L’entière liberté des yeux

Capitaux narratifs / 6 – Il importe de reconnaître les faux prophètes et faux ménestrels

de Luigino Bruni

publié dans Avvenire le 17/12/2017

171217 Capitali narrativi 6 rid« La pauvreté est la première vertu à être découverte par tous les fondateurs et la première à être oubliée par leurs successeurs. »

Carlo Maria Martini, Per amore, per voi, per sempre

L’idéologie est une maladie grave et très fréquente au sein des organisations à mouvance idéale (OMI). Elle se développe principalement lors des crises de capital narratif, lorsque, face au manque d’histoires vraies à raconter, l’offre de nouvelles histoires artificielles qui semblent répondre à la quête de sens et d’avenir exprimée par la communauté, devient très tentante. L’idéologie est la névrose de l’idéal, de la même façon que l’idolâtrie est la névrose de la foi. Parmi les nombreuses formes que revêtent les idéologies, il en existe une, particulièrement fréquente et dangereuse, suggérée par le récit Le Comte Lucanor de l’écrivain espagnol Don Juan Manuel, œuvre du Moyen Âge qui a inspiré le conte Les Habits neufs de l’empereur. Cependant, contrairement à ses différentes réécritures modernes, nous trouvons dans le récit original des éléments précieux pour enrichir notre propos sur les mouvements et les communautés nés d’idéaux, de charismes et de motivations différentes et plus élevées que les motivations économiques.

Le récit commence par une étrange tromperie envers un roi. Trois fripons se présentent à la cour et lui promettent de lui fabriquer des vêtements spéciaux que seuls ses enfants légitimes peuvent voir tandis qu’ils restent invisibles pour ses enfants illégitimes. Le roi mord à l’hameçon, croyant avoir trouvé un bon moyen de s’approprier l’héritage de ceux qui se révèleraient être ses enfants illégitimes. Les trois couturiers malhonnêtes se mettent donc à l’ouvrage. Le roi, encore dubitatif, envoie deux serviteurs voir les premiers nouveaux vêtements, sans rien révéler de leurs supposées propriétés magiques. Les serviteurs ne voient rien sur les métiers à filer ; pourtant, n’ayant pas le courage de contredire les couturiers, ils affirment au roi qu’ils ont vu des étoffes merveilleuses. Lorsqu’enfin, le roi va à son tour vérifier leur travail, il ne voit rien ; d’abord bouleversé, bien vite il pense : « Si je dis que je ne vois pas les vêtements, on saura que ne suis pas le fils du roi, et je perdrai mon royaume. » Il croit alors à ce mensonge et commence lui aussi à louer ses nouveaux vêtements. Il envoie ensuite son gouverneur qui, connaissant les propriétés de ces vêtements grâce à lui, les loue par des mots plus enthousiastes encore même s’il ne voit rien, car il ne veut pas perdre sa place. Après le gouverneur, les autres fonctionnaires de la cour font de même. Lorsque le jour de fête arrive enfin et que le roi, complètement nu, sort dans les rues de la ville à cheval, tout le peuple loue ses magnifiques vêtements. L’un de ses palefreniers vient soudain briser la magie en lui déclarant : « Monsieur, peu m’importe d’être le fils de mon père ou d’un autre. C’est pour cela que je vous dis : sois je suis aveugle, soit vous êtes nu. »

Au début d’un tel processus idéologique, de faux prophètes malhonnêtes séduisent le chef, à savoir, le(s) fondateur(s) ou responsable(s) d’une communauté. Ce n’est pas lui qui les appelle, mais il accepte de les recevoir, ce qui l’amène à commettre sa première erreur, lourde de conséquences. La meilleure façon de se protéger des faux prophètes malhonnêtes, c’est de ne pas les recevoir chez soi, en veillant à ce qu’ils ne passent pas les contrôles usuels qui précèdent la réception des invités. Lors des crises de narrations, quand les ménestrels qui demandent à être reçus sont nombreux, il est fondamental de bien choisir les « portiers », autrement dit, ceux qui accueillent les visiteurs, les membres de la direction ou de la présidence. Ceux-ci jouent un rôle extrêmement important car ils doivent posséder la capacité, très rare, à repérer immédiatement les faux prophètes et à les empêcher de passer. En effet, lorsque la communauté traverse une crise de sens, les responsables sont particulièrement manipulables par les faux prophètes ménestrels et par les idéologues charmeurs de serpents. Si de nombreuses crises ne sont pas surmontées, c’est parce que la direction laisse entrer les mauvais ménestrels ou refuse l’accès aux bons, quand elle ne fait pas les deux.

Ce n’est pas un hasard si l’on plaçait à la tête des abbayes et des monastères des moines et frères possédant une grande sagesse et beaucoup d’expérience : « On en donnera le soin à un frère qui craigne Dieu » (Règle de saint Benoît, chap. LIII). Lors des phases de transition, toujours délicates, les communautés sages doivent discerner quels sont les tâches et les fonctions décisives, qui ne suivent presque jamais l’ordre formel défini par l’organigramme. Au sein d’une structure bien organisée, la structure du pouvoir ne correspond pas à celle de la sagesse ; et, si les personnes les plus sages se voient toutes confier les places centrales, les périphéries se retrouvent démunies, car elles sont un lieu de « pouvoirs faibles » où pénètrent les maladies les plus graves. La sagesse des périphéries est toujours déterminante, et plus encore lorsque l’on est entouré de faux ménestrels en quête de « rois » à charmer. Cela tient entre autres au fait que les responsables d’OMI spirituelles et religieuses, qui doivent faire face à des crises extrêmement délicates d’histoires à raconter, essentielles pour recommencer à enchanter leurs membres actuels et ceux que l’on espère gagner, sont particulièrement vulnérables à la manipulation narrative des faux prophètes. Plus la crise narrative est grave, étendue et profonde, plus les fondateurs et les responsables tendent à croire aux promesses fantastiques des faux ménestrels. Les « rois » sont toujours très sensibles à la question de savoir ce que deviendra leur royaume ; ils ont un besoin vital de comprendre qui sont les enfants légitimes de leur « charisme ». Quand, en temps de crise, ils ne parviennent plus à les reconnaître d’un simple regard, ils sont extrêmement vulnérables face à ceux qui leur promettent des techniques capables de se substituer à leurs yeux. Les communautés courent à leur perte lorsque de faux prophètes empêchent les fondateurs ou responsables de savoir qui sont les vrais continuateurs de leur véritable histoire.

Il importe également d’observer que, dans le récit, la supercherie aurait pu être immédiatement découverte si l’un des serviteurs que le roi avait envoyé vérifier une première fois les vêtements au moment où il avait encore des doutes, avait eu la liberté et le courage de raconter simplement ce qu’il avait vu, sans craindre d’être puni pour sa liberté de regard. Or, c’est justement ce genre de personnes courageuses et libres qui manquent au sein de la « direction », mais aussi dans l’entourage des fondateurs et des hauts responsables. En effet, très souvent ceux-ci finissent par s’entourer de « serviteurs » certes très fidèles, mais qui n’ont ni la liberté, ni le courage de rendre simplement compte de ce qu’ils voient. Ces personnes ont beau être bonnes, elles sont conditionnées et manipulées par leur peur, même lorsque la peur se déguise en respect, voire en vénération envers leurs chefs. Or, c’est précisément lors du premier contact entre les serviteurs envoyés par le roi et ce dernier que l’idéologie se forme et commence à opérer. La supercherie dont le chef est victime ne suffit pas. L’idéologie est une relation, un « mal relationnel » qui implique au moins deux personnes ; elles se mettent à croire ensemble à la même illusion et à affirmer qu’elles y croient. L’idéologie est une fausse croyance individuelle qui parvient à se transformer en croyance collective proclamée tout haut et en public : les idéologies, non contentes d’être crues, ont besoin, pour s’affirmer, d’être déclarées publiquement et répétées réciproquement.

Les gouverneurs et les ministres jouent eux aussi un rôle décisif. Au début, ils ne sont pas tant mus par leur peur (même si elle peut être présente) que par leurs intérêts. Si eux aussi racontent autre chose que la vérité, ce n’est pas parce qu’ils ont conscience de dire un mensonge, mais parce qu’ils sont tout simplement incités à mentir. À ce stade, le dispositif idéologique est déjà opérationnel, et il se répand dans la population en se contentant de reproduire la même peur et les mêmes intérêts. Cependant, la réalité présente une différence fondamentale par rapport au conte. Dans les communautés réelles, nombreuses sont les personnes capables de voir vraiment les vêtements inexistants. Or, l’idéologie peut devenir puissante au point de nous présenter un roi nu comme un roi habillé. Et, lorsque le nombre de personnes qui voient son absence de vêtements en toute bonne foi dépasse le nombre de celles qui mentent (par peur et par intérêt), le piège idéologique est presque parfait. On perd le contact avec la réalité dès lors que l’on ne parvient plus à faire la distinction entre ce que l’on a vraiment devant les yeux et ce que l’idéologie nous fait voir. On vit ainsi, parfois même longtemps, à l’intérieur d’une fausse réalité que certains voient réellement, en toute naïveté et en toute sincérité et que d’autres prétendent voir, par intérêt, tout en sachant bien qu’ils ne la voient pas. Le parfait consommateur et producteur de l’idéologie est celui qui croit que le monde artificiel qu’il voit correspond à la réalité ; de la même façon, le Truman Show est le reality show que n’importe quelle chaîne de télévision voudrait avoir, car le protagoniste vit sa vie feinte en étant convaincu qu’il s’agit de sa vraie vie.

Dans le récit de Juan Manuel, la magie est brisée par un serviteur qui, comme le dit l’auteur, « n’avait rien à perdre ». Comme il n’avait plus rien à perdre, peut-être aussi parce qu’il éprouvait quelque sympathie pour le roi abusé, ce palefrenier se trouva suffisamment libre pour pouvoir dire purement et simplement la vérité. Dans le conte, le roi « insulta ce serviteur » qui lui a dévoilé la vérité, mais les autres sujets de son royaume se libèrent l’un après l’autre de l’envoûtement et de la tromperie ; cela déclenche une réaction en chaîne inversée et les vauriens s’enfuient à toutes jambes. Mais pourquoi l’histoire des hommes, contrairement au conte, nous donne-t-elle si rarement à voir des communautés idéales qui réussissent à se libérer de l’idéologie ? Qui voyait réellement les merveilleux vêtements sous l’effet de l’idéologie n’a aucune envie de revenir à une réalité vraie mais beaucoup moins colorée que celle qu’il a « vue » pendant longtemps et à laquelle il s’est habitué. Car l’idéologie est une forme di dopage qui permet de réaliser des performances exceptionnelles et n’incite pas à renouer avec l’effort et la sueur des entraînements dans les routes en montée, sans aucune garantie de résultats. En outre, au fil des années, beaucoup de ceux qui, au départ, voyaient l’invisible par intérêt, se sont progressivement mis à le voir en toute sincérité, et le nombre de ceux qui voient en toute bonne foi peut en arriver à inclure presque tout le monde. Enfin, les très rares personnes qui continuent de se rendre compte du bluff de l’idéologie sont aussi celles qui ont le plus à gagner de cette mise en scène collective. L’idéologie est très dangereuse car, une fois enclenchée, elle s’autoalimente, à travers des procédés différents mais convergents.

Toutefois, la fin heureuse du conte renferme un message d’espérance non vaine. En effet, il se peut que, même en-dehors du monde des contes, une seule personne sauve toutes les autres. Il s’agit d’un « reste », d’une seule personne qui, au temps de l’illusion, a sauvé la liberté de son cœur et de ses yeux, à l’instar de Noé. À certains moments cruciaux, la « masse critique » est le « 1 ». Cette unique personne « n’a rien à perdre », peut-être parce qu’elle a déjà tout donné, ou bien parce qu’elle est parvenue à conserver sa pauvreté. Si les pauvretés restreignent généralement notre liberté, dans certains cas, seule la pauvreté peut engendrer une liberté différente, capable de libérer les autres. Si nous devions nous apercevoir que, sur notre terre désolée, il ne reste pas une seule de ces personnes pauvres, nous pouvons toujours espérer devenir nous-mêmes cette personne. 


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