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par Luigino Bruni
publié danu Avvenire le 24/11/2024
“Je vivais à Boscaccio, dans la Bassa, avec mon père, ma mère et mes onze frères. Chaque matin, ma mère me donnait un panier de pain, un sac de pommes ou de châtaignes, mon père nous alignait dans la cour de la ferme et nous faisait dire le Pater Noster à haute voix : puis nous allions avec Dieu et revenions au coucher du soleil. Nos champs ne s'arrêtaient jamais et nous pouvions même courir une journée entière sans nous rencontrer.”
Giovannino Guareschi, Mondo piccoloLa rencontre de Levi avec les enfants nous révèle l’âme de l'écrivain et une dimension essentielle à toute civilisation : l'amitié entre adultes et enfants.
Les enfants sont le plus grand patrimoine de l'humanité. Non seulement parce qu'ils sont la première source de joie pour les femmes et les familles, ou parce qu'ils sont le signe que Dieu ne nous a pas oubliés, ni seulement parce qu'ils sont la seule possibilité d'un meilleur avenir pour nous. Les enfants sont l'héritage de l'univers par leur simple présence dans le monde. Dans chaque enfant qui naît, l'alliance d'Elohim est renouvelée, l'arc-en-ciel de Noé brille à nouveau sur la terre qui n'est plus la même après la naissance de chaque petite fille et de chaque petit garçon, qui peut être le messie, le goël, le rédempteur de la douleur et de l'injustice. Le premier signe, et le plus décisif, qu'une civilisation a entamé son déclin est l'absence d'enfants dans nos villes. Le taux de natalité vaut mille fois plus que le PIB, car nous pouvons certes réduire le PIB (peut-être en supprimant la production des armes et des jeux de hasard) pour une vie plus sereine ou meilleure, mais lorsque les enfants disparaissent de nos maisons, nous ne pouvons que pleurer ou prier. Sur son chemin de Croix Jésus a exprimé aux femmes de Jérusalem sa prophétie de malheur en ces mots terribles : « Voici venir des jours où l’on dira : “Heureuses les femmes stériles, celles qui n’ont pas enfanté, celles qui n’ont pas allaité !” » (Luc 23, 29). Une béatitude inversée - la résurrection est aussi l'accomplissement de la prophétie de l'enfant : l’Emmanuel d'Isaïe.
[fulltext] =>Les enfants sont des co-protagonistes dans Le Christ s'est arrêté à Eboli. Nous les retrouvons aux côtés des « monachicchi », ces figures mythiques qui apparaissent souvent dans le monde magique décrit par Carlo Levi. En Lucanie les monachicchi étaient des sortes de lutins : ils désignaient les âmes des enfants morts sans avoir été baptisés et qui continuaient à habiter parmi le peuple. Des êtres espiègles, gentils et inoffensifs. Ils ne font pas de mal, ils sont simplement farceurs et innocents. Ce sont les grands amis des enfants, avec lesquels ils passent de nombreuses heures à se poursuivre et à s'attraper : « Les "monachicchi" sont de très petits êtres joyeux et insaisissables : ils courent vite ici et là, et leur plus grand plaisir est de faire aux baptisés toutes sortes de taquineries. Ils chatouillent les pieds des hommes en train de dormir, arrachent les draps de leurs lits, ils jettent du sable dans les yeux, renversent les verres pleins de vin, ... font cailler le lait, ils pincent, tirent les cheveux, piquent et zonzonnent comme des moustiques » (p. 136). Les "monachicchi" courent sans cesse , comme tous les enfants.
Dans tous les pays du monde on voit les enfants toujours en train de courir. S'ils doivent se rendre dans un magasin, ils ne marchent pas, ils courent. Dans les pays qui grouillent d'enfants, leurs courses perpétuelles meublent le paysage, deviennent l'environnement où se déroule la vie des adultes. Lorsque je suis arrivé en Afrique, ce qui m'a le plus frappé, ce n'est pas la pauvreté, mais les ribambelles d'enfants qui couraient vite et ensemble le long des routes, souvent pour aller à l'école - l'un des plus beaux visages des enfants pauvres c’est de les voir se dépêcher pour arriver tôt en classe. Une scène qui en dit long sur le désir de vivre et la soif d'avenir qui existent encore dans ces pays et que nous, Européens, avons perdues. Lorsque Corneille, un ami congolais, est venu me rendre visite, il m’a dit avec tristesse après s’être promené dans la ville : « Mais où sont les enfants ? » Tant que des enfants courent librement et avec fougue dans les rues, tant qu'il y en a au moins un qui court, on peut encore espérer, car cette course nourrit de grands rêves. Le nombre d'enfants est toujours un indice très révélateur. Aujourd’hui tout comme hier, hélas, il mesure encore la pauvreté et la misère ; mais il peut aussi être un marqueur très positif. Le vrai signe avant-coureur d’un retour du printemps pour les nations européennes ce seront les bandes d'enfants en train de poursuivre les ... monachicchi !
Les enfants de Gagliano vont aussi régulièrement chez Carlo : « Si je n'avais pas la compagnie des adultes, j'avais celle des enfants. Ils étaient nombreux, de tous âges, et frappaient à ma porte à toute heure du jour. Ce qui les attirait d'abord, c'était Baron [le chien], cette créature enjouée et merveilleuse. Quant à ma peinture, elle les intriguait, et ils ne cessaient de s'étonner des images qui apparaissaient comme par enchantement sur la toile, et qui étaient les maisons, les collines et les visages des paysans ». Pour désigner ces enfants Levi utilise un terme très suggestif, ils sont ses amis: « Ils étaient devenus mes amis : ils entraient librement dans la maison, posaient pour mes tableaux, fiers de se voir peints... Ils étaient toujours une vingtaine, et tous considéraient comme un grand honneur de m'apporter la boîte, le chevalet, la toile : ils se disputaient et se battaient pour cet honneur» (p. 192). Ils étaient donc devenus ses amis…
Sur terre l'amitié entre adultes et enfants compte parmi les biens spirituels les plus précieux. Aujourd'hui, nous avons pris l'habitude de parler presque exclusivement des dangers, des risques et des abus dans les relations entre adultes et enfants, et nous devons malheureusement le faire. Mais nous ne devons jamais oublier que le monde vit et renaît chaque jour grâce à l'amitié entre les enseignants et leurs élèves, entre les parents et leurs enfants, entre les entraîneurs et leurs équipes, entre les éducateurs et les jeunes qui fréquentent les patronages, les paroisses, les camps de vacances, les voyages en car... La vie, la civilisation et la foi se transmettent dans ces relations asymétriques, mais merveilleuses et nécessaires. Même si Aristote et de nombreux philosophes ont nié que puisse naître une amitié entre adultes et enfants - à cause d'une trop grande asymétrie -, je suis au contraire convaincu qu'il y a souvent entre eux quelque chose de très proche de ce que nous appelons l'amitié, parce que peut naître une vraie réciprocité, le véritable ingrédient essentiel de toute amitié. Le premier maître de cette amitié si particulière et délicate a été Jésus, qui nous a également transmis son amitié pour les enfants. Il y a trop de passages significatifs sur les enfants dans les évangiles pour ne pas penser que Jésus était vraiment leur ami (parce qu'il fréquentait les maisons où il avait appris à connaître et à aimer les femmes et les enfants), qu'il vivait une mystérieuse réciprocité avec eux. Sans quoi il n'aurait pas pu dire : « Je vous le dis en vérité, si vous ne vous convertissez pas et si vous ne devenez pas comme des enfants, vous n'entrerez pas du tout dans le royaume des cieux ». (Matthieu 18, 3). Et il ajoute : « Gardez-vous de mépriser l'un de ces petits, car je vous dis que leurs anges dans les cieux voient continuellement la face de mon Père » (18,10). Leurs anges dans les cieux..., c'est-à-dire les cousins des monachicchi.
Il y a dans l'Évangile une théologie et une pédagogie de l'enfance qui attendent encore d'être prises au sérieux. Le message de Jésus concernant les enfants est vraiment fort et révolutionnaire : les enfants sont des maîtres dans la foi, c'est vers eux qu'il faut se tourner pour se convertir en tant qu'adultes. Et il n'y a peut-être rien de plus beau sur terre qu'un enfant qui a la foi. Après presque deux mille ans de pédagogie évangélique, les sociétés ont fait de grands progrès sur le plan civil pour ce qui est de la reconnaissance et du respect des enfants, mais c'est sur le plan économique et commercial que nous les protégeons peu, et de moins en moins, que nous perdons certaines des conquêtes du siècle dernier. Nous les laissons de plus en plus exposés, seuls, à l'empire de la publicité, aux marchands en série du profit, aux techniques du marketing qui pénétrent de plus en plus à travers les smartphones et deviennent leur environnement naturel - je suis convaincu que nous devrions déposer, sans tarder et très fermement, un moratoire sur l'utilisation des enfants dans la publicité.
Dans le roman il y a un épisode particulièrement touchant avec l'un d'entre eux : « Un garçon de huit ou dix ans, Giovanni Fanelli... était plus que quiconque passionné pour la peinture... Il était très attentif à tout ce que je faisais : il me voyait préparer la toile avec un apprêt, la tirer sur les châssis : ces préparatifs, vu que je les faisais, lui semblaient aussi essentiels à l'art que l'acte de peindre ». Il nous le décrit ensuite : « C'était un enfant timide, il rougissait facilement, il ne m’aurait pas, quoiqu'il en eût envie, montré ses œuvres. Averti par d'autres, je les ai vues. Ce n'étaient pas les peintures enfantines habituelles, ni des imitations. C'étaient des éléments informes, des taches de couleur non dépourvues d'enchantement ». Et il conclut : « Je ne sais pas si Giovanni Fanelli est devenu ou a pu devenir peintre : mais je n'ai certainement jamais vu chez une personne cette foi en une révélation qui ne devait résulter que du travail ; cette croyance en la répétition de la technique comme une formule magique infaillible, ou comme le travail de la terre qui, labourée et semée, porte son fruit » (p.192-193). Il ne semble pas - du moins d'après mes premières recherches improvisées - que Giovanni Fanelli soit devenu peintre ; mais quel que soit son métier, une fois devenu adulte, son expérience chez Carlo l'a changé pour toujours. Une véritable expérience artistique, surtout à l'âge de huit ou dix ans, marque l'âme, change la perception du monde, donne une certaine orientation à la vie. Elle ajoute une quatrième dimension au regard, elle élargit l'espace de l'imagination et de la créativité : une société moins conditionnée que la nôtre par l’hégémonie du commerce, à côté ou à la place de l'alternance « école-travail » (PCTO), aurait proposé l'alternance « école-art », peut-être plus essentielle pour grandir.
Enfin, Levi nous livre d'autres mots sur son amitié avec ces enfants de paysans : « Ces garçons, ... étaient très dégourdis, intelligents et tristes. Presque tous étaient vêtus de haillons mal rapiécés, des vieilles vestes de leurs frères aînés, avec les manches trop longues retroussées sur les poignets : pieds nus ou avec de grosses chaussures d'homme trouées... Tous faisaient preuve d'une vie précoce, qui s'éteindrait ensuite avec les années dans la prison monotone du temps. Agiles et silencieux, je les voyais surgir de toutes parts autour de moi, porteurs de fidélité réciproque et de désirs inavoués... C'étaient mes amis, mais pleins de pudeur, de réticence et de défiance, naturellement habitués à se taire et à cacher leurs pensées ; plongés dans ce monde animal, fugitif et mystérieux, dans lequel ils vivaient, comme de petites chèvres agiles et fugitives » (p.193-194).
C’était ses amis, agiles et fugitifs, mais ... avec certaines caractéristiques des enfants amis des adultes, hier et peut-être encore aujourd'hui : pudeur, timidité, silence, tristesse, voire méfiance. Il me semble revoir maintenant ces rencontres chaleureuses à Gagliano, peut-être parce qu'elles ont été aussi les miennes dans mon enfance. Dans mon village, j'ai été aimé et éduqué par ma famille, mon école, ma paroisse, mais aussi par quelques amis « adultes », qui se sont gentiment laissés voler le « métier de vivre ».
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par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 17/11/2024
« On me dira : je ne conclus pas. Je réponds : l'intelligence ne conclut rien : elle voit. Si elle voit. »
Don Giuseppe De Luca, Autour de ManzoniLa démocratie abolit les présents obligatoires pour créer les conditions des dons gratuits. Ceux qui n'existent pas dans le Christ de Levi.
Les écrivains, surtout les grands, voient d'abord leurs personnages, leurs scènes, leurs paysages, leurs dialogues, les intermèdes, puis ils écrivent. On ne peut pas raconter si, au préalable, on ne voit pas. En cela aussi, l'écrivain ressemble au prophète biblique qui, avant d'entendre la parole, la voit : « Parole qu'Isaïe a vue » (Is 2, 1), « Parole qu'Amos a vue » (Am 1,1). « La veille de Noël arriva... Les paysans et les femmes parcouraient les alentours pour présenter des cadeaux au domicile des seigneurs ; ici, c'est une coutume ancienne pour les pauvres que de rendre hommage aux riches et de leur apporter des présents, qui sont reçus comme un dû, avec suffisance, et sans retour aucun » (Le Christ s'est arrêté à Eboli, p. 181).
[fulltext] =>Carlo Levi nous montre ici une pratique du don qui diffère des théories du don élaborées quelques décennies plus tôt par l'anthropologue Marcel Mauss et ses collègues.Alors que ces savants nous expliquaient que le circuit du don présente la structure ternaire qui suit : donner-accepter-recevoir, Levi, lui, nous parlait d'un don qui n'était qu'obligation : munus, disaient les Romains, ou regalo (= don), qui dérive de roi (rex, regis), c'est-à-dire les offrandes obligatoires destinées aux rois, aux seigneurs, aux supérieurs, à la divinité. Dans la société de l'Italie paysanne décrite par Levi, les offrandes des pauvres ignoraient la réciprocité : elles devaient être faites aux seigneurs, et c'était tout. Il est vrai que parfois les seigneurs ne les acceptaient pas, mais non pas parce qu'ils n'étaient pas obligés de rendre la pareille aux pauvres (une telle obligation n’a jamais existé) ; s'ils n'acceptaient pas, c'était seulement parce qu'elles n'étaient pas appropriées ni appréciées : et c'était en effet un malheur. C’était pour les paysans une obligation unilatérale et sans retour. Le monde pré-moderne ne savait pas ce qu'était le don gratuit : les cadeaux relevaient d’une obligation et dans les sociétés anciennes le don librement consenti ne faisait pas partie du trousseau de l'homme et encore moins de la femme. Levi se sent obligé de violer cette ancienne liturgie : l'homme moderne et libéral qu’il était n’y voyait qu’un héritage féodal : « J'ai dû moi aussi recevoir, ce jour-là, des bouteilles d'huile, de vin, des œufs et des corbeilles de figues sèches, et les donateurs étaient étonnés que je ne les accepte pas comme une dîme obligatoire, mais que je les évite et que je fasse en retour, comme je le pouvais, quelque cadeau. Quel étrange seigneur étais-je donc, si l'inversion traditionnelle de la fable des Mages ne s'appliquait pas à moi, et si l'on pouvait entrer dans ma maison les mains vides ? » (p. 181-182). La référence à l'« inversion » du récit évangélique est magnifique : dans l'évangile de Matthieu les rois mages apportaient des cadeaux à une mère et à un enfant pauvres, tandis que les seigneurs chrétiens de Gagliano exigeaient des cadeaux de la part des pauvres et des femmes. Mes grands-mères, ma mère, mon père ne connaissaient pas les cadeaux. Ils avaient parfois des fruits secs à Noël et à l'Épiphanie, mais les cadeaux tels que nous les entendons (gratuits et gracieux) n'existaient presque jamais, ni pour les anniversaires, ni pour d'autres motifs. Sans l'expérience de la liberté, les cadeaux étaient (presque) toujours vécus comme une servitude. Il y avait par ailleurs les offrandes nécessaires pour les saints, pour les messes, les gratifications envers les puissants à des moments particuliers pour renforcer leur suprématie.
Ces anciennes pratiques de dons à sens unique étaient liées à une conception religieuse du sacrifice, qui s'est développée pendant la Contre-Réforme catholique : les paysans, les femmes, les pauvres devaient se sacrifier pour la famille, pour l'Église, pour Dieu, mais, en contrepartie, personne n’était disposé à se sacrifier pour eux. Le sacrifice offert à Dieu était lui aussi vécu comme un don, comme une offrande due au plus puissant des puissants : ces offrandes ne libéraient pas les pauvres et les liaient plus étroitement à leur triste sort. Même si, nous le savons, les êtres humains sont plus grands que leur destin : les dons ont également toujours fleuri - et continuent de fleurir - au sein de systèmes entièrement régis par l'obligation.
Le chemin de la démocratie a été une destruction créatrice de dons, parce que le don est l'autre nom de la liberté, et ne relève pas de la servitude ni de l’esclavage. Et chaque fois que, dans nos relations sociales et religieuses, le don redevient une obligation, nous régressons vers le monde féodal.
Ces offrandes sans contrepartie sont également présentes à propos de Don Trajella, le curé de Gagliano. Don Giuseppe Trajella de Tricarico est une « victime » de cette organisation sociale. La première rencontre entre Carlo Levi et l'archiprêtre est l'une des plus belles pages du roman : « C'était un petit vieillard maigre, portant des lunettes à monture de fer sur un nez pointu..... Toute sa physionomie reflétait un air de fatigue et de misère mal supportées ; on aurait dit les ruines d'une masure incendiée, noire et envahie de mauvaises herbes ». Jeune, il avait été professeur de théologie au séminaire de Naples puis de Melfi, écrivain, auteur de biographies de saints, sculpteur et peintre. Il avait été envoyé à Gagliano « en guise de sanction » et n'était pas apprécié dans le village, où l'on disait « qu'il était toujours ivre ». Désormais « Il n'était plus qu'un pauvre prêtre persécuté et aigri, une brebis noire et malade dans un troupeau de loups. » Le malheur « l'avait frappé, l'avait détaché de tout et l'avait relégué, comme une épave, dans cette lointaine contrée inhospitalière. Il s'était laissé aller, se réjouissant amèrement d'aggraver son malheur. Il n'avait plus jamais touché un livre ni un pinceau... Trajella haïssait le monde, parce que le monde le persécutait » (p. 42-43). Levi a aussi pitié de ce vieux prêtre malchanceux : il voit son malheur, le regarde, le rachète à sa manière et le sauve en portant sur lui un regard attendri. C’est pour lui un autre compagnon d'infortune, d'un exil à la fois différent et semblable, une autre victime de la vie et de ces temps de misère. Et Levi se trouve bien dans cette compagnie inconfortable, dans la « cour des miracles » de son Christ, dont Carlo n'est pas le roi mais simplement un parmi d’autres.
Don Trajella est le protagoniste de cette drôle de messe la nuit de Noël 1935. Les fidèles sont à l'église, mais « on ne voit pas trace de Don Trajella ». Après une demi-heure d'attente, Don Luigino, le chef fasciste local, pense que le prêtre est une fois de plus ivre : il envoie un jeune à sa recherche et le curé arrive enfin. À la fin de la messe, après l’ite missa est, Don Trajella monte en chaire pour son sermon et, après quelques minutes de demi-mots et d'excuses, il prend enfin la parole : « Mes chers frères... J'avais préparé un sermon qui était vraiment, permettez-moi de le dire en toute humilité, magnifique : je l'avais écrit, pour le lire, parce que je n'ai pas beaucoup de mémoire. Je l'avais mis dans ma poche. Et maintenant, hélas, je ne le retrouve plus, je l'ai perdu ; et je ne me souviens plus de rien. Comment faire ? » (p. 183). Don Luigino ne le croit pas et ne retient pas sa colère : « C'est un scandale, c'est une profanation de la maison de Dieu. À moi les fascistes ». Mais alors que le prêtre est à genoux, prostré, quelque chose d'extraordinaire se produit : « Miracle, miracle ! Jésus m'a entendu ! ...] J'avais perdu mon sermon, et il m'a fait trouver quelque chose de mieux ». Sous le crucifix en bois, une feuille de papier est apparue avec une lettre imprimée d'un sergent de Gagliano, de la guerre d'Abyssinie. Cette lettre devient son sermon sur la guerre et la paix, soulignant que « cette guerre n'est pas une guerre, mais une action de paix ». Pendant que Don Trajella prêchait, Don Luigino et ses fascistes avaient commencé à chanter « Faccetta nera » puis « Giovinezza » dans l'église. Mais Trajella, indifférent au désordre, poursuit résolument son sermon, met de côté la lettre du sergent et conclut : « Le divin enfant est né à cette heure même pour apporter cette parole de paix. Pax in terra hominibus... Mais vous êtes des méchants, vous êtes des pécheurs, vous ne venez jamais à l'église, vous ne faites pas vos dévotions, vous chantez des chansons détestables, vous blasphémez, vous ne baptisez pas vos enfants, vous ne vous confessez pas, vous ne communiez pas... Et donc la paix n'est pas avec vous. Pax in terra hominibus : vous ne connaissez pas le latin. Que signifie Pax in terra hominibus ? Cela veut dire qu'aujourd'hui, la veille de Noël, vous auriez dû, comme l’exige la coutume, apporter un chevreau à votre pasteur. Mais vous ne l'avez pas fait. Car vous êtes des mécréants, et puisque vous n'êtes pas de bonne volonté, vous n'avez pas une volonté bien disposée, donc vous n'avez pas la paix, ni la bénédiction du Seigneur. Alors pensez-y, apportez le chevreau à votre pasteur, payez les dettes que vous avez contractées l'année dernière pour ses terres, si vous voulez que Dieu vous regarde avec miséricorde, qu'il garde sa main sur votre tête, qu'il inspire la paix dans vos cœurs, si vous voulez que la paix revienne dans le monde et mette fin à la guerre » (p. 183). Un « agneau » différent porteur d’une autre paix ; d'autres « dettes » remises par d'autres débiteurs.
Don Luigino, cette même nuit, dénonce Don Trajella au podestat et ne tarde pas à être transféré. Cette même nuit, Giulia, sa servante, révèle à Carlo les mauvais sorts les plus efficaces, « ceux qui peuvent rendre les gens malades et les faire mourir - qu’on ne peut les prononcer qu'à Noël, dans le plus grand secret, et en faisant le serment de ne les répéter à personne d'autre - ... Tous les autres jours, c'est un péché mortel » (p. 187). Moi aussi, je me souviens très bien de Pierina, une vieille dame de mon village, une amie de la famille, qui pouvait révéler les formules secrètes pour chasser la convoitise (accompagnées d'un rituel avec de l'huile) uniquement la nuit de Noël ; je ne les ai jamais apprises, j'étais trop jeune pour prononcer un serment, mais ce monde imprégné de magie et de-religion m'enchantait et m'a laissé le sens du mystère qui traverse la vie.
L'économie, la misère et l'exploitation des paysans constituent l'horizon de ce récit, parfois, ils en sont le contenu : « Les paysans recevaient des salaires de misère. Je me souvenais, le jour de mon arrivée, en pleine moisson, des longues files de femmes qui arrivaient avec des sacs de blé sur la tête, comme des damnées de l'enfer, sous une chaleur torride.... Le meilleur et le plus humain des penseurs de cette terre, Giustino Fortunato, aimait s'appeler « l'homme politique du rien (du manque) ». Je pensais au nombre de fois où, chaque jour, j'entendais sans cesse ce mot, dans toutes les conversations des paysans. – Niet, ("ninte" comme on dit à Gagliano) : « Qu'as-tu mangé ? - "Ninte"(niet) - « Qu'est-ce que tu espères ? - "Ninte"(niet) - « Qu'est-ce que tu peux faire ? - "Ninte" (niet) - Et leurs yeux se lèvent vers le ciel en signe de refus » (p. 169). Un autre nihilisme, différent de celui des philosophes. Les écoles publiques et gratuites, la protection médicale pour tous, le droit à l’emploi, les auxiliaires de vie scolaire, ont été et sont les supports et les espaces grâce auxquels nous avons cherché à surmonter ce « niet ». Aujourd'hui, d’autres « niets » assombrissent les cœurs de nos peuples, et ceux de trop nombreux jeunes. Des « niets » à propos de la paix, de l'espérance, de la communauté, des relations, des rencontres, de Dieu.
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rencontre de la misère paysanne qui reflète l'aspiration authentique de l'être humain.
par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 17/11/2024
« On me dira : je ne conclus pas. Je réponds : l'intelligence ne conclut rien : elle voit. Si elle voit. »
Don Giuseppe De Luca, Autour de ManzoniLa démocratie abolit les présents obligatoires pour créer les conditions des dons gratuits. Ceux qui n'existent pas dans le Christ de Levi.
Les écrivains, surtout les grands, voient d'abord leurs personnages, leurs scènes, leurs paysages, leurs dialogues, les intermèdes, puis ils écrivent. On ne peut pas raconter si, au préalable, on ne voit pas. En cela aussi, l'écrivain ressemble au prophète biblique qui, avant d'entendre la parole, la voit : « Parole qu'Isaïe a vue » (Is 2, 1), « Parole qu'Amos a vue » (Am 1,1). « La veille de Noël arriva... Les paysans et les femmes parcouraient les alentours pour présenter des cadeaux au domicile des seigneurs ; ici, c'est une coutume ancienne pour les pauvres que de rendre hommage aux riches et de leur apporter des présents, qui sont reçus comme un dû, avec suffisance, et sans retour aucun » (Le Christ s'est arrêté à Eboli, p. 181).
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par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 10/11/2024
« Je veux remercier d'avoir une sœur ».
Mariangela Gualtieri, Je désire remercier
Deux épisodes du Christ de Carlo Levi, celui de la rencontre avec sa sœur et de l'enfant sauvé par la Vierge de Viggiano, nous introduisent dans un monde qui a encore beaucoup à nous dire.
Le Christ s'est arrêté à Eboli est avant tout un livre à épisodes, écrit dans une belle prose, capables de nous restituer les fragments d'une humanité d’autant plus belle qu'elle est désormais révolue. Dans la première partie du roman, nous découvrons la visite de Luisa à Carlo Levi, son frère. C’était une célèbre neuropsychiatre pour enfants, connue pour ses recherches en matière d’éducation sexuelle. Luisa avait quatre ans de plus que Carlo (elle est née en 1898), et son frère nous offre une belle description d'elle dans certaines des pages les plus émouvantes du roman. À son arrivée, il la voit descendre de la voiture du « chauffeur de taxi » de Gagliano : « Ses gestes clairs, sa robe simple, le ton franc de sa voix, son sourire radieux étaient ceux que je connaissais bien, que j'avais toujours connus : mais après les longs mois de solitude [...] son arrivée était celle d'un ambassadeur d'un autre État dans un pays étranger » (p. 78). C'est grâce au récit que Luisa fait à son frère de son arrivée en train à Matera que nous avons peut-être les pages les plus connues du Christ : « Il y avait d'innombrables enfants... Je les ai vus assis sur le seuil des maisons, des mouches posées sur leurs yeux, et ils ne bougeaient pas... Mais la plupart d'entre eux présentaient un gros ventre enflé, énorme, et un visage jaune souffrant de la malaria » (p. 82). Une description épouvantable qui contraste, mais cette fois heureusement, avec la somptueuse Matera d'aujourd'hui, devenue l'une des plus belles villes d'Europe. L'Italie a aussi été capable de métamorphoser des villes, mais cela ne doit jamais nous faire oublier que la Basilicate et le Sud ne se résument pas aux splendeurs de Matera.
[fulltext] =>Le récit de l'arrivée de Luisa à Gagliano est plein d'émotion, surtout lorsque Carlo décrit comment le village a accueilli et perçu la visite de sa sœur : « Jusqu'à présent, j'avais été pour eux quelqu'un qui était tombé du ciel : mais il me manquait quelque chose : j'étais seul. La découverte que j'avais moi aussi des liens de sang sur cette terre semblait, à leurs yeux, combler agréablement un vide. Me voir avec une sœur éveillait leurs sentiments les plus profonds... Quand, le soir, ma sœur et moi nous nous promenions dans l'unique rue du village, en nous tenant par le bras, les paysans, émerveillés, nous regardaient depuis le seuil de leur maison. Les femmes nous saluaient et nous comblaient de bénédictions : « - Béni soit le ventre qui vous a portés - ... - Bénis soient les seins qui vous ont allaités ! - ... Avoir une épouse est chose belle : mais une sœur c’est bien plus ! - Cœur à cœur, comme frère et sœur » (p. 84-85). Des paroles qui rappellent celles des femmes voyant passer Jésus (Lc 11,27).
Le monde grec avait plusieurs mots pour désigner ce que nous appelons aujourd'hui « l'amour ». Philadelphia et storgé étaient utilisés pour exprimer cette forme particulière d'amour, propre aux liens familiaux. Paul, dans son épître aux Romains (12.10), utilise le mot rare philostorgos - composé de philos (ami) et storgé - pour dire : « Aimez-vous les uns les autres avec une affection fraternelle ». L'amour entre frère et sœur est l'une des formes d'amour les plus fortes et les plus profondes, différente de l'amour conjugal mais aussi de l'amour parental ou filial. Il est fait de peu de mots mais de présence et de silence, de liberté, de querelles qui souvent disparaissent à peine survenues. Par ailleurs l’amour entre sœurs est différent de celui entre frères, mais entre un frère et une sœur c’est encore différent, c’est peut-être le plus délicat et le plus beau. Il vit de grâce, de douceur, de profondes embrassades, de beauté, de beaucoup d'émotion. Car, contrairement à la relation entre garçons et entre filles, l'affection entre une sœur et un frère comporte une tendresse et une complicité sans pareilles, où se mêlent délicatesse, respect, confiance, pudeur. Nous, les hommes, nous confions certains grands chagrins intimes, plus facilement - et parfois seulement - à une sœur. Il ne s'agit pas d'un amour choisi comme c’est le cas dans l'amitié (philia) ; les sœurs (et les frères) sont là, ils habitent la maison avant nous ou ils arrivent plus tard, mais cette absence de choix, au lieu de diminuer l'affection et la liberté, les augmente, c’est le ferment de beaucoup d'autres libertés recherchées et conquises. La chance d'avoir une sœur évolue et grandit avec nous, les années la dévoilent, révèlent tous les trésors enfouis depuis l’enfance. Peu de chagrins sont plus grands que ceux éprouvés lorsqu'une sœur est gravement malade, ou bien humiliée et offensée, et la mort d'une jeune sœur est peut-être, ainsi que celle d’un enfant, le plus grand chagrin sur terre. Aujourd'hui, à l'heure des familles fragiles et éphémères, mais aussi des solitudes trop nombreuses, l'amour fraternel reste un point d'ancrage de notre bonheur. Le mot fraternité est beau, mais il ne suffit pas à exprimer l'émotion ressentie par les femmes en voyant la complicité de Carlo et Luisa. Il faudrait inventer un mot pour dire « frère et sœur », un mot qui exprime tout à la fois la fraternité et la sororité ; un mot qui n'existe pas, mais qu'il ne faut jamais cesser de chercher et qu’on trouvera peut-être un jour.
Les pages concernant une autre femme, Margherita, qui s'occupait des tâches ménagères de Carlo, sont également particulièrement émouvantes : « Une femme âgée au visage plein de bonté », qui « était considérée comme l'une des femmes les plus intelligentes et les plus cultivées du village » - les plus belles pages du Christ sont celles qui ont les femmes pour protagonistes. Margherita avait fréquenté l'école « jusqu'au CM2 et se souvenait parfaitement de tout ce qu'elle avait appris. Lorsqu'elle venait dans ma chambre, elle me répétait les poèmes de ses vieux souvenirs d’école : l'Expédition de Sapri, la Mort d'Ermengarda. Elle les récitait debout au milieu de la pièce, bien droite, laissant pendre ses bras le long du corps, en les déclamant comme une cantilène» (p. 165). Dans cette société l'intelligence était différente de ce qu'elle est devenue par la suite. Elle était également liée à la bonté, car une personne sans cœur ne pouvait être qualifiée d'intelligente. Cela ressemble à ce que la Bible appelle la sagesse. L'école était également importante pour l'intelligence, même si elle n'était pas essentielle, car l'école était rare et donc précieuse comme l'or. Dans le monde paysan, pouvoir aller à l'école, surtout pour les filles, était toujours un jour de fête, une oasis de beauté dans un quotidien difficile, fait de labeur et de douleur. Pour les paysans d'hier, les mots de la maîtresse d’école, dans des salles de classe regroupant plusieurs niveaux, étaient la source des véritables nouveautés : l'histoire avec ses peuples mystérieux, la géographie avec ses capitales mondiales. Un jour ils découvraient les Assyriens, le lendemain les Babyloniens, le surlendemain Madrid : soient autant d’habitants venus peupler désormais leur monde merveilleux. Mais surtout, ils aimaient les poésies. Ils ne les comprenaient pas, mais ils les apprenaient par cœur, comme des prières, parce qu'elles étaient aussi belles que les statues de la Vierge et des saints, recouvertes de couleurs et d’or. Ces enfants savaient que l’école durait très peu de temps, deux ans ou peut-être cinq, et ils ne perdaient donc pas un mot de ce que disait la maîtresse. Pour avoir une idée de l’importance de la parole dans la Bible, nous devrions retourner en pensée dans les écoles des enfants pauvres d'autrefois, ou dans une salle de classe africaine d'aujourd'hui : chaque mot était un gage de terre promise. En entendant Margherita réciter les poèmes, j'ai revu ceux de ma mère qui, elle aussi, n'est arrivée qu'en cinquième année et qui, tous les 10 août, nous récitait (et nous récite encore) de mémoire et avec la même pose enfantine le poème « San Lorenzo », auquel s'ajoutaient, les jours de fête, « Breus » et « La cavallina Storna » - sa maîtresse bien-aimée, Anna Filippini, aimait beaucoup Pascoli.
Un jour, Margherita, les yeux larmoyants, raconta à Carlo l'histoire de son troisième enfant : « Cet enfant était le plus beau de tous... Un jour d'hiver, Margherita l'avait confié à sa gouvernante, une voisine, qui l'avait emmené avec elle à la campagne, pendant qu'elle allait chercher du bois. Le soir, la voisine rentra seule et désespérée. Elle avait laissé l'enfant, qui marchait très peu, juste quelques minutes... le temps d’aller ramasser des branches dans le sentier de la forêt : mais lorsqu'elle revint, l'enfant avait disparu. Elle avait prospecté tout autour, mais il n'y avait aucune trace de l'enfant… Au matin du quatrième jour, Marguerite, qui errait seule et inconsolable dans la campagne, rencontra sur un chemin une grande et belle femme au visage noir. C'était Notre-Dame de Viggiano. Elle lui dit : - Marguerite, ne pleure pas. Ton enfant est vivant. Il est là, dans les bois, dans une fosse à loups.- Margherita courut et, suivie par les paysans et les carabiniers, elle arriva à l'endroit indiqué par la Madone. Dans la fosse aux loups, au milieu de la neige, reposait son bébé, paisiblement endormi, tout rose et chaud malgré le temps froid. Sa mère le prend dans ses bras, le réveille. Tout le monde pleure, même les carabiniers. L'enfant raconta qu'une femme au visage noir était venue et que pendant quatre jours elle l'avait pris avec elle, et l’avait allaité, là, dans cette fosse, en le gardant bien au chaud » (p. 165-166). L'enfant mourra quelques années plus tard, en tombant d'une échelle, mais le lait qu'il avait reçu de la Vierge de Viggiano l'avait marqué à jamais. Aujourd'hui, ces femmes « grandes et belles, au visage noir » que nous rencontrons sur nos chemins, nous leur fermons nos portes, nous les rejetons, nous ne croyons pas au récit de leur vie. Mais qui sait combien d'enfants dans nos « fosses à loups » continuent à être « allaités » par la « Madone de Viggiano » et ne meurent pas ?!
Dans le monde raconté par Levi, les femmes étaient les premières gardiennes du sacré, toujours empreint de magie. Cette mission était partagée entre de nombreuses personnes. Dans le monde protestant, le sacré populaire a été combattu, dans le monde catholique institutionnel c’était un monopole masculin aux mains des prêtres. Dans le monde catholique rural, en revanche, il est resté féminin, pluriel et populaire, donc sauvage et indompté : il a survécu, parsemé de magie mais demeure vivant. Dans ce champ hybride, la foi a trouvé un terrain fertile, l'humilité naturelle a nourri l'humus chrétien. Si le christianisme, après cette nuit obscure, connaît encore une nouvelle saison, celle-ci sera annoncée par une aube populaire, paysanne, féminine, composite. Le jardin où la pierre pourra encore rouler ne sera pas le christianisme des théologiens, ni celui du temple.
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éclairent les secrets des relations affectives et de la mémoire religieuse
par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 10/11/2024
« Je veux remercier d'avoir une sœur ».
Mariangela Gualtieri, Je désire remercier
Deux épisodes du Christ de Carlo Levi, celui de la rencontre avec sa sœur et de l'enfant sauvé par la Vierge de Viggiano, nous introduisent dans un monde qui a encore beaucoup à nous dire.
Le Christ s'est arrêté à Eboli est avant tout un livre à épisodes, écrit dans une belle prose, capables de nous restituer les fragments d'une humanité d’autant plus belle qu'elle est désormais révolue. Dans la première partie du roman, nous découvrons la visite de Luisa à Carlo Levi, son frère. C’était une célèbre neuropsychiatre pour enfants, connue pour ses recherches en matière d’éducation sexuelle. Luisa avait quatre ans de plus que Carlo (elle est née en 1898), et son frère nous offre une belle description d'elle dans certaines des pages les plus émouvantes du roman. À son arrivée, il la voit descendre de la voiture du « chauffeur de taxi » de Gagliano : « Ses gestes clairs, sa robe simple, le ton franc de sa voix, son sourire radieux étaient ceux que je connaissais bien, que j'avais toujours connus : mais après les longs mois de solitude [...] son arrivée était celle d'un ambassadeur d'un autre État dans un pays étranger » (p. 78). C'est grâce au récit que Luisa fait à son frère de son arrivée en train à Matera que nous avons peut-être les pages les plus connues du Christ : « Il y avait d'innombrables enfants... Je les ai vus assis sur le seuil des maisons, des mouches posées sur leurs yeux, et ils ne bougeaient pas... Mais la plupart d'entre eux présentaient un gros ventre enflé, énorme, et un visage jaune souffrant de la malaria » (p. 82). Une description épouvantable qui contraste, mais cette fois heureusement, avec la somptueuse Matera d'aujourd'hui, devenue l'une des plus belles villes d'Europe. L'Italie a aussi été capable de métamorphoser des villes, mais cela ne doit jamais nous faire oublier que la Basilicate et le Sud ne se résument pas aux splendeurs de Matera.
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par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 03/11/2024
« Le Christ s’est arrêté à Eboli est né des expériences vécues en exil forcé par un autre antifasciste, Carlo Levi : son roman se veut et demeure l'œuvre d'un homme de lettres, mais auquel nous devons tous quelque chose de plus qu'un simple événement littéraire. »
Ernesto de Martino, La terra del rimorso, 1961, p. 28
Avec Le Christ s’est arrêté à Eboli, Carlo Levi nous révèle l'âme des habitants de l’antique Lucanie,et nous fait pénétrer dans sa religiosité, peut-être plus chrétienne qu’il ne le pensait.
Le Christ s’est arrêté à Eboli fait partie de la conscience morale de la seconde moitié du XXe siècle en Italie et en Europe. Carlo Levi et Ignazio Silone nous ont révélé l’âme populaire de l'Italie méridionale, paysanne et pauvre, beaucoup plus complexe et riche que celle décrite par les premiers historiens modernes et ceux des Lumières, pour qui ces paysans italiens étaient simplement des « païens », très semblables, voire identiques, aux habitants de la Grande Grèce avant le venue du Christianisme; comme si celui-ci n'avait jamais pénétré ces terres rurales du Sud, qui, en raison d’une culture chrétienne faible ou inexistante, avaient déjà été définies par les Jésuites du XVIIe siècle comme les « Indes de l'Italie ». Le Christ ne s’était pas seulement arrêté à Eboli : il n'avait jamais quitté les murs d’Aurélien, ni les séminaires et les traités théologiques de Rome.
[fulltext] =>Le Christ s'est arrêté à Eboli se déroule entre Grassano et Aliano (appelé Gagliano dans le livre), deux villes de la province de Matera. La question du rapport de la religion avec la magie est un élément essentiel du roman : « Dans le monde différent des paysans, où l'on ne peut entrer sans référence à la magie» (Cristo si è fermato ad Eboli, Einaudi, 1947, p. 20). Cet été, j'ai passé quelques jours dans ces deux villes, pour en respirer l'esprit, et c'est là, entre des lectures et un pèlerinage à pied à la Madone de Viggiano, que j'ai décidé d'écrire ces quelques articles sur le Christ de Carlo Levi. La présence de Levi est encore bien vivante sur ces terres, nous révélant cette sublime capacité qu'a la littérature de changer l'histoire et la géographie des lieux tout en nous révélant leur âme la plus profonde. Le monde change tous les jours pendant que nous essayons de le raconter.
Le Christ de Levi est une œuvre très riche. À première vue, c'est un roman autobiographique, une sorte de journal anthropologique et social écrit entre 1943 et 1944 à Florence, qui raconte la période d’incarcération en Lucanie (1935-1936) de l'antifasciste Carlo Levi, peintre, médecin, militant politique et écrivain. Le roman est aussi une dénonciation de la condition inhumaine des habitants et des enfants de Matera, qui souffrent de malnutrition et de paludisme. Mais ses plus belles pages sont les descriptions des sentiments des pauvres gens, de leurs nombreuses peurs, de la mesquinerie morale de tous les fascismes et de toutes les censures, du sens religieux et de la crédulité de ce monde populaire et rural dont il nous laisse une trace vivante et vraie. Mais le Christ est avant tout un livre écrit dans une prose magnifique. Levi, même lorsqu'il écrit, reste un peintre ; il utilise sa plume pour dessiner des paysages finement détaillés, des visages d'hommes, de femmes, d'enfants, de pauvres.
Le « Christ » n'est pas seulement le premier mot d'un des titres les plus brillants de l'histoire de la littérature, c'est aussi l'un des protagonistes centraux du roman, un protagoniste par son absence: « Nous ne sommes pas chrétiens, disent-ils - le Christ s'est arrêté à Eboli -. Dans leur langue, chrétien veut dire homme...- Nous ne sommes pas chrétiens, nous ne sommes pas considérés comme des hommes, mais comme des bêtes, des bêtes de somme, et même moins que des bêtes... ». Puis il précise : « Mais la phrase revêt un sens beaucoup plus profond, qui est , comme toujours lorsqu’il s’agit de symboles, le sens littéral. Le Christ s'est vraiment arrêté à Eboli, là où la route et le train quittent la côte de Salerne et la mer pour entrer dans les terres désolées de la Lucanie. Le Christ n'est jamais allé plus loin.» (p. 9-10).
Pour Levi, le Christ et sa foi différente ne se trouvaient pas dans ces terres, ils n'y étaient pas descendus ; à leur place, il y avait la magie, la sorcellerie, les monachicchi (= petits plaisantins qui sont les esprits des enfants morts sans avoir été baptisés), les morts : « Pour les anciens, les os, les morts, les animaux et les diables étaient des réalités familières, en lien, comme pour tout le monde ici,avec la simple vie quotidienne - Le pays est composé des os des morts - , me disaient-il dans leur jargon obscur, bouillonnant comme l'eau souterraine qui sort soudain entre les pierres » (p. 67). Il y avait aussi des saints et la Madone de Viggiano qui, pour Levi, n'avaient rien de chrétien ou presque : « La Madone de Viggiano était ici la déesse archaïque de la terre, féroce, impitoyable, sombre » (p. 113).
Le regard que Levi porte sur les paysans de la Basilicate est semblable, mais avec quelques différences, à celui d'Ernesto de Martino, qui a mené une approche ethno-anthropologique de la Lucanie et du Sud, à peu près à la même époque. Pour de Martino, il existe une contagion réciproque entre la religion populaire catholique et la magie, même si l'élément dominant reste la magie, qui est beaucoup plus enracinée, populaire et répandue que la foi chrétienne, qui est arrivée dans le Sud de l'extérieur, d'en haut et à travers une langue incompréhensible. De Martino était alors convaincu qu'une certaine part de magie était intrinsèque au catholicisme lui-même : « De l'exorcisme extra-canonique des sorciers et des sorcières, on passe aux exorcismes du missel (bénédiction de l'eau, du sel, prière contre Satan et les autres esprits mauvais à la fin de la messe, etc.), du rituel pontifical, du rituel romain..., des médailles de saint Benoît et surtout des exorcismes » (Sud e Magia, 1959, p. 120). Contrairement à Levi, pour De Martino, non-croyant et communiste,, quelque chose du Christ et du christianisme était arrivé au-delà d'Eboli, formant une partie, peut-être pas la plus importante, de la religion métisse de ces populations. À la même époque Don Giuseppe de Luca, l'un des plus grands intellectuels du XXe siècle et remarquable historien de la piété populaire, va encore plus loin : il parle d'une foi du peuple catholique certes métisse, mais aussi chrétienne, bien qu'il s'agisse d'un christianisme différent de celui des catéchismes (Introduction à l'histoire de la piété, 1951). Pour De Luca aussi, la piété des méridionaux et des paysans était un métissage de christianisme et d'autres éléments. Un christianisme hybride, impur, contaminé, mais un christianisme quand même, pas moins vrai que celui des théologiens de la Contre-Réforme.
Le monde décrit par Levi, très proche de celui de mes grands-parents, est peuplé d’esprits, de saints, de beaucoup de morts, où tout était enveloppé d'une certaine atmosphère spirituelle plus négative et angoissante que positive et rassurante ; une présence surnaturelle constante composée d'éléments archaïques, de beaucoup de magie et de quelques greffes chrétiennes rapidement absorbées par l'antique humus animiste. Nous ne pouvons pas le nier. L'Europe chrétienne, la Christianitas médiévale et pré-moderne est en fait surtout le fruit de l'imagination de théologiens et d'ecclésiastiques qui ont confondu la foi des élites urbaines et des familles aristocratiques, avec celle de l'ensemble du peuple chrétien. En réalité, dans les campagnes, dans les montagnes, les pauvres et les analphabètes vivaient une attente du messie comparable à celle du peuple biblique, qui perdure encore aujourd'hui. Et pourtant, malgré tout cela, le Christ a dépassé Eboli, il a touché ces populations rurales et superstitieuses, qui l'ont vraiment rencontré dans les prières latines réécrites en dialecte, en touchant les statues de saints baignées de leurs larmes, en écoutant les sermons des missionnaires itinérants, même celui, farfelu, de Don Trajella au cours de la nuit de Noël. Le christianisme ne constituait pas la masse de la foi de notre peuple, mais un petit grain de son levain l'a fait lever et continue de le faire.
La religion chrétienne s'était arrêtée à Eboli, ou bien avant, mais non pas le Christ : il était descendu jusqu'en Basilicate et en Sicile, il s'était mélangé et recouvert de beaucoup d'autres réalités pour pénétrer plus doucement dans la vie des gens, et il est resté là. Ces paysans superstitieux ont donc vraiment rencontré le Christ, un Christ populaire, parlant en dialecte, enfantin, portant des vêtements traditionnels et folkloriques ; mais le Christ était là, à Gagliano, dans les amours et surtout la détresse des pauvres, des hommes et surtout des femmes, pour qui les caresses et les baisers prodigués aux statues des saints et de la Madone étaient de rares moments de tendresse et de beauté dans un monde qui, pour elles, était presque toujours celui de la servitude. Des femmes analphabètes, un peu chrétiennes et un peu sorcières, toutes très belles, dont certaines sont magistralement décrites dans Le Christ de Lévi ; des femmes du peuple, ayant la même foi que celle des bergers de la crèche, que celle la syro-phénicienne et l'hémorroïsse, de Marie-Madeleine, de Marthe, de Marie. Une foi théologiquement imparfaite, populaire, faite de larmes, de chair et de corps, mais authentique.
Carlo Levi n'a pas vu cette piété chrétienne en Lucanie. Il ne l'a pas vue parce qu'il ne l'a pas cherchée. Elle ne l'intéressait pas. Pour cela, il faut lire de Luca. Mais Levi a trouvé quelque chose d'autre, et de non moins intéressant. La perle du Christ de Levi, c'est le regard de son auteur. Un regard bienveillant et sans jugement sur la vie des paysans qu'il a rencontrés.Bien que fils d'un autre monde (celui de la science) et appartenant à un autre univers religieux (il était issu d'une famille juive aisée de Turin), Levi ne porte pas de jugement de valeur sur la condition morale de ses personnages : il enregistre leurs passions, leurs gestes, leurs croyances, leurs grandes douleurs désespérées, mais il ne les juge jamais. Il ne juge pas la servante Giulia, qui a eu 17 enfants avec autant d'hommes, ni les exorcismes des autres « sorcières », ni Don Trajella, le curé confiné à Gagliano, ivrogne et avare. Au contraire, ici et là, il va jusqu'à exprimer des pensées positives sur ces méthodes de « gestion » des maladies et des misères de la vie en recourant à la magie, révélant même un certain scepticisme à l'égard de la science positiviste de son temps, qui traitait toutes les connaissances populaires comme des superstitions à éliminer : « La raison et la science peuvent revêtir le même caractère magique que la magie vulgaire... C'est pourquoi j'ai respecté les abracadabra, honoré leur antiquité et leur simplicité obscure et mystérieuse, et j'ai préféré être leur allié plutôt que leur ennemi ». Notamment parce que, ajoute Levi, « la plupart des prescriptions suffiraient à guérir les malades si, sans être envoyées, elles étaient accrochées au cou par une ficelle, comme un abracadabra » (p. 215). Respect et honneur donc ; on n'entre pas dans le monde paysan « sans une clé de magie », certes ; mais on n'entre pas dans leur mystère sans aussi « les respecter et les honorer » - hier et aujourd'hui.
Levi a écrit des pages sur les paysans qui nous touchent encore, parce qu'il les a honorés et respectés, parce qu'il a quitté sa condition de riche bourgeois pour descendre sous la table du riche épulon en compagnie de Lazare. Et c’est de là, d'en bas, qu’il a vu d'autres horizons. Dans cet exercice éthique et spirituel, sa condition de prisonnier l'a aidé, sa privation de droits politiques et civils lui a permis de vivre une authentique proximité avec la pauvreté naturelle des paysans. C’est de cette rencontre entre personnes différentes, rendues égales par le malheur, qu’est né son chef-d'œuvre.
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par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 03/11/2024
« Le Christ s’est arrêté à Eboli est né des expériences vécues en exil forcé par un autre antifasciste, Carlo Levi : son roman se veut et demeure l'œuvre d'un homme de lettres, mais auquel nous devons tous quelque chose de plus qu'un simple événement littéraire. »
Ernesto de Martino, La terra del rimorso, 1961, p. 28
Avec Le Christ s’est arrêté à Eboli, Carlo Levi nous révèle l'âme des habitants de l’antique Lucanie,et nous fait pénétrer dans sa religiosité, peut-être plus chrétienne qu’il ne le pensait.
Le Christ s’est arrêté à Eboli fait partie de la conscience morale de la seconde moitié du XXe siècle en Italie et en Europe. Carlo Levi et Ignazio Silone nous ont révélé l’âme populaire de l'Italie méridionale, paysanne et pauvre, beaucoup plus complexe et riche que celle décrite par les premiers historiens modernes et ceux des Lumières, pour qui ces paysans italiens étaient simplement des « païens », très semblables, voire identiques, aux habitants de la Grande Grèce avant le venue du Christianisme; comme si celui-ci n'avait jamais pénétré ces terres rurales du Sud, qui, en raison d’une culture chrétienne faible ou inexistante, avaient déjà été définies par les Jésuites du XVIIe siècle comme les « Indes de l'Italie ». Le Christ ne s’était pas seulement arrêté à Eboli : il n'avait jamais quitté les murs d’Aurélien, ni les séminaires et les traités théologiques de Rome.
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par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 27/10/2024
« Les cadeaux que la vie nous offre sont vraiment précieux ; précieux et étranges, répond Marta. Ceux qui veulent en profiter, et qui pour cela travaillent du matin au soir, n'en profitent pas du tout, mais les brûlent et les réduisent en cendres très tôt. Des cadeaux étranges. Celui, en revanche, qui les oublie, qui s'oublie lui-même et qui se consacre entièrement, sans espoir, à quelqu'un et à quelque chose, reçoit mille fois plus qu'il ne donne et, à la fin de sa vie, ces dons reçus de la nature fleurissent encore en lui, comme de grandes roses au mois de mai ».
Ignazio Silone, Vino e Pane, 1937, p. 18
L'Aventure d'un pauvre chrétien d'Ignazio Silone est une réflexion profonde sur la nature du pouvoir et une médiation sur la foi en tant qu'attente d'un Royaume qui ne peut tarder.
Ceux qui parcourent attentivement les livres d'Ignazio Silone et connaissent sa biographie ne peuvent manquer de reconnaître quelque chose - parfois beaucoup - de son auteur chez Berardo Viola (Fontamara), Pietro Spina (Le Grain sous la neige), Don Paolo Spada (Le Pain et le Vin), Luca Sabatini (Le Secret de Luc), et enfin le pape Célestin V (L'Aventure d’un pauvre chrétien). Car, « si un écrivain met tout son être dans son œuvre (et que peut-il y mettre d'autre ?), son œuvre ne peut que constituer un seul livre » (I. Silone, L'avventura di un povero cristiano, Oscar Mondadori, ed. 2017, p. 6).).
[fulltext] =>En effet, que peut mettre un écrivain dans ses œuvres si ce n'est « toute sa personne» ? En réalité, un auteur, surtout un grand écrivain (et Silone en est un), lorsqu'il crée les personnages de ses romans, part sans doute de « tout lui-même » mais arrive ensuite ailleurs, dans un lieu inconnu où lui-même disparaît ou presque. Car les écrivains révèlent bien cette mystérieuse et belle phrase de Jacques Lacan : « L'amour consiste à donner ce que l'on n'a pas » (Séminaire VIII, 1960-1961). Ils commencent avec ce qu'ils ont, avec toute leur âme, mais ensuite ils nous aiment vraiment quand ils nous donnent ce qu'ils n'ont pas : leurs personnages deviennent alors plus grands et plus libres que leurs auteurs, eux-mêmes déjà très grands et très géniaux, et ils commencent à vivre dans le monde du non encore, inconnu de tous, à commencer par son créateur . En cela aussi, la littérature est créatrice, elle est cet élargissement inouï de l'horizon humain pour le peupler d'autres êtres vivants qui enrichissent et améliorent le vécu existentiel de leurs auteurs et celui de tous. On écrit aussi pour tenter d'habiter, sans jamais la combler, l’incommensurable distance qui existe entre la réalité et nos désirs, entre la terre et le paradis. « Montre-toi ! » n'est pas seulement le cri que chaque auteur murmure à ses créatures : c'est lui, c'est elle, qui est le premier destinataire de ce cri, pour tenter de ressusciter dans ses personnages - parce que le seul vrai désir consiste à ressusciter.
Pietro da Morrone, le pape Célestin V, protagoniste de L'aventure d'un pauvre chrétien (1968), est le dernier épisode du « cycle des vaincus » de Silone. C'est aussi le dernier livre de Silone, écrit comme une pièce de théâtre, qui met un terme à 40 ans de réflexion sur la justice sociale, les paysans, les pauvres, l'utopie, l'Évangile, le christianisme et son Royaume qui doit encore advenir, et qui viendra peut-être. Le cadre du livre, le plus explicitement religieux de Silone, est celui des montagnes des Abruzzes à la fin du XIIIe siècle, où les ermites et les petites communautés de cénobites vivaient dans une atmosphère eschatologique et apocalyptique, sous l’influence spirituelle de François d’Assise et celle, toute prophétique, de Joachim de Fiore, dans l'attente « d'un troisième âge de l'humanité, celui de l'Esprit, sans Église ni État, sans contrainte, dans une société égalitaire, sobre, humble et bienveillante, confiée à la charité spontanée des hommes » (p. 23). A cette époque, en effet, peu de franciscains (parmi lesquels le plus célèbre était Pietro Olivi, également connu pour ses idées sur l’économie) voyaient en François le prophète de la nouvelle Ère de l'Esprit annoncée par Joachim, de l'attente imminente et certaine de l'avènement du Royaume. Angelo Clareno, personnage du texte de Silone, fut un franciscain condamné et emprisonné pour avoir adhéré aux idées de Joachim.
Pierre de Morrone dans L'aventure d'un pauvre chrétien incarne aussi la figure d'un christianisme prophétique, tout à la fois spirituel et messianique, réunissant François et Joachim de Fiore : Silone, désormais âgé, lui confie ses espoirs d'une autre Église et d'un autre monde. En racontant l'échec et la tentative incertaine de Frère Pierre qui veut réconcilier l'Église institutionnelle (la papauté) avec l'Église charismatique, Silone nous fait part de sa conception de l'Église et d’une vie bonne : « Le mythe du Royaume n'a jamais disparu de l'Italie méridionale, cette terre d'utopie » (p. 23). On ne peut comprendre l'Italie du Sud sans prendre au sérieux cette aspiration utopique et messianique : le Sud incarne aussi l'attente d'un autre monde, de la prophétie non réalisée d'une autre économie et d'une autre société (Tommaso Campanella), l'espoir toujours vivant de l'accomplissement d'une promesse. Le Sud, tous les Suds du monde avec leurs terres en souffrance, expriment avant tout une attente collective d’un non- encore, un questionnement sur ce Royaume à venir qu'aucune promesse mercantile ni financière ne pourra jamais vraiment satisfaire - c'est dans cette soif et cette faim que réside l’espérance tenace du Sud.
Le livre est ponctué de réflexions auto-biographiques de Silone, en particulier sur l'événement décisif de sa vie : En 1921, âgé de 21 ans, il adhère au Parti communiste dont il fut l'un des fondateurs, un parti qui devint par la suite une source de déception pour lui et dont il sera finalement exclu. - Silone a également écrit ses romans pour faire le deuil du grand rêve de sa jeunesse. Cet épisode existentiel et crucial de sa vie a suscité chez lui, au fil des années, une « réflexion » sur la dynamique des mouvements idéaux et idéologiques, dont il parlera dans divers écrits (Uscita di sicurezza) et interviews (L'avventura di un uomo libero), qui sont toujours d'un grand intérêt : « Les fondateurs sont généralement des aigles, les suiveurs généralement des poules » (p. 65). Et toujours dans L'Aventure, il écrit à ce propos : « L'expérience montre que la grande communauté engendre spontanément des aspirations au pouvoir, une volonté jamais entièrement satisfaite de succès et de triomphe... Au fur et à mesure qu'une communauté s'agrandit, il devient fatal qu'elle ressemble à la société qui l'entoure [et qu'elle a contestée]. Que se passe-t-il alors ? Qu’en est-il du salut du troupeau ? ». En raison de cette dynamique, « même Joachim de Fiore a démissionné de la tête de son ordre. Et Saint François aussi. Une grande communauté exige des compromis que, je ne dis pas un saint, mais un simple honnête homme ne peut accepter » (p. 69).
Ces questions deviendront progressivement centrales dans le livre lorsque, une fois élu pape, Frère Pierre, devenu Célestin V, expérimentera moralement et physiquement les difficultés à concilier sa conscience chrétienne avec l'exercice du pouvoir. Sa fameuse démission, son supposé « grand refus » selon Dante, mettront fin à ce conflit intérieur. Après avoir abdiqué, il dira : « J'ai appris à mes dépens qu'il n'est pas facile d'être pape et de rester un bon chrétien... L'exercice du commandement asservit, à commencer par ceux qui l'exercent » (p. 130). Le livre est en effet aussi une profonde et belle réflexion sur la nature du pouvoir et sa logique : « “en vue du bien” voilà une expression maudite. Mes enfants, n'oubliez pas ceci: il y a purement et simplement le bien ; inutile d’ajouter « en vue du bien »... Se servir du pouvoir ? Quelle pernicieuse illusion ! C'est le pouvoir qui se sert de nous. Le pouvoir est un cheval difficile à monter: il va là où il doit aller, ou plutôt il va là où il peut aller ou bien là où il est naturel qu'il aille... L'aspiration à commander, l'obsession du pouvoir est, à tous les niveaux, une forme de folie. Elle ronge l'âme, la déforme, la rend fausse. Même si l'on aspire au pouvoir "en vue du bien", surtout si l'on aspire au pouvoir "pour le bien" » (p. 157-158). Le pouvoir est un maître qui asservit d'abord ceux qui l’exercent, y compris ceux qui l'ont cherché « en vue du bien» ; c'est un souverain impitoyable qui se nourrit d'abord des chefs qu'il a galvanisés et seulement indirectement de leurs sujets. C'est la malédiction de tout pouvoir voulu et obtenu, qui, pour cette raison même, revêt une véritable dimension démoniaque : «Si Satan a osé la proposer même au Christ, la tentation du pouvoir est la plus diabolique qui puisse s'abattre sur l'homme. » (p. 158). On retrouve ces magnifiques accents prophétiques dans les pages qui relatent un autre « grand refus » du Célestin V de Silone, celui de bénir les armes : « Par le signe de la Croix et au nom des trois Personnes de la Trinité, vous pouvez bénir le pain, la soupe, l'huile, l'eau, le vin, et même, si vous le voulez, les outils de travail, la charrue, la houe du paysan, le rabot du menuisier, et ainsi de suite, mais pas les armes. Si vous avez absolument besoin d'un rite propitiatoire, cherchez quelqu'un pour le faire au nom de Satan. C'est lui qui a inventé les armes » (p. 123).
Mais L'aventure d'un pauvre chrétien est avant tout une réflexion sur la nature de la foi et la possibilité de faire de l'Évangile la magna carta pour une société nouvelle, pour un Royaume différent hic et nunc, et pas seulement le texte sacré d'une religion comme tant d'autres. D'où la question cruciale : le Royaume du Christ peut-il devenir quelque chose d'historique, ou la vie sur cette terre n'est-elle qu'une salle d'attente pour le paradis ? Pour Silone la simplicité est une dimension essentielle de l'esprit évangélique de ce Royaume des cieux si attendu. Dans un dialogue, qui se déroule à Naples, entre celui qui est devenu Célestin V et quelques rhétoriciens et prédicateurs de cour, le nouveau pape déclare : « Je dois avant tout vous dire : lorsque vous prêchez, si vous le pouvez, essayez d'être simples... La vraie simplicité est un objectif très difficile à atteindre ». Et de conclure en beauté : « Toute l'existence d'un chrétien, on peut le dire, a précisément ce but : devenir simple » (p. 100). Une intuition tout à la fois très humaine et très biblique. Dans la Bible, il y a chez les prophètes une profondeur d’âme qui voit le développement de la foi comme une diminution, un dépouillement qui tend progressivement vers la simplicité et l’essentiel, un façonnage comparable au travail du sculpteur . Le voyage du peuple avec son Dieu différent a commencé sur les pentes du Sinaï où « il n'y avait qu'une voix », la nudité d’une voix qui va devenir plus tard un tabernacle, puis une arche, une tente, enfin un temple et le palais de Salomon. Les prophètes répètent ensuite, sous diverses formes et avec beaucoup de force, que cette croissance et ce développement n'ont pas été bons, parce qu'Israël trouvera son salut dans cette diminution, lorsque le palais se réduira à cette unique voix, ce qui adviendra grâce à l'exil babylonien : « Peut-être que, pour se relever, l’Église devra d'abord se dessécher complètement » (p. 159).
Mais le bon développement de la vie humaine présente lui aussi une première croissance de l'enfance à l'âge adulte, qui est suivie d'une deuxième phase de décroissance progressive vers l'essentiel, celle qui, de l'âge adulte, nous mène à son accomplissement, lorsqu’ il n'y aura « qu'une seule voix » qui prononcera notre nom, sans plus. La dot que nous apporterons sera la douceur que nous aurons apprise au cours de cette diminution salutaire, au point de devenir si petits qu'on réussira à passer par le chas de l'aiguille de l'ange de la mort.
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L'Aventure d'un pauvre chrétien d'Ignazio Silone est une réflexion profonde sur la nature du pouvoir et une médiation sur la foi en tant qu'attente d'un Royaume qui ne peut tarder.
Ceux qui parcourent attentivement les livres d'Ignazio Silone et connaissent sa biographie ne peuvent manquer de reconnaître quelque chose - parfois beaucoup - de son auteur chez Berardo Viola (Fontamara), Pietro Spina (Le Grain sous la neige), Don Paolo Spada (Le Pain et le Vin), Luca Sabatini (Le Secret de Luc), et enfin le pape Célestin V (L'Aventure d’un pauvre chrétien). Car, « si un écrivain met tout son être dans son œuvre (et que peut-il y mettre d'autre ?), son œuvre ne peut que constituer un seul livre » (I. Silone, L'avventura di un povero cristiano, Oscar Mondadori, ed. 2017, p. 6).).
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par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 20/10/2024
« Sous le papier que j'ai laborieusement rédigé, ta mère a signé d'un signe de croix. Je savais déjà que c'était la signature habituelle des analphabètes ; mais, même si ce n'était pas le cas, comment aurait-on pu imaginer une signature plus consonante pour ta mère ? Une petite croix. Une signature plus personnelle que celle-là ? Je me souviens que l'année suivante, lors de mon examen de catéchisme, Don Serafino m'a demandé de lui expliquer le signe de croix. « Il nous rappelle la passion de notre Seigneur, répondis-je, et c'est aussi la manière de signer des malheureux. »
Ignazio Silone, Le secret de Luc
L'échelle sociale de Fontamara nous offre une réflexion sur la comédie humaine, les pauvres et le christianisme, qui culmine dans la conclusion de l'histoire de Berardo, qui meurt, martyr, pour vaincre son destin.
“E Michele pazientemente gli spiegò la nostra idea: - In capo a tutti c’è Dio, padrone del cielo. Questo ognuno lo sa. Poi viene il principe Torlonia, padrone della terra. Poi vengono le guardie del principe Torlonia. Poi vengono i cani delle guardie del Principe Torlonia. Poi nulla. Poi, ancora nulla. Poi, ancora nulla. Poi vengono i cafoni. Ed è finito.” (1947, p. 34). Questo è forse il brano più noto di Fontamara di Ignazio Silone, perché è la sintesi del suo spirito e possiede una straordinaria forza lirica ed etica.
[fulltext] =>Ce Dieu imaginé un cran au-dessus de la famille Torlonia a fini, malgré lui, par légitimer et sacraliser cette affreuse hiérarchie, plaçant son tabouret au sommet d'une pyramide plus haute et plus fausse que celle des pharaons, sans même pouvoir dire : « pas en mon nom ». Le christianisme était arrivé il y a dix-neuf siècles sur la terre, mais il s'était arrêté à Eboli ou à Avezzano, sans atteindre les montagnes, les campagnes, les pauvres, les paysans qui ne savaient pas que le Dieu de Jésus n'était pas assis sur la même échelle que la famille Torlonia. Les paysans ne connaissaient pas le Dieu différent de l'Évangile, parce qu'il était trop voilé et caché par les théologies de la Contre-Réforme et la Latinorum des prêtres. Pourtant, ils le rencontraient parfois, surtout au plus profond de leurs peines, où, sous les traits de la Vierge, des anges ou des saints, Il les avait visités, touchés et consolés - ce n'est pas seulement l'Esprit, mais la Trinité tout entière qui est le « père des pauvres », car s'il n'en était pas ainsi, le Dieu chrétien ne serait qu'une idole parmi tant d'autres dévorant les misérables.
La religion est un thème majeur du roman. Dans le premier chapitre, Michele Zompa raconte un rêve qu'il a fait à Marietta et à « l'étranger » : « J'ai vu le pape se disputer avec [Jésus] Crucifié. Le Crucifié disait : pour célébrer cette paix [les pactes du Latran], il serait bon de distribuer la terre de Fucino aux paysans qui la cultivent et aussi aux paysans pauvres de Fontamara... Et le pape répondait : - Monsieur, le prince Torlonia ne le voudra pas. Et le prince est un bon chrétien. Le crucifix dit : - Pour célébrer cette paix, il serait bon d'exempter les paysans du paiement des impôts. Le pape répondit : - Monsieur, le gouvernement ne le voudra pas. Et les gouvernants sont aussi de bons chrétiens... Alors le pape proposa : « Monsieur, allons sur place. Peut-être sera-t-il possible de faire quelque chose pour les paysans qui ne déplaira ni au prince Torlonia, ni au gouvernement, ni aux riches ». Ils se mettent donc en route pour Marsica, et « le pape, affligé au plus profond de son cœur, tire de sa besace une nuée de poux et les jette sur les maisons des pauvres en disant : - Prenez, ô fils bien-aimés, prenez et grattez » (p. 31-32). Le curé interdit à Michel de raconter son rêve. Le monde catholique devrait vite entamer un voyage de purification de la mémoire, car s'il est vrai que dans ses charismes sociaux il a beaucoup fait pour soulager le sort des victimes et des pauvres, il est tout aussi vrai que pour ne déplaire « ni au prince Torlonia, ni au gouvernement, ni aux riches », l’Église a trop souvent associé le visage de son Dieu à celui du pouvoir et des forts, en leur demandant peut-être d'aider les pauvres. Le christianisme, moribond en Occident, pourra encore espérer un printemps s'il est capable de renverser l'échelle de Silone, et d'annoncer un Christ qui est en dessous des paysans et qui, de là, bouleverse chaque jour les plans des forts et des grands - « Il a renversé les puissants de leurs trônes, il a élevé les humbles ».
Dans l'escalier qui monte, après le sol où il manque trois marches aux rustres, il y a un trou trois fois plus large que la distance qui sépare les gardiens de leurs chiens. Importante et prophétique est la référence aux chiens, qui aujourd'hui, dans la hiérarchie de notre morale pervertie, se situent bien au-dessus des migrants déportés par notre gouvernement vers l'Albanie. Au fil des décennies, l'espace entre les chiens et les rustres s'est beaucoup agrandi, les pages vides de trois sont devenues dix, cent, se sont multipliées et continuent de se multiplier. Dans l'Italie de Silone, où la piété populaire était encore vivante et active, les rustres vivaient dans les mêmes villages que tout le monde, ils étaient visibles, ils se rencontraient dans les rues, ils faisaient partie du même peuple.De ces croisements de regards encore horizontaux pouvaient naître des mouvements de libération, ainsi que des écrivains, des artistes et des poètes capables de donner une voix aux « pas encore » de leur temps. Aujourd'hui, on ne voit plus les rustres, on les déporte à l'étranger, le capitalisme les a cachés aux yeux et au cœur ; la pietas chrétienne a été oubliée et ridiculisée en l'espace d'une génération. Les paysans de la terre sont de plus en plus damnés, ils ne nous regardent pas et sont plus préoccupés par « nos maisons tièdes » (Primo Levi) - où sont, s'il y en a, les nouveaux Silone et Levi capables de chanter la douleur infinie des paysans ? Ce triple saut de page marque le grand abîme qui sépare ceux d'en haut de ceux d'en bas, car sans ce vide, ceux d'en bas ne seraient pas vraiment en bas ni ceux d'en haut vraiment en haut. Ce fossé entre les chiens et les rustres signifie donc que l'abîme est infranchissable, que, pour Silone, désormais désabusé même par le communisme, la misère et le pouvoir sont éternels : les élites circulent, le manège des classes sociales tourne, mais entre les rustres et les Torlonia, le sillon reste infranchissable. Jusqu'à quand ? Ou, pour reprendre les derniers mots de Fontamara : « Après tant de douleurs et de deuils, tant de larmes et tant de blessures, tant de sang, tant de haines, tant d'injustices et tant de désespoirs : que faire ? » (p. 250).
L'épopée de Fontamara atteint son apogée dramatique dans la triste et merveilleuse conclusion de l'histoire de Berardo Viola. Berardo est un jeune homme fort, généreux et bon, doté d'un sens aigu de la justice sociale ; c'est aussi pour cette raison qu'il représente l'espoir de rédemption pour ses concitoyens. Petit-fils du dernier brigand de Fontamara (assassiné par les Piémontais), Silone nous le présente ainsi : « Il avait de bons yeux, il avait conservé à l'âge adulte les yeux qu'il avait dans son enfance » (p. 89), ce qui est peut-être le plus beau mot que l'on puisse dire d'un adulte, s'il est vrai que le bon travail de la vie consiste presque uniquement à arriver à la fin avec quelque chose des yeux avec lesquels nous sommes venus à nous. Berardo avait hérité d'un lopin de terre de son père et l'avait vendu pour obtenir l'argent nécessaire pour émigrer en Amérique, « mais avant d'embarquer, une nouvelle loi a suspendu toute émigration ». Il resta donc à Fontamara, sans terre et « comme un chien débarrassé de sa chaîne qui ne sait que faire de sa liberté et erre désespérément autour de la propriété perdue ». Mais, ajoute Silone, « comment un homme de la terre peut-il se résigner à la perte de la terre ? » (p. 84). Car « entre la terre et le paysan, c'est une affaire dure et sérieuse... C'est une sorte de sacrement ». Il ajoute ensuite des mots sur la terre qui sont parmi les plus beaux de notre littérature et que seul un paysan peut encore comprendre : « Il ne suffit pas de l'acheter pour qu'une terre vous appartienne. Elle le devient avec les années, avec le labeur, avec la sueur, avec les larmes, avec les soupirs. Si tu as une terre, les nuits de mauvais temps, tu ne peux pas dormir, parce que tu ne sais pas ce qui arrive à ta terre » (p. 85). Berardo supplie en vain l'acheteur de sa terre, Don Circostanza, de la lui rendre. Finalement, il réussit à obtenir une terre sur la montagne, parmi les rochers, dans la « contrada dei serpenti ». Il y travaille dur - « Soit la montagne me tue, soit je tue la montagne » (p. 87) -, il y plante du maïs. Mais il y a eu une forte inondation, « la montagne s'est écroulée », et « un énorme torrent d'eau a emporté le petit champ de Berardo » (p. 88). Silone se demande alors : « Peut-on gagner contre le destin ? » (p. 89), un destin qui est le co-protagoniste du roman. Et pour tenter de défier à nouveau le destin, Berardo part à Rome à la recherche d'un emploi.
D'un bureau de placement à l'autre, « au septième jour de notre séjour à Rome, il ne nous restait plus que quatre lires » (p. 216). Après trois jours de jeûne, Berardo et son ami (le narrateur) ne sortent plus de la chambre et se couchent sur le lit à cause de la faim. Jusqu'à ce qu'ils soient arrêtés par les fascistes par erreur, pris pour des fauteurs de troubles subversifs. Ils étaient venus travailler, ils se sont retrouvés dans une prison - hier, et aujourd'hui. Mais c'est à l'intérieur de cette mauvaise prison que Berardo vit sa résurrection. Il dit être « l'étranger habituel », un homme recherché accusé de diffuser « la presse clandestine », d'inciter « les ouvriers à la grève, les paysans à la désobéissance » (p. 223), et par un mensonge il dit au commissaire : « L'étranger habituel, c'est moi » (p. 231). Dans cette prison, Berardo parvient à surmonter son destin. Par un acte de sacrifice par procuration, il assume une culpabilité qu'il n'a pas et parvient à aller jusqu'au bout, sans se rétracter malgré la dureté de la torture. Berardo échappe au destin qui s'est imprimé dans sa vie depuis l'histoire de son grand-père, en donnant sa vie par fidélité mystérieuse à ses idéaux de justice. Son martyre séculaire rachète Fontamara au plus fort de sa défaite. Et à la fin d'un livre où le grand vainqueur avait été le destin lui-même, il nous dit : nous sommes plus grands que notre destin.
Même si Silone n'explique pas pourquoi Berardo, en tant qu'innocent, s'est accusé, il n'est pas difficile de voir en lui une image du Christ et de sa passion : « Et si je meurs ? - Je serai le premier rustre qui ne mourra pas pour lui, mais pour les autres ». Ses derniers mots : « Ce sera quelque chose de nouveau. Un nouvel exemple. Le début de quelque chose d'entièrement nouveau » (p. 238). Au fil du temps, cette nouveauté a mûri en Silone, jusqu'à ce que son dernier chef-d'œuvre, L'aventure d'un pauvre chrétien (1968), voie le jour.
Le Christ ressuscite aujourd'hui en Libye, en Albanie, sur des péniches, à Gaza, au Congo, au Soudan, au Liban. Nous ne le connaissons pas, nous ne le voyons pas, nous ne le reconnaissons pas, parce que nous le cherchons dans les tombes vides et non sur les lieux des crucifiés. « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? » fut le premier cri du Ressuscité.
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Ignazio Silone, Le secret de Luc
L'échelle sociale de Fontamara nous offre une réflexion sur la comédie humaine, les pauvres et le christianisme, qui culmine dans la conclusion de l'histoire de Berardo, qui meurt, martyr, pour vaincre son destin.
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par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 13/10/2024
« Sur ordre du podestat, tout raisonnement est interdit. »
Ignazio Silone, Fontamara, p. 89
Avec Fontamara commence une nouvelle série à travers quelques chefs-d'œuvre littéraires, à la recherche de nouveaux mots pour exprimer l'économie et nos temps difficiles.
Si la réalité nous suffisait, nous n'aurions pas besoin de littérature. Nous sommes pétris d’infini, les romans raccourcissent la distance qui nous sépare de l'éternité ; nous sommes des êtres de désir, les écrivains donnent consistance à nos désirs parce rêver les yeux fermés c’est trop peu. La joie se nourrit aussi des mondes créés par la littérature, notre justice grandit lorsque nous nous indignons en lisant un roman, nous avons appris la pietas auprès de nos parents et de nos amis, mais aussi dans les contes de fées et les récits des écrivains. Nous n'aurions pas pu imaginer la terre promise de la démocratie, de la liberté et des droits si nous ne l'avions pas rencontrée dans les mythes et les romans, si nous ne l'avions pas aperçue dans un poème. Nous avons appris à connaître Dieu parce que la Bible nous l'a enseigné à travers des histoires, et que les mots humains recèlent une autre Parole. Tous nos idéaux prendront fin le triste jour où nous cesserons d'écrire des histoires et de nous les raconter.
[fulltext] =>« La maturité d'Ignazio Silone est désormais couronnée et souverainement fixée dans des œuvres d'art qui sont à la fois son « Canto delle creature » et sa vision apocalyptique de la nouvelle spiritualité démocratique... Nous pensons contribuer au bien de tous en offrant ici, en annexe à notre hebdomadaire, son premier roman qui a fait vivre au monde entier un sens aigu de la souffrance du peuple italien sous le régime fasciste » (7 mars 1945). C'est ainsi qu'Ernesto Buonaiuti introduisait la publication des premiers chapitres de Fontamara dans le premier numéro de son hebdomadaire « Il Risveglio » (Le Réveil). Buoaniuti, le grand et très aimé professeur d'histoire du christianisme à La Sapienza de Rome, un des douze universitaires qui n'ont pas prêté serment au régime fasciste, est un prêtre excommunié de l'Église catholique pour ses thèses modernistes - nous attendons encore sa réhabilitation, peut-être à l'occasion du Jubilé.
Fontamara a été écrit par Ignazio Silone (Secondino Tranquilli) au début des années 1930, pendant son exil suisse. Il a d'abord été publié en allemand (Zurich, Oprecth & Helbing, avril 1933, traduction de Nettie Sutro), suivi d'une première édition en italien (Zurich-Paris, novembre 1933) réimprimée à Londres en 1943 (J. Cape, datée de 1933). La première édition en Italie n'arrive qu'en 1947 grâce à la petite maison d'édition romaine « Faro », et enfin en 1949 chez Mondadori. Son succès international est considérable, mais il faut attendre l'effondrement du fascisme pour qu'il soit imprimé en Italie.
En 1930, Silone se trouvait en Suisse depuis deux ans, entre Zurich et Davos, pour son engagement clandestin dans le parti communiste qu'il avait contribué à fonder lors du congrès de Livourne en 1921. C'est également pendant son séjour en Suisse que naissent ses désaccords avec Togliatti en raison de ses positions anti-staliniennes, qui lui vaudront d’être exclu du parti en 1931. Silone dédie Fontamara à son frère et à Gabriella Seidenfeld, sa compagne rencontrée en 1920 et dont il était en train de se séparer. Il était alors dans un sanatorium pour soigner une maladie respiratoire (supposée être la tuberculose), déprimé, angoissé par la situation de son frère Romolo - le seul de sa famille qui, en 1915, avait été sauvé (avec lui) sous les décombres du tremblement de terre de Pescina, mis en prison par le régime fasciste, torturé puis tué en 1932.
Fontamara est donc l’extrait concentré d'années terribles, le fruit d'une métamorphose très douloureuse. Une crise existentielle profonde qui a engendré ce chef-d'œuvre. Fontamara n'est pas seulement un roman qui a révélé à l'Italie et au monde l'âme profonde du monde paysan méridional, ni un classique de l'antifascisme. Fontamara est avant tout un chef-d'œuvre littéraire, un roman stupéfiant, une de ces œuvres que seule une grande douleur peut éventuellement engendrer. Comme il le dira plus tard, Silone a trouvé son salut dans la littérature, il a surmonté cette nuit obscure en devenant écrivain - et quel écrivain ! Il existe de nombreuses façons d'essayer d’échapper aux trous noirs de la vie : l'écriture et l'art comptent parmi les plus puissantes et les plus courantes, car on en sort en apprenant à voler.
Pour le comprendre et en profiter, il faut cependant faire quelques exercices essentiels , tout à la fois éthiques et spirituels. Le premier est le plus difficile, peut-être impossible, mais vraiment nécessaire : essayer d'oublier nos conforts, le culte des marchandises, des bureaux et des publicités, et rejoindre avec notre âme le monde de Fontamara : « Il y eut d'abord les semailles, puis la moisson, puis la récolte. Et ensuite ? Depuis le début. Les semailles, le désherbage, la taille, la plantation de soufre, la récolte. Toujours la même chanson, le même refrain. Toujours. Les années ont passé, les années se sont accumulées, les jeunes sont devenus vieux, les vieux sont morts, et les semailles, le désherbage, le labourage au soufre, la moisson, la récolte. Et puis encore ? Une fois de plus, chaque année comme l'année précédente, chaque saison comme la saison précédente. Chaque génération comme la précédente » (1951, p. 9). C'est le règne de Sisyphe, mais à la différence du Sisyphe d'A. Camus, celui de Silone n'est pas heureux : « Pour ceux qui regardent Fontamara de loin, depuis le Feudo del Fucino, la ville [...] ressemble à un village comme tant d'autres ; mais pour ceux qui y naissent et y grandissent, c'est le cosmos. Toute l'histoire universelle s'y déroule : naissances, morts, amours, haines, jalousies, luttes, désespoirs » (p. 8). Dans la première édition de « L'Éveil », Silone avait ajouté à la fin de ce paragraphe : « Le spectacle de la vie y est plus dépouillé, plus visible et compréhensible, et rien d'essentiel n'y manque », phrase qui a disparu dans les éditions ultérieures.
Le deuxième exercice de l'imagination spirituelle concerne le monde paysan. Celui de Silone, comme celui de Carlo Levi (que nous verrons), est un monde que j'ai connu moi aussi, en côtoyant de près mes grands-parents qui travaillaient la terre à Ascoli. Il est très probable, sinon certain, que ma génération est la dernière héritière morale de millénaires d'histoire paysanne, faite de christianisme, de magie, de beaucoup d'enfants vivants et morts, de beaucoup de dévouement populaire et de beaucoup de douleur pour tous, surtout pour les femmes. Ce monde, toujours le même dans ses traits essentiels, était celui de mon enfance. J'étais encore un adolescent, mais j'ai vu moi aussi ce Sisyphe des campagnes, quelque peu bourru et tout en chair. Il fait partie de mon âme qui le garde jalousement. Fontamara est mon pays.
C'était un monde italien, mais dans lequel on parlait d'autres langues : « Que personne ne pense que les gens de Fontamare parlent italien... L'italien est une langue étrangère pour nous, une langue morte » (p. 15). Lorsque je me souviens ou que je rêve de mes grands-parents, pour essayer de me mettre au diapason de leur cœur, je dois me mettre au diapason de leur dialecte, car c'est seulement dans cette langue qu'ils pouvaient et peuvent prononcer les mots justes et appropriés, raconter les plus belles histoires avec une éloquence et une richesse qui se transformaient immédiatement en gêne et en inconfort dès qu'il fallait passer à l'italien (l'italianisation des paysans fut aussi une violence) : « Cependant, si la langue est empruntée, la manière de raconter, me semble-t-il, est la nôtre. C'est un art fondamental. C'est celui que l'on apprend quand on est enfant, assis sur le pas de la porte ou au coin du feu, pendant les longues nuits de veille » (p. 16). Peut-être mon amour des mots est-il aussi né en écoutant les histoires de mes tantes, ou celles, très longues, de la « vieille Catherine » qui restait avec nous, ses petits frères, pendant les longues soirées d'hiver. Cette série d'articles qui commence aujourd'hui contribue donc aussi à la préservation de la mémoire d'un monde que j'ai connu et qui est en train de s'éteindre avec ses récits : qui sait si nos enfants pourront encore comprendre et s'émouvoir en lisant Silone ou Levi ?
Enfin, le troisième exercice est sémantique et porte sur le mot-clé de Fontamara : le cafone (péquenot). Entre parenthèses, Silone écrit : « (Je sais bien que le nom cafone, dans la langue courante de mon pays, à la fois pays et ville, est aujourd'hui un terme offensant et moqueur : mais je l'utilise dans ce livre avec la certitude que lorsque, dans mon pays, la misère ne sera plus honteuse, il évoquera le respect et peut-être même la reconnaissance)» (p. 10).
Nous entrons à Fontamara si nous parvenons à rejoindre maintenant ce pays à venir où « la douleur n'est plus honteuse » ; nous y plantons notre tente et, avec Silone, nous utilisons le mot péquenaud pour désigner « une personne respectable et honorable ». Nous refusons donc toutes les idéologies méritocratiques qui sont en train de repousser ce pays d’avenir, qui avancent chaque jour de nouveaux arguments pour nous convaincre que les pauvres doivent avoir honte de leur pauvreté parce qu'ils sont coupables de leur propre malheur : en nous convainquant de ce mensonge, le capitalisme se libère de toute responsabilité.
Fontamara n'est pas un « bourg », un mot qui est entré dans les failles de notre époque prosaïque qui a perdu le contact avec l'âme des lieux réels. À Fontamara, « les paysans ne chantent pas... encore moins (et on le comprend) sur le chemin du travail. Au lieu de chanter, ils blasphèment volontiers. Pour exprimer une grande émotion, la joie, la colère et même la dévotion religieuse, ils blasphèment. Mais même en blasphémant, ils n'ont pas beaucoup d'imagination et s'en prennent toujours à deux ou trois saints de leur connaissance, les raillant toujours avec les mêmes gros mots » (p. 14). On n'entre pas dans le monde des pauvres si l'on a peur des blasphèmes et des malédictions, qui sont souvent, paradoxalement, des paroles d'amour.
Dans Fontamara, l'économie est une constante, déclinée sous forme de terre, de travail, d'obsession des factures, de misère, d'impôts, de pouvoir. L'injustice sociale, centrale dans le roman, est aussi et surtout une injustice économique, celle du latifundium et de l’entrepreneur soutenus par les institutions, les petits propriétaires et le clergé (Don Abbacchio). Et cela jusqu'à la mort de Berardo, dans les pages peut-être les plus poignantes du roman.
Fontamara est l'histoire d'une rédemption sociale manquée, d'une libération ratée. Les paysans escroqués par le détournement du ruisseau pour fournir de l'eau à l’entrepreneur restent pauvres et escroqués du début à la fin du roman. Fontamara ressemble à un éternel vendredi saint, avec quelques aperçus du samedi, sans dimanche. En cela, il ressemble à beaucoup d'autres grands romans, où Fantine vend ses dents et meurt sans résurrection, ou à la Bible dans laquelle l'exode et l'exil se poursuivent au-delà de la mer Rouge et après l'édit de Cyrus, parce que l'Araméen errant n'a jamais cessé d'errer. La seule résurrection qui sauve est celle qui commence au Golgotha. Ainsi, plus Silone nous entraîne dans les abîmes de la douleur des péquenauds, plus nous y entrevoyons une étrange beauté et une lumière éclatante - nous ne pourrons pas sortir les nombreux « péquenauds » de leur misère tant que nous n'aurons pas saisi la beauté qui se cache derrière la pauvreté, et que nous ne considérerons pas les pauvres avec l’honneur et le respect qui leur est dû.
Enfin, le troisième exercice est sémantique et porte sur le mot-clé de Fontamara : péquenaud. Silone écrit entre parenthèses, : « (Je sais bien que le nom péquenaud, dans la langage courant de mon pays, aussi bien dans les campagnes qu’en ville, est aujourd'hui un terme offensant et méprisant; mais je l'utilise dans ce livre avec la certitude que lorsque dans mon pays la souffrance ne sera plus une honte, il deviendra un nom respectable, peut-être même honorable) » (p. 10).
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par Luigino Bruni
publié dans Avvenire le 13/10/2024
« Sur ordre du podestat, tout raisonnement est interdit. »
Ignazio Silone, Fontamara, p. 89
Avec Fontamara commence une nouvelle série à travers quelques chefs-d'œuvre littéraires, à la recherche de nouveaux mots pour exprimer l'économie et nos temps difficiles.
Si la réalité nous suffisait, nous n'aurions pas besoin de littérature. Nous sommes pétris d’infini, les romans raccourcissent la distance qui nous sépare de l'éternité ; nous sommes des êtres de désir, les écrivains donnent consistance à nos désirs parce rêver les yeux fermés c’est trop peu. La joie se nourrit aussi des mondes créés par la littérature, notre justice grandit lorsque nous nous indignons en lisant un roman, nous avons appris la pietas auprès de nos parents et de nos amis, mais aussi dans les contes de fées et les récits des écrivains. Nous n'aurions pas pu imaginer la terre promise de la démocratie, de la liberté et des droits si nous ne l'avions pas rencontrée dans les mythes et les romans, si nous ne l'avions pas aperçue dans un poème. Nous avons appris à connaître Dieu parce que la Bible nous l'a enseigné à travers des histoires, et que les mots humains recèlent une autre Parole. Tous nos idéaux prendront fin le triste jour où nous cesserons d'écrire des histoires et de nous les raconter.
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