Capitaux narratifs / 4 – Les faits et les actes fondateurs et salvateurs ne sont pas toujours éclatants
Par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 03/12/2017
« Il faut un amour infini pour renoncer à soi et devenir fini, s’incarner pour aimer l’autre ainsi, et l’autre comme autre être fini. »
Jacques Derrida Donner la mort
Les capitaux narratifs sont pluriels : toutes les histoires dont ils se composent ne possèdent pas la même valeur. Seules quelques-unes peuvent supporter le poids du nouvel édifice. On trouve le « bon grain » et l’« ivraie » dans tous les champs de la terre, y compris dans les champs spéciaux où poussent nos idéaux. Dans un premier temps, il faut laisser pousser ensemble toutes les plantes du champ car, comme l’affirme la grande métaphore de l’Évangile, si les paysans intervenaient pour extirper l’ivraie, ils arracheraient aussi les épis bons et précieux.
Conserver tous les épis de bon grain est un devoir vital et un impératif moral pour les fondateurs et la première génération d’une communauté et d’une organisation à mouvance idéale (OMI). Ce souci justifié de conserver l’expérience et son capital narratif dans leur intégrité a pour résultat qu’à la fin de la phase de fondation, la récolte comporte du bon grain mêlé à l’ivraie. Par conséquent, l’héritage laissé par les fondateurs est invariablement un mélange de bon grain et de chiendent.
Certaines organisations s’éteignent car, dès la phase originelle, elles ne savent pas composer avec l’ivraie et l’inévitable impureté des incarnations. Elles essaient donc de séparer dès le début les mauvaises herbes des bonnes, sans laisser à toutes les semences le temps de mûrir suffisamment. Entre autres parce que, contrairement aux vraies semences des vrais champs, les composantes naturelles de notre idéalité ne parviennent à se distinguer des mauvaises qu’au fil du temps : souvent, ce qui ressemblait au départ à de l’ivraie s’est révélé plus tard être du bon grain, et vice-versa. Les idéaux se développent bien uniquement au contact de toutes les herbes voisines. Ils se nourrissent des mêmes substances, vivent en osmose avec les arbres les plus divers et parfois même avec les champignons vénéneux (pour ceux qui les mangent, mais non pour la plante). Dans certains cas, ces fleurs et ces plantes sont si délicates qu’elles parviennent à grandir uniquement en étant protégées par l’ombre d’arbres certes moins nobles, mais plus résistants à la sécheresse. Seuls les bonsaïs réussissent à vivre dans les lieux aseptisés que sont nos salons. En effet, ils ne portent pas de fruit, n’ont pas de racines et ne grandissent pas. Les histoires vraies se composent de chapitres entiers de romans écrits par d’autres, à partir d’extraits de mythes issus des « cultes païens » qui nous entourent. Aucun capital narratif n’est entièrement nouveau. La plupart de ses idées et de ses histoires constituent un héritage, même lorsque, subjectivement parlant, celui qui écrit une nouvelle histoire n’en est pas pleinement conscient, puisqu’il craint que le fait de reconnaître l’apport du passé diminue la nouveauté. Celui qui commence à vivre et à raconter une histoire communautaire, entrepreneuriale ou politique hérite et engendre du bon grain et de l’ivraie.
Or, et c’est le processus le plus délicat et crucial, celui qui arrive après la période de la fondation tend inévitablement à repérer l’ivraie uniquement dans l’héritage originel, autrement dit, dans les idées et dans les histoires que les fondateurs ont trouvées parmi les matériaux qui préexistaient à leur nouvelle maison, et à considérer tout bon grain comme un produit du fondateur. Ainsi, il tente une première séparation en cherchant l’ivraie exclusivement « à l’extérieur » et « avant », et non pas « à l’intérieur » et « durant » les paroles originelles du fondateur. Dans certains cas, on finit par écrire un nouveau capital narratif en éliminant complètement les vieilles histoires « contaminées » héritées du passé et de l’environnement, en créant de nouvelles histoires uniquement à partir de ce que l’on pense être des matériaux inédits et originaux. C’est ainsi que l’ivraie présente y compris dans les nouvelles idées et les histoires de la fondation pousse imperturbablement parce qu’on la confond avec le bon grain, jusqu’au jour où les bons fruits (les nouveaux membres et nouvelles vocations) finissent étouffés par l’ivraie qui revêt l’apparence du bon grain.
Parfois, lorsque la communauté post-fondation parvient à cette phase de pénurie narrative, elle reçoit le don et la force de percevoir que, si elle veut espérer se sauver, elle doit s’armer de courage et commencer à séparer le bon grain de l’ivraie, y compris au sein du capital narratif originel du fondateur. Peu à peu, elle parvient, non sans résistances internes, à porter un regard plus mûr et « distant » sur les idées, les écrits et les histoires de sa fondation, en se mettant en quête du grain vraiment bon.
Or, même lors de ces opérations nécessaires, on peut très facilement se retrouver avec de l’ivraie se faisant passer pour du bon grain, ce qui est dû à une erreur très répandue. Souvent, on pense que la partie authentique et bonne du capital narratif se trouve dans ses éléments les plus spectaculaires et sensationnels, ce qui nous conduit à arracher les composantes les plus sobres, les plus simples, pauvres et ordinaires. Il s’agit d’une erreur grave et fréquente notamment lors des expériences nées de charismes spirituels et religieux. Ces histoires de fondation recèlent les événements, les petites actions et les narrations qui ont le plus frappé l’imagination des fondateurs et les sentiments de leurs premiers disciples. Souvent, ils sont liés à des faits situés à la frontière entre le naturel et le surnaturel, entre l’ordinaire et le miraculeux. Dans certains cas, ils prennent la forme de récits de visions ou de révélations spéciales et généralement secrètes, de type gnostique et se rapportant aux mystères religieux.
Toute fondation, et plus particulièrement si elle découle d’un charisme riche et profond, présente cette composante de narration. Même l’Église des premiers temps, pour prendre un exemple, regorgeait de tels récits, dont elle s’est nourrie et qui lui ont permis de s’enrichir. Pourtant, il est arrivé un moment où les premiers chrétiens ont dû canaliser la prolifération de cette composante narrative spectaculaire et miraculeuse. C’est ainsi que, parmi tous les récits qui circulaient lors de la deuxième et troisième période, ils n’ont retenu que quatre évangiles et quelques autres textes. Aujourd’hui, nous savons que certains épisodes et paroles contenus dans les évangiles apocryphes et gnostiques, et peut-être même tous, n’étaient probablement pas moins « vrais » que les faits et les paroles conservés dans les textes canoniques. Beaucoup de ces récits avaient été élaborés à une époque plus lointaine à partir des premiers faits historiques, alors que certains commençaient à penser que le premier kerigma, sobre et essentiel, n’était peut-être pas assez spectaculaire et secret pour convertir et conquérir les cœurs. Pourtant, sans cette opération de séparation et de discernement, l’Église primitive se serait laissé dévorer par ses propres récits. Les plus sensationnels qui circulaient au sujet de la vie de Jésus et des apôtres auraient supplanté les récits trop sobres d’une jeune femme de Nazareth, les béatitudes s’adressant aux pauvres et aux affligés, le récit de la passion et, donc, de la résurrection, qui aurait alors été assimilée à de nombreux miracles accomplis par Jésus, aux miracles similaires des faux prophètes et des mages, ou encore à la « résurrection » de Lazare. Au milieu de cette abondance de récits extraordinaires, ces premières communautés ont dû « sacrifier » certains faits véridiques ou probables afin de préserver le caractère novateur de leur propre histoire capable d’engendrer le présent et l’avenir. Ce n’est sûrement pas un hasard si la résurrection de Jésus ne s’accompagne que de rares descriptions. Ce récit ne présente que quelques femmes apeurées, un jeune homme portant un vêtement blanc, un jardinier et des hommes incrédules. Les manuscrits les plus anciens de l’évangile le plus ancien se concluaient sur ces magnifiques paroles commentant le moment où les femmes virent le tombeau vide : « Et elles ne dirent rien à personne » (Marc 16,8). Dans les lettres de l’apôtre Paul, on ne trouve pas de récits des miracles de Jésus, mais seulement le récit d’un « miracle » accompli par un crucifié ressuscité et vivant qu’il a rencontré sur la route.
Lorsque l’on se trouve en panne d’histoires à raconter, il est trop commode de penser que les nouvelles histoires d’aujourd’hui devront partir des récits les plus éclatants d’hier. On croit à tort que raconter les miracles passés suffit à engendrer les nouveaux « miracles » qui n’arrivent pas alors qu’ils pourraient nous aider à continuer de cheminer. Comme si, pour faire revivre la réalité originelle, il fallait se contenter d’évoquer les exploits d’hier sans les revivre. On tombe ainsi dans un syndrome consumériste, qui est d’autant plus probable et tentateur que la fondation a été riche en événements particuliers ; cela risque en outre de bloquer la génération suivante dans la consommation avide de souvenirs stériles. Une autre sorte de malédiction des ressources guette : plus le passé est coloré, plus le présent, vécu en consumant le passé et en oubliant l’avenir, risque de perdre de son éclat. Là, l’erreur fatale consiste à ne pas comprendre que les dons spéciaux reçus lors de la phase de fondation étaient simplement la « dot » qui a fait naître par la suite une vie nouvelle et magnifique car ordinaire et à la portée de tout le monde. Il s’agit d’expériences uniques car liées à la révélation de la vocation « prophétique » des fondateurs. L’héritage fécond que nous laissent les fondateurs n’est pas leur dot reçue en cadeau, mais la vie née de ces noces. C’est un enfant vivant, et non pas un objet brillant et stérile, un simple diamant.
Lorsque l’on tombe dans cette erreur, la part extraordinaire du capital narratif, qui fait elle aussi partie de l’héritage, se transforme en « mauvaise monnaie », non pas parce qu’elle est mauvaise ou fausse en soi, mais parce que, dans une nouvelle version de la vieille loi de Gresham, elle « chasse » la « bonne monnaie » provenant du travail éprouvant de celui qui essaie avec sérieux et humilité d’écrire une nouvelle belle normalité de la vie après la crise des premières histoires. Ce travail d’écriture de capital narratif génératif est usurpé par les vendeurs des souvenirs des effets spéciaux et des feux d’artifice des premiers temps aujourd’hui révolus. Ce n’est pas le chien-loup qui apparaissait à Don Bosco qui a engendré le grand mouvement éducatif salésien : celui-ci est né surtout du « sifflement » tout à fait normal que le jeune Jean Bosco a fait naître chez Barthélémy. Ce ne sont pas les « fioretti » et pas davantage les stigmates de saint François qui ont donné naissance au mouvement franciscain et l’ont régénéré, mais la fidélité absolue et tenace de François à la « dame pauvreté » de l’Évangile. Isaïe n’a pas sauvé et nourri son peuple par le récit de la vision des séraphins au temple le jour où il a compris sa vocation, mais grâce à l’humble prophétie d’un enfant et d’un petit reste toujours fidèle, qui ont alimenté l’espérance non vaine lors des exils et continuent aujourd’hui encore à nourrir notre attente aimante qui ne finit jamais.
Les expériences sensationnelles et extraordinaires de la fondation sont des semences qui, bien que magnifiques, ne se reproduisent pas, et ne font que projeter l’OMI vers le passé, ce qui la rend dépendante de stupéfiants. Le nouveau bon capital narratif n’est pas celui qui se compose des miracles d’hier, mais le capital engendré par les nouveaux récits de la vie vraie et toute simple d’aujourd’hui.
Lors des crises de capitaux narratifs, les ressources restantes sont toujours très rares. Une OMI parvient à se sauver si elle renonce à les investir dans la consommation de ses récits extraordinaires du passé, car elle perçoit bien que le bon grain se trouvait dans la vie normale des premiers temps, dans ces faits qui peuvent encore en faire germer beaucoup d’autres parce qu’ils sont extraordinaires au point de devenir ordinaires, finis au point d’être vraiment infinis. C’est le récit d’un homme crucifié, d’un ami des pécheurs, des pêcheurs, de ceux qui pardonnent, de ceux qui sont pardonnés, des communautés qui vivent tout simplement l’amour réciproque. C’est seulement sur ces routes normales et poussiéreuses conduisant à Damas que l’on peut encore tomber de cheval.