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Par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 04/11/2018
« Plus notre schéma de valeurs est riche, plus il est difficile de parvenir à obtenir l’harmonie en son sein. Le prix de l’harmonisation semble être l’appauvrissement, le prix de la richesse, le manque d’harmonie ».
Martha Nussbaum, La fragilité du bien
Comprendre que le seul patrimoine que nous possédons vraiment, c’est le présent, est une expérience suprême de l’existence humaine. Nous la faisons quand nous nous apercevons soudain que le passé n’existe plus et que l’avenir repose sur une promesse fragile car elle est entièrement don. Or, alors que cela pourrait et devrait être l’heure du désespoir, nous sommes envahis par une joie toute nouvelle, que nous n’avions encore jamais éprouvée dans tous les paradis du passé. Elle nous vient d’une prise de conscience : à présent que nous sommes revenus pour de bon et sommes enfin pauvres, nous abattons notre dernière idole, notre moi.
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Nous percevons que cette idole avait pris des proportions gigantesques au fil des ans, à force de se nourrir des débris de toutes les idoles que nous avions rencontrées et détruites sur notre chemin. Chaque bataille idolâtrique l’avait rendue plus grande et plus forte, et nos victoires renforçaient sa certitude et sa satisfaction d’avoir conquis et défendu la vraie foi. Jusqu’au jour où, tout à coup, nous prenons conscience que, pour nous libérer de cette nouvelle et dernière grande idole, nous devons non plus nous battre, mais nous contenter de prononcer un docile « amen ». Cette joie différente ressemble peut-être à celle qui nous surprendra quand, un autre jour, un ami loyal nous annoncera : « C’est fini. » Là, nous dirons notre amen, et nous sentirons que c’est seulement la fin d’une histoire, une merveilleuse histoire, mais que notre histoire n’est pas finie, car un reste vivant survivra.Faire face au vieillissement représente une tâche délicate et cruciale y compris au sein des communautés et des organisations, et elle s’impose tout spécialement lors de cette phase historique de transition importante. Avec cependant une particularité de taille : les organisations collectives ne sont pas vouées à un déclin inexorable et à la mort qui caractérise la vie humaine, car leur existence peut se prolonger au-delà de la vie des personnes qui la composent. En effet, tout mettre en œuvre afin que la vie de leurs institutions se prolonge au-delà de la leur afin d’éviter que les deux « morts » ne surviennent en même temps, fait partie de la mission morale de la personne qui vit au sein d’une communauté ou d’une organisation et la gouverne. Les personnes qui se retrouvent par vocation à l’intérieur d’une communauté parviennent à vaincre la mort en faisant en sorte que leur communauté continue de vivre après leur mort individuelle ; les formes de vraie résurrection sont nombreuses, et beaucoup d’entre elles sont improbables et imprévues. Cette forme originale d’« immortalité » est l’un des héritages promis à qui se met en route après avoir répondu à un appel.
Ces morts et résurrections comportent des défis importants. Pensons, par exemple, à la relation entre jeunes et personnes âgées. Une communauté qui vieillit a un besoin vital de jeunes et de personnes d’âge moyen, capables de la régénérer grâce à leur grande énergie et à leur ingénuité providentielle, car la joie et la promesse d’avenir des jeunes peut guérir la tristesse et la nostalgie du passé, naturelles chez les personnes âgées. Vues sous cet angle, les communautés idéales et spirituelles ressemblent vraiment aux familles naturelles, où la présence et la proximité des petits-enfants donne joie et sens à la vieillesse des grands-parents. L’une des grandes pauvretés de notre civilisation occidentale, c’est d’avoir privé les anciens de la joie de voir tous les jours leurs petits-enfants (et leurs enfants), un grave manque dont nous n’avons pas encore pris réellement conscience.
Or, la réalité historique nous donne à voir une polarisation : les organisations jeunes sont remplies de jeunes et les organisations anciennes sont peuplées de vieux. Cependant, attirer les jeunes et les vocations authentiques est possible y compris dans les communautés qui ont vieilli, à condition, toutefois, que les jeunes voient dans les anciens des personnes intéressées par l’avenir, donc non nostalgiques. Ils devront les voir plongés dans le présent pour préparer demain, les voir travailler jusqu’au bout, ouvrir le portail de leur école animés de la même passion avec laquelle ils ouvrent la porte du tabernacle à l’église, et planter au moins un nouvel arbre qui nourrira et protègera l’avenir. À mon sens, le principal facteur qui éloigne aujourd’hui les jeunes de nombreuses communautés n’est pas l’âge moyen élevé de leurs membres : cela tient plutôt au fait que l’espoir d’un présent et d’un avenir radieux, peut-être même plus beaux, n’est pas là. En outre, lorsque les anciens cessent de générer l’avenir, les quelques jeunes qui restent vieillissent de l’intérieur, vivant leurs années de jeunesse comme un sacrifice contraint, et le ciel des uns et des autres s’obscurcit.
« Vos fils et vos filles prophétiseront » et « vos vieillards auront des songes » si « vos jeunes gens ont des visions » (Joël 3,1-2). Il existe un lien entre les rêves des anciens et les prophéties des enfants, car les jeunes peuvent prophétiser dans un environnement égayé par les rêves pleins d’espoir des adultes et des anciens. Cela vaut pour la vie civile et économique (les adultes et les anciens ne nourrissent pas de grands rêves porteurs d’avenir, et c’est le premier obstacle auquel se heurtent les jeunes), et plus encore pour les communautés et les organisations organisées autour d’idéaux collectifs. Une communauté mourante peut ressusciter dès lors qu’elle compte au moins une personne plus jeune pour prophétiser à l’intérieur d’un espace habité par les rêves de vie des anciens.
On voit là se greffer un autre grand thème, le patrimoine et les œuvres des communautés possédant un passé glorieux et un héritage important (écoles, hôpitaux, terrains, maisons...), un thème aujourd’hui particulièrement urgent et délicat, aussi bien pour les charismes religieux que pour les charismes laïcs.
Bien souvent, les fondateurs donnent naissance à ces œuvres car cette générativité institutionnelle est une composante essentielle de leur charisme. Au moment de les engendrer, ils les adaptent aux dimensions charismatiques que la puissance de la lumière présente lors de la phase de fondation leur fait entrevoir. Toute fondation d’une nouvelle communauté charismatique est un eskaton anticipé, où la prudence (qui est aussi une vertu des fondateurs) est dépassée par l’urgence de réaliser au cours de leur vie sur terre ce qu’ils voient au ciel. Les œuvres de la communauté sont construites lors du déjà, avec en vue le pas encore. Lorsqu’ensuite, la phase de fondation s’achève, ceux qui poursuivent la route se retrouvent avec des maisons et des institutions impossibles à entretenir par nature, et la charge représentée par leur gestion les empêche souvent de construire d’autres « maisons », de reproduire et de poursuivre les mêmes miracles que les fondateurs, voire des miracles plus grands.
Si les fondateurs avaient créé des œuvres adaptées à la réalité présente, elles auraient été trop petites. Les œuvres de ce type ne sont jamais « justes » : si aujourd’hui, elles ne sont pas trop grandes, hier elles auraient été trop petites. Or, tandis que les œuvres trop grandes du temps de leur fondation rendent difficile la vie concrète et économique des successeurs, les œuvres trop petites sont incapables de compliquer la vie de qui que ce soit, car elles cessent tout simplement d’exister en même temps que leurs créateurs et ne se transforment donc pas en héritage pour les successeurs.
Nous pouvons fermer ou vendre les œuvres trop grandes, y compris les maisons qui renferment dans leurs murs les signes et l’odeur des miracles des premiers temps, et nous préparer ainsi à notre mort, à celle des œuvres et de l’œuvre. Pourtant, elles offrent aussi des chances de vie. L’une d’elles est incarnée par l’enfant sorti du sein jeune d’Agar, qui remplace notre sein désormais flétri (Genèse 16,4). Agar porte aujourd’hui le nom d’alliance : des pactes entre des communautés anciennes et des communautés plus jeunes, capables de donner un sens à des structures qui sont sur le point de mourir, afin qu’elles ramènent des enfants chez nous et, avec eux, la joie et l’avenir. Puis, un autre jour, tandis que nous vieillirons et serons de moins en moins nombreux, que nous nous répèterons les mêmes vieilles paroles depuis des années, si nous continuons d’ouvrir notre tente aux hôtes de passage, peut-être nous laisserons-nous surprendre, aux nouveaux chênes de Mambré, par l’annonce du fils né de la chair flétrie (Genèse 18,1). Or, avant Isaac il y a Ismaël, le fils que nous a donné Agar, une jeune étrangère arrivée dans notre maison. Aujourd’hui, peut-être de nombreuses communautés vieillies ne voient-elles pas arriver Isaac car elles n’ont pas d’abord engendré Ismaël, ou bien parce qu’elles ne l’ont pas reconnu comme le fils issu de la même promesse.
Les excédents et les désalignements sont la condition ordinaire et constante des communautés charismatiques et de nombreuses organisations à mouvance idéale (OMI). Comme toutes les organisations complexes, elles aussi vivent en permanence à la frontière de leurs possibilités. Les personnes qu’elles accueillent et qui les enrichissent à leur tour sont en perpétuelle évolution. Elles s’endorment après avoir atteint un certain équilibre dans les contradictions, les joies et les souffrances de la journée écoulée et, au moment de se réveiller, elles doivent en chercher un autre. Jeunes, elles désirent le paradis ; devenues adultes, elles passent par de nombreux purgatoires et quelques enfers, jusqu’à ce qu’elles comprennent, dans leur vieillesse, qu’elles n’avaient jamais quitté ce premier paradis ; or, il leur a fallu toute une vie pour le comprendre, voire un peu plus. Cependant, même les communautés et les organisations créent et détruisent constamment leurs équilibres et, dès lors qu’elles cessent, elles commencent à mourir.
La vie de la personne qui répond à un appel est un jeu entre personnes excédentaires et désalignées qui vivent et changent à l’intérieur de structures collectives qui les déstabilisent jour après jour car elles-mêmes changent. Par conséquent, le premier art que les personnes et les organisations doivent apprendre est la capacité à vivre en déséquilibre : apprendre à marcher sur un fil, à la manière de l’équilibriste qui ne tombe pas tant qu’il continue de bouger. Une condition certes inconfortable, mais la seule viable car capable de générer de vraies nouveautés. Puis, une fois arrivés à l’autre bout du fil, une traversée au-dessus d’un autre abîme nous attend, jusqu’à ce que nous nous apercevions, à la fin, qu’à force de remuer les bras pour ne pas tomber, nous avons appris à voler.
Lorsque nous sommes réveillés par quelque chose ou par quelqu’un au milieu de la nuit, certains n’ouvrent pas les yeux et tentent de se rendormir en reprenant le rêve qu’ils étaient en train de faire, et parviennent ainsi à retrouver le sommeil et leurs songes. Pourtant, d’autres personnes, interrompues dans leur sommeil, ouvrent les yeux, allument la lumière, lisent un roman, commencent à prier, ouvrent la fenêtre et voient l’aube se lever. Dans cette série sur les excédents et les désalignements, nous avons perçu que, quand nous sommes réveillés par un cri de douleur ou autre chose au milieu de notre premier grand rêve de jeunesse, nous ne devons pas garder les yeux fermés pour retrouver notre premier rêve détruit. Ce réveil est le temps d’une aube nouvelle, d’un autre soleil qui nous attend derrière nos volets fermés. C’est le temps des sons nouveaux et des nouvelles couleurs d’un nouveau jour, le temps des rêves différents et non moins grands de la vie adulte.
Ainsi s’achève l’exploration de quelques excédents et désalignements des communautés et de leurs membres. Aujourd’hui encore, mon dernier mot est un merci : aux lecteurs, à la revue Avvenire et à son directeur, Marco Tarquinio, des compagnons et sources de joie dans ce travail difficile et magnifique. À partir de dimanche prochain, nous reprendrons les commentaires de la Bible, avec Ézéchiel, le grand prophète des périodes d’exil, donc de notre temps.
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Par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 04/11/2018
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Martha Nussbaum, La fragilité du bien
Comprendre que le seul patrimoine que nous possédons vraiment, c’est le présent, est une expérience suprême de l’existence humaine. Nous la faisons quand nous nous apercevons soudain que le passé n’existe plus et que l’avenir repose sur une promesse fragile car elle est entièrement don. Or, alors que cela pourrait et devrait être l’heure du désespoir, nous sommes envahis par une joie toute nouvelle, que nous n’avions encore jamais éprouvée dans tous les paradis du passé. Elle nous vient d’une prise de conscience : à présent que nous sommes revenus pour de bon et sommes enfin pauvres, nous abattons notre dernière idole, notre moi.
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stdClass Object ( [id] => 17953 [title] => L’arbre de nos enfants sera encore plus beau [alias] => l-arbre-de-nos-enfants-sera-encore-plus-beau [introtext] =>Excédents et désalignements / 8 – La semence originelle de toute vocation humaine est précieuse
Par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 21/10/2018
« Dès l’origine, l’Autre, l’Homme, est le réciproquant. Cependant, gardons-nous d’oublier l’autre face de la médaille : cette capacité de l’autre à me réciproquer. Cette capacité suppose en effet que l’autre représente une “vie humaine” exactement comme la mienne et présuppose donc l’existence d’une vie qui n’est pas la mienne, avec un moi et un monde propres et exclusifs qui ne m’appartiennent pas, qui se trouvent à l’extérieur, au-delà, qui transcendent ma vie. ».
José Ortega y Gasset, L’homme et les gens
La famille, le travail et l’école sont des affaires de réciprocité. Le soin que nous y apportons demeure imparfait si nous ne faisons pas de temps en temps l’expérience de nous faire aider par ceux que nous aidons ; or, aucune forme d’éducation n’est efficace si l’enseignant qui donne un cours n’apprend pas et ne change pas en même temps que ses élèves. Même la relation entre les communautés idéales et les personnes qui en font partie est une affaire de réciprocité, nourrie d’une grande proximité conjuguée à une réelle distance. Rien sur la terre n’est plus intime qu’une rencontre dans l’esprit entre personnes appelées au même destin par la même voix, quand nous percevons chez l’autre les mêmes désirs que ceux que nous avons dans le cœur, les mêmes paroles dites et non dites qui nous reviennent démultipliées et sublimées. Nous nous réjouissons des mêmes choses, et notre joie augmente lorsque nous voyons l’autre se réjouir pour les mêmes raisons et de la même façon que nous.
[fulltext] =>Cette habitation mutuelle (« si je pénétrais en toi comme tu pénètres en moi » : Dante, Paradis) est pourtant une expérience pleinement humaine et humanisante dès lors qu’elle cohabite avec le respect d’une forme de distance, qui protège de la tentation de posséder l’autre, de s’approprier cet excédent contenu dans sa part de mystère. C’est principalement à l’intérieur de cet espace libre et préservé que la communion vit et s’alimente ; cependant, elle grandit et nous fait grandir jusqu’au moment où nous laissons l’autre et notre cœur libres de garder le mystère sur un « pas encore » qui, demain, pourra se dévoiler en partie seulement.
Cette dynamique de proximité et de distance, déjà difficile à réaliser entre personnes, est encore plus ardue dans les relations entre l’individu et sa communauté. En effet, il peut arriver que la communion entre l’âme personnelle et l’âme communautaire se transforme en une opération de substitution. La personne qui arrive dans une communauté idéale est fascinée et subjuguée par la beauté et la richesse spirituelle qu’elle rencontre : celle-ci est bien plus brillante et séduisante que sa petite voix intérieure, moins intéressante et lumineuse à ses yeux que ce qu’elle voit autour d’elle et à l’extérieur d’elle-même. Ce petit cadeau avec lequel elle frappe aux portes de la communauté ne brille pas et ne peut d’ailleurs pas briller, car il n’est ni une perle, ni un diamant : c’est tout simplement une semence. Pourtant, c’est bien cette minuscule chose qui offre la possibilité d’un bon avenir, de vraies innovations, de surprises, de réformes, de grands arbres et de nouveaux fruits, au bénéfice de la personne et de la communauté.
Les responsables doivent alors tout mettre en œuvre afin de préserver la fécondité de cette intimité unique et spéciale chez la personne, qui précède la rencontre avec le charisme de la communauté. Ainsi doivent-ils parfaitement doser la transmission de l’héritage spirituel et idéal collectif, avec le soin et la chasteté nécessaires pour éviter d’étouffer cette petite semence originelle.
Le principe de subsidiarité, pilier de l’humanisme chrétien et européen, vaut également pour la gestion de la relation entre l’individu et la communauté : ce qui vient de l’extérieur et d’en haut est bon à condition qu’il soit utile (un subside) à ce qui est intime, proche, personnel. La qualité et la résistance d’une histoire vocationnelle dépendent en grande partie du dialogue subsidiaire entre ces deux intimités, notamment au début, et de la capacité à ne pas remplacer la première intimité (petite, ingénue, simple) par la seconde (grande, mûre, spectaculaire). Car la première intimité est le lieu où vit et se développe une pensée libre, attentive, cultivée et critique, et elle puise dans des strates plus profondes que celles qui nourrissent le charisme commun. Elle plonge directement dans la tradition spirituelle qui alimente le charisme communautaire lui-même, ainsi que dans les traditions des civilisations humaines à l’origine de l’une et de l’autre. Elle se nourrit des prières de tous - pas seulement des nôtres - des poésies, des romans et de l’art de l’humanité entière, de l’amour et de la souffrance de chaque être humain et de la terre.
Or, il est quasiment impossible d’éviter cette substitution des deux intimités, car elle est d’abord recherchée et voulue par la personne. Celle-ci se sent très attirée par les nouvelles grandes paroles qu’elle découvre, car elle perçoit que ce qui lui arrive de l’extérieur était déjà présent en elle, et que la communauté charismatique le développe et l’exalte. Elle connaît intimement ce qu’elle reçoit de l’extérieur puisqu’au moment de le recevoir, elle le reconnaît comme un élément qui lui était déjà intime. En revanche, lorsque nous traitons cette personne nouvellement arrivée comme si elle ignorait tout de la spiritualité franciscaine, nous faisons purement et simplement mourir en elle cette première intimité qui contenait déjà des chromosomes essentiels pour qu’elle-même et sa communauté deviennent authentiquement franciscaines. Un cheminement spirituel, lorsqu’il est authentique, ne commence pas, mais se poursuit au sein d’une communauté, car il avait déjà commencé à l’extérieur, dans une première intimité.
Après que Saul eut rencontré le Seigneur sur le chemin de Damas, il se rendit chez Ananie, qui le baptisa, et il reçut la foi chrétienne de cette communauté. Cependant, toute sa vie l’apôtre Paul se souvint et affirma haut et fort que sa vocation avait précédé sa rencontre avec Ananie ; cette voix continua de le nourrir en même temps que la voix qui lui parlait au sein de sa communauté et lui adressait parfois des paroles qu’il ne comprenait pas : « Cet Évangile […] n’est pas de l’homme ; et d’ailleurs, ce n’est pas par un homme qu’il m’a été transmis ni enseigné, mais par une révélation de Jésus Christ » (Galates 1,11-12). Dans les communautés, le principal mécanisme de discernement spirituel part de l’intimité de la personne et se réalise dans l’intimité collective qui devient l’exégète final des paroles individuelles. Cependant, le processus inverse est lui aussi essentiel, lorsque l’on reprend le dialogue de la première intimité afin de mieux comprendre les paroles collectives ; une fois qu’on les a comprises de l’intérieur et redonnées, elles enrichissent tout le monde. Dès lors que ce deuxième mouvement manque, les membres de la communauté tendent à trop se ressembler, car le lieu de la biodiversité anthropologique et spirituelle et, par conséquent, de la richesse et de la générativité des charismes, ne se rapporte pas à la deuxième intimité, mais à la première.
Lors des naissances naturelles, dans les premiers jours de leur vie les enfants se ressemblent beaucoup et paraissent impossibles à différencier ; c’est seulement lorsqu’ils grandissent qu’ils se distinguent peu à peu les uns des autres et adoptent leurs traits spécifiques. Lors des naissances spirituelles, c’est l’inverse qui se produit : au début, nous sommes tous très différents, chacun ayant les yeux et les cheveux d’une couleur unique ; puis, une fois entrés dans une communauté, au fil du temps nous tendons à nous ressembler de plus en plus sur le plan spirituel, parce que la deuxième intimité vocationnelle collective se développe au détriment de la première. La fusion enivrante des premières années laisse alors la place à des paroles convenues et identiques, de moins en moins évocatrices.
Les communautés spirituelles et prophétiques peinent toujours énormément à reconnaître la valeur de l’intimité originelle, tant elles éprouvent d’estime et de due considération pour la seconde intimité spirituelle collective. Souvent elles la perçoivent comme la seule nécessaire, qui englobe et comprend la première qu’elles assimilent aux « dents de lait » de l’enfant, qui doivent tomber afin de laisser place aux dents adultes et définitives. C’est ainsi que, fréquemment, elles provoquent en toute bonne foi l’atrophie progressive du premier lieu vocationnel soutien du second ; combien de dégâts sont provoqués en toute bonne foi, sans que cela efface leurs conséquences et la grande souffrance qu’ils entraînent.
Plus la dimension prophétique et charismatique d’une communauté est grande, plus elle en vient naturellement et spontanément à sous-estimer son expérience spirituelle précédente. Elle en oublie que toute organisation, même celle au charisme le plus authentique, a un besoin constant de se régénérer, et que le premier instrument de cette auto-régénération, c’est la prophétie de ses membres, qui doit cependant être reconnue puis disposer de suffisamment d’espace pour être cultivée. Même le peuple d’Israël a eu besoin d’être accompagné pendant des siècles par d’immenses prophètes, alors qu’il formait déjà une nation sainte et prophétique. Sans les prophètes qui l’ont constamment renouvelée (et que le peuple continuait de tuer), cette communauté différente se serait elle aussi transformée en un monolithe religieux dépourvu d’esprit. Et que serait devenue l’Église sans les milliers de prophètes et de saints qui l’ont rappelée mille fois à sa vocation et invitée à la conversion ? Il en va de même de toute communauté qui est déjà charismatique par vocation : l’arrivée providentielle de prophètes, qui entretiennent les deux intimités, la sauve et la convertit jour après jour.
Le remplacement de la première intimité par la seconde est également source de profond mal-être au sein des communautés idéales et spirituelles. Lorsqu’au fil des ans, la reproduction de l’intimité collective n’est plus accompagnée ni alimentée par ce premier dialogue intime et profond, cela déclenche des maladies identitaires chez les personnes qui agissent de façon progressive et sans concessions. La grande quantité d’énergie investie lorsque nous apprenons l’art de répondre aux questions sur ce que nous sommes entame jour après jour notre capacité à répondre à l’autre question fondamentale : « Et moi, qui suis-je ? » N’importe quelle personne connaissant l’essentiel de l’univers spirituel sait bien qu’il n’existe aucune réponse satisfaisante à la question : « Et moi, qui suis-je ? » Pourtant, il y a une bonne et une mauvaise façon de ne pas répondre à cette question. Dans le premier cas, nous sommes conscients que cette réponse évolue et grandit avec nous, et que ce sera peut-être l’ange de la mort qui nous la révèlera au moment de nous étreindre. Quant à la mauvaise façon de répondre, c’est notre non-réponse après être allés au fond de notre cœur où nous n’avons trouvé que des débuts de réponse composés de paroles collectives formulées avec le nous. L’exercice constant de conjugaison des verbes de la vie au pluriel a consumé la possibilité même d’un logos au singulier ; nous nous abstenons de répondre non pas parce que la question n’a pas de réponses convaincantes, mais parce que nous avons oublié les règles de grammaire et de syntaxe permettant de comprendre la question.
Or, lorsque nous parvenons à conserver cette intimité originelle (grâce à Dieu, c’est souvent le cas), à la défendre de toutes nos forces, aidés de notre communauté, nous avons entre les mains un grand trésor dans notre vie adulte. Elle devient notre bien essentiel lorsque, comme il se doit, s’efface la seconde, celle de la communauté ; en s’effaçant, elle emporte avec elle les paroles, les images et les symboles grâce auxquels nous avions embelli notre vie spirituelle et tout notre univers. Là, nous prenons conscience qu’il y avait encore un arbre sur cette terre. Nous l’étreignons, nous nous nourrissons de ses fruits et nous apprécions l’ombre qu’il nous apporte. Par la suite, nous découvrons, émus, qu’il s’agit de l’« arbre de la vie » que nous avions vu dans l’Éden du paradis originel : il a pu germer car nous avions conservé jalousement une de ses vraies semences. D’anciens et de nouveaux compagnons commencent à se rassembler sous cette unique ombre, et c’est le début d’une nouvelle histoire.
Si, en revanche, nous ne trouvions aucun arbre sur notre terre au jour du retrait des eaux, alors nous pourrons chercher inlassablement une bonne semence pour la confier à cette terre féconde. Ce ne sera pas notre arbre, mais celui de nos enfants, et peut-être n’en sera-t-il que plus beau.
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Par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 21/10/2018
« Dès l’origine, l’Autre, l’Homme, est le réciproquant. Cependant, gardons-nous d’oublier l’autre face de la médaille : cette capacité de l’autre à me réciproquer. Cette capacité suppose en effet que l’autre représente une “vie humaine” exactement comme la mienne et présuppose donc l’existence d’une vie qui n’est pas la mienne, avec un moi et un monde propres et exclusifs qui ne m’appartiennent pas, qui se trouvent à l’extérieur, au-delà, qui transcendent ma vie. ».
José Ortega y Gasset, L’homme et les gens
La famille, le travail et l’école sont des affaires de réciprocité. Le soin que nous y apportons demeure imparfait si nous ne faisons pas de temps en temps l’expérience de nous faire aider par ceux que nous aidons ; or, aucune forme d’éducation n’est efficace si l’enseignant qui donne un cours n’apprend pas et ne change pas en même temps que ses élèves. Même la relation entre les communautés idéales et les personnes qui en font partie est une affaire de réciprocité, nourrie d’une grande proximité conjuguée à une réelle distance. Rien sur la terre n’est plus intime qu’une rencontre dans l’esprit entre personnes appelées au même destin par la même voix, quand nous percevons chez l’autre les mêmes désirs que ceux que nous avons dans le cœur, les mêmes paroles dites et non dites qui nous reviennent démultipliées et sublimées. Nous nous réjouissons des mêmes choses, et notre joie augmente lorsque nous voyons l’autre se réjouir pour les mêmes raisons et de la même façon que nous.
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Par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 28/10/2018
« Alors que Rabbi Bunam était en train de mourir, sa femme pleurait. Il lui demanda : Pourquoi pleures-tu ? Toute ma vie m’a servi uniquement à apprendre à mourir. ».
Martin Buber, Les récits hassidiques
La Bible réunit de nombreux éléments qui ont tous leur importance. Chaque génération y découvre de nouveaux sens et en oublie d’autres. Elle est aussi une carte spirituelle qui sert à s’orienter dans les vicissitudes mystérieuses de ceux qui obéissent sérieusement à une voix. En effet, il n’y a pas de meilleur endroit où chercher de la compagnie et de la lumière et pour les contempler au cours de ces cheminements. L’histoire et les narrations bibliques sont précieuses et fécondes y compris pour comprendre et expliquer les expériences collectives, les promesses, les exils, les morts et les résurrections de ces communautés, mouvements et organisations nés d’un charisme religieux ou laïc. C’est notamment une carte extrêmement précieuse et unique sous de nombreux aspects, qui permet d’y voir plus clair lors des grandes crises collectives, même si elle est rarement perçue et utilisée à partir de cette perspective, ce qui gâche des ressources essentielles.
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Parmi les multiples trésors dont les communautés charismatiques pourraient bénéficier et qui restent encore cachés et largement inexploités, se trouve la logique prophétique du reste, présente dans de nombreux textes bibliques. Elle est particulièrement élaborée et puissante dans le livre de Jérémie, où elle s’inscrit dans un contexte extrêmement sapientiel et théologique. Alors que le Seigneur a donné pour mission à Jérémie de prophétiser la fin d’un temps historique, les chefs et guides religieux de son peuple refusent de l’écouter et le discréditent. Jérémie entend, voit et annonce que les Babyloniens arriveront bientôt, que le peuple sera vaincu et déporté puis exilé en terre étrangère durant soixante-dix ans. Or, tandis qu’il prédit cette fin sans jamais se laisser démonter, les faux prophètes, particulièrement nombreux à Jérusalem comme ils le sont d’ailleurs toujours et partout, le contredisent, l’accusent de défaitisme, s’en prennent à lui et persuadent les chefs de le persécuter afin de le réduire au silence.
Jérémie n’affirme pas que c’est la fin de l’histoire du salut, ni que la promesse ne vaut plus ; il affirme simplement que c’est la fin d’une histoire, l’histoire séculaire de ce grand royaume, et qu’une interprétation de la promesse disparaît, celle qui la faisait se confondre avec la grandeur et avec la réussite. Or, tout en annonçant la fin inexorable de ce monde originel, il déclare avec la même conviction qu’« un reste reviendra » et que l’histoire se poursuit. Réussir à comprendre, au sein des communautés charismatiques et des organisations à mouvance idéale (OMI), que l’histoire originelle, cette histoire merveilleuse qui nous avait fait rêver tout éveillés et voir le paradis, est finie pour de bon, constitue un acte éthique et spirituel particulièrement ardu, notamment au sein des communautés les plus riches sur le plan charismatique et ayant une grande histoire. Il est quasiment impossible de comprendre et d’accepter que sous ces ruines, notre histoire se poursuit : c’est une histoire qui s’achève et seule la première partie du récit est terminée. Il est tout aussi ardu pour nous de comprendre que, si nous voulons voir la même histoire se poursuivre demain, aujourd’hui il nous faut accepter que sa première partie est bel et bien finie, que nous devrons passer par l’exil avant d’écrire la seconde partie du récit, que personne ne connaît encore ; que nos façons de vivre la promesse collective – les rois, la grandeur, la réussite, les liturgies, le temple, l’apparat religieux et l’administration du culte – appartiennent désormais au passé, mais que l’histoire continuera car l’habit porté par notre foi lors de la première partie du parcours n’était pas le seul : il était tout simplement le premier. Pour notre salut, nous devons accepter à un moment donné qu’une véritable expérience charismatique collective ne consiste pas à continuer de grandir et d’accumuler les réussites comme par le passé, mais à rapetisser, à connaître l’échec, l’oubli et l’abandon, pourvu que cette destruction engendre un reste fidèle.Or, l’un des mystères les plus profonds et importants des expériences spirituelles collectives consiste justement à ne pas savoir reconnaître ce que l’on attend depuis toujours lorsque cela se produit pour de bon. Car nous nous attendons à voir arriver un messie à cheval et faire une entrée triomphale, et nous confondons le dimanche des Rameaux avec le dimanche de Pâques. Comme les communautés ne connaissent que le présent et le passé, il est naturel qu’elles recourent aux catégories et aux instruments à leur disposition pour comprendre les faits nouveaux, ceux avec lesquels elles se sont familiarisées lors de la belle période qui est en train de s’achever. Ainsi affrontent-elles l’hiver avec leurs vêtements d’été et courent-elles le risque de mourir de froid. Parmi les paroles d’hier figuraient les vêtements d’hiver, et ces paroles étaient appropriées pour affronter les nouveaux climats. Il y avait aussi la mangeoire, l’atelier du menuisier, le petit troupeau, le grain de moutarde et le non du jeune riche ; pourtant, lorsque nous devenons vraiment petits et fragiles, nous considérons cette petitesse et cette fragilité avec dans le cœur le souvenir des miracles et du printemps de Galilée, et nous oublions les autres paroles sur la petitesse, cette part d’héritage qui pourrait jouer aujourd’hui un rôle très précieux. Dans presque tous les cas, la bénédiction de la défaite est déjà présente dans le patrimoine spirituel originel des communautés. Au temps de l’abondance et de la réussite, ces paroles sur la force de la faiblesse, cette sagesse qu’il y a à devenir meilleurs alors que nous rapetissons, nous ont émus, convaincus et aidés à surmonter nos crises personnelles. Cependant, lorsque les paroles sur la bonne fragilité se font chair collective, nous sommes incapables de nous en souvenir et de les reconnaître. Si nous les avions comprises et valorisées à de nombreuses reprises au moment d’interpréter nos expériences individuelles, à présent nous ne parvenons pas à nous laisser éclairer par elles pour le présent et l’avenir de toute la communauté.
En réalité, dans ces moments il nous suffirait d’écouter les prophètes qui, s’ils n’ont pas déjà été tués, font naturellement partie des communautés charismatiques en temps de crise. Ce sont ces personnes qui ont pour vocation et pour mission de réussir à nous rappeler les paroles justes et de nous fournir quelques catégories nouvelles et indispensables pour comprendre et affronter la nouvelle époque. La première catégorie nouvelle qu’ils nous proposent, c’est de nous révéler que les catégories qui nous servaient hier à interpréter la croissance et la réussite, ne conviennent plus : elles sont devenues obsolètes et il faut en changer. C’est la bonne nouvelle la plus importante, car elle préside à toutes les autres. Puis ils nous enseignent que le temps de l’exil nous attend et qu’un reste reviendra à la fin. Ce qu’il nous faut apprendre sur les routes qui nous mènent à Babylone et à Emmaüs, c’est non pas le sens des trois tentes sur le mont Thabor et des paroles prononcées au Sinaï, mais celui de la destruction du temple et des trois croix sur le Golgotha. Ces nouvelles significations à intérioriser sur les routes de la déception sont des déclinaisons des sempiternelles paroles des prophètes : cette histoire est finie, mais notre histoire n’est pas finie, car un reste reviendra. Cependant, pour que le reste fidèle poursuive son chemin, nous devons accepter dès aujourd’hui la réalité de la fin et, surtout, nous garder de croire ceux qui affirment que la crise passera et que nous pourrons continuer comme avant. Car, ici encore plus qu’ailleurs, l’action des faux prophètes est toujours puissante et convaincante : ils essaient de nous persuader que celui qui nous annonce la fin n’est pas un prophète digne d’être écouté, mais un charlatan et un ennemi du peuple car, contrairement à ses prédictions, bientôt il se produira le grand miracle salvateur pour nous et pour notre « temple », et tout redeviendra comme hier. Ils nous apportent la preuve empirique qu’au fond, les choses ne vont pas si mal, que l’on observe çà et là des signes de reprise, que la grande crise est en train de passer, et ils nous invitent à regarder devant avec leur optimisme, qui est l’opposé de l’espérance biblique. Les consolations des faux prophètes procurent des sensations agréables et aucune douleur, car elles sont l’opium des communautés ; celles des prophètes, quant à elles, sont douloureuses et implacables, mais elles guérissent et font vivre.
Le peuple d’Israël a écouté les faux prophètes. Pourtant, un reste a recueilli les paroles des vrais prophètes ; à son retour d’exil, il a conservé non pas les livres des faux prophètes, mais ceux de Jérémie et des autres prophètes. Les prophètes ne sont pas écoutés en leur temps, c’est leur mission et leur destin ; cependant, si un reste fidèle sauve leurs paroles, leur vraie prophétie pourra se poursuivre. Dès lors, le reste prophétique n’est pas un simple groupe de rescapés, ni une élite d’illuminés. Si de nombreuses communautés ont eu des rescapés, elles n’ont pas eu un reste prophétique. Ce reste est un reste croyant, composé de ces quelques personnes qui, au temps des ruines et de l’exil, ont continué de croire à la même promesse qui avait revêtu hier les habits de la réussite et de la gloire, cette promesse capable de concevoir l’échec et l’exil comme un mystère de bénédiction. C’est l’exégète honnête des multiples paroles des communautés, le germe qui se dresse sur le tronc coupé et permet à la vie de continuer. C’est celui qui pense qu’au temps de la désillusion, il n’a pas cru à une illusion, car l’illusion, qui est réelle, n’était pas la promesse, mais consistait à penser que l’on pouvait assimiler la promesse à son premier vêtement, celui de la grandeur. C’est celui qui croit que cette fin est aussi un nouveau début, que ce cri est en train d’accoucher de son avenir, totalement différent. C’est le nom du fils. Shéar-Yashouv, c’est-à-dire « un reste reviendra », est aussi le nom du fils d’Isaïe (Is 7,3). Le reste fidèle est le corps ressuscité portant les stigmates de la passion, qui restent parce qu’elles étaient véritables. Les faux prophètes, qui ne croient absolument pas à la résurrection, essaient seulement d’exhumer un cadavre. Ils sont les héritiers des mages et des aruspices égyptiens qui cherchaient à reproduire artificiellement les plaies, alors que les fausses plaies ne permettent aucune vraie traversée de la mer.
Enfin, la merveilleuse loi du reste est également une loi fondamentale du cheminement existentiel de la personne. Dans notre jeunesse, nous commençons notre chemin en aimant et en espérant une vie pure, douce, simple, parée de toutes les vertus, et nous nous attendons à recevoir toutes les beautés de la terre et du ciel. Sans cette promesse vraie et impossible, nous ne nous serions jamais mis en route. Si nous avons essayé de demeurer un tant soit peu fidèles à cette voix originelle, nous découvrons, une fois devenus adultes puis dans notre vieillesse, que seul un « reste » de cette promesse continue de vivre. Nous nous retrouvons avec juste un peu de pauvreté, un peu de douceur ou une espérance encore vivante même si notre rêve a été réduit à néant. Et, un beau jour, nous prenons conscience que c’est ce reste encore vivant qui nous a permis de nous sauver. Car nous avons bien fait notre travail, ou bien nous avons su aimer beaucoup une seule personne plutôt que de peu aimer de nombreuses personnes, ou encore nous avons eu la foi en au moins une occasion pour dire « sors », et un ami est sorti de sa tombe. Nous prenons alors conscience que c’est là que résidait toute la promesse, conservée dans ce petit reste croyant et fidèle.
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Par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 28/10/2018
« Alors que Rabbi Bunam était en train de mourir, sa femme pleurait. Il lui demanda : Pourquoi pleures-tu ? Toute ma vie m’a servi uniquement à apprendre à mourir. ».
Martin Buber, Les récits hassidiques
La Bible réunit de nombreux éléments qui ont tous leur importance. Chaque génération y découvre de nouveaux sens et en oublie d’autres. Elle est aussi une carte spirituelle qui sert à s’orienter dans les vicissitudes mystérieuses de ceux qui obéissent sérieusement à une voix. En effet, il n’y a pas de meilleur endroit où chercher de la compagnie et de la lumière et pour les contempler au cours de ces cheminements. L’histoire et les narrations bibliques sont précieuses et fécondes y compris pour comprendre et expliquer les expériences collectives, les promesses, les exils, les morts et les résurrections de ces communautés, mouvements et organisations nés d’un charisme religieux ou laïc. C’est notamment une carte extrêmement précieuse et unique sous de nombreux aspects, qui permet d’y voir plus clair lors des grandes crises collectives, même si elle est rarement perçue et utilisée à partir de cette perspective, ce qui gâche des ressources essentielles.
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Parmi les multiples trésors dont les communautés charismatiques pourraient bénéficier et qui restent encore cachés et largement inexploités, se trouve la logique prophétique du reste, présente dans de nombreux textes bibliques. Elle est particulièrement élaborée et puissante dans le livre de Jérémie, où elle s’inscrit dans un contexte extrêmement sapientiel et théologique. Alors que le Seigneur a donné pour mission à Jérémie de prophétiser la fin d’un temps historique, les chefs et guides religieux de son peuple refusent de l’écouter et le discréditent. Jérémie entend, voit et annonce que les Babyloniens arriveront bientôt, que le peuple sera vaincu et déporté puis exilé en terre étrangère durant soixante-dix ans. Or, tandis qu’il prédit cette fin sans jamais se laisser démonter, les faux prophètes, particulièrement nombreux à Jérusalem comme ils le sont d’ailleurs toujours et partout, le contredisent, l’accusent de défaitisme, s’en prennent à lui et persuadent les chefs de le persécuter afin de le réduire au silence.
stdClass Object ( [id] => 17957 [title] => La démolition de l’idole [alias] => la-demolition-de-l-idole [introtext] =>Excédents et désalignements / 7 – Un travail inexorable nécessaire aux personnes et communautés vivantes
de Luigino Bruni
Publié dans Avvenire le 14/10/2018
« L’idéal de la bonne foi (croire ce qu’on croit) est, comme celui de la sincérité (être ce qu’on est), un idéal d’être-en-soi. Toute croyance n’est pas assez croyance, on ne croit jamais à ce qu’on croit. ».
J.P. Sartre, L’être et le néant
Qui a fondé sa vie sur la foi, n’importe quelle foi et pas seulement la foi religieuse, qui en a fait le thème existentiel et non pas un thème parmi de nombreux autres, vit constamment dans la peur d’avoir fondé sa vie sur une illusion, d’avoir construit un merveilleux édifice sur rien. Cette peur reste longtemps latente, notamment au cours de la jeunesse, où elle se manifeste de temps à autre puis s’en va, nous laissant vivre pleinement le temps de l’enchantement, qui nous est nécessaire pour les plus fiévreux envols. Or, elle est souterraine et grandit en même temps que la foi, jusqu’au jour où, lorsque nous avons atteint l’âge adulte, elle s’impose avec une force invincible. Elle nous surprend, nous trouble beaucoup et nous ôte le sommeil.
[fulltext] =>Soudain, nous nous rendons compte que cette peur était fondée, et la possibilité du néant se transforme en expérience réelle : nous nous étions bel et bien trompés. Nous expérimentons l’absence de fondations, le désalignement total, le dépaysement de l’exilé. Nous nous retrouvons dans une terre entièrement nouvelle et devenons des habitants de cet empire que nous avons craint et haï durant de longues années. Au début, nous essayons de nous orienter dans ce nouveau paysage, cherchant les mêmes repères que dans celui du pays où nous avons grandi. Nous cherchons la tour, le clocher et l’horloge tels que nous les avons toujours connus. Comme nous ne les trouvons pas, nous sommes dépaysés. En réalité, ils sont bien là, seulement nous ne les voyons pas.
En d’autres termes, nous prenons conscience que nous croyions non pas en Dieu, mais en une idole. C’est là que notre cheminement spirituel doit se transformer en une expérience de démolition. Le jour où Jérémie est appelé, la voix révèle à ce prophète sa mission et son destin : « Sache que je te donne aujourd’hui autorité sur les nations et sur les royaumes, pour déraciner et renverser, pour ruiner et démolir, pour bâtir et planter » (1,10). Au début, il s’agit de planter. Et, lorsqu’il s’agit de renverser, cela arrive trop tard.
La réalité la plus importante qui est mise en pièces lors du cheminement d’une vocation, c’est l’idée de Dieu et de l’idéal. Avant d’être une destruction du moi, une vocation est une destruction de Dieu, lors de laquelle nous détruisons l’image que nous nous étions faite de lui et à laquelle nous croyions. La Bible a défini comme le premier de ses commandements l’interdiction de se faire des représentations de Dieu car toute représentation de Dieu est une idole. Or, dès le jour qui suit son appel, chacun de nous se construit sa propre représentation de Dieu, donc son idole. Étant donné que nous ne le savons pas, nous sommes innocents. La destruction devient alors essentielle pour pouvoir renoncer au temps de l’idolâtrie ; dans la Bible, la destruction du temple et l’exil ont évité à cette foi différente de se transformer en idolâtrie.
Peut-être faut-il voir là l’un des nombreux sens de cette phrase mystérieuse (koan) et paradoxale de la tradition zen : « Si tu rencontres un Bouddha dans la rue, tue-le. » Le « Bouddha » qui marche le long du bord adulte de la rue n’est pas seulement le maître qui nous a fait découvrir notre chemin spirituel : il est aussi l’idée et la représentation de Dieu que ce maître ou cette communauté nous avait données dès le début.
Cette démolition prend diverses formes. Parfois, cette première image disparaît progressivement comme une statue consumée par la pluie et le vent et que nous essayons pourtant continuellement de restaurer. Dans d’autres cas, c’est un tremblement de terre sur notre terrain qui la fait imploser, et il n’est pas rare que nous restions sous les décombres. Parfois encore, et ce sont les situations les plus intéressantes mais les plus difficiles à comprendre et à exprimer, c’est nous-mêmes qui prenons la pioche pour porter les premiers coups à cette statue, car nous prenons conscience que c’était une idole qui, comme toutes les idoles, nous dévorait jour après jour. Car nous pressentons que, si nous ne détruisons pas la statue que nous avons érigée à Dieu, c’est elle qui nous détruira. La foi est un vrai lieu de libération dès lors qu’elle devient une expérience de destruction.
Lorsque ce processus est à l’œuvre au sein d’une communauté, d’un mouvement spirituel ou d’une organisation à mouvance idéale (OMI), la destruction affecte également la communauté. Si l’idée originelle de l’idéal nous a été transmise par la communauté, qui l’a concrétisée et l’a exprimée par des mots, le besoin de détruire la statue de Dieu entraîne inévitablement la démolition de la communauté qui me l’a donnée et enseignée. La représentation de cette communauté qui l’avait entretenue – ses pratiques, ses visages ou ses prières – disparaît en même temps que la représentation de Dieu. Nous la démolissons parce qu’elle porte en elle les mêmes signes d’idolâtrie. Cette destruction, qui ne demeure jamais entièrement secrète et s’exprime sous forme de critiques publiques, de sarcasmes et de jugements dirigés contre tout et tout le monde, renferme aussi des messages cachés et précieux pour cette communauté, parce qu’elle lui fait comprendre qu’elle a un besoin vital de se subvertir elle-même. Or, toute communauté a la hantise de sa propre destruction, car il lui est très difficile de comprendre que, si elle ne détruit pas l’idole de l’idéal qu’elle a construite, elle est condamnée ; ainsi garde-t-elle en elle l’idole, qu’elle confond avec l’idéal.
Un élément décisif nous empêche souvent de commencer les travaux de démolition : rien ne nous garantit qu’une nouvelle foi prendra la place de celle que nous devons et aimerions bien démolir. La peur panique de perdre à tout jamais Dieu en même temps que l’image que nous nous étions faite de lui, amène de nombreuses personnes qui avaient reçu un vrai appel spirituel à ne pas détruire l’idole et à rester éternellement dans la phase idolâtrique de la foi : les idoles nous plaisent beaucoup car elles ne nous demandent pas de prendre le moindre risque.
Nombreux sont ceux qui entament en toute innocence et en toute bonne foi cette phase du Dieu de l’appel transformé en idole de leur vie adulte. Chez d’autres, en revanche, elle prend la forme de ce que Sartre appelle mauvaise foi (il utilise ce terme dans une acception différente de celle que nous connaissons) : ils renoncent à prendre le risque d’exercer pleinement leur liberté et restent ainsi bloqués dans une sorte de limbes moraux où se mélangent des croyants et des idolâtres, des fidèles et des athées, vrais et faux. Les premiers se trouvent en toute bonne foi dans un théâtre à jouer une tragi-comédie, tout en étant convaincus que la scène, c’est la vie ; quant aux seconds, ils savent, en toute mauvaise foi, qu’ils jouent un scénario qui n’est pas la vie, pourtant ils se refusent désormais à quitter la scène, car ils seraient alors assaillis et détruits par l’angoisse. Or, qui parvient à dépasser la mauvaise foi ou, du moins, à la reconnaître et à décider d’essayer de la dépasser, et accomplit donc cette démolition de l’idole de Dieu, s’engage dans une des expériences humaines les plus élevées et extraordinaires. Il se retrouve dans une condition très semblable, voire identique, à celle de l’athée. Il perçoit (voit et sent) derrière chaque chose le néant, une vanitas qui enveloppe de sa fumée dense tout le paysage intérieur et extérieur. Cependant, contrairement à celui qui ne croit pas parce qu’il n’a jamais cru, lorsqu’on expérimente ce néant après une vraie vie de foi, le choc à la vue du paysage de cette terre désolée est presque toujours dévastateur.
En réalité, l’expérience extrême de l’absence de Dieu est éthiquement préférable à l’idolâtrie, car le néant qui s’installe comme maturation de la foi est une étape ultérieure de l’évolution spirituelle et anthropologique, même si la personne qui vit cette expérience ne perçoit aucune évolution, mais rien d’autre qu’une solitude infinie dans un monde où les dieux n’existent plus. Ceux qui observent et accompagnent les personnes vivant ces expériences subissent presque toujours la même perte de repères : ils sont les premiers à s’effrayer devant les premiers coups de pioche et font alors tout pour la leur retirer des mains.
Citons quelques défis caractéristiques, peu explorés jusqu’ici malgré leur importance cruciale, car il n’est pas facile d’explorer ces abysses de la vie. Lorsque cette phase de démolition se déroule au sein d’une communauté, à l’exil intérieur vient s’ajouter l’exil extérieur. On vit avec des concitoyens qui passent par diverses phases de la vie, certains en toute bonne foi, d’autres en toute mauvaise foi, et l’on se sent totalement étranger dans sa propre maison, entre autres parce que très peu de personnes sont restées dans les communautés après la démolition. Nombre de ceux qui interrompent un véritable cheminement communautaire sont ceux qui étaient épuisés une fois la démolition terminée, peut-être parce que cette première statue était trop imposante et robuste, et ils n’ont alors pas trouvé les ressources nécessaires pour continuer. En effet, pour ces démolisseurs d’idoles la vie devient très dure au sein des communautés. Les conversations lors des repas, les liturgies et les multiples activités qu’ils poursuivent non seulement ne les intéressent plus, mais leur causent une souffrance nouvelle. Ils continuent de pratiquer leur métier, comme ils l’ont toujours fait, dans un cruel manque de réponses et de lumière, qui se prolonge durant des années voire des décennies. Au moment où nous entendons dans la bouche d’une personne des paroles différentes et plus vraies sur la vie et sur l’esprit, il est très probable qu’elle traverse cette phase de la vie ; cependant, elle ne nous le dit pas car elle ne trouve pas les mots pour l’exprimer : vivre et raconter ce que l’on vit sont deux « métiers » distincts, et plus particulièrement à certains moments de la vie.
Pourtant, lorsque l’on réussit à aller jusqu’au bout de cet abattement, cela peut marquer le début d’une phase splendide de la vie, la plus belle et la plus vraie de toutes. Nous devenons alors véritablement les frères de tous les hommes et de toutes les femmes, on redécouvre une seule et même condition humaine solidaire qui précède la foi et l’absence de foi. Nous avons soudain soif de sentiments envers tous ceux que nous rencontrons, dans la rue, dans les livres et dans la poésie. Nous redevenons enfant et nous demandons à tout le monde : « Pourquoi ? » ; commence alors une nouvelle écoute avide de savoir et enchantée. Nous tenons en grande estime tous ceux qui, même sans avoir la foi qui nous animait, parviennent à travailler, à mettre des enfants au monde, à mourir sans céder au désespoir, à aimer. Nous éprouvons alors une grande colère car nous ne savons pas en faire autant. Nous en venons à maudire cette image qui nous a empêchés d’apprendre le métier de la vie, car nous nous découvrons bien moins compétents dans cet art fondamental que ne le sont les femmes et les hommes « normaux ». Pourtant, si nous avons encore envie de lire la Bible, nous commençons enfin à comprendre certaines pages de Job, d’Isaïe ou certains psaumes qui, auparavant, nous restaient étrangers ou nous ennuyaient. Sans l’expérience de la destruction, une grande partie de la Bible et de la vie demeurent inaccessibles. Soudain, nous rendons grâce pour cette nouvelle épiphanie de la vie et de la parole.
Après une vie passée dans un environnement plein de Dieu, l’évanouissement du sacré nous permet de voir enfin l’homme. Le lieu ainsi débarrassé de la religion se transforme en humanisme. Les marchands ayant été chassés du temple, les colombes et les chèvres de ses autels, la terre s’est libérée pour accueillir un royaume différent. Parfois, la destruction laisse place à une nouvelle foi et à une nouvelle communauté de foi, qui nous abandonneront à leur tour pour nous emmener vers d’autres exils, ce qui nous rendra encore plus humains. D’autres fois, la prière refleurit dans un cri face à la souffrance des hommes et des femmes. Dans d’autres cas, la foi ne revient plus. Nous entrons dans une église non pas pour prier, mais dans l’espoir qu’elle reviendra et nous surprendra par derrière tandis que nous serons assis sur un banc à regarder un tabernacle vide. Pourtant, nous ne regrettons pas d’avoir détruit notre fétiche : pour rien au monde nous ne reviendrions en arrière. Il nous reste le métier de la vie et l’attente de Dieu.
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de Luigino Bruni
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« L’idéal de la bonne foi (croire ce qu’on croit) est, comme celui de la sincérité (être ce qu’on est), un idéal d’être-en-soi. Toute croyance n’est pas assez croyance, on ne croit jamais à ce qu’on croit. ».
J.P. Sartre, L’être et le néant
Qui a fondé sa vie sur la foi, n’importe quelle foi et pas seulement la foi religieuse, qui en a fait le thème existentiel et non pas un thème parmi de nombreux autres, vit constamment dans la peur d’avoir fondé sa vie sur une illusion, d’avoir construit un merveilleux édifice sur rien. Cette peur reste longtemps latente, notamment au cours de la jeunesse, où elle se manifeste de temps à autre puis s’en va, nous laissant vivre pleinement le temps de l’enchantement, qui nous est nécessaire pour les plus fiévreux envols. Or, elle est souterraine et grandit en même temps que la foi, jusqu’au jour où, lorsque nous avons atteint l’âge adulte, elle s’impose avec une force invincible. Elle nous surprend, nous trouble beaucoup et nous ôte le sommeil.
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Par Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 07/10/2018
« Avec Moïse prend fin l’alpinisme de l’histoire sacrée, commencée à l’envers, en descente, avec Noé qui débarque de son embarcation en forme de corbeille sur la cime de l’Ararat et qui de là descend avec les représentants sains et saufs de la famille zoologique… »
Erri De Luca, Sottosopra
La civilisation occidentale s’est construite sur l’idée de richesse et de développement compris comme accumulation de choses et comme croissance. Ce principe de quantité s’est ensuite jumelé avec la conviction ancestrale que la pureté et la perfection se trouvent en haut et l’imperfection en bas ; que l’impur est en rapport avec la terre et les mains, et le pur avec le ciel ; que l’esprit est supérieur parce qu’il n’est pas matière, pas corps. Les tâches manuelles liées à la terre sont donc basses, impures, infimes, tandis que le travail intellectuel est noble, élevé, spirituel, saint. Cette vision archaïque de la vie bonne comme "croissance vers le haut" a traversé indemne toute la Bible, malgré l’âpre lutte que les prophètes, les livres sapientiaux et Jésus lui ont opposée. Et, aidés par une âme de la philosophie grecque et de la gnose, nous nous sommes retrouvés dans un Moyen-âge puis une Modernité peu bibliques, où des traités de mystique lisaient la vie spirituelle comme une escalade de la "montagne des délices", accumulation de biens mystiques, combat contre le corps et la chair. Nous avons donc étendu la loi de la croissance vers le haut à la vie spirituelle, vue comme une augmentation, une montée et une libération du corps pour un envol léger dans le ciel de l’esprit.
[fulltext] =>Mais lire la vie spirituelle à travers les catégories de l’accumulation et de l’éloignement de la terre nous éloigne surtout du cœur du message biblique. Cela produit un intéressant paradoxe : en ce temps où, grâce à l’action et à la pensée de bons chrétiens et de grands Papes, nous nous efforçons de dépasser le paradigme de la croissance et nous découvrons la valeur théologique de la terre et du corps, nous continuons à raisonner dans le domaine de l’esprit à travers les catégories mêmes que nous voulons dépasser. Un désalignement dangereux et, en général, négligé. Pourtant François d’Assise a commencé son extraordinaire aventure humano-spirituelle en embrassant un lépreux, et il y eut dans ce baiser, peut-être, le message le plus révolutionnaire et précieux de l’humanisme biblique et chrétien. La Bible est tout un chant à la valeur spirituelle de la création, qui nous invite à trouver Dieu surtout dans l’ici-bas, parmi les hommes et les pauvres, sa demeure préférée. Quand le sage Qohélet, parvenu au terme de sa radicale et inconsolable recherche, voulut nous dire où trouver "sous le soleil" une chose non-vaine, il nous indiqua l’activité humaine la plus ordinaire et corporelle : « c’est chose belle et bonne, pour quelqu’un, de manger et de boire » (5, 17).
Et au sommet de l’histoire du salut, pour dire l’impensable et l’impossible, le quatrième évangile ne trouva aucune expression plus vraie et merveilleuse que celle-ci : « Et le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous ». Le logos, cette parole qui était déjà Dieu, devint encore plus Dieu en se faisant enfant, « né d’une femme » comme nous, comme tous. En clair : si le rêve de l’homme est de devenir infini et tout-puissant comme Dieu, le rêve de Dieu est de devenir fini et impuissant comme l’homme. Noël est immense parce que dans cette lumière infinie de la nuit de Bethléem se trouve la même lumière de la nuit qui enveloppe un nouveau-né, qui en naissant l’illumine. Car si cet enfant dans la mangeoire était vrai homme (il l’était assurément), chaque naissance est un Noël et le plus pur acte spirituel quotidien sur la terre est la venue au jour d’un enfant du sein d’une femme. Nous ne finirons jamais de comprendre qu’en nous racontant que le crucifié était encore vivant au-delà de la mort avec son corps – un corps différent, mais toujours un corps – les évangiles nous ont laissé un héritage humain d’une valeur extraordinaire, que nous avons en grande partie dilapidé. De fait, malgré Noel puis la mort et la résurrection de Jésus, nous continuons de penser la religion d’une façon encore centrée sur les dichotomies pur/impur et bas/haut et sur la bénédiction liée à la croissance.
Un logos devenu chair puis ressuscité avec son corps contient, de plus, une révolution radicale concernant la compréhension du cheminement spirituel. Quand on "gravit" vraiment les monts Carmel, de la cime on ne voit pas davantage Dieu et mieux le ciel, mais davantage les hommes et mieux la terre. Au fil du temps les certitudes religieuses diminuent tandis qu’augmente l’humble connaissance sur l’homme. Mais nous regrettons les premiers jours de la lumière et vivons la progressive ignorance sur Dieu et le dépeuplement du paysage sacré comme un échec et une nostalgie. Au contraire, peut-être, ne faisons-nous que ce que nous devions faire, devenant simplement ce que nous devions être. Car même si les images employées dans la mystique sont presque toujours des cimes et des montagnes, dans la vie spirituelle on ne monte pas : on descend. Le paradis est au début, aux premiers jours de la rencontre et de l’appel, qui peuvent durer longtemps. Là, au commencement, le ciel s’ouvre et nous voyons les anges monter et descendre l’échelle du paradis. Mais ensuite on part, et la vie devient une sortie de ce premier paradis, car ce ciel s’ouvrait pour qu’on rende meilleure la terre de tous, pas pour qu’on reste là à "consommer" ce splendide bien spirituel. Nous devons en fait beaucoup nous préoccuper si ce premier ciel nous empêche d’aimer la terre.
Les cimes montagneuses dans la Bible sont presque toujours les lieux des sanctuaires de Baal et de la prostitution sacrée, qui étaient et sont bien plus nombreux que les monts Sinaï. La première cime de la Bible est Babel, et l’ascension du Tabor prépara la montée-descente aux enfers du Golgotha. La marche dans l’esprit, c’est se pencher sur la terre, non pas monter au ciel. C’est devenir plus humain, pas plus divin ; plus homme, pas plus ange. C’est au cours des années se passionner toujours plus pour tout ce qui vit, pour les paroles et les œuvres des hommes et des femmes, apprécier la beauté ordinaire des choses communes à tous. Nous nous étions séparés des nôtres en les quittant, parfois en critiquant et méprisant la vie "normale" des parents, frères et compagnons ; et un jour nous revenons, les regardons et nous vient le désir-prière de ressembler aux grands-parents, parents, et même à la bonne normalité des vieilles voisines – car rien ne manque à la vie.
La vie spirituelle nous fait bénir la vie, parcourir les rues en remerciant, étonnés, d’être immergés dans des "choses" et des personnes vivantes qui nous aiment. Apprécier l’infinie beauté du monde, et l’aimer au point de souffrir de devoir un jour la quitter. C’est au contraire un très mauvais signe que de louer le ciel et maudire la terre, défendre Dieu et condamner les hommes, se sentir encerclés d’un océan de mal où nous sommes la seule oasis. C’est la descente vers la terre qui nous dit que le bout de ciel que nous avons vu en ce jour lointain n’était ni hallucination, ni fiction, mais la merveilleuse dot des noces. Toute vocation est une parole qui se fait chair, un émigrant du ciel vers la terre. Dans la Bible beaucoup de prophètes ont commencé leur mission avec le ciel ouvert et une voix qui les appelait par leur nom. Ils ont commencé au paradis et ont terminé leur course en frôlant l’enfer de la douleur du monde. Samuel, Isaïe, Ézéchiel, Paul, Jérémie, Moïse furent appelés dans une épiphanie de lumière et de paroles. Puis ils quittèrent le paradis, sont descendus et ont commencé leur parcours vocationnel à la recherche de l’homme. Ils sont descendus du dialogue avec la voix du Sinaï et ont appris à dialoguer avec les hommes. Ils ont libéré des esclaves et ont traversé la mer. C’est en bas de la montagne que les prophètes ont prononcé leurs paroles plus humano-divines ; dans les citernes, en exil, sous les coups et dans les persécutions, dans le cri inarticulé de la croix.
Isaïe avait commencé sa mission à ciel ouvert, avec des anges, des paroles et des visions. Mais quand sa vocation atteint sa pleine maturité (ch. 21), il prend conscience d’être "sentinelle de la nuit", à l’écoute des hommes et des femmes qui l’approchent en lui demandant : « quand viendra l’aube ? », sans qu’il connaisse la réponse. On commence en pensant pouvoir répondre aux questions des autres sur Dieu, et un jour on comprend qu’on est ignorant comme tout le monde, tout en pouvant offrir et recevoir une compagnie humaine. Le cheminement spirituel est un passage des nombreux discours sur Dieu à de rares paroles qui s’arrêtent à sa porte. Mais nous ne le savons pas, on ne nous le dit pas, et nous continuons de combattre les désalignements que nous voyons croître et la pénurie de paroles, sans nous apercevoir qu’à la diminution des paroles sur Dieu correspond l’augmentation des bonnes paroles sur la vie et sur les hommes. Parfois nous oublions comment prier Dieu, mais nous apprenons à prier l’homme. Le principal signe, le seul peut-être, que la vie spirituelle s’épanouit et fructifie, est qu’on devient plus capable d’humanité (dans la métaphore de l’arbre, très biblique, les fruits naissent sur la mort des feuilles et des couleurs). Un expert de la vie spirituelle est quelqu’un qui sait parler surtout de la vie des gens (des amours et des souffrances de la condition humaine) et qui parle très peu de Dieu, parce qu’il en a deviné le mystère ou pour corriger l’excès des paroles religieuses prononcées chaque jour par qui ne connaît Dieu que par ouï-dire, et ne connaît donc pas l’homme non plus.
En chemin, les dialogues intimes avec la voix des premiers jours se réduisent jusqu’à disparaître parfois, en prenant la forme de l’argile du vase, d’une cruche, d’une ceinture, d’un joug à porter par les rues de la ville. La lumière et la vue initiales de Dieu étaient essentielles pour comprendre notre place dans le monde et nous mettre en route. Puis viennent la lumière et la vue de la terre, et rien ne manque. Le premier et dernier don d’une vocation est une vision différente et plus humaine de la terre, de la vie, des personnes. On part toujours pour le paradis. Mais le chemin se bloque si un jour on ne comprend pas que pour revoir Dieu après les premiers jours, notre seule possibilité est dans les yeux des hommes et des femmes, seule vraie image de Dieu disponible sur la terre. Alors, tandis qu’on pensait avoir failli à notre mission, puisque le visage de Dieu que nous cherchions nous apparaissait toujours plus loin, nous comprenons que durant toutes ces années passées à regarder dans les yeux des hommes et des femmes, nous avons appris à connaître Dieu, sans le savoir.
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Par Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 07/10/2018
« Avec Moïse prend fin l’alpinisme de l’histoire sacrée, commencée à l’envers, en descente, avec Noé qui débarque de son embarcation en forme de corbeille sur la cime de l’Ararat et qui de là descend avec les représentants sains et saufs de la famille zoologique… »
Erri De Luca, Sottosopra
La civilisation occidentale s’est construite sur l’idée de richesse et de développement compris comme accumulation de choses et comme croissance. Ce principe de quantité s’est ensuite jumelé avec la conviction ancestrale que la pureté et la perfection se trouvent en haut et l’imperfection en bas ; que l’impur est en rapport avec la terre et les mains, et le pur avec le ciel ; que l’esprit est supérieur parce qu’il n’est pas matière, pas corps. Les tâches manuelles liées à la terre sont donc basses, impures, infimes, tandis que le travail intellectuel est noble, élevé, spirituel, saint. Cette vision archaïque de la vie bonne comme "croissance vers le haut" a traversé indemne toute la Bible, malgré l’âpre lutte que les prophètes, les livres sapientiaux et Jésus lui ont opposée. Et, aidés par une âme de la philosophie grecque et de la gnose, nous nous sommes retrouvés dans un Moyen-âge puis une Modernité peu bibliques, où des traités de mystique lisaient la vie spirituelle comme une escalade de la "montagne des délices", accumulation de biens mystiques, combat contre le corps et la chair. Nous avons donc étendu la loi de la croissance vers le haut à la vie spirituelle, vue comme une augmentation, une montée et une libération du corps pour un envol léger dans le ciel de l’esprit.
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Par Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 16/09/2018
« La docilité du bois était la sienne. Il n’était plus un arbre qui marche, comme le lui avait révélé l’aveugle de Betsaïde, il était maintenant planté au sol et tous ses pas finissaient là à pieds joints et à bras étendus en rameaux. Le Golgotha est une hauteur nue, sans végétation. Au sommet se dressait à présent un homme arbre, greffé jusqu’au sang. »
Erri De Luca, Enquête sur un menuisier
Au cours de leur existence, les personnes développent beaucoup plus de dimensions que celles utiles à la communauté dans laquelle elles vivent et grandissent. En effet le "rôle" que nous devons jouer dans le monde est toujours excédentaire par rapport à la mission de notre organisation ou communauté, qui reste plus petite, aussi grande et extraordinaire soit-elle. Aucune institution n’est plus grande qu’une personne individuelle, car si l’intelligence collective d’un groupe ou d’une communauté réussit à résoudre des problèmes cognitifs bien plus complexes et riches que ne le peut une intelligence individuelle, l’âme d’une personne est toujours plus complexe et riche que celle de la communauté.
[fulltext] =>Les expériences spirituelles collectives peuvent être plus spectaculaires, sensationnelles, impressionnantes que les individuelles, mais seul le cœur de la personne est assez grand pour contenir les plus profonds abysses et les plus hauts sommets de la souffrance et de l’amour. Moïse était seul quand il parla avec le buisson ardent, Jérémie était seul quand il entendit la voix sous l’amandier, et le lieu de l’Annonciation fut la solitude d’une petite maison, pas l’assemblée du temple. En cela aussi réside l’infinie dignité de la personne, qui sera toujours le temple le plus beau et divin, tellement saint qu’on ne peut le construire mais simplement l’engendrer.
Par la profondeur de son mystère et son immense dignité, une personne qui reçoit une vocation et se met en chemin est appelée à rendre le monde meilleur, au-delà des confins de sa communauté. Ses rameaux dépassent le jardin communautaire et sèment des spores et semences qui germeront si le vent les emporte librement. Quand au contraire la communauté qui génère et s’occupe d’une vocation veut en devenir le seul maître, en taillant les rameaux fleurissant des haies domestiques, les personnes finissent par être consommées par leur propre communauté, dans des rapports forcément incestueux, même quand tout est animé de seules bonnes intentions. La taille nécessaire des rameaux ne doit pas amputer le dessein vocationnel.
Cette consommation à usage interne est d’autant plus probable que la personne est belle et talentueuse, car il n’est pas facile de comprendre que cette beauté et cette richesse ne pourront vivre et croître qu’en se donnant généreusement. Un franciscain vient au monde pour rendre meilleure la famille humaine et pas seulement la famille franciscaine, qu’il bonifiera si on le laisse libre de s’occuper aussi d’autre chose. Notre place dans le monde ne coïncide pas avec la place où nous vivons.
La possibilité concrète de sortir est donc essentielle pour celui qui part, comme aussi pour celui qui reste parce que les "petits-enfants" et le futur dépendent substantiellement de cette chasteté et de cette générosité organisatrice (les parents qui consomment leurs enfants ne deviennent jamais grands-parents). Cela vaut pour toute forme de communauté, même un couvent cloîtré, où l’expérience de la sortie n’est pas moins radicale puisqu’elle est, presque toujours, toute intérieure.
Les formes de sortie et de retour sont nombreuses, autant que les formes qu’assume en chaque personne un cheminement existentiel – elles sont donc infinies. Parfois ce qui paraît à tous être une sortie (physique ou spirituelle) est en réalité un séjour tranquille au chaud de la maison ; d’autres fois, bien plus tard, on s’aperçoit qu’on était sorti puis revenu alors qu’on pensait n’avoir jamais bougé ni de corps ni de cœur – nous n’étions restés que par peur de partir, ne croyant plus à la promesse et devenus athées tout en continuant de dire les prières de toujours.
La vie serait trop simple et très ennuyeuse si les choses répondaient aux noms que nous leur donnons. Elles nous surprennent, nous déstabilisent, aiment jouer à cache-cache avec nous. Quand nous gravissons un mont nous ne savons presque jamais si nous arrivons sur le Thabor ou sur le Golgotha, si nous attendent trois tentes ou trois croix. C’est seulement en embrassant une croix (nôtre ou d’autrui) que nous découvrons que ce bois dégage la même odeur que la menuiserie paternelle ; et là nous comprenons que nous n’avons travaillé tant d’années dans cet atelier poussiéreux que pour reconnaître en cette dernière odeur le parfum même de la maison, celui des habits de Joseph et Marie.
La sagesse biblique nous offre quelques paradigmes de sortie et de retour, dessinant quelques coordonnées anthropologiques et spirituelles pour y situer nos expériences concrètes.
Nous trouvons un premier modèle dans l’histoire de Jonas. Ce prophète reçoit de Dieu un appel à une mission : prophétiser dans la ville de Ninive. Mais Jonas fuit dans la direction diamétralement opposée et embarque sur un bateau vers Tharsis. Le récit ne nous apprend pas pourquoi Jonas fuit. Ce qui nous intéresse est le pourquoi de son retour. Alors qu’il fuit, sachant qu’il fuit sa vocation, Jonas fait en effet une expérience décisive qui le fera revenir. Dieu déchaîne une forte tempête sur la mer et le bateau risque de couler. Jonas ne se rend pas compte de la tempête et dort, puis il dit aux matelots : « prenez-moi et jetez-moi à la mer… je sais que c’est à cause de moi que cette tempête vous assaille. » (1, 12) Jonas sent que la cause du malheur qui frappe le bateau est sa sortie, sa fuite. Il demande qu’on le jette à l’eau, s’en sort (grâce à la baleine), et retourne à sa mission. Un récit d’une profondeur humaine stupéfiante, et donc rarement compris.
Une forme de retour est celui de Jonas. On sort, on fuit parce que parfois on ne peut faire autrement, et à un moment donné on sent clairement un mystérieux mais très réel rapport entre notre sortie et la souffrance de notre nouvel entourage. Nous comprenons que nous sommes la cause de la souffrance des autres (« je sais », dit Jonas). Nous voyons un lien entre la souffrance dans notre entreprise, un malheur dans notre famille, la maladie d’une petite fille, et notre fugue. Nous dormions sur le mauvais bateau, mais un jour quelqu’un ou quelque chose nous réveille et aussitôt nous percevons avec une infaillible certitude intérieure que si nous n’y étions pas montés par erreur sur ce bateau, cette souffrance ne serait pas. Quelquefois on réussit à revenir. D’autres fois non, parce qu’il est trop tard, ou parce qu’on se laisse jeter à la mer mais que la baleine ne vient pas nous sauver. Mais de temps en temps, comme pour Jonas, d’authentiques miracles surviennent après ce retour, nos paroles convertissent et sauvent des villes entières, gens et animaux. Mais nous ne le savions pas : nous n’étions revenus que pour sauver ce bateau en perdition à cause de notre fugue.
Un second paradigme de sortie et de retour se trouve dans l’histoire de Joseph en Égypte. Joseph forcé de quitter sa famille, son père Jacob et ses frères, est parmi les plus belles et populaires histoires bibliques. Le jeune Joseph était un rêveur conteur de songes. Le récit communautaire de ces songes renforça l’envie de ses frères à son égard : un jour ils le vendirent à des marchands en route pour l’Égypte. Sur cette terre étrangère, Joseph, justement grâce à sa vocation et compétence en matière de songes, réussit à devenir une importante personnalité politique. Et quand ses frères, lors d’une famine quelques années plus tard, vont en Égypte chercher du grain et de quoi vivre, ils y trouvent Joseph, le frère vendu qui les sauvera.
Il n’est pas rare que ce soit les plus grands songes, ceux qui transcendent les murs de la maison, qui nous font sortir, chasser et expulser – les sorties de communauté ne sont presque jamais vraiment volontaires, malgré les apparences. Ces mêmes grands songes ‘charismatiques’ provoquent l’envie de nos frères. Ils voudraient "tuer" notre charisme, et parfois ils nous vendent comme esclaves. Comme Joseph, nous ne comprenons pas le sens de toute cette souffrance, le pourquoi d’une telle méchanceté de la part des grands frères. Puis nous arrivons parfois dans un grand royaume, une grande civilisation. Ces premiers songes mal terminés à la maison nous font grandir et faire carrière en terre étrangère, jusqu’à ce jour où, à l’insu de tous (ni de Joseph ni de ses frères) nous découvrons que cette douloureuse sortie était en réalité le salut de tous : « Non, ce n’est pas vous qui m’avez envoyé ici, mais Dieu » (Genèse 45, 5-8). On sort pour se sauver soi-même, et on découvre que cette sortie a été providentielle pour nous et aussi pour ceux qui nous y avaient contraints. Ce sont ces issues paradoxales qui rendent la vie humaine à peine « inférieure à celle des anges », et il n’est pas rare que nous ne comprenions le vrai sens de la partition que nous interprétons qu’à la dernière note, parfois même lors de l’applaudissement final.
Les sorties de Joseph sont surtout (pas seulement) celles de la jeunesse, quand après avoir sincèrement tenter de suivre une voix, on se retrouve dehors, chassé de la maison, dans une expérience que beaucoup ressentent comme une tromperie, une trahison, de la méchanceté, enrageant d’avoir gâché leurs plus belles années. Mais si la suite obstinée d’une voix nous fait finir dans une "citerne" et continuer à la suivre, même en terre étrangère, dans la communauté invisible de notre cœur, arrive presque toujours le moment du salut, et la pierre écartée devient la pierre angulaire de toute la maison. Ce salut arrive longtemps après, mais sa venue était inscrite dans la bonne et authentique logique de la vie et de notre mystérieuse loyauté envers une voix que nous avons continué de suivre, bien que très confus et déçus – j’ai connu beaucoup de telles expériences de salut ; elles sont parmi les plus sublimes, pour chaque Joseph et pour ses frères.
Et puis il y a un élément commun à beaucoup de formes de retour après les sorties. On quitte la maison en fils de la communauté, on y revient en père et mère. Dans ces paraboles de chair et de sang, le jeune entre-temps devenu adulte dit « je me lèverai et j’irai vers mon père », mais quand il arrive à la maison, il trouve, venant l’embrasser, l’entourer de ses bras et lui mettre au doigt un anneau, non plus son père, mais son fils. Dans cette sortie-retour il est devenu père de son père, mère de sa mère. Mais il ne le savait pas et ne pouvait le savoir jusqu’au moment de l’étreinte – parfois il l’ignorera jusqu’à la fin. Dans ces fêtes de retour on ne tue pas le veau gras parce que cette fête est celle de la bénédiction des glands, seule nourriture disponible et appréciée aux jours d’éloignement et de pauvreté, devenue nourriture d’une nouvelle paternité.
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Excédents et désalignements / 3 – On peut s’en aller fils et revenir père et mère
Par Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 16/09/2018
« La docilité du bois était la sienne. Il n’était plus un arbre qui marche, comme le lui avait révélé l’aveugle de Betsaïde, il était maintenant planté au sol et tous ses pas finissaient là à pieds joints et à bras étendus en rameaux. Le Golgotha est une hauteur nue, sans végétation. Au sommet se dressait à présent un homme arbre, greffé jusqu’au sang. »
Erri De Luca, Enquête sur un menuisier
Au cours de leur existence, les personnes développent beaucoup plus de dimensions que celles utiles à la communauté dans laquelle elles vivent et grandissent. En effet le "rôle" que nous devons jouer dans le monde est toujours excédentaire par rapport à la mission de notre organisation ou communauté, qui reste plus petite, aussi grande et extraordinaire soit-elle. Aucune institution n’est plus grande qu’une personne individuelle, car si l’intelligence collective d’un groupe ou d’une communauté réussit à résoudre des problèmes cognitifs bien plus complexes et riches que ne le peut une intelligence individuelle, l’âme d’une personne est toujours plus complexe et riche que celle de la communauté.
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stdClass Object ( [id] => 17962 [title] => La vérité n’est pas dans le succès [alias] => la-verite-n-est-pas-dans-le-succes [introtext] =>Excédents et désalignements / 5 – La vocation est un bien d’expérience qu’il faut
Par Luigino Bruni
Publié dans Avvenire le 30/09/2018
« Je suis pur, je suis pur ! Ces paroles que les morts de l’antique Égypte emportaient avec eux en viatique pour le dernier voyage sont sans doute appropriées aux momies des nécropoles, mais aucun vivant ne pourrait les prononcer de bonne foi. »
Vladimir Jankélévitch, le pur et l’impur
La première et plus précieuse dot qu’emporte avec soi quiconque aborde une communauté, est l’expérience de la voix qui l’a appelé. La nature de ce dialogue admirable, tout en corps plus qu’en paroles, est l’empreinte digitale spirituelle de la personne. Elle se forme dans le "sein maternel" et ne change plus pour toute la vie. En cas de blessure, la peau se reforme avec les mêmes uniques caractéristiques. Ainsi il n’est pas rare qu’après avoir connu une personne au temps de la première rencontre vocationnelle, quand nous la rencontrons de nouveau des décennies plus tard, très changée, avant de la reconnaître dans les mutations de ses traits somatiques, nous la reconnaissions sous cette empreinte spirituelle qui a survécu aux événements qui l’ont transformée corps et âme. En effet nous pouvons beaucoup changer, parfois même devenir très laids, mais cette empreinte est là et restera en nous jusqu’au bout, et même si nous décidons de l’effacer ou de l’ôter par chirurgie, elle reste tenace et nous attend, plus fidèle que nous.
[fulltext] =>Les vraies vocations ne sont jamais abstraites : « Va sur la terre que moi je t’indiquerai » ; « Va et libère mon peuple esclave en Égypte ». Il n’est rien de plus concret qu’une vocation ; quand elle est abstraite, elle n’est presque jamais authentique. On n’est pas appelé à l’art en général, mais à la poésie, et on est artiste parce qu’on est poète, pas le contraire. On n’est pas appelé à devenir religieuse, mais salésienne, même s’il faut parfois du temps pour le comprendre.
En toute vocation, dans toutes les vocations, tout advient par la voix. C’est un événement auditif. On fait l’expérience réelle, mystérieuse et très concrète d’une voix qui appelle, parle, demande. Une vocation est ce dialogue entre des voix : celle qui appelle, celle qui répond, celle de la communauté qui accueille. On n’est presque jamais sûr de qui appelle, il n’y a que la certitude de la présence d’une voix. C’est une voix plurielle, qui ne nous appelle jamais à ne devenir qu’une seule chose. Elle appelle dans l’ordinaire de la vie, avec ce tout qu’elle a de beau, de contradictions, de blessures. Il en est qui se marient sans être moins fascinés par la mystique et la spiritualité que beaucoup de religieuses cloîtrées. Et ceux que la voix appelle au célibat n’ont pas une structure psychologique différente de ceux qui se marient. Ils ont en général les mêmes désirs, les mêmes passions, le même éros que tous. Ils n’ont pas été appelés parce qu’ils avaient une prédisposition anthropologique à la chasteté et à l’obéissance : ils ont été appelés et c’est tout, sans entretien préalable de motivation et d’aptitude. Et il n’est pas vrai que la voix qui appelle fournit les instruments nécessaires à la réalisation de la tâche. Ce serait trop simple, et donc banal et faux – ces choses se font pour les rôles en entreprise, non pour notre mission dans le monde. L’inadéquation est la condition ordinaire de toute vocation, et peut-être de toute personne honnête.
C’est pourquoi l’on trouve parmi les personnes qui ont reçu une authentique vocation des personnes équilibrées et névrotiques, saines et malades, saintes et pécheresses, généralement ni plus sages ni plus intelligentes que la plupart des gens. La réponse honnête à l’appel fait parfois acquérir dans le temps certaines vertus et les personnes progressent moralement, parfois non. Ces vocations cohabitent avec des maladies chroniques, des dépressions, incidents, blessures, et certains restent cloués en croix dans un éternel vendredi saint, attendant toute leur vie durant une résurrection qui n’arrive jamais. On trouve dans les communautés religieuses des personnes portées à la spiritualité et d’autres non, quelqu’un qui aime les longues prières, un autre pas du tout. La vocation à une authentique vie religieuse est devenue pour certains, après quelques décennies, un engagement civil au milieu des pauvres, où en apprenant à écouter la voix des victimes ils ont oublié le timbre de la première voix – pour finalement, parfois, découvrir que la voix de la première rencontre s’était perdue pour devenir celle de la souffrance d’autrui.
Cette biodiversité de la population des communautés pose d’importantes questions, parfois décisives, en ce qui concerne les processus de sélection et de discernement.
Le seul discernement essentiel et utile à l’aube d’une vocation est la vérification de la présence de la voix qui appelle et qui tend à se confondre avec d’autres voix qui, quand on est jeune, lui ressemblent beaucoup. Les "maîtres" capables de tels discernements sont très rares, aujourd’hui plus qu’hier. Aussi, dans l’incapacité de trouver le seul vrai indicateur de l’authenticité d’une vocation, on emploie des critères qui concernent des aspects secondaires et accidentels, mais pas la vocation. Ce malencontreux aboutissement résulte de l’idée, aujourd’hui bien ancrée, qu’il faut chercher dans les personnes les pré-conditions de la vocation. On cherche (dans le domaine de la vie consacrée, par exemple) des prédispositions présumées pour la chasteté, pour la vie communautaire, peut-être pour l’obéissance. On raisonne comme s’il était possible de repérer une aptitude abstraite à la vie communautaire avant de vivre vraiment dans une communauté concrète, ou à la chasteté en oubliant que l’expérience de la chasteté à quarante ou cinquante ans est radicalement différente de celle qu’on imagine à vingt ans, à l’âge du ravissement.
Les vocations sont toujours des « biens d’expérience" (‘experience goods’), c’est-à-dire des biens dont on ne peut connaître la valeur réelle qu’après leur consommation. On commence un cheminement avec l’idée de la vocation, mais tant qu’on n’est pas dans une expérience vocationnelle nous ne savons quasiment rien de notre vocation concrète. C’est pourquoi toute authentique expérience vocationnelle a quelque chose de tragique, du fait qu’elle porte en soi la possibilité de son échec. Parmi ceux qui quittent une communauté idéale, il n’y a pas seulement ceux qui se sont "trompés de vocation". Beaucoup avaient une vraie vocation, mais l’expérience leur a fait comprendre qu’ils ne parvenaient pas à assumer les conditions concrètes et existentielles auxquelles cette vocation les confrontait, en raison de fragilités personnelles, de névroses communautaires ou d’erreur de gouvernance. L’échec d’une expérience vocationnelle concrète n’enseigne donc pas grand-chose sur la présence ou l’absence d’une vraie vocation à l’origine. Il y a des personnes qui se trouvent bien toute leur vie dans des expériences vocationnelles sans jamais avoir eu une vocation, et d’autres qui quittent alors qu’une authentique vocation les accompagne toute leur vie. De même, des communautés ont été sauvées par des réformateurs aux caractères mauvais et fragiles qui avaient été, simplement, appelés.
Mais si pour prévenir l’échec (intention noble et juste) on cherche à repérer les prédispositions psychologiques ou caractérielles des personnes, sans chercher à comprendre si au départ il y a eu une vraie expérience vocationnelle, on empêche des personnes fragiles mais appelées de pouvoir assumer leur place dans le monde, même cela risque d’être inconfortable et douloureux, au point de finir par un échec. Car personne ne peut savoir, ni avant ni après, la valeur spirituelle et morale d’une, dix ou trente années vécues dans la fidélité à une vraie vocation, même quand cette expérience s’est interrompue, parfois par erreur ou méchanceté d’un prochain ou d’un supérieur. Quelque chose de fort semblable survient dans toute expérience matrimoniale : si au départ on s’est vraiment sentis appelés, l’amour qu’on a eu l’un pour l’autre et les enfants qu’on a mis au monde restent des bénédictions même quand on n’a pas réussi à vivre ensemble pour toujours. Il existe par contre des existences vécues ensemble sans traumatisme ni échec, seulement parce qu’on a vécu d’incitations et d’intérêts, sans qu’au début il y ait eu l’appel d’une voix. L’indicateur de vérité d’une existence n’est pas le succès – les prophètes nous l’enseignent de manière éternelle et infinie. C’est la vérité de ce que nous vivons et avons vécue qui révèle la valeur d’une expérience et d’une vie.
En évaluant nos expériences existentielles ne commettons pas l’erreur cognitive des "effets de pic final". Nous la commettons quand, par exemple, alors que nous écoutons une symphonie sur un vieux 33 tours, une merveilleuse heure d’écoute de Beethoven s’achève en mauvais sons fastidieux à cause de la mauvaise qualité du disque. En général nous évaluons cette expérience en oubliant le paradis d’une heure de musique : nous ne retenons que le désagrément de la dernière minute et nous jugeons négativement l’ensemble de l’audition. En réalité nous avons vécu une écoute splendide et un final difficile. La beauté et la vérité des années passées à suivre généreusement une vraie voix ne se mesurent pas sur la base de la malheureuse dernière minute, à cause d’un défaut du disque ou d’une détérioration du vieux tourne-disque. Personne ne peut ni ne doit nous abîmer la vérité et la beauté de la première heure passée en compagnie de Beethoven.
Quand, au contraire, on cherche des signes vocationnels dans le caractère et la personnalité, on finit par voir des personnes prédisposées qui, cependant, ne sont presque jamais celles qu’une vraie voix appelle, mais celles qu’attirent les aspects sociologiques du métier vocationnel. Quand entrent dans des communautés des personnes qui se complaisent dans la vie communautaire, qui n’ont pas les mêmes désirs affectifs que d’autres, qui ont moins d’éros et de passions humaines, alors on se retrouve avec des communautés anthropologiquement pauvres, peu bio-diversifiées, peu génératives, pauvres en humanité parce qu’y sont entrées des personnes trop semblables et limitées. La vie est au contraire généreuse, et si nous sommes entrés dans une communauté avec de fausses motivations, nous pouvons encore entendre un appel authentique le dernier jour, pourvu que la veille nous ayons vraiment désiré être appelés par notre nom.
Dans les communautés idéales on se retrouve ensemble parce que chacun est appelé. On n’entre pas parce que le nous nous plait, mais parce que nous disons oui à un tu. En Galilée la communauté des apôtres ne se créa pas parce qu’ils furent attirés par une quelconque forme de vie commune ou un état de vie – et nous ne savons pas qui de Pierre ou de Judas fut le plus sociologiquement et psychologiquement prédisposé à la vie communautaire. Presque toujours les expériences communautaires les plus vivantes et vraies adviennent entre personnes qui n’auraient pas les profils caractériels idéaux pour vivre ensemble, mais justement là fleurit une authentique fraternité, improbable, qui convertit et génère. Des communautés de personnes toutes également attirées par une même vie commune deviennent presque toujours sans attrait ; d’ailleurs, les communautés pauvres en biodiversité ne dépassent pas la seconde génération.
Beaucoup de peintres ne connaissaient pas les techniques picturales le jour de leur vocation. Quand ils les apprirent ensuite, ils étaient déjà artistes. On peut apprendre la vie communautaire, on peut même apprendre à vivre la pauvreté et la chasteté, mais on ne peut pas apprendre une vocation. On peut seulement entendre son appel, et se mettre en marche.
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Par Luigino Bruni
Publié dans Avvenire le 30/09/2018
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Par Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 23/09/2018
« Le Maître dit : « À quinze ans je me suis appliqué aux études. À trente, je me suis fait une opinion. À quarante, je n’ai plus eu de doutes. À cinquante, j’ai connu le vouloir du ciel. À soixante, mon oreille s’est mise en syntonie. À soixante-dix, je peux suivre tous les désirs de mon cœur sans enfreindre aucune règle. »
Les dits de Confucius, 2.4
Les communautés idéales et spirituelles peuvent espérer devenir d’authentiques lieux d’épanouissement humain si elles réussissent à marcher au bord de leur désagrégation. Quand au contraire la peur de leur possible extinction se fait forte et prévaut, la vie de leurs membres se flétrit par manque d’air et de ciel. Seules les lignes de faîte en altitude permettent de voir des panoramas assez vastes pour (presque) assouvir le désir d’infini qui poussent ceux qui ont une « vocation » à donner leur propre vie à des communautés, en leur confiant des pans entiers de liberté et d’intériorité. Mais dès que la troupe descend à la recherche de bivouacs sûrs où planter les tentes, les lieux et les horizons se rétrécissent et il faut vite démonter le camp et reprendre de l’altitude. Le long de crêtes on risque de glisser et de tomber, mais là seul on effleure le ciel. Beaucoup de communautés se sont éteintes parce qu’elles ont vraiment cherché à faire vivre leurs membres (parfois un bourgeon a surgi du tronc abattu) ; d’autres ont survécu parce qu’elles n’ont jamais commencé à oser la vie en plénitude. Le christianisme est né de la décomposition de sa première communauté. Jésus a sauvé les siens parce qu’il ne les a pas "sauvés" en des lieux sûrs et prudents. Il a glissé dans les enfers et c’est de là qu’à la stupeur générale a commencé la résurrection.
[fulltext] =>Dans les communautés idéales se passe quelque chose de semblable à ce qu’on vit avec les fils et les filles. Le matin on les regarde discrètement s’ajuster la cravate et le chemisier face au miroir. Fiers de leur beauté et bonté, on est heureux de les laisser partir, sans manquer de nous étonner quand chaque soir ils reviennent. Car nous savons qu’un jour ils ne reviendront pas. Mais si nous les avons vraiment laissé partir, nous pouvons espérer qu’un autre jour ils reviendront pour de bon. Les familles et communautés meurent quand la peur du possible non-retour d’un proche ôte la joie de le voir partir le matin et pervertit en jalousie la fierté de sa beauté. Pour se maintenir dans la lumière des hauteurs, il est nécessaire de veiller à la différence entre la communauté idéale et l’idéal de la communauté. En fait il faudrait tout faire pour que la personne qui arrive, parce qu’appelée, ne confonde pas les idéaux qui l’attirent et la séduisent avec la communauté elle-même et ses pratiques. Il arrive trop souvent que des communautés et Organisations à Mouvance Idéale (OMI) se présentent comme l’incarnation parfaite des idéaux qui les inspirent et les animent. Elle est en effet trop forte la tentation de la communauté de se présenter elle-même à ses membres comme l’idéal à vivre et à suivre. Effectivement l’identification idéal-communauté plait beaucoup aux personnes comme à la communauté, surtout dans les premières étapes – or c’est justement au début qu’il faudrait obstinément agir en sens contraire à cette tendance "naturelle".
Ainsi arrive-t-il qu’au lieu de marquer et préserver le fait que l’idéal de la communauté vaut plus que ses pratiques, les OMI opérationnalisent leur "charisme" en un ensemble d’œuvres, rites, liturgies, règles individuelles et collectives. On se convainc tous, et de bonne foi, que les règles, les règlements et les pratiques sont la parfaite copie conforme de l’idéal ; que la seule manière sûre de concrétiser aujourd’hui la rencontre avec la voix qui nous a appelés hier, est de suivre ces règles et ces pratiques, sine glossa. Les fondateurs et les communautés font cette parfaite traduction parce qu’ils croient que sans l’opérationnalisation des idéaux leur communauté n’a pas d’avenir. Ils éliminent peu à peu l’excédent de l’idéal sur la communauté, et, sans le vouloir ni le savoir, ils empêchent en fait le charisme de continuer à être novateur dans l’avenir, parce que la nouveauté ne peut fleurir que des blessures et des meurtrières des excédents-écarts entre les idéaux et leur traduction historique – les effets non intentionnels sont toujours décisifs dans les expériences collectives. Quand cet excédent disparaît, l’esprit libre et infini devient une technique. Le « qu’est-ce que c’est ? » - exclamation du cœur à chaque découverte de la manne d’un événement spirituel de salut dans le désert (man hu : qu’est-ce que c’est ?) – devient « comment ça fonctionne ? », « comment concrétiser ? », « comment le mettre en pratique ? » Alors que la première rencontre avait engendré le désir de connaître qui et qu’est-ce qu’était cette voix merveilleuse, elle se transforme progressivement en un répertoire de bonnes pratiques et de règles à suivre pour être "fidèles". Certes sans une traduction de l’idéal en une praxis les communautés ne naissent pas, mais cette même traduction risque de faire taire le charisme qui les a générées. Cette tension paradoxale est vitale et toujours décisive.
Tout cela, l’humanisme biblique le connaît bien. La Bible a fait quasiment l’impossible pour distinguer YHWH de la Loi et de la parole des prophètes qui parlaient en son nom (sans toujours y parvenir). Mais si la Bible avait perdu cet excédent de Dieu sur ses paroles, elle aurait usé de la parole comme d’un lasso pour capturer Dieu et le réduire à une idole (toute idolâtrie, même laïque est un double lasso : des hommes lient la divinité et la divinité, transformée en idole, lie ses adorateurs-chasseurs). Les paroles de l’Écriture peuvent générer d’autres paroles vraies parce qu’elles sont sacrement d’une réalité dont elles ne connaissent pas le mystère. L’humanisme biblique a réussi à sauver cet excédent grâce aux prophètes. Les fondateurs des communautés charismatiques, comme les prophètes, sont appelés à être les premiers gardiens de l’excédent du charisme sur les paroles du charisme. Mais quand les idéaux en viennent à coïncider avec l’ensemble des pratiques communautaires, alors se réduit progressivement dans chacune des personnes l’espace de liberté intérieure. Et le premier désir de connaître ce qu’est et qui est le mystère qu’on avait rencontré devient peu à peu un simple métier.
Tout cela a des conséquences existentielles très concrètes et parfois dramatiques. Beaucoup de membres d’OMI entrent profondément en crise quand ils s’aperçoivent que, même entourés de pratiques et de paroles exprimant seulement et sans cesse spiritualité et idéalité, ils ne savent plus réellement ce qu’est vraiment la vie intérieure et la spiritualité. Et il n’est pas rare que des personnes, ayant connu tout jeunes une grande soif de spiritualité, se découvrent appauvries à l’âge adulte de ce qui aurait du représenter la caractéristique et l’idéal de leur vie. Elles ne réussissent plus à dire à quiconque des paroles vraies et sages, même à eux-mêmes. Qui les rencontre se trouve devant un mystère, devant des réponses techniques sans la compétence typique de l’esprit que seule la pratique de la liberté peut engendrer dans un cœur habité. Elles n’ont plus dans les mains qu’un idéal devenu éthique et pratiques, qui ne parle plus ni de spiritualité, ni de vie, ni de Dieu. La suppression de l’excédent du ‘Dieu de la communauté’ sur la ‘communauté comme incarnation parfaite de Dieu’, a annulé l’espace intime et secret où se cultive et se nourrit la vie intérieure.
Ces personnes, après avoir parlé de spiritualité pendant des années, se retrouvent à l’improviste néo-athéistes. Elles comprennent qu’elles ont seulement employé des techniques, qu’elles sont restées à la superficie de la vraie vie intérieure par manque de liberté et de souffle. Une fois éteintes, en effet, les paroles de la communauté ne réussissent plus à parler ni à Dieu ni de Dieu, ni au propre cœur de chacun – découverte dramatique, qui produit souvent colère et douleur infinies, mais qui peut quelquefois devenir une bénédiction si dans cet enfer commence une résurrection. D’autres encore - ce sont des cas tristes et fréquents - continuent de vivre jusqu’au bout en s’identifiant avec le métier, sans se rendre compte qu’ils ont perdu contact avec la spiritualité qui les avait attirés.
Les communautés vivent et font bien vivre leurs membres si elles les aident à ne jamais perdre le dialogue du « qui es-tu ? », si elles leur laissent des espaces de liberté pour que l’âme et la vie se remplissent (jamais complètement) de dialogues personnalisés qui nourrissent les demandes et réduisent les réponses trop simples et pareilles pour tous. En fait les voix vraies qui nous appellent ne connaissent que le "tu" de la seconde personne du singulier : les noms collectifs ne fonctionnent pas pour ces choses trop sérieuses. Ils ne fonctionnent que si l’on affranchit chacun des pratiques et de la Loi pour qu’il soit libre de connaître et suivre l’esprit qui lui parle dans une langue qui est sienne. Les pratiques communautaires ne sont bonnes que si elles cohabitent avec les individuelles, nées de paroles diverses murmurées par le même idéal-charisme, chaque jour, à tous, dans l’essentielle biodiversité. Mais tout cela est extrêmement dangereux et donc très rare. On craint toujours que les meilleurs, attirés par les cimes, ne tombent de la crête ; qu’ils deviennent si libres qu’ils ne rentrent plus le soir à la maison, qu’ils dorment dans les refuges alpins pour tenter à l’aube de nouvelles escalades solitaires des montagnes de la jeunesse. C’est pourquoi, presque toujours, les communautés remplissent tous les espaces intérieurs, envahissent le panorama, et se retrouvent avec des personnes moins vivantes et fécondes mais plus sûres et alignées – qui vont bien tant qu’elles sont jeunes, mais mal en devenant adultes et vieux.
Ces processus sont en grande part inévitables, et se produisent dans toute vie communautaire, y compris dans les familles où, après la première période amoureuse dominée par le « qui es-tu ? », on passe vite au « comment ça marche ? ». Nous savons bien que les couples ne fonctionnent plus s’ils ne se redemandent pas de temps en temps : « qui es-tu ? », « qui suis-je ? », « que sommes-nous devenus ? ».
Moïse, l’homme qui parlait "bouche-à-bouche" avec YHWH ne vit jamais le visage de Dieu. Il connaissait et reconnaissait sa voix, pas son visage. Une fois, une seule fois, au sommet d’un dialogue merveilleux avec la voix, Moïse lui demanda l’impossible : « Montre-moi ta gloire ! » YHWH lui répondit : « Je te couvrirai de ma main jusqu’à ce que j’aie passé. Puis je retirerai ma main, et tu me verras de dos, mais mon visage, personne ne peut le voir. » (Ex 33,21-23). Les communautés doivent apprendre à rester dociles sous la main de leurs propres idéaux qui leur couvre les yeux ; se contenter de la voix nue, et savoir que dans les rares occasions où la main se retire elles verront seulement les épaules. La praxis, les règles, les objets du "culte" communautaire, ne sont que des copies du rétro de l’idéal aperçu en un très spécial instant de lumière. Mais le visage, l’intimité et la lumière des yeux restent et doivent rester mystère et désir, et surtout ne pas être confondus avec le dos. Quand Marie-Madeleine en larmes rencontre le Ressuscité, elle ne reconnaît pas son visage : elle reconnaît une voix qui l’appelle par son nom.
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Par Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 23/09/2018
« Le Maître dit : « À quinze ans je me suis appliqué aux études. À trente, je me suis fait une opinion. À quarante, je n’ai plus eu de doutes. À cinquante, j’ai connu le vouloir du ciel. À soixante, mon oreille s’est mise en syntonie. À soixante-dix, je peux suivre tous les désirs de mon cœur sans enfreindre aucune règle. »
Les dits de Confucius, 2.4
Les communautés idéales et spirituelles peuvent espérer devenir d’authentiques lieux d’épanouissement humain si elles réussissent à marcher au bord de leur désagrégation. Quand au contraire la peur de leur possible extinction se fait forte et prévaut, la vie de leurs membres se flétrit par manque d’air et de ciel. Seules les lignes de faîte en altitude permettent de voir des panoramas assez vastes pour (presque) assouvir le désir d’infini qui poussent ceux qui ont une « vocation » à donner leur propre vie à des communautés, en leur confiant des pans entiers de liberté et d’intériorité. Mais dès que la troupe descend à la recherche de bivouacs sûrs où planter les tentes, les lieux et les horizons se rétrécissent et il faut vite démonter le camp et reprendre de l’altitude. Le long de crêtes on risque de glisser et de tomber, mais là seul on effleure le ciel. Beaucoup de communautés se sont éteintes parce qu’elles ont vraiment cherché à faire vivre leurs membres (parfois un bourgeon a surgi du tronc abattu) ; d’autres ont survécu parce qu’elles n’ont jamais commencé à oser la vie en plénitude. Le christianisme est né de la décomposition de sa première communauté. Jésus a sauvé les siens parce qu’il ne les a pas "sauvés" en des lieux sûrs et prudents. Il a glissé dans les enfers et c’est de là qu’à la stupeur générale a commencé la résurrection.
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stdClass Object ( [id] => 17964 [title] => Et la communauté s’est faite retour [alias] => et-la-communaute-s-est-faite-retour [introtext] =>Excédents et désalignements / 2 – S’en aller, se faire contaminer et renouveler l’alliance
de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 09/09/2018
« Avec nos vieux chants que tu connais, avec les voix des choses petites et chères,
nous t’endormirons, vieillard, et tu pourras recommencer.
Et quand, durant ton soir, la mer triste, dans l’ombre, enverra son cri, tu pourras encore
faire disparaître le bateau noir du rivage.
Tu verras les terres de tes souvenirs, de ta souffrance douce et lointaine. »Giovanni Pascoli Il ritorno
Toute personne cache dans son cœur un mystère qui se révèle, en partie seulement, tout au long de sa vie et, bien souvent, dans sa dernière étape. Même les personnes dotées de nombreux talents, y compris les plus géniales, ne possèdent qu’une connaissance partielle et imparfaite de leur propre « charisme », de leur potentiel inexprimé, de leurs autotromperies et de leurs illusions passées et présentes. Ainsi, quand une personne entend une voix l’appeler et que sa vie subit un bouleversement, dès lors qu’elle lui répond et se met en chemin, elle ne connaît ni ne peut connaître à l’avance l’évolution de cette rencontre, les fruits qu’elle portera, les souffrances qu’elle engendrera et les grandes surprises qu’elle apportera. Dans un mariage, une vocation artistique ou religieuse, la part merveilleuse réside dans les potentialités inconnues et infinies. Nous ne savons pas ce que nous deviendrons, ni ce que deviendra cet autre auquel nous nous unissons, ce qu’il adviendra de notre relation, ni même de Dieu.
[fulltext] =>En effet, dans tout pacte et toute promesse, le seul « oui » valable, ce n’est pas celui que nous disons au présent et au passé, le nôtre comme celui de l’autre, mais le « oui » que nous prononçons, maintenant et réciproquement, face à son avenir et au nôtre, qui comportent leur part de beauté et leur part de tragique. Nous partageons la vie d’une personne qui se révèle constamment différente de celle que nous avons épousée, et nous grandissons au sein d’une communauté qui s’éloigne de plus en plus de celle où nous étions entrés. Tout en essayant, jour après jour, de connaître et de reconnaître la personne que nous côtoyons, nous nous efforçons de nous réconcilier avec la personne que nous sommes en train de devenir et qui, bien souvent, ne nous plaît pas. La crise d’une relation est un désalignement pluriel et à plusieurs dimensions, où nous ne savons pas si c’est la nouveauté de l’autre ou notre propre nouveauté qui nous dérange le plus ; la plupart du temps, il s’agit des deux à la fois. Beaucoup de familles parviennent à avancer parce que les êtres humains font preuve d’une grande résilience face aux changements, et plus particulièrement les changements fondamentaux des « tu », du « je » et du « nous ».
Pourtant, sur le plan spirituel et idéal, nous ne sommes généralement pas suffisamment préparés au fait que même ce Dieu et/ou cet idéal que nous avions choisis changeront (parfois, nous le savons de façon abstraite pour l’avoir lu dans un livre), qu’ils changeront beaucoup, au moins autant que nous sinon plus, ce qui est presque toujours le cas. C’est en partie pour cette raison que les façons de répondre à une vocation, les formes que cela prend et les périodes que cela dure varient beaucoup, et cette différence va en s’accentuant.
Toutes les organisations peinent à composer avec la diversité des êtres humains. Chaque travailleur est unique, vit sa propre phase différente de celle que vit l’organisation, traverse les nombreux âges de la vie, subit des traumatismes et des maladies. L’organisation ne peut pourtant pas se mettre au diapason des temps de chacun, et la vie doit continuer. Cependant, la théorie et la pratique déploient aujourd’hui diverses innovations organisationnelles afin d’essayer de calibrer les contrats de travail sur les exigences des individus : cela va des jeunes mères au travailleur mûr qui préfère cultiver ses centres d’intérêt et ses passions en renonçant à une partie de son salaire, en passant par ceux qui souhaitent passer un diplôme tout en continuant de travailler. Les entreprises dont les salariés s’épanouissent le plus ont compris qu’ils ont des façons différentes de s’organiser, et que la création de lieux où cultiver les relations et l’affectivité à l’extérieur de l’entreprise améliore le rendement général des femmes comme des hommes, ce qui instaure à son tour une atmosphère de travail plus créative et plus libre. Lorsqu’au contraire, la flexibilité des contrats est faible, ou bien lorsque les entreprises utilisent les incitations non pas pour libérer les personnes, mais pour les piéger par la séduction de l’argent et du pouvoir, la qualité de vie se détériore aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur des entreprises.
Dans le monde des organisations à mouvance idéale (OMI), la façon d’aborder les particularités anthropologiques et celle des âges de la vie de leurs membres est encore plus complexe, notamment pour les personnes qui ont un rapport identitaire fort avec l’institution, comme c’est le cas au sein des communautés religieuses et des mouvements spirituels, même si on le constate aussi ailleurs. Une OMI est bien plus (et, sous d’autres aspects, bien moins) qu’une entreprise. Pour citer un exemple, le type d’adhésion d’un franciscain ou d’une salésienne à sa communauté diffère trop d’un contrat de travail d’une entreprise ou encore de l’engagement d’un volontaire au sein d’une association. Les contrats personnalisés ne peuvent s’appliquer à ces cas de figure, pas plus que les incitations ne fonctionnent pour augmenter leur « productivité ». Ce discours ne vaut pas uniquement pour les personnes entièrement vouées à une cause : il vaut chaque fois que l’adhésion à une communauté ou à un mouvement est essentiellement une affaire de vocation. Car, ne l’oublions pas, une vocation est une expérience anthropologique universelle, qui couvre un champ beaucoup plus vaste que le seul domaine religieux.
Dans ces cas-là, l’appartenance à une OMI tend presque inévitablement à se transformer en une appartenance exclusive, que la personne et l’institution veulent exclusive. C’est là que commencent les raisonnements les plus passionnants.
Un bénédictin alterne la prière et le travail ; pourtant il ne « quitte » pas à proprement parler son travail pour rentrer « chez lui » à l’heure où il interrompt son travail. Son entrée dans une communauté n’est pas comparable à celle de Françoise, mère de famille, qui sort du bureau pour rejoindre elle aussi son foyer. Il s’agit de deux « maisons » foncièrement différentes car, tandis que Françoise passe d’une sphère (l’entreprise) de sa vie à une autre (sa famille), toutes deux obéissant à des principes distincts et parfois en conflit entre eux, lorsque frère Bernardin achève son travail dans la pharmacie du monastère, en réalité il reste dans le même environnement identitaire.
Ainsi, même si Françoise vit des moments difficiles au travail – nous passons tous par ces moments-là quand, pour une raison ou pour une autre, la mission de notre entreprise ne nous enthousiasme plus guère et nous allons travailler simplement parce nous ne pouvons pas faire autrement –, à son retour elle retrouve ses enfants et ses amis et chante aussi dans une chorale ; elle évolue dans des lieux tout à fait différents de son travail. Ces lieux tout à fait différents permettent à Françoise de compenser les frustrations dont elle souffre au bureau, de se défouler, de recharger ses batteries, de se réfugier ailleurs, de se promener dans des jardins fleuris et d’y respirer un autre air que celui de son entreprise. Cela signifie entre autres que les entreprises « consomment » des capitaux précieux qui ne rapportent rien (famille, amis, associations…), qui font que leurs salariés sont réellement capables de travailler, et parfois même d’être créatifs et heureux (c’est là l’un des sens des taxes).
Tout comme Françoise, frère Bernardin passe lui aussi par des moments où il n’a aucune envie de descendre à la boutique vendre des tisanes et des liqueurs ; lui aussi a ses moments d’humeur et connaît des conflits avec les collègues de son magasin. Or, lorsqu’il rentre chez lui, il se retrouve à vivre avec des compagnons très semblables, voire identiques, aux moines avec lesquels il travaille. Pourtant, et c’est là l’un des cas les plus complexes et intéressants, parfois, frère Bernardin n’a pas envie de descendre à la pharmacie, ni de rentrer pour le repas avec sa communauté. Lui aussi aurait besoin d’un environnement où compenser non seulement les tensions au travail, mais aussi les tensions avec sa communauté et sa vie entière. Contrairement à Françoise, frère Bernardin peut hélas ne pas disposer d’« espaces de compensation » où remédier, naturellement et sainement, à ces désalignements qu’il sent durant cette phase spécifique de sa vie.
Parfois, il peut entrer dans une église pour essayer d’engager un dialogue intime avec Dieu, ce qui reste un grand espace de compensation lorsqu’il a épuisé tous les autres ou qu’ils n’ont jamais existé. Or, nous le savons, à certains moments, et généralement lors des moments décisifs, nous éprouvons le besoin d’un air différent du seul air que nous respirons dans cette communauté ; la voix de Dieu finit elle-même par être étouffée par cet air que nous respirons et par se taire. Dans le cas des expériences charismatiques intenses, lorsque l’on se désaligne de la communauté, il est très difficile, voire impossible, de ne pas sentir aussi un désalignement avec Dieu. Les crises seraient trop simples, donc peu intéressantes si, en plus de notre relation avec Dieu que cette communauté nous a appris à connaître, à aimer et à reconnaître, notre relation avec la communauté n’entrait pas elle aussi en crise.
Les crises les plus fréquentes et les plus graves sont donc provoquées par un syndrome d’enfermement, car n’importe quel lieu n’est rien d’autre qu’une variante d’un seul et même lieu. Souvent, quitter la communauté apparaît comme la seule issue possible pour pouvoir recommencer à respirer et rester en vie.
En réalité, ces situations si fréquentes sont la manifestation de quelque chose de bien plus profond et important. La vie adulte à l’intérieur d’une communauté identitaire où l’on est entré jeune, au temps de la merveilleuse ignorance providentielle de cet âge, prend presque toujours la forme d’un départ de la première communauté, même lorsque l’on reste exactement dans la même chambre et à la même table.
Pour comprendre cette affirmation qui peut sembler paradoxale ou excessive, il convient d’examiner attentivement la nature de la relation entre une vocation et la communauté dans laquelle une personne naît, grandit et mûrit forcément. La communauté, toute communauté, y compris la plus libre et la plus ouverte, exerce une fonction de pédagogue (saint Paul). Par conséquent, le jour vient où une personne ayant reçu une vocation sent l’urgence de se séparer de son pédagogue, tout en lui étant reconnaissant, pour parvenir à vivre enfin en adulte, autrement dit, à quitter sa première communauté pour devenir quelque chose de différent, que ni elle ni personne ne connaît encore. Parfois, on la quitte en restant, d’autres fois on la quitte en en sortant. Cependant, dans tous les cas il faut la quitter si l’on veut revenir. On peut très bien la quitter (tout en restant dans la même maison) pour ne jamais revenir, mais on peut aussi revenir ; beaucoup le font, et ils se sauvent eux-mêmes chaque jour en réintégrant nos maisons alors que nous ne les espérions peut-être plus.
Ces départs et ces retours prennent le plus souvent la forme d’un exil. L’exil à Babylone, par exemple, marqua une étape décisive dans l’histoire du salut de l’humanité. Ce départ forcé de la ville sainte de David, avec la destruction de l’unique temple du vrai Dieu, fut le moment où Israël fit un extraordinaire bond en avant dans son expérience spirituelle. Israël comprit dans sa chair, peut-être sans l’avoir voulu ni cherché, que l’on peut prier Dieu y compris en l’absence de temple, qu’il reste le vrai Dieu même s’il s’est changé en un Dieu vaincu, et qu’il demeure dans la communauté de l’alliance même lorsque nous quittons la terre promise. Israël connut une autre grande culture et d’autres dieux, se laissa contaminer par d’autres narrations, dont certaines étaient magnifiques. Sans cet exil et cette contamination, nous n’aurions pas eu certains des splendides livres de la Bible, et nous n’aurions pas reçu en héritage les versets sur le « serviteur souffrant du Seigneur ». La Bible nous enseigne que l’on peut revenir d’exil et que ce reste qui revient peut donner un jour naissance à un enfant dans une mangeoire.
Nous pouvons continuer de nous épanouir à l’âge adulte sur les lieux mêmes de notre jeunesse dès lors que la vie communautaire se transforme en une expérience de retour.
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de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 09/09/2018
« Avec nos vieux chants que tu connais, avec les voix des choses petites et chères,
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Et quand, durant ton soir, la mer triste, dans l’ombre, enverra son cri, tu pourras encore
faire disparaître le bateau noir du rivage.
Tu verras les terres de tes souvenirs, de ta souffrance douce et lointaine. »Giovanni Pascoli Il ritorno
Toute personne cache dans son cœur un mystère qui se révèle, en partie seulement, tout au long de sa vie et, bien souvent, dans sa dernière étape. Même les personnes dotées de nombreux talents, y compris les plus géniales, ne possèdent qu’une connaissance partielle et imparfaite de leur propre « charisme », de leur potentiel inexprimé, de leurs autotromperies et de leurs illusions passées et présentes. Ainsi, quand une personne entend une voix l’appeler et que sa vie subit un bouleversement, dès lors qu’elle lui répond et se met en chemin, elle ne connaît ni ne peut connaître à l’avance l’évolution de cette rencontre, les fruits qu’elle portera, les souffrances qu’elle engendrera et les grandes surprises qu’elle apportera. Dans un mariage, une vocation artistique ou religieuse, la part merveilleuse réside dans les potentialités inconnues et infinies. Nous ne savons pas ce que nous deviendrons, ni ce que deviendra cet autre auquel nous nous unissons, ce qu’il adviendra de notre relation, ni même de Dieu.
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de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 02/09/2018
« La logique du cygne noir rend ce que l’on ne sait pas bien plus important que ce que l’on sait. »
Nassim N. Taleb Le Cygne noir
Le phénomène du « cygne noir » est un événement hautement improbable aux effets notables, qui ne peut ni se prévoir, ni s’expliquer à partir de faits passés. Le cygne noir – l’expression provient de la découverte de cygnes noirs en Australie, ce qui a réfuté la thèse, communément admise jusqu’alors, que tous les cygnes sont blancs – est le grand ennemi y compris des entreprises et des organisations, en raison de ses effets potentiellement dévastateurs.
[fulltext] =>Or, si le débat, plus ou moins scientifique, qui a lieu depuis quelques années, insiste presque exclusivement sur ses effets destructeurs, en réalité les événements totalement inattendus et surprenants peuvent aussi sauver les organisations et les communautés. L’inattendu peut être le plus grand cadeau, et nous le constatons tous les jours avec nos enfants. En effet, lorsque nous examinons de l’intérieur les dynamiques des organisations réelles, économiques ou non, nous nous rendons compte que le véritable ennemi, le mauvais cygne noir, c’est la tendance irrésistible à instaurer une routine de gestion rigide, qui repose sur l’observation du passé et empêche donc de comprendre les grandes nouveautés qui arrivent. La gestion qui guide le présent en regardant en arrière donne à « connaître » uniquement ce que l’on savait déjà. Un regard rétroactif qui, comme dans le récit biblique de la femme de Loth (Genèse 19,26), transforme la vie en une statue de sel morte. Par conséquent, le danger le plus grave que courent les organisations ne réside pas dans l’existence des cygnes noirs, mais dans leur façon trop souvent erronée de les appréhender.
L’erreur la plus fréquente a pour origine la crainte de voir arriver le mauvais cygne noir, ce qui conduit à une attitude hostile envers n’importe quel cygne au plumage légèrement différent du blanc. Terrorisé à l’idée qu’un cygne noir s’insinue, tous les membres de la communauté restent dans leur routine et dans la monotonie d’un monde monocolore, perdant ainsi de vue la beauté et la biodiversité du monde. Un choix compréhensible car, si cet événement inattendu est réellement mauvais, il peut provoquer à lui seul jusqu’à la destruction de la communauté.
Pourtant, c’est précisément là que nous pénétrons au cœur de l’un des principaux paradoxes des communautés (et des personnes). Le cygne au plumage différent que l’on aperçoit à l’horizon peut être le Satan ou l’Antéchrist, mais cette étrange couleur peut tout aussi bien être celle d’Isaïe, de François et Claire d’Assise, de Mère Teresa de Calcutta ou de Jésus de Nazareth. Nous ne pouvons pas le savoir au premier abord, ni même au deuxième, mais seulement à la fin dans la plupart des cas (c’est là son terrible et merveilleux mystère). Cependant, si nous bloquons toutes les couleurs différentes au moment de leur apparition, nous prévenons certes l’arrivée du cygne noir dévastateur (même si nous n’avons aucune garantie de réussite), mais nous empêchons encore plus sûrement les nouveautés véritables et positives d’arriver, de mûrir et de porter leurs fruits et leurs huiles essentielles. Car l’un des pièges relationnels qui rendent les organisations beaucoup moins créatives, énergiques et innovantes qu’elles ne pourraient l’être, c’est la lutte, plus ou moins consciente, entre la direction et les potentiels cygnes noirs, la première s’efforçant par tous les moyens de faire entrer les seconds dans la logique routinière ; les lits de Procuste sont les canapés que l’on trouve le plus fréquemment dans les salles des organisations modernes. La vraie innovation « au sommet » s’applique aux personnes qui, pour donner le meilleur d’elles-mêmes, ne peuvent être gérées avec les instruments managériaux habituels. Aujourd’hui, nous commençons à comprendre que les organisations énergiques et capables d’engendrer de réelles nouveautés doivent renoncer à leur prétention de gouverner et de contrôler leurs employés car, à l’intérieur des dynamiques vraiment décisives, les personnes sont ingouvernables ; en effet, si elles étaient entièrement dominées, elles perdraient la composante la plus innovante de leur créativité. La métaphore du cygne noir est donc un bon procédé rhétorique pour engager un discours sur la façon d’aborder les vraies nouveautés au sein des organisations, chez les personnes et dans les règles de gouvernance.
Les éléments que nous venons d’évoquer deviennent décisifs au sein de ce que l’on appelle les OMI, les organisations à mouvance idéale, ces structures collectives nées autour de quelques personnes (les fondateurs) et animées par des idéaux différents des profits économiques (des idéaux que nous avons désignés sous le nom de charismes ou vocations prophétiques). Les OMI englobent des mouvements spirituels et politiques, des communautés religieuses, de nombreuses ONG, des coopératives et un nombre important d’entreprises sociales, civiles et de communion. Si elles ne sont pas toujours des choses bonnes et belles, elles le sont souvent. Le premier capital et, dans la plupart des cas, le seul, dont disposent les OMI, ce sont les personnes et leurs atouts relationnels ; cela vaut pour toutes les personnes, et notamment celles qui agissent à partir de motivations intrinsèques. Il s’agit donc des membres, salariés et dirigeants qui sont entrés dans cette organisation non pas parce qu’ils étaient attirés en premier lieu par les incitations économiques et financières, mais après avoir ressenti un appel intérieur, autrement dit par « vocation » (en prenant comme toujours ce mot dans son sens le plus large et le plus laïc possible). Les OMI continuent d’exister après leur fondation uniquement si elles savent attirer et retenir un noyau de personnes capables de faire revivre les idéaux originels ; en d’autres termes, si elles parviennent à attirer, à garder, à cultiver et à faire fleurir au moins un bon cygne noir, qui sera peut-être capable de faire renaître le patrimoine hérité de la première génération.
C’est de là que nous pouvons déduire les raisonnements les plus importants.
Nous avons un premier élément : beaucoup d’OMI ont pour origine le phénomène du cygne noir. Celui-ci affecte d’abord le fondateur lui-même, car rien n’est peut-être plus imprévisible, inattendu et porteur de changements que l’avènement d’un nouveau charisme sur terre, y compris les charismes artistiques. Souvent, le fondateur d’une nouvelle communauté est un cygne différent qui s’est envolé de sa communauté d’origine : celle-ci a commis des erreurs ou s’est découvert une nouvelle vocation, et il a fini par s’y sentir trop à l’étroit, ayant envie de voler toujours plus haut et de s’aventurer toujours plus loin.
Durant la phase de fondation, la force de la nouveauté apportée par le fondateur est extraordinaire au point de contaminer tous les autres membres de l’OMI, qui devient progressivement une communauté de cygnes possédant le même plumage que lui. La dimension novatrice présente chez de nombreux membres de l’OMI est orientée vers le fondateur, et ils utilisent toutes leurs énergies et leurs talents idéaux par mimétisme, afin de s’aligner sur la nouvelle « couleur ». Un processus très réussi, car les membres de cette communauté n’ont pas de désir plus intime, sincère et authentique que celui de ressembler à ses fondateurs.
C’est ainsi que la diversité originelle et l’hétérodoxie du fondateur engendrent peu à peu une nouvelle orthodoxie, et la couleur novatrice du fondateur devient progressivement la couleur unique, portée par tous. Au début, cette opération de mimétisme satisfait entièrement l’âme et le corps. Pourtant, inconsciemment et imperceptiblement, ce processus finit par engendrer une situation statique très similaire, voire identique, à cet état de fait que le fondateur et ceux qui le suivaient voulaient changer. Il en résulte que l’hétérodoxie, engendrée par un phénomène de cygne noir qui, après avoir critiqué et ébranlé l’ancien dogme, reproduit au cours du cycle de vie du fondateur un nouveau dogme qui, à l’instar de tous les dogmes, combat les innovations. Très souvent, cette dynamique, bien connue dans les sciences sociales et les sciences de l’organisation, marque la fin des expériences innovantes et prophétiques : leur mission s’épuise lorsqu’elles parviennent à une situation analogue à celle dont elles sont parties.
En outre, les OMI attirent bien plus de potentiels cygnes noirs que ne le font les autres organisations, car les mouvances idéales, pour ne pas parler des mouvances religieuses, sélectionnent beaucoup de personnes qui se révèlent excellentes dans certaines dimensions. Les OMI ont toujours regorgé de personnes extraordinaires sur le plan éthique et spirituel, et c’est encore le cas aujourd’hui. Pour cette raison, une personne qui a reçu une vocation authentique (toute OMI se doit d’en compter au moins une si elle veut rester ce qu’elle est) est un potentiel cygne noir car unique et impossible à programmer. Personne, pas même elle, ne sait ce qu’elle deviendra, et personne ne sait quelles répercussions aura sa vie sur celle des autres ; c’est un message contenu dans une bouteille jetée à la mer et qui sera lu à condition qu’il se trouve quelqu’un pour le recevoir (ce discours vaut peut-être pour n’importe quelle personne qui vient au monde). Toute vocation est un phénomène de cygne noir : imprévisible, inattendue et aux effets notables.
Pourtant, au sein des OMI et plus qu’ailleurs (nous en analyserons les raisons tout au long de cette série d’articles), la gestion des personnes très portées sur l’innovation se révèle particulièrement difficile, douloureuse et rarement couronnée de succès. L’OMI sait ou pressent que chaque plumage différent peut cacher un cygne assassin et, souvent, cette peur légitime dévore la réalisation de la promesse, car le prix à payer lorsque l’on espère engendrer un nouveau vrai prophète, c’est le risque d’engendrer dix faux prophètes. Le moyen de surmonter cette peur immense, c’est d’attribuer à cette promesse une valeur bien supérieure à la peur de se faire tuer par un faux prophète particulièrement mauvais, et cette étape possède une valeur infinie. C’est ainsi que l’hostilité et les résistances face à un phénomène de cygne noir dans toute organisation, se trouvent amplifiées au sein des OMI. La présence d’un charisme ou idéal fondateur amène tout naturellement les OMI à rester ancrées dans le passé, à accorder davantage d’importance au début de l’aventure qu’à l’eskaton. Le fait de tourner son regard vers les origines fait partie de l’ADN charismatique des OMI, et plus particulièrement les OMI à caractère spirituel et religieux. L’éventuel réformateur peut très bien les sauver en déplaçant l’axe du passé vers l’avenir, or c’est justement ce que les communautés charismatiques et idéales redoutent et combattent le plus. Nous touchons là au cœur d’une tragédie caractéristique, mais les tragédies figurent aussi parmi les plus grandes créations du génie humain. Les organisations ordinaires, souvent pragmatiques et concrètes, représentent davantage que les OMI ouvertes à la nouveauté. Les OMI, quant à elles, mettent naturellement en place des mécanismes puissants afin d’intercepter les mauvais cygnes noirs, systèmes qui, et c’est bien là le problème, bloquent aussi les bons. Peu de structures collectives sont plus réfractaires aux grandes innovations que les OMI, car la sauvegarde de l’héritage du passé constitue pour elles un élément essentiel. Contrairement à ce que l’on observe dans les entreprises, on ne change ni de « charisme », ni de « fondateur » lorsque le marché ne répond plus ; mais alors, que faut-il changer ?
Pour les membres de la communauté, cela signifie qu’ils se retrouvent, en raison de leur destin et de leur vocation, avec un plumage différent de celui qu’elle a engendré, et cela concerne beaucoup de ses membres ; elle doit alors prendre conscience que les résistances, l’hostilité et parfois les persécutions et les calomnies auxquelles elle fait face sont inévitables la plupart du temps car inscrites dans la nature d’une OMI. Celle-ci doit tout simplement apprendre à vivre avec son propre excédent et ses désalignements que provoque tout excédent, en y veillant avec douceur.
C’est autour de ces thématiques que nous construirons cette nouvelle série d’articles ; nous y poserons de nombreuses nouvelles questions aux OMI et à leurs représentants. Parmi ces questions : Qu’est-ce qui caractérise la gestion de ces excédents lors des différentes phases de la vie de la personne et de l’organisation ? Comment gère-t-on cet excédent en étant jeune, puis en étant plus âgé ? Comment préserver la biodiversité afin de permettre à la vie de se poursuivre ? Comment entretenir aujourd’hui les vocations multidimensionnelles ?
Nous aborderons ces défis essentiels, et d’autres encore, tout en sachant que les paroles, qu’elles soient écrites ou lues, ne suffisent pas à nous sauver : elles peuvent seulement nous aider à ne pas nous arrêter en chemin.
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Excédents et désalignements / 1 - La valeur qui conduit au-delà de la peur est infinie
de Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 02/09/2018
« La logique du cygne noir rend ce que l’on ne sait pas bien plus important que ce que l’on sait. »
Nassim N. Taleb Le Cygne noir
Le phénomène du « cygne noir » est un événement hautement improbable aux effets notables, qui ne peut ni se prévoir, ni s’expliquer à partir de faits passés. Le cygne noir – l’expression provient de la découverte de cygnes noirs en Australie, ce qui a réfuté la thèse, communément admise jusqu’alors, que tous les cygnes sont blancs – est le grand ennemi y compris des entreprises et des organisations, en raison de ses effets potentiellement dévastateurs.
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