueur des entraînements dans les routes en montée, sans aucune garantie de résultats. En outre, au fil des années, beaucoup de ceux qui, au départ, voyaient l’invisible par intérêt, se sont progressivement mis à le voir en toute sincérité, et le nombre de ceux qui voient en toute bonne foi peut en arriver à inclure presque tout le monde. Enfin, les très rares personnes qui continuent de se rendre compte du bluff de l’idéologie sont aussi celles qui ont le plus à gagner de cette mise en scène collective. L’idéologie est très dangereuse car, une fois enclenchée, elle s’autoalimente, à travers des procédés différents mais convergents.
Toutefois, la fin heureuse du conte renferme un message d’espérance non vaine. En effet, il se peut que, même en-dehors du monde des contes, une seule personne sauve toutes les autres. Il s’agit d’un « reste », d’une seule personne qui, au temps de l’illusion, a sauvé la liberté de son cœur et de ses yeux, à l’instar de Noé. À certains moments cruciaux, la « masse critique » est le « 1 ». Cette unique personne « n’a rien à perdre », peut-être parce qu’elle a déjà tout donné, ou bien parce qu’elle est parvenue à conserver sa pauvreté. Si les pauvretés restreignent généralement notre liberté, dans certains cas, seule la pauvreté peut engendrer une liberté différente, capable de libérer les autres. Si nous devions nous apercevoir que, sur notre terre désolée, il ne reste pas une seule de ces personnes pauvres, nous pouvons toujours espérer devenir nous-mêmes cette personne.
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de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 17/12/2017
« La pauvreté est la première vertu à être découverte par tous les fondateurs et la première à être oubliée par leurs successeurs. »
Carlo Maria Martini, Per amore, per voi, per sempre
L’idéologie est une maladie grave et très fréquente au sein des organisations à mouvance idéale (OMI). Elle se développe principalement lors des crises de capital narratif, lorsque, face au manque d’histoires vraies à raconter, l’offre de nouvelles histoires artificielles qui semblent répondre à la quête de sens et d’avenir exprimée par la communauté, devient très tentante. L’idéologie est la névrose de l’idéal, de la même façon que l’idolâtrie est la névrose de la foi. Parmi les nombreuses formes que revêtent les idéologies, il en existe une, particulièrement fréquente et dangereuse, suggérée par le récit Le Comte Lucanor de l’écrivain espagnol Don Juan Manuel, œuvre du Moyen Âge qui a inspiré le conte Les Habits neufs de l’empereur. Cependant, contrairement à ses différentes réécritures modernes, nous trouvons dans le récit original des éléments précieux pour enrichir notre propos sur les mouvements et les communautés nés d’idéaux, de charismes et de motivations différentes et plus élevées que les motivations économiques.
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Par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 10/12/2017
« À tout jamais, le désir humain restera irréductible à aucune réduction ou adaptation. »
Jacques Lacan Séminaire 5
Il n’est pas rare que les expériences nées au nom de la gratuité finissent par entrer en conflit avec cette gratuité qui les a rendues possibles. Au sein de nombreuses entreprises, le « simple » objectif consistant à maximiser les profits produit déjà des organisations qui cherchent par tous les moyens à orienter toutes les énergies disponibles de leurs salariés vers ce but. Or, lorsque la mission d’une organisation à mouvance idéale (OMI) consiste à racheter définitivement les pauvres, voire à convertir le monde, elles demandent à leurs membres de déployer toutes leurs énergies disponibles et indisponibles au service de cette très noble cause et, si possible, d’y consacrer toute leur vie. C’est ainsi que, souvent, du fait de leurs pratiques, les OMI offrent une liberté et une gratuité moindres que les entreprises et organisations qu’elles critiquent justement à cause de leur absence de don et de liberté.
[fulltext] =>C’est en effet au sein de la relation entre l’organisation et les personnes que la dimension essentielle de la gratuité peut facilement venir à manquer, car l’OMI finit involontairement par vivre et se développer aux dépens de la gratuité de ses membres. Ce paradoxe figure parmi les premières causes des grandes crises des organisations idéales et, bien souvent, de leur fin.
Le mot-clé qui peut permettre de comprendre ces phénomènes est le désir. Il ne peut y avoir de gratuité sans liberté, et il ne peut y avoir de liberté sans la capacité à désirer librement, car la première liberté, c’est la liberté du désir. Le désir n’est pas ce quelque chose de romantique et de sentimental, ni de frivole et de banal auquel notre culture l’a réduit. La capacité à désirer est l’une des capacités fondamentales de la personne, et elle prend le pas sur presque tout le reste dans le cas de personnes qui passent leur vie à faire leurs des idéaux moraux ou spirituels élevés.
La gratuité originelle vécue par celui qui répond à une vocation est le don de ses désirs. Cependant, les effets de ce don – sur la personne qui donne, d’une part, et sur l’institution ou la communauté qui le reçoit, d’autre part – sont diamétralement opposés, selon que le don de ses désirs est maintenu en vie ou, au contraire, sacrifié. Abraham donne son unique fils Isaac après avoir entendu un appel et y avoir répondu ; d’ailleurs, lorsque l’on a une vraie vocation, on ne peut pas ne pas tout donner. Abraham donne tout ce qu’il possède ; or, si Dieu avait vraiment voulu qu’il offre son fils en sacrifice, les fils de la promesse originelle n’auraient pas été aussi nombreux que les étoiles du ciel. Pourtant, lors des expériences au cours de l’histoire, notamment au sein des communautés religieuses et spirituelles, le bélier n’apparaît presque jamais, l’ange n’arrête pas notre main et l’OMI sacrifie le don du désir. Ainsi, la vie se bloque. Pourquoi ?
Lorsqu’une personne fait une expérience idéale dans laquelle elle se reconnaît, elle entrevoit la possibilité d’étendre à l’infini ses propres désirs, jusqu’à toucher ses rêves. Elle choisit ainsi, en toute liberté, de tout investir dans cette nouvelle promesse, qui ne parle que de gratuité et de don. Elle ne vit pas sa réponse comme un sacrifice et encore moins comme une perte. Elle voit dans le renoncement à ses projets et désirs individuels, rien d’autre qu’une liberté et un don infiniment plus grands, une possibilité infinie de s’épanouir différemment dans un nouveau jardin merveilleux. Alors, le nouveau désir, qui semble infini, absorbe tous les autres désirs, jusqu’à devenir peu à peu le seul désir que l’on veuille éprouver. Le désir de la communauté sacrifie trop facilement les désirs de ses membres. Les autres histoires et les autres récits, les nôtres et ceux du monde, perdent de leur charme et de leur intérêt ; nous cessons de les désirer parce qu’ils nous paraissent trop petits et banals. Nous allons jusqu’à mépriser et discréditer ceux qui se contentent de vivre et de raconter leurs petites histoires quotidiennes, ceux qui nous parlent banalement de leur famille, de leur travail ordinaire, qui récitent les prières toutes simples qu’ils ont apprises dans l’enfance. La biodiversité des sentiments, des paroles, des désirs, des intérêts, des histoires et de la vie se réduit comme une peau de chagrin ; pourtant, nous sommes si captivés par ce nouveau et magnifique désir que nous ne percevons même pas ce manque.
Lors de ce processus, qui peut être très long, les degrés de liberté que l’on avait expérimentés au moment de la rencontre avec la voix originelle se réduisent considérablement, et l’on en vient à désirer uniquement les choses que la nouvelle communauté désire et qu’elle nous demande de désirer. Or, désirer un ensemble d’éléments fini et défini par d’autres déclenche purement et simplement la mort du désir, qui ne peut vivre et se développer que sur des territoires mixtes, au milieu des surprises tout au long de la vie qui est imprévisible, mais aussi et surtout dans la liberté. La seule façon d’espérer voir notre enfant grandir comme une personne libre, c’est de l’aider à désirer des choses différentes de celles que nous-mêmes avons désirées ; parfois, nous sommes même surpris de constater que l’un de ses désirs libres était aussi le nôtre, identique et pourtant si différent. Hélas, les communautés humaines nées d’idéaux, notamment celles qui sont le fruit d’idéaux élevés, font presque toujours le contraire : elles privent les personnes du don de leurs désirs pour les immoler sur l’autel du désir de la communauté. Elles apprennent à leurs membres à désirer les choses que les fondateurs ont désirées et que tout le monde désire. Ainsi, elles sacrifient les désirs de leurs membres en les inscrivant sur une liste inaccessible des choses désirables. Il s’établit une distinction entre les bons et les mauvais désirs, ce qui finit inévitablement par tuer tous les désirs. On assiste alors à une véritable substitution : la place des désirs individuels sacrifiés, donc tués, est désormais occupée par l’unique désir collectif, qui est le même pour tous. Or, la voie correcte consisterait à greffer le nouveau désir sur les désirs individuels ; il en sortirait une réalité nouvelle où les désirs originels des personnes seraient exaltés par la grande narration de l’idéal qui jouerait le rôle de « multiplicateur » des désirs de tous et de chacun. Hélas, cette heureuse issue n’est ni la plus fréquente, ni la plus probable. En effet, la greffe est bien plus risquée et imprévisible que la substitution, qui fonctionne mieux tant que les personnes et la communauté sont jeunes, mais qui crée de graves problèmes lorsqu’à l’âge adulte, le grand désir entre en crise.
Mais pourquoi les communautés idéales procèdent-elles à cette substitution de désirs ? Elles le font car, d’une part, elles pensent que la seule façon de réaliser le grand désir de la communauté et de ses fondateurs, c’est de réussir à conquérir le cœur de ses membres et, par conséquent, le don de leurs désirs. Son esprit et ses forces ne lui suffisent pas. Pour atteindre ce grand objectif, elles ont besoin de tous les désirs, car c’est là que se trouve l’énergie infinie dont elles ont besoin pour réaliser le désir infini de la mission de l’OMI. Nous le voyons déjà dans les entreprises, qui tendent de plus en plus à « acheter » les désirs de leurs subordonnés, et ce phénomène est d’autant plus marqué au sein des communautés idéales. Ce processus est en général enrobé de la bonne foi des fondateurs ou responsables, qui sont sincèrement convaincus qu’il n’y a pas de plus grand bonheur pour leurs membres que d’apprendre à ne désirer rien d’autre que cette unique chose désirable. Une deuxième raison explique le sacrifice et la substitution : l’intuition, plus ou moins consciente, selon laquelle les désirs des personnes, lorsqu’ils restent libres, détachés de tout et non canalisés, risquent de provoquer la fin de la communauté, car elle peut continuer à vivre à la seule condition que ses membres la désirent en masse, selon les mêmes modes et sous les mêmes formes. Souvent, la rédaction de règles et de statuts extrêmement détaillés est aussi l’expression, inconsciente, de ce besoin de sacrifier, de contrôler et d’orienter les désirs des membres présents et futurs, dans l’espoir d’assurer la continuité de l’expérience originelle. Pour ces deux raisons, le sacrifice des désirs est une tentation à laquelle les communautés idéales cèdent fréquemment.
Dans de rares cas, les fondateurs parviennent à comprendre que la seule voie possible pour empêcher la mort de leur œuvre consiste à ne pas sacrifier le don du désir qu’ils reçoivent. Ils le laissent donc vivre et en prennent soin, afin qu’il se développe en harmonie avec le nouveau désir collectif, dans un esprit de fraternité. Ils soustraient Isaac au fagot de bois pour le sauver des flammes dévorantes, prenant le risque que ces désirs vivants, donc différents, ne se développent pas dans le sens où ils le souhaiteraient. C’est seulement en accordant à ceux qui viennent après nous la liberté de détruire ce que nous avons construit, que nous pouvons espérer (sans jamais en avoir la certitude) qu’ils ne le détruiront pas pour de bon. Nous pouvons espérer contrôler une partie des processus idéaux que nous enclenchons uniquement si nous renonçons à tout contrôler ; et, si nous voulons que cette partie sauvée devienne importante et essentielle, nous devons renoncer à contrôler ce que nous pensons être essentiel et important. Pour maintenir en vie les choses humaines, il n’y a pas d’autre garantie que la liberté-sans-garanties. Plus les idéaux sont élevés, plus la gratuité des désirs devient nécessaire et essentielle. En outre, plus l’idéal de l’OMI est généreux et ambitieux, plus la probabilité du sacrifice et de la substitution du désir augmente. L’histoire nous enseigne que plus on contrôle les désirs des personnes dans leur jeunesse ou lors de la première phase de fondation, plus les désirs de ces personnes seront petits voire absents dans leur vie d’adultes et/ou lors de la seconde phase.
Lors des graves crises du capital narratif, pour écrire de nouvelles histoires encore capables de nous enchanter et d’enchanter les autres, on n’a besoin de rien d’autre que de nouveaux désirs libres et infinis, à l’image de ceux qui nous ont été donnés au premier jour. Or, les personnes habituées à ne désirer que les choses définies comme désirables ont le muscle du désir atrophié ; ne désirant plus rien, elles ne savent pas vivre et écrire des histoires désirables.
On ne s’étonnera donc pas que les communautés qui traversent de graves crises de capital narratif se heurtent toutes à la même difficulté : la plupart de leurs membres souffrent d’une absence de désir et, par conséquent, deviennent apathiques face à l’éros, à la vie. On le constate surtout chez les personnes les plus généreuses et pures, celles qui ont le plus sacrifié leurs propres désirs pour mieux embrasser le nouveau ; car, plus nous avons donné de désirs hier, plus nous souffrons aujourd’hui d’apathie. Que faire ? Pour l’instant, nous pouvons prendre conscience qu’il n’est pas facile de sortir de ces pièges responsables de la mort des grandes expériences idéales collectives et d’une telle souffrance individuelle, entre autres parce que la maladie de désir qui se manifeste aujourd’hui résulte du sacrifice du désir d’hier que tous avaient pourtant accueilli comme une bénédiction. Cependant, on se gardera au moins de confondre le remède avec la maladie (lorsque, par exemple, on invite les personnes en crise et dépourvues d’énergie à désirer de nouveau les choses de toujours). Pour espérer voir nos désirs ressusciter, nous pouvons essayer de recommencer à écouter les histoires quotidiennes « banales » des familles de nos amis et collègues, leurs histoires ordinaires de travail, d’efforts et d’amour. Peut-être découvrirons-nous alors que, « sous le soleil », il existe peu d’autres choses plus dignes d’être désirées. Ainsi, grâce à ces désirs simples mais redevenus vrais et vivants, nous pourrons attendre un ange encore capable de les appeler par leur nom.
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Par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 10/12/2017
« À tout jamais, le désir humain restera irréductible à aucune réduction ou adaptation. »
Jacques Lacan Séminaire 5
Il n’est pas rare que les expériences nées au nom de la gratuité finissent par entrer en conflit avec cette gratuité qui les a rendues possibles. Au sein de nombreuses entreprises, le « simple » objectif consistant à maximiser les profits produit déjà des organisations qui cherchent par tous les moyens à orienter toutes les énergies disponibles de leurs salariés vers ce but. Or, lorsque la mission d’une organisation à mouvance idéale (OMI) consiste à racheter définitivement les pauvres, voire à convertir le monde, elles demandent à leurs membres de déployer toutes leurs énergies disponibles et indisponibles au service de cette très noble cause et, si possible, d’y consacrer toute leur vie. C’est ainsi que, souvent, du fait de leurs pratiques, les OMI offrent une liberté et une gratuité moindres que les entreprises et organisations qu’elles critiquent justement à cause de leur absence de don et de liberté.
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Par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 03/12/2017
« Il faut un amour infini pour renoncer à soi et devenir fini, s’incarner pour aimer l’autre ainsi, et l’autre comme autre être fini. »
Jacques Derrida Donner la mort
Les capitaux narratifs sont pluriels : toutes les histoires dont ils se composent ne possèdent pas la même valeur. Seules quelques-unes peuvent supporter le poids du nouvel édifice. On trouve le « bon grain » et l’« ivraie » dans tous les champs de la terre, y compris dans les champs spéciaux où poussent nos idéaux. Dans un premier temps, il faut laisser pousser ensemble toutes les plantes du champ car, comme l’affirme la grande métaphore de l’Évangile, si les paysans intervenaient pour extirper l’ivraie, ils arracheraient aussi les épis bons et précieux.
[fulltext] =>Conserver tous les épis de bon grain est un devoir vital et un impératif moral pour les fondateurs et la première génération d’une communauté et d’une organisation à mouvance idéale (OMI). Ce souci justifié de conserver l’expérience et son capital narratif dans leur intégrité a pour résultat qu’à la fin de la phase de fondation, la récolte comporte du bon grain mêlé à l’ivraie. Par conséquent, l’héritage laissé par les fondateurs est invariablement un mélange de bon grain et de chiendent.
Certaines organisations s’éteignent car, dès la phase originelle, elles ne savent pas composer avec l’ivraie et l’inévitable impureté des incarnations. Elles essaient donc de séparer dès le début les mauvaises herbes des bonnes, sans laisser à toutes les semences le temps de mûrir suffisamment. Entre autres parce que, contrairement aux vraies semences des vrais champs, les composantes naturelles de notre idéalité ne parviennent à se distinguer des mauvaises qu’au fil du temps : souvent, ce qui ressemblait au départ à de l’ivraie s’est révélé plus tard être du bon grain, et vice-versa. Les idéaux se développent bien uniquement au contact de toutes les herbes voisines. Ils se nourrissent des mêmes substances, vivent en osmose avec les arbres les plus divers et parfois même avec les champignons vénéneux (pour ceux qui les mangent, mais non pour la plante). Dans certains cas, ces fleurs et ces plantes sont si délicates qu’elles parviennent à grandir uniquement en étant protégées par l’ombre d’arbres certes moins nobles, mais plus résistants à la sécheresse. Seuls les bonsaïs réussissent à vivre dans les lieux aseptisés que sont nos salons. En effet, ils ne portent pas de fruit, n’ont pas de racines et ne grandissent pas. Les histoires vraies se composent de chapitres entiers de romans écrits par d’autres, à partir d’extraits de mythes issus des « cultes païens » qui nous entourent. Aucun capital narratif n’est entièrement nouveau. La plupart de ses idées et de ses histoires constituent un héritage, même lorsque, subjectivement parlant, celui qui écrit une nouvelle histoire n’en est pas pleinement conscient, puisqu’il craint que le fait de reconnaître l’apport du passé diminue la nouveauté. Celui qui commence à vivre et à raconter une histoire communautaire, entrepreneuriale ou politique hérite et engendre du bon grain et de l’ivraie.
Or, et c’est le processus le plus délicat et crucial, celui qui arrive après la période de la fondation tend inévitablement à repérer l’ivraie uniquement dans l’héritage originel, autrement dit, dans les idées et dans les histoires que les fondateurs ont trouvées parmi les matériaux qui préexistaient à leur nouvelle maison, et à considérer tout bon grain comme un produit du fondateur. Ainsi, il tente une première séparation en cherchant l’ivraie exclusivement « à l’extérieur » et « avant », et non pas « à l’intérieur » et « durant » les paroles originelles du fondateur. Dans certains cas, on finit par écrire un nouveau capital narratif en éliminant complètement les vieilles histoires « contaminées » héritées du passé et de l’environnement, en créant de nouvelles histoires uniquement à partir de ce que l’on pense être des matériaux inédits et originaux. C’est ainsi que l’ivraie présente y compris dans les nouvelles idées et les histoires de la fondation pousse imperturbablement parce qu’on la confond avec le bon grain, jusqu’au jour où les bons fruits (les nouveaux membres et nouvelles vocations) finissent étouffés par l’ivraie qui revêt l’apparence du bon grain.
Parfois, lorsque la communauté post-fondation parvient à cette phase de pénurie narrative, elle reçoit le don et la force de percevoir que, si elle veut espérer se sauver, elle doit s’armer de courage et commencer à séparer le bon grain de l’ivraie, y compris au sein du capital narratif originel du fondateur. Peu à peu, elle parvient, non sans résistances internes, à porter un regard plus mûr et « distant » sur les idées, les écrits et les histoires de sa fondation, en se mettant en quête du grain vraiment bon.
Or, même lors de ces opérations nécessaires, on peut très facilement se retrouver avec de l’ivraie se faisant passer pour du bon grain, ce qui est dû à une erreur très répandue. Souvent, on pense que la partie authentique et bonne du capital narratif se trouve dans ses éléments les plus spectaculaires et sensationnels, ce qui nous conduit à arracher les composantes les plus sobres, les plus simples, pauvres et ordinaires. Il s’agit d’une erreur grave et fréquente notamment lors des expériences nées de charismes spirituels et religieux. Ces histoires de fondation recèlent les événements, les petites actions et les narrations qui ont le plus frappé l’imagination des fondateurs et les sentiments de leurs premiers disciples. Souvent, ils sont liés à des faits situés à la frontière entre le naturel et le surnaturel, entre l’ordinaire et le miraculeux. Dans certains cas, ils prennent la forme de récits de visions ou de révélations spéciales et généralement secrètes, de type gnostique et se rapportant aux mystères religieux.
Toute fondation, et plus particulièrement si elle découle d’un charisme riche et profond, présente cette composante de narration. Même l’Église des premiers temps, pour prendre un exemple, regorgeait de tels récits, dont elle s’est nourrie et qui lui ont permis de s’enrichir. Pourtant, il est arrivé un moment où les premiers chrétiens ont dû canaliser la prolifération de cette composante narrative spectaculaire et miraculeuse. C’est ainsi que, parmi tous les récits qui circulaient lors de la deuxième et troisième période, ils n’ont retenu que quatre évangiles et quelques autres textes. Aujourd’hui, nous savons que certains épisodes et paroles contenus dans les évangiles apocryphes et gnostiques, et peut-être même tous, n’étaient probablement pas moins « vrais » que les faits et les paroles conservés dans les textes canoniques. Beaucoup de ces récits avaient été élaborés à une époque plus lointaine à partir des premiers faits historiques, alors que certains commençaient à penser que le premier kerigma, sobre et essentiel, n’était peut-être pas assez spectaculaire et secret pour convertir et conquérir les cœurs. Pourtant, sans cette opération de séparation et de discernement, l’Église primitive se serait laissé dévorer par ses propres récits. Les plus sensationnels qui circulaient au sujet de la vie de Jésus et des apôtres auraient supplanté les récits trop sobres d’une jeune femme de Nazareth, les béatitudes s’adressant aux pauvres et aux affligés, le récit de la passion et, donc, de la résurrection, qui aurait alors été assimilée à de nombreux miracles accomplis par Jésus, aux miracles similaires des faux prophètes et des mages, ou encore à la « résurrection » de Lazare. Au milieu de cette abondance de récits extraordinaires, ces premières communautés ont dû « sacrifier » certains faits véridiques ou probables afin de préserver le caractère novateur de leur propre histoire capable d’engendrer le présent et l’avenir. Ce n’est sûrement pas un hasard si la résurrection de Jésus ne s’accompagne que de rares descriptions. Ce récit ne présente que quelques femmes apeurées, un jeune homme portant un vêtement blanc, un jardinier et des hommes incrédules. Les manuscrits les plus anciens de l’évangile le plus ancien se concluaient sur ces magnifiques paroles commentant le moment où les femmes virent le tombeau vide : « Et elles ne dirent rien à personne » (Marc 16,8). Dans les lettres de l’apôtre Paul, on ne trouve pas de récits des miracles de Jésus, mais seulement le récit d’un « miracle » accompli par un crucifié ressuscité et vivant qu’il a rencontré sur la route.
Lorsque l’on se trouve en panne d’histoires à raconter, il est trop commode de penser que les nouvelles histoires d’aujourd’hui devront partir des récits les plus éclatants d’hier. On croit à tort que raconter les miracles passés suffit à engendrer les nouveaux « miracles » qui n’arrivent pas alors qu’ils pourraient nous aider à continuer de cheminer. Comme si, pour faire revivre la réalité originelle, il fallait se contenter d’évoquer les exploits d’hier sans les revivre. On tombe ainsi dans un syndrome consumériste, qui est d’autant plus probable et tentateur que la fondation a été riche en événements particuliers ; cela risque en outre de bloquer la génération suivante dans la consommation avide de souvenirs stériles. Une autre sorte de malédiction des ressources guette : plus le passé est coloré, plus le présent, vécu en consumant le passé et en oubliant l’avenir, risque de perdre de son éclat. Là, l’erreur fatale consiste à ne pas comprendre que les dons spéciaux reçus lors de la phase de fondation étaient simplement la « dot » qui a fait naître par la suite une vie nouvelle et magnifique car ordinaire et à la portée de tout le monde. Il s’agit d’expériences uniques car liées à la révélation de la vocation « prophétique » des fondateurs. L’héritage fécond que nous laissent les fondateurs n’est pas leur dot reçue en cadeau, mais la vie née de ces noces. C’est un enfant vivant, et non pas un objet brillant et stérile, un simple diamant.
Lorsque l’on tombe dans cette erreur, la part extraordinaire du capital narratif, qui fait elle aussi partie de l’héritage, se transforme en « mauvaise monnaie », non pas parce qu’elle est mauvaise ou fausse en soi, mais parce que, dans une nouvelle version de la vieille loi de Gresham, elle « chasse » la « bonne monnaie » provenant du travail éprouvant de celui qui essaie avec sérieux et humilité d’écrire une nouvelle belle normalité de la vie après la crise des premières histoires. Ce travail d’écriture de capital narratif génératif est usurpé par les vendeurs des souvenirs des effets spéciaux et des feux d’artifice des premiers temps aujourd’hui révolus. Ce n’est pas le chien-loup qui apparaissait à Don Bosco qui a engendré le grand mouvement éducatif salésien : celui-ci est né surtout du « sifflement » tout à fait normal que le jeune Jean Bosco a fait naître chez Barthélémy. Ce ne sont pas les « fioretti » et pas davantage les stigmates de saint François qui ont donné naissance au mouvement franciscain et l’ont régénéré, mais la fidélité absolue et tenace de François à la « dame pauvreté » de l’Évangile. Isaïe n’a pas sauvé et nourri son peuple par le récit de la vision des séraphins au temple le jour où il a compris sa vocation, mais grâce à l’humble prophétie d’un enfant et d’un petit reste toujours fidèle, qui ont alimenté l’espérance non vaine lors des exils et continuent aujourd’hui encore à nourrir notre attente aimante qui ne finit jamais.
Les expériences sensationnelles et extraordinaires de la fondation sont des semences qui, bien que magnifiques, ne se reproduisent pas, et ne font que projeter l’OMI vers le passé, ce qui la rend dépendante de stupéfiants. Le nouveau bon capital narratif n’est pas celui qui se compose des miracles d’hier, mais le capital engendré par les nouveaux récits de la vie vraie et toute simple d’aujourd’hui.
Lors des crises de capitaux narratifs, les ressources restantes sont toujours très rares. Une OMI parvient à se sauver si elle renonce à les investir dans la consommation de ses récits extraordinaires du passé, car elle perçoit bien que le bon grain se trouvait dans la vie normale des premiers temps, dans ces faits qui peuvent encore en faire germer beaucoup d’autres parce qu’ils sont extraordinaires au point de devenir ordinaires, finis au point d’être vraiment infinis. C’est le récit d’un homme crucifié, d’un ami des pécheurs, des pêcheurs, de ceux qui pardonnent, de ceux qui sont pardonnés, des communautés qui vivent tout simplement l’amour réciproque. C’est seulement sur ces routes normales et poussiéreuses conduisant à Damas que l’on peut encore tomber de cheval.
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Par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 03/12/2017
« Il faut un amour infini pour renoncer à soi et devenir fini, s’incarner pour aimer l’autre ainsi, et l’autre comme autre être fini. »
Jacques Derrida Donner la mort
Les capitaux narratifs sont pluriels : toutes les histoires dont ils se composent ne possèdent pas la même valeur. Seules quelques-unes peuvent supporter le poids du nouvel édifice. On trouve le « bon grain » et l’« ivraie » dans tous les champs de la terre, y compris dans les champs spéciaux où poussent nos idéaux. Dans un premier temps, il faut laisser pousser ensemble toutes les plantes du champ car, comme l’affirme la grande métaphore de l’Évangile, si les paysans intervenaient pour extirper l’ivraie, ils arracheraient aussi les épis bons et précieux.
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Par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 26/11/2017
« Il y a les voix.
Elles nous accompagnent.
Elles nous mordent.
Elles nous susurrent de si brèves consolations…
Elles nous commandent,
nous réprimandent,
nous complimentent si rarement
et crient au milieu de nos nuits sans sommeil.
Les voix…
De qui sont ces voix ? »Chandra Livia Candiani, Fatti vivo
Les manques de capital narratif sont d’autant plus sévères que nous étions attachés aux grandes narrations que nous voyons s’évanouir. Et ce lorsque nous avions mis tout notre cœur, toute notre âme et tout notre esprit dans cette bonne nouvelle, que nous y avions consumé nos désirs impossibles, qu’elle était devenue la pensée dominante qui nous empêchait de dormir la nuit parce que nous avions envie de rêver tout éveillés ce qui était notre seul vrai rêve.
[fulltext] =>Celui qui, hier, était captivé et séduit par cette promesse qui semblait illimitée et infinie, est aujourd’hui déconcerté et accablé du fait que la plus belle histoire a cessé de parler. Cela s’apparente à un tremblement de terre, où celui qui se trouve près de l’épicentre subit davantage de dégâts que celui qui vit au bord du cratère. Les crises des capitaux narratifs font de nombreuses « victimes » précisément parmi ceux qui, par vocation et en raison de leur destin, sont plus proches et plus intimes de cette grande histoire originelle. Souvent, ils meurent et nous quittent, non pas parce qu’ils l’aimaient trop peu, mais parce qu’ils l’avaient trop aimé. « Le roi est muet » n’est pas une dénonciation ni une trahison, mais simplement un cri et un chant d’amour, même lorsque c’est le chant final.
Cependant, contrairement aux vrais tremblements de terre, lors des secousses symboliques qui frappent les capitaux narratifs des organisations à mouvance idéale (OMI), mesurer les vraies distances par rapport à l’épicentre est une tâche ardue, étant donné qu’elles diffèrent des distances évidentes et sont presque toujours invisibles. Les statuts et les organigrammes ne sont d’aucun secours dans ces mesures différentes. Nous avons ainsi beaucoup de mal à évaluer les dommages réels, et plus encore à engager des processus valables de reconstruction car, étant donné que nous confondons les vrais proches du cœur fondateur de l’OMI avec les faux proches, souvent nous posons les bonnes questions aux mauvaises personnes qui évoquent, en toute bonne foi, uniquement quelques fissures sur les murs ; c’est ainsi que nous ne comprenons pas la vraie portée des phénomènes et des dommages et que nous confions à des mains maladroites la fondation de la nouvelle cité. En effet, pour prendre un exemple, celui qui travaille de façon régulière au sein d’une OMI n’est pas toujours plus « proche » et plus « intime » que les volontaires, et les religieuses appartenant à un ordre ne sont pas toutes plus proches que les laïcs amis de leur communauté, alors que certains des responsables peuvent être très « éloignés ». Plusieurs personnes situées à la même distance formelle par rapport au centre du charisme/idéal se trouvent en effet à des distances réelles très différentes. Ainsi, parmi les personnes assises dans le même bureau, présentes au sein du même Conseil d’Administration, ou priant dans le même chœur d’une abbaye, certaines souffrent énormément de la crise du capital narratif, d’autres beaucoup moins, d’autres encore n’en souffrent pas du tout et d’autres se réjouissent de voir la « maison » s’écrouler.
Dans un scénario où tout est très fluide (et n’est encore que très peu étudié et analysé),où nous n’avons aucune certitude, nous pouvons cependant être quasiment sûrs d’une chose : le premier instrument permettant de reconnaître les personnes les plus proches du capital narratif, c’est le calcul des dégâts. Ceux qui avaient établi leur demeure tout près du centre se trouvent certainement parmi les personnes qui ont le plus perdu et souffert. D’où un deuxième message : beaucoup des plus intimes et amoureux de la première narration idéale doivent être recherchés sous les décombres de leur plus belle histoire. Si le séisme est très violent, certains d’entre eux peuvent « mourir » et quitter l’OMI ou leur communauté. Ils « meurent » simplement parce qu’ils avaient construit leur maison à l’endroit le plus proche des idéaux et de leurs récits. Ils étaient tout simplement restés chez eux, à leur poste de garde, au lieu de partir en vacances.
Un autre message concerne ceux qui n’ont jamais subi de dégâts car ils se maintenaient à une distance suffisante. Ces habitants des périphéries sont issus de deux catégories dont seule la première est bonne. La première regroupe les habitants qui étaient visiblement et objectivement éloignés du centre. La seconde, quant à elle, regroupe les faux proches, ceux qui étaient formellement proches mais substantiellement éloignés. Les premiers sont les personnes autour de la communauté et de l’OMI qui n’avaient pas investi trop de désirs et d’attentes dans cette histoire idéale ; par conséquent, ils ne souffrent pas excessivement lorsque sa part la plus intime et profonde est détruite (car, dans un certain sens, ils ne l’avaient jamais connue, sinon à très petites doses).
Ces vrais habitants des zones les moins touchées peuvent cependant jouer un rôle très important, en ouvrant les portes de leurs maisons et en accueillant ceux qui ont subi de lourds dégâts ; en les réchauffant, en leur offrant des couvertures, en allumant le feu dans l’âtre, en mettant des châtaignes à griller sur le feu, en sortant leur meilleur vin, en priant avec eux ; et, lors de soirées plus claires et étoilées, en racontant à leurs hôtes les grandes histoires des débuts, en se remémorant leur premier amour, en les écoutant comme si c’était la première fois, avec le même émerveillement, la même confiance et la même ardeur. Nicodème retourne enfin dans le sein maternel, et il renaît bel et bien. Parfois, ce miracle ne se produit pas, et pourtant, ces mois passés dans des maisons avec peu de fissures sur les murs mais si ouvertes à la fraternité, représentent toujours un don et un réconfort pour le cœur, ce quignon de pain et ce verre d’eau qui permettent de survivre et de continuer à marcher dans le désert. Nombreuses sont les personnes fatiguées et oppressées par la survenue du manque de capital narratif, qui auraient pu commencer une nouvelle histoire et connaître peut-être une vraie résurrection, si seulement elles avaient trouvé, aux périphéries, un ami prêt à leur ouvrir généreusement les portes de sa maison. Parfois, la personne « éloignée » qui nous sauve du grand manque est ce frère rêveur que nous avions chassé des années auparavant et vendu aux marchands en chemin vers l’Égypte et qui, pourtant, n’avait jamais cessé de nous aimer, nous avait reconnus et donné du pain.
Les personnes éloignées appartenant à la seconde catégorie sont, elles, tout à fait différentes. On les trouve à tous les niveaux d’une OMI, y compris les plus élevés. Tout en étant éloignées du centre de l’expérience idéale originelle, elles possèdent le statut de proches, et c’est ce contraste invisible qui les rend dangereuses. Parmi ces individus, on trouve une large gamme de profils humains, de ceux qui, grâce à leurs talents relationnels ou par servilité, sont très vite parvenus aux postes de commande, en brûlant les étapes sans avoir fait réellement mûrir en eux les valeurs de la mission de l’OMI, à ceux qui se retrouvent au sein d’une institution ou d’une communauté sans l’avoir jamais vraiment voulu et qui essaient de flotter à la surface, en passant par ceux qui n’ont pas suffisamment de profondeur spirituelle pour comprendre le « charisme » mais ont bien appris leur métier. Si beaucoup d’entre eux sont de bonne foi, certains sont bons eux aussi ; d’autres sont tout simplement superficiels, peu sont généreux et aucun d’entre eux n’est prophète. N’ayant pas subi de dégâts, ils se portent candidats pour commencer les travaux de reconstruction. Alors que les vrais proches tentent d’assumer le deuil et ont besoin de temps et de ressources pour panser les blessures réelles et profondes, eux ont une grande quantité d’énergie psychologique et physique à investir. C’est ainsi qu’on les trouve en première ligne quand il s’agit d’écrire le nouveau capital narratif.
Enfin, il y a ceux qui se réjouissent de voir tout s’écrouler. Une joie teintée de tristesse, parfois désespérée, venue d’un désespoir opposé à celui des vrais proches. Les raisons en sont multiples et très variées. Parfois, il s’agit d’une absence consciente de vocation qui ne s’accompagne pas d’une force et d’une liberté suffisantes pour quitter la communauté qui, entre-temps, s’est remplie de rancœur et de haine. Une grande souffrance, toujours. D’autres fois, la « joie » naît de l’espoir de tirer quelque avantage d’une telle fin, ce qui peut pousser à changer de lieu de résidence afin d’en retirer des avantages fiscaux. Là, l’amour pour le capital narratif originel et pour les possibles nouveaux récits n’existe pas, même lorsque nous retrouvons certaines de ces personnes, qui se mélangent toujours aux plus proches et intimes, dans le groupe de scribes choisis pour rédiger les nouveaux récits après la grande crise.
Nous ne nous étonnerons donc pas si l’histoire nous prouve que les grandes crises de capital narratif n’aboutissent presque jamais à une vraie renaissance, car les travaux sont trop souvent confiés à de faux proches, voire à ceux qui se sont réjouis des destructions. La nouvelle cité se fera d’une façon ou d’une autre, mais elle ne sera pas la résurrection de la première.
La possibilité réduite d’un avenir positif dépendra de façon décisive de la qualité et de la quantité de survivants aux destructions, qui n’auront pas subi de trop lourds dégâts (parce qu’ils étaient plus jeunes, plus prudents ou parce qu’ils étaient allés manger chez des amis), mais aussi de l’hospitalité généreuse des « vraies personnes éloignées ». Mais, surtout, la beauté et la prophétie de la cité nouvelle dépendra du nombre de survivants qui ont vu et senti la maison s’écrouler sur leurs corps et sur ceux de leurs propres enfants et parents, qui décideront de rester et de tout recommencer pour essayer de ressusciter. La peur de nouvelles secousses est si forte que, souvent, même les vrais proches qui ont survécu descendent dans la vallée en direction de la mer, vers les côtes plus sûres, oubliant ainsi pour toujours la couleur des fleurs et le parfum irrésistible de l’air où tout avait commencé. Seule une nouvelle vocation, une autre voix, le murmure d’un deuxième appel peut nous amener à reconstruire une nouvelle maison tout près des tombes de nos parents et de nos enfants et à accepter de vivre toute notre vie en étant vulnérables, de reconstruire de nouvelles maisons différentes, plus légères et sobres, cette fois. Non plus des palais ni des résidences, pour apprendre enfin à vivre dans l’humble tente de l’Araméen.
Les plus grands charismes et idéaux collectifs naissent et se développent dans les zones sismiques, parce qu’ils se trouvent à la frontière entre les strates de civilisations, de religions et d’époques. Impossible de vivre confortablement et en toute tranquillité dans les cités qui sont le fruit de nos plus grands idéaux : elles naissent sur les failles de la terre. Elles ne devraient pas se trouver là, et pourtant elles existent, grâce à l’imprudence agapique de leurs fondateurs. Ayant suivi le vol d’un magnifique oiseau lors d’un printemps sacré, ils ont simplement posé la première pierre là où ce vol fou s’est achevé. Ils n’ont pas planifié la fondation de leur cité, pas plus qu’ils n’ont choisi l’endroit le plus adapté. C’est cet endroit qui les a choisis, car nous ne choisissons pas les choses les plus importantes : nous les retrouvons au-dedans de nous en tant que destin et mission. Là, ils ont construit une maison après l’autre avant de nous transmettre en héritage une cité fragile et très belle avec leurs récits, encore plus fragiles, encore plus beaux. Ils nous ont légué en même temps des arêtes à couper le souffle, des horizons paradisiaques et des espaces infinis, sur des plateaux couverts de fleurs rares aux couleurs chatoyantes, dont les hauts sommets lumineux se dressent à la manière d’une couronne.
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publié dans Avvenire le 26/11/2017
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Par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 19/11/2017
« Les grands écrivains projettent leur ombre dans deux directions à la fois. Dans l’une, ils font de l’ombre à leurs prédécesseurs ; dans l’autre, à ceux qui les suivent. »
Wislawa Szymborska, Come vivere in modo più confortevole
La recherche la plus persévérante et constante à laquelle les hommes se livrent sur terre, c’est la recherche de consolations. Il leur est impossible d’y renoncer, en particulier dans les moments difficiles de leur existence, lorsque la souffrance du présent et l’incertitude face à l’avenir engendrent la tentation irrépressible de se construire des illusions plutôt que de mourir. Nombreuses sont les personnes qui, même à l’âge adulte, interrompent leur cheminement éthique et spirituel et se mettent à régresser, après avoir cédé à cette terrible tentation.
[fulltext] =>Même les organisations, notamment les organisations à mouvance idéale (OMI), sont très tentées de cultiver les consolations. Souvent, face à l’urgence d’un changement de cap énergique et courageux, elles maintiennent le statu quo, rassasiées, apaisées et consolées par l’un ou l’autre fruit qui continue d’arriver. Une erreur grave et fréquente, due à la confusion entre les « intérêts » rapportés par le capital narratif d’hier et le salaire gagné grâce au travail d’aujourd’hui ; autrement dit, on vit de rentes (décroissantes) du passé, tout en croyant, à tort, vivre grâce à de nouveaux revenus.
C’est à l’intersection entre la mémoire du passé, la gestion du présent et la foi dans l’avenir que se trouve le destin de toute communauté humaine. Les racines d’une plante, par exemple, ne constituent pas son passé : elles sont à la fois sa mémoire, sa vie actuelle et les fleurs qu’elle donnera demain. Lorsqu’au contraire, on conçoit les racines uniquement comme le passé, cela déclenche inévitablement les maladies caractéristiques de la nostalgie. Le premier effet visible en est que l’on s’éloigne des jeunes et de la réalité du présent ; or, les jeunes fuient les communautés nostalgiques exclusivement tournées vers leur origine. La seule nostalgie capable de générer un présent positif est la nostalgie de l’avenir. Lorsque l’on assimile les racines au passé, le capital narratif originel se transforme de façon inéluctable en momie. Quand la communauté prend conscience (si cette prise de conscience a lieu, ce qui est rare) que les premières histoires vieillissent et que leur mort est imminente, d’abord elle prépare, puis elle met en œuvre la transformation du « cadavre » en momie, désireuse de sauver tout ce qui peut l’être sur ce vieux corps (les formes, le regard et les traits). Les enfants reçoivent ainsi un cadavre en héritage. La momie ne fait rien d’autre qu’éterniser la mort du corps historique, qui est donc l’opposé de sa résurrection.
Or, les résurrections sont des événements très rares. Il faudrait pour cela accueillir la mort vraie, laisser à tous le temps de prendre conscience que ce corps originel, avec sa beauté et son attrait infini, est mort à jamais ; accepter que les nouvelles histoires de vie s’écriront désormais au futur, qu’elles aideront aussi à comprendre le passé et le « rappelleront ». De vraies opérations spirituelles, d’autant plus difficiles que le capital narratif originel était grand et extraordinaire et que le corps historique originel, que l’on cherche ainsi à conserver en l’empêchant de mourir, était « beau ».
Or, tout « évangile » ne peut s’écrire autrement qu’à partir d’une résurrection. Si le Christ n’était pas ressuscité, ses disciples n’auraient jamais rien pu écrire, ou bien ils auraient écrit des textes gnostiques qui se seraient simplement ajoutés aux nombreux autres rédigés au cours des premiers siècles de l’empire romain tardif (et lors de toutes les périodes de crise profonde comme la nôtre). Ils n’auraient pas su conserver l’esprit du capital narratif des paraboles, de la passion du Christ et de sa mort. Nous n’aurions pas eu non plus le fils prodigue ou le bon Samaritain, et nous n’aurions rien su de ce cri insensé, ni des autres paroles proclamées de nouveau le premier jour après le sabbat.
Les capitaux narratifs originels des communautés encore vivantes et génératives, ce sont les récits de la résurrection, car ce sont eux qui donnent naissance aux récits ultérieurs des faits historiques les plus anciens. Les récits capables de générer une vie abondante durant une longue période ne sont pas les récits établis par les chroniqueurs pendant que ces événements se déroulent, car ces chroniques meurent avec leurs acteurs. Ce sont bien plutôt les récits écrits par le « reste » fidèle qui a su résister sous le poids de la croix, sous les décombres du temple et en exil, et qui a ensuite raconté ces faits d’hier à la lumière de la vie qui avait continué grâce à leur fidélité inébranlable. Même lorsque les récits écrits après les événements concordent avec ceux qui ont été faits auparavant, ils ne sont jamais identiques, car le corps ressuscité n’est pas le corps historique. Or, l’erreur la plus fréquente (quasiment nécessaire) des communautés charismatiques et idéales consiste à penser que le capital narratif est un fait historique accompli, les paroles mêmes des fondateurs. Étant donné qu’ils ne les font pas vraiment mourir, ils ne leur donnent pas la possibilité de parfois ressusciter vraiment. Les momies ne peuvent ressusciter ; elles sont purement et simplement mortes.
Les capitaux narratifs sont capables d’engendrer l’avenir à condition qu’on les perçoive comme une semence et, par conséquent, comme quelque chose de vivant ; parce qu’ils sont vivants, ils doivent mourir, et c’est seulement en mourant qu’ils porteront beaucoup de fruit, car cette première semence en engendrera cent, voire mille autres. Une semence vit, grandit et meurt précisément parce qu’elle est vivante ; les choses vivantes le sont parce qu’elles sont mortelles. En revanche, lorsque l’on envisage le capital narratif d’un charisme comme un coffret renfermant les bijoux de famille, autrement dit, des objets brillants et précieux mais morts, on l’empêche de grandir, de mourir et de porter du fruit. Or, comment apprendre à ressusciter ? C’est un métier que personne ne peut nous enseigner. Nous le pouvons et le devons, en cherchant au moins à éviter les fausses résurrections. De la même façon que, dans la Bible, les pires ennemis des prophètes sont les faux prophètes, les ennemis mortels des résurrections au sein des communautés idéales sont les fausses résurrections. Les prophètes de la Bible ont permis au peuple de ressusciter vraiment car, de par leur vocation, ils ont eu la force infinie de proclamer qu’une première histoire s’était achevée. Ils ont rendu possible une seconde vie après la déportation et la destruction car ils n’ont pas cherché à nier la fin, contrairement à ce que faisaient systématiquement les faux prophètes. En acceptant la mort vraie, ils n’ont pas empêché la résurrection vraie. Les inventeurs de fausses résurrections (qui sont toujours des formes de fausse prophétie) empêchent les vraies résurrections car ils continuent de répéter que le « cadavre » n’est pas vraiment mort, qu’il s’agit d’une mort apparente et qu’il se réveillera tôt ou tard. C’est ainsi qu’ils proposent et inventent des techniques de réanimation, qu’ils construisent de nouveaux défibrillateurs et persuadent la communauté en proie à la confusion d’investir ses dernières ressources dans cette tentative de « résurrection ». Celle-ci ne vient pas et ne viendra certes jamais car c’est impossible, mais la force idéologique de cette fausse prophétie réussit à justifier même l’échec, jusqu’au bout.
Une autre fausse résurrection consiste à cacher le cadavre. À Jérusalem, à Emmaüs ou en Galilée, les disciples ont rendu possible le « miracle » de la résurrection entre autre parce qu’ils n’avaient pas caché le cadavre, qui est la fausse résurrection la plus fréquente. Or, les cadavres ne racontent rien sinon des histoires de mort, alors que les choses vivantes ont besoin de vie autour d’elles pour continuer à vivre. Paradoxalement, parfois ce sont les fondateurs et ceux qui avaient été le plus fascinés par le premier capital narratif qui, inconsciemment, préfèrent « cacher le corps ». C’est le cas lorsque les fondateurs et la première génération essaient de rassurer les autres et de se rassurer eux-mêmes sur l’avenir de leur charisme et de leur communauté. Ils définissent des règles extrêmement détaillées et rigides afin que ce capital narratif originel ne meure pas. Au lieu de placer leur confiance dans leurs « enfants » et « petits-enfants » dont le charisme portera les mêmes chromosomes qu’eux, ils rédigent un contrat d’assurance avec l’avenir en leur imposant de ne pas changer le passé. C’est ainsi que leur préoccupation saine, sauver leurs idéaux, provoque inévitablement le vieillissement du capital narratif et met fin à cette expérience. En les empêchant de mourir, ils les empêchent de ressusciter. Dans ces cas-là, qui sont des pièges sans fond, pour se sauver il faut parfois des « enfants » et des « petits-enfants », parfois même des « frères », capables d’aimer leurs pères en allant contre les recommandations paternelles, tout en sachant qu’elles avaient été dictées par l’amour et en toute bonne foi. Tout « contrat avec l’avenir » est une nouvelle dissimulation du cadavre car un tel pacte équivaut, de fait, à un ordre de « lancement des travaux » pour la réalisation de la momie.
Peut-être l’Église primitive a-t-elle vécu une expérience semblable. Nous pouvons imaginer les phrases historiques de Jésus que Pierre et d’autres disciples auront rappelées à Paul afin de lui démontrer que l’Évangile était réservé aux seuls fils d’Israël, aux circoncis, et non aux non-juifs. Pourtant, Paul n’a pas eu peur des conflits avec ses frères ; il a écouté jusqu’au bout la voix qui lui parlait au fond de l’âme. Il a cru davantage au présent qu’au passé, et c’est ainsi qu’il a « sauvé » cette première communauté : il l’a aidée à ressusciter en ajoutant, grâce à son « charisme », un nouveau capital narratif à l’immense histoire primitive, ce qui l’a encore grandie. Les histoires et les récits de Paul ne sont pas seulement ni essentiellement les histoires et les récits de la vie historique du Christ : ils constituent les récits et les paroles de Paul, qui ont également apporté aux récits de la vie du Christ écrits après lui. Peut-être ne seraient-ils même jamais arrivés ou, du moins, ils n’auraient pas eu cette force infinie sans la fidélité persévérante de Paul à son capital narratif différent. Si les communautés n’avaient que des « Pierre », elles ne se sauveraient pas de l’obsolescence de leur capital narratif. L’arrivée de nouveaux « Paul » est peut-être la seule vraie source de salut pour les OMI. Or, tant que nous sommes dans le tourment, nous ne pouvons pas le savoir ; nous ne pouvons qu’espérer et prier en gardant nos « lampes allumées » afin de le reconnaître s’il arrive. Et, même s’il n’arrivait pas, nous pouvons vivre bien et longtemps en étant capables d’attendre une espérance vraie, en renonçant à nous consoler avec de fausses espérances.
Les vraies attentes sont un aliment précieux pour la vraie vie. Certaines OMI cessent de vivre parce qu’elles empêchent l’arrivée de Paul ; d’autres ne parviennent pas à le reconnaître parce qu’elles ont éteint leurs lampes ; d’autres encore appellent « Paul » le premier faux prophète qui passe, un vendeur de salut facile et bon marché. Les résurrections ne sont pas des contrats et personne ne peut nous garantir qu’elles arriveront. Au contraire, c’est même la possibilité réelle de ne jamais les voir arriver qui fait de leur avènement un miracle. Les résurrections véritables sont toujours un don et, par conséquent, imprévues. C’est seulement ainsi qu’elles parviennent à nous surprendre et nous laissent sans voix lorsqu’elles s’accomplissent, quand nous reconnaissons la voix merveilleuse de celui que nous avions pris pour le jardinier.
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publié dans Avvenire le 19/11/2017
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Par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 12/11/2017
« Nous devons œuvrer dans les zones à l’intersection de nombreuses catégories de disciplines, dans ces zones où, comme à l’endroit où deux terrains différents entrent en contact, on trouve souvent une concentration importante de richesses exceptionnelles. »
Achille Loria Le basi economiche della costituzione sociale
Les communautés, les associations, les mouvements, les institutions et les entreprises vivent grâce à de nombreuses formes de capitaux. Le capital narratif en est une ; il s’agit d’une ressource précieuse, présente au sein de multiples organisations, qui devient essentielle dans les moments de crise et lors des grands changements dont dépendent la qualité du présent, les possibilités offertes par l’avenir, la bénédiction ou la malédiction du passé. Ce patrimoine – à savoir, munus / don des pères – est constitué de récits, d’histoires et d’écrits, parfois même de poésie, de chants et de mythes. Il s’agit d’un véritable capital car, comme tous les capitaux, il produit des fruits et assure l’avenir. Si les idéaux de l’organisation ou de la communauté sont élevés et ambitieux, comme c’est le cas au sein de nombreuses organisations à mouvance idéale (OMI), son capital narratif est lui aussi important. Cette ressource est précieuse face aux premières difficultés, lorsque le fait d’échanger sur les grands épisodes d’hier nous donne le courage de continuer à espérer, à croire et à aimer aujourd’hui.
[fulltext] =>Le capital narratif est également le premier mode de sélection des nouveaux membres de l’organisation ou de la communauté. Nous aimons certes beaucoup de choses, mais nous aimons surtout les histoires merveilleuses, celles qui réveillent la part la plus profonde et vraie de notre âme, qui nous rendent meilleurs simplement en les écoutant. Plus nos idéaux sont grands, plus notre âme est grande, et plus grande doit être la promesse contenue dans le capital narratif pour nous inviter à passer à l’action et nous intégrer à cette histoire. Les petites histoires attirent les personnes animées de désirs et d’idéaux petits, tandis que les grandes histoires conquièrent les âmes grandes et les histoires extraordinaires attirent les personnes extraordinaires.
Au cours des premiers temps de la fondation d’une œuvre, ce capital narratif est le seul bien qu’une communauté possède, notamment les communautés-mouvements nées d’idéaux spirituels, et ce à l’intérieur comme à l’extérieur des religions. On se nourrit de la vie engendrée, des histoires originelles et des « miracles », de la vie et des paroles des fondateurs qui vivent et se racontent. La nouvelle vie devient immédiatement un évangile, une nouvelle Bonne Nouvelle. Ceux qui sont touchés par cette histoire générative y reconnaissent leur propre récit, passé et futur. Lors de ces premiers temps, le taux d’accumulation de capital narratif est très élevé, et il connaît une croissance exponentielle. C’est au cours des toutes premières années, parfois même des premiers mois ou jours, que se constitue la plus grande partie de ce patrimoine spécial. Sa « productivité » est extraordinaire et ahurissante. Dans n’importe quel environnement, il suffit d’évoquer ces premiers récits pour assister à de vrais miracles, qui sont tout aussi impressionnants que les premiers, voire parfois davantage. Dire et répéter les phrases et les faits des débuts produit des effets littéralement extraordinaires qui, en plus de faire grandir la communauté, renforcent chez ceux qui proclament cet idéal la conviction de son authenticité et de sa force, ce qui enclenche un cercle vertueux (histoires-proclamation-fruits-renforcement-nouvelle proclamation...) très puissant et remarquable.
Si le « charisme » à l’origine de ces expériences est riche et novateur, si le fondateur est généreux et créatif, on peut se nourrir durant des décennies, voire des siècles, des histoires et des paroles des premiers temps, sans éprouver le besoin d’en ajouter une seule autre. Or, c’est à l’intérieur de cette richesse que le fameux syndrome parasitaire se développe. Inévitablement et toujours de façon non intentionnée, les multiples fruits engendrés par les récits du passé deviennent un obstacle à la création d’un nouveau capital narratif. On se met alors à vivre des bénéfices d’hier, comme ce chef d’entreprise qui cesse d’innover et de générer de nouveaux revenus car il vit très bien des rentes constituées grâce aux capitaux du passé. Plus le premier capital narratif est important, plus la phase lors de laquelle on se repose sur ces rentes se prolonge. C’est l’une des manifestations du fameux « paradoxe de l’abondance » (ou « malédiction des ressources »), ce piège dans lequel tombent des pays très riches, forts d’une seule ressource naturelle, et qui finissent par s’appauvrir précisément à cause de cette énorme richesse. De « bénédiction » qu’ils étaient, un fondateur et un charisme très riches sur le plan spirituel peuvent tout à fait, sans l’avoir cherché ni même s’en rendre compte, se transformer en « malédiction » lorsque la richesse spirituelle de leur charisme provoque plus facilement et plus rapidement le syndrome du parasite (il peut apparaître alors que les fondateurs vivent encore : ceux-ci cessent ainsi d’innover pour se nourrir essentiellement de leur propre passé). Car, paradoxalement, plus la richesse spirituelle est grande, plus le syndrome parasitaire risque de se développer. Les communautés ayant des fondateurs et des charismes simples font certes face à d’autres problèmes, mais elles ignorent le syndrome parasitaire, qui est une maladie caractéristique de la richesse.
Cependant, contrairement aux capitaux financiers ou immobiliers, qui permettent un flux constant ou croissant de rentes, les capitaux narratifs vieillissent et se réduisent dès lors qu’ils ne sont pas mis à jour et renouvelés. La phrase d’Edgar Morin : « Tout ce qui ne se régénère pas dégénère », s’applique parfaitement à eux. Une obsolescence et dégénérescence qui, dans les moments comme le nôtre, où l’histoire s’accélère, peut se produire à un rythme extrêmement et dramatiquement rapide. On se retrouve ainsi du jour au lendemain avec un grave manque d’histoires à raconter. Ces tout premiers récits qui, jusqu’à hier, savaient nous convaincre et nous convertir, qui constituaient notre grand trésor, qui nous avaient enchantés et avaient constitué le fondement de notre vie individuelle et collective, deviennent muets, froids et cessent de vivre. Le décalage entre le langage et les défis du présent et les récits du passé devient énorme ; là encore, les jeunes, tels des sentinelles, sont les premiers à nous alerter de la maladie.
Dans les histoires idéales et charismatiques, les histoires originelles continuent de parler à la deuxième génération et aux générations futures uniquement si les histoires du deuxième et du troisième temps les accompagnent. Les franciscains ont perpétué le franciscanisme et le christianisme en ajoutant les histoires de François à celles des Évangiles, et les franciscains d’aujourd’hui perpétuent saint François (et l’Évangile) en ajoutant leurs « actes » à ceux du Pauvre d’Assise. Le premier patrimoine, le don narratif des pères, ne suffit pas pour continuer à vivre : le don des enfants est tout aussi indispensable, et il est également un don pour les pères, puisqu’il leur évite de disparaître à tout jamais.
Lorsqu’une OMI traverse une crise ou mort, l’épuisement de son capital narratif en est bien souvent la cause, et il n’est pas facile d’échapper à ce syndrome mortel. La plupart du temps, on tombe malade et l’on souffre sans même parvenir à établir un diagnostic, et l’on attribue alors la crise à d’autres causes (manque d’engagement chez les jeunes, la méchanceté du monde...). D’autres fois, on perçoit bien que la crise a quelque chose à voir avec notre incapacité à raconter le cœur du charisme. On constate que le capital narratif ne (nous) parle plus, ou plus suffisamment, ou encore, qu’il ne parle pas aux bonnes personnes ; malgré cela, on n’applique pas le bon remède.
Le remède inapproprié le plus fréquent consiste à ajouter de nouvelles histoires plus faciles à comprendre dans le « siècle présent », mais qui ne possèdent plus l’ADN de l’histoire originelle. Beaucoup finissent par le comprendre, tout simplement parce que nous sommes en train de raconter une autre histoire. Il arrive ainsi qu’avec le temps, une communauté issue d’un charisme qui se proposait d’évangéliser le monde de la famille, voyant qu’elle ne parvient plus aussi bien qu’auparavant à expliquer à elle-même et à son entourage les paroles évangéliques de la première génération, commence à s’occuper de questions concernant la politique familiale, l’adoption et les méthodes naturelles. Ces nouvelles histoires se rapprochent bien davantage de la sensibilité culturelle qui n’est plus la même, sont beaucoup plus faciles à expliquer et à comprendre et mieux à même de trouver des financements et des soutiens. Cependant, le fond du problème qui se cache derrière de telles opérations devenues aujourd’hui monnaie courante, se rapporte directement au capital narratif. La nouvelle association ne peut plus utiliser le premier capital narratif, devenu une ressource qui se limite aux archives ou se contente d’inspirer l’une ou l’autre phrase dans un message de Noël. Ici, on ne voit pas de nouvelles histoires se greffer sur le vieil arbre : le capital narratif originel est simplement remplacé par le nouveau. Dans certains cas, qui sont une variante de ce même genre, la nouvelle part du capital narratif tente, lors d’une première phase, de maintenir le contact avec sa composante originelle. Hélas, les nouvelles histoires, qui ont davantage de succès, provoquent l’érosion progressive des anciennes, jusqu’à les consumer entièrement.
Pour de nombreuses personnes, ces transformations et évolutions sont inhérentes à la nature des choses et de l’histoire, ont toujours existé et continueront d’exister. D’autres, en revanche, y voient un problème grave et crucial. Le nouveau capital narratif, simple et aisément compréhensible, n’attire plus les vocations. La première génération avait été capable de conquérir des personnes prêtes à consacrer leur vie à cet idéal, parce qu’elles étaient fascinées par la prophétie et la promesse inconditionnelle. Lorsqu’il devient très difficile d’expliquer le message originel, au point que l’on recourt progressivement à des mots plus simples à comprendre car ils ont perdu la force de leur idéal, la conséquence en est la transformation du type de personnes attirées par ce message. La personne issue de la première génération qui avait fait de cet idéal la ou une dimension identitaire de sa vie (et c’est l’essence de toute vocation) disparaît peu à peu pour laisser place à des membres qui y adhèrent de façon de plus en plus superficielle. En d’autres termes, le nouveau capital narratif ne choisit plus des vocations, mais de simples sympathisants, ou bien des collaborateurs engagés au sein des œuvres (on consacre sa vie à Dieu ou au combat pour un monde sans pauvreté, et non à la « responsabilité sociale de l’entreprise »).
C’est ainsi que l’on assiste à l’extinction de milliers de communautés charismatiques et de mouvements spirituels nés au XIXe siècle ou antérieurement. Parfois, leur mort fait naître de nouvelles institutions ; d’autres disparaissent purement et simplement car, face au risque de voir son identité dénaturée, la communauté et ses responsables réagissent en entravant ou en empêchant toute évolution du capital narratif originel. On continue alors à raconter les histoires des débuts, en recourant au même langage et en utilisant les mêmes mots qui ne font plus rêver personne.
Une troisième issue, tout aussi malheureuse, consiste à réabsorber le charisme dans la tradition que ce même charisme aspirait à renouveler et à changer. Lorsqu’il est trop difficile d’expliquer, à soi-même et aux autres, la portée charismatique de sa communauté, on renonce aux composantes spécifiques et nouvelles pour « retourner » à ces activités traditionnelles auxquelles on voulait justement apporter du sang neuf ; par exemple, jeune, on rêvait d’annoncer la Bonne Nouvelle aux fidèles d’autres religions et aux non-croyants mais, une fois devenu adulte, on se remet à faire le catéchisme aux confirmands.
Ce ne sont là que quelques-uns des cas de figure que nous nous proposons d’approfondir et de décortiquer dans les prochains volets de cette nouvelle série. Nous chercherons à comprendre quelles perspectives positives s’offrent à nous afin que les idéaux puissent continuer à nourrir la conscience du monde, afin que les nouvelles histoires greffées sur les fonctions originelles engendrent de nouvelles fleurs, de nouveaux fruits et de nouvelles couleurs. Nous tenterons de répondre aux questions suivantes : Est-il vraiment possible d’actualiser et de régénérer les capitaux narratifs de nos communautés, ou bien leur mort est-elle inévitable ? Quelles sont les transformations génératives ? Comment parvenir à savoir si nous sommes en train de trahir cette promesse ou, au contraire, si nous lui permettons de se réaliser ? Des questions et réponses ardues et risquées, mais avant tout nécessaires.
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Par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 12/11/2017
« Nous devons œuvrer dans les zones à l’intersection de nombreuses catégories de disciplines, dans ces zones où, comme à l’endroit où deux terrains différents entrent en contact, on trouve souvent une concentration importante de richesses exceptionnelles. »
Achille Loria Le basi economiche della costituzione sociale
Les communautés, les associations, les mouvements, les institutions et les entreprises vivent grâce à de nombreuses formes de capitaux. Le capital narratif en est une ; il s’agit d’une ressource précieuse, présente au sein de multiples organisations, qui devient essentielle dans les moments de crise et lors des grands changements dont dépendent la qualité du présent, les possibilités offertes par l’avenir, la bénédiction ou la malédiction du passé. Ce patrimoine – à savoir, munus / don des pères – est constitué de récits, d’histoires et d’écrits, parfois même de poésie, de chants et de mythes. Il s’agit d’un véritable capital car, comme tous les capitaux, il produit des fruits et assure l’avenir. Si les idéaux de l’organisation ou de la communauté sont élevés et ambitieux, comme c’est le cas au sein de nombreuses organisations à mouvance idéale (OMI), son capital narratif est lui aussi important. Cette ressource est précieuse face aux premières difficultés, lorsque le fait d’échanger sur les grands épisodes d’hier nous donne le courage de continuer à espérer, à croire et à aimer aujourd’hui.
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