Sortir pour nous enrichir

Les voix des jours / 4 – Hors de "chez soi", c’est des points de vue cachés qu’on voit et qu’on est levain

Par Luigino Bruni

Paru dans Avvenire le 20/03/2016

Acquasantiera S Anastasia VR 01 rid« Seigneur, n’est-ce pas du bon grain que tu as semé dans ton champ ? D’où vient donc qu’il s’y trouve de l’ivraie ? Il leur dit : "C’est un ennemi qui a fait cela". Ils lui disent : "Veux-tu que nous allions l’enlever" – "Non, dit-il, de peur qu’en enlevant l’ivraie, vous ne déraciniez le blé avec elle. Laissez l’un et l’autre croître jusqu’à la moisson". 

(Matthieu, 13, 27-30)

« Un de mes amis s’est exclamé avec surprise à son retour de vacances à l’étranger : "Il y a là-bas beaucoup plus d’aveugles que chez nous". Je lui ai répondu : "Non, mais là-bas les aveugles sortent davantage de chez eux parce qu’il y a moins de barrières dans l’espace public ; ils ont des infrastructures adaptées, et une culture qui encourage les aveugles à vivre en public".

Ce dialogue avec Giulia, une collègue sicilienne non voyante, m’a beaucoup fait réfléchir. Faire en sorte que les différences, les difficultés, les pauvretés puissent émerger est un grand et puissant indicateur du degré de civilisation d’un peuple, une haute forme de richesse des nations.

La plus belle place du monde est celle où nous pouvons tous nous rencontrer, différemment doués et malhabiles. La meilleure classe est celle qui réunit les élèves brillants et ceux qui brillent autrement. Sourds, aveugles, boiteux, dépressifs et gens heureux, tous invités au banquet de la convivialité des différences. Il est des pauvretés qui, rendues publiques, à la vue de tous, enrichissent un peuple. En ce sens il est vrai que "la pauvreté est la richesse des peuples". La première pauvreté d’une personne, d’un peuple ou d’une communauté, est la dissimulation de ses propres pauvretés.

Les civilisations ont toujours décidé quelles blessures montrer, lesquelles cacher et nier. Durant des millénaires nous avons emprisonné chez nous les pauvretés de nos enfants et les nôtres, et nous-mêmes avec elles. Elles devaient rester invisibles, et beaucoup le restent encore. Nous les découvrions parfois en temps de crise, par une urgence, une odeur provenant de la porte d’en face. Les crises font apparaître des pauvretés invisibles. Les pauvretés de notre âme feraient notre richesse et celle des autres si nous pouvions les raconter à qui sait écouter, si "nous sortions de chez nous".

Des pauvretés hier invisibles deviennent aujourd’hui visibles, commencent à émerger par un processus de libération progressive qui embellit nos villes. Mais de nouvelles pauvretés sont en train de naître, volontairement tenues cachées, parfois, par ceux qui en tirent profit. Qui voit les pauvres enchaînés aux salles des jeux de hasard ? Les vitres opaques les cachent, et les adeptes des ‘jeux’, envoûtés par la machine, s’enferment dans une solitude autodestructrice qu’exploitent des escrocs privés et publics. Et qui voit les enfants qui dorment dans des chambres quelque part, pour faciliter les rencontres diurnes et nocturnes des mères ?

Le premier pas libérateur de ces esclaves postmodernes consisterait à les voir, à nettoyer les vitres de leurs prisons, à y entrer en les éclairant de notre regard. Dans un pays qui n’a pas la force de fermer ces prisons et en ouvre sans cesse de nouvelles, il ne reste aux citoyens que nous sommes que la possibilité d’une résistance morale, de faire vivre la ville.

Il y a aussi des pauvretés personnelles qu’au cours des siècles nous avions appris à transformer en richesses collectives, et qui retombent dans le règne de l’indigence invisible et solitaire.

C’est le cas de la prière. La prière naît d’abord d’une indigence, de l’expérience de la pauvreté, du manque ; elle naît de l’intuition profonde que nous sommes plus grands que les limites de notre corps et de l’univers. La foi et les religions avaient réussi à transformer ces indigences en liturgies communautaires, en églises, temples, pèlerinages, processions, qui ont (presque) toujours été des formes élevées de biens communs et du Bien commun. On sortait de chez soi et on se mettait en chemin en compagnie des autres, en reconnaissant que l’on était tous indigents et mendiants. On commençait à prier, transformant ces pauvretés en richesse. Nous pouvons (et devons) prier dans le secret de notre chambre, mais quand nous parvenons à prier ensemble, à nous reconnaître les uns les autres affamés de sens et d’éternité, l’indigence commune devient richesse publique, pour toute la cité.

Même celui qui ne croit pas (ou ne croit plus) que nos prières trouvent un Tu qui les accueille, sait que la présence de communautés où l’on prie ensemble est un don de la cité qui fait grandir sa liberté. Cette indigence anthropologique demeure, mais nous n’avons pas de lieux reconnus pour la célébrer ensemble. Nous ne savons plus partir en pèlerinage, parce que font défaut les destinations et donc les routes, et que nous ne voyons plus celles qui déjà existent. Comme cette pauvreté ne sort plus en public, elle ne devient pas richesse.

Les pauvretés, les difficultés inavouées et discriminées sont des maux individuels et communautaires dont nous n’avons pas toujours conscience. Quand dans une communauté on ne voit plus de pauvretés et de problèmes, demandons-nous si nous sommes plus riches, ou s’ils ne parviennent pas à sortir au grand jour, à traverser les murs de nos barrières civiles et morales. La moindre pauvreté est souvent le signe d’une crise, d’une pauvreté communautaire.

Ce paradoxe général se vérifie tout particulièrement dans les communautés spirituellesAcquasantiera S Anastasia VR 02 rid ou à mouvance idéale. Dans les meilleurs moments, pleins de vie, on s’y sent libre de partager les biens et les richesses comme les ‘maux’ et les pauvretés. Quand au contraire s’affaiblit l’esprit de la communauté, le partage des biens diminue comme les demandes d’aide, sans qu’on s’en aperçoive, parce qu’on pense que la diminution de la pauvreté est le fruit de l’augmentation des biens et de la richesse. Une communauté renaît quand ses membres recommencent à se redonner l’un à l’autre à la fois les biens et les multiples pauvretés et souffrances. 

Il existe un autre type de pauvretés et de problèmes communautaires qui deviennent richesse en sortant au grand jour. Une communauté idéale-charismatique ne survit au-delà de sa fondation, ne surmonte la crise du passage de la première génération aux suivantes, que si elle parvient à faire émerger les dissensions, les critiques, les différences d’interprétation, de vision, de lecture du "charisme" et des fondateurs, qu’en général on a tendance à considérer comme des choses qu’il ne faut pas laisser paraître. La santé morale de telles communautés se mesure, en fait, à la diversité des voix capables de s’exprimer et de chanter ensemble, y compris celles qui semblent discordantes et ne sont en réalité que des voix différentes.

L’Église a survécu après deux millénaires parce que, dans les premiers siècles surtout, elle a été nourrie et purifiée par de nombreux charismes théologiques et spirituels, très différents entre eux, parfois dissonants, mais qui ont empêché ensemble la création d’une pensée unique, monolithique. Elle s’est même nourrie de ses hérésies, en affinant et purifiant, pour s’en défendre, son propre kérygme, en développant de nouveaux anticorps qui l’ont protégée du virus de l’idéologie de sa propre foi.

Dans toute communauté qui vit et grandit de génération en génération, l’arrivée, du dedans ou du dehors, de nouvelles personnes porteuses d’innovations cause inévitablement des problèmes à ceux qui les gouvernent, mais ce renouveau est indispensable. Certes, toutes ces innovations ne sont pas bonnes, tous ces problèmes ne sont pas richesse. Certains naissent du narcissisme et leur développement pourrait provoquer la désagrégation de la communauté / mouvement / organisation. Le facteur crucial est l’impossibilité de discerner la nature de l’instance innovatrice à son apparition, à ses premières manifestations. Il n’est possible de discerner ces charismes "secondaires" qu’en les laissant croître, en leur permettant tous de s’épanouir. Ce sont les ‘bons’ charismes qui guérissent les ‘mauvais’.

La force intrinsèque du charisme originel lui permet de se développer correctement et de produire naturellement ses anticorps. Mais si l’on freine les personnes innovatrices, perçues comme menace et appauvrissement, ou si, pire encore, le gouvernement de la communauté s’arrange pour faire émerger les seules instances qu’il qualifie de "bonnes", les communautés tombent malades et finissent souvent par mourir.

Il faut dix "faux prophètes" pour en avoir un bon, et si la communauté tient absolument à ne générer que des bons prophètes, elle n’en produit que des mauvais. Dans le domaine de l’esprit, le bon froment seul n’est pas fécond. Plus se développe la vie spirituelle d’une communauté, plus s’amplifie le spectre des critiques, objections, protestations, qui, loin d’être pauvreté, sont tout ensemble richesse. Il arrive en effet que les personnes qui à l’origine apparaissent problématiques et dangereuses, grandissent et mûrissent et finalement se révèlent très précieuses ; tandis que d’autres, qui semblaient dociles, car flatteuses, deviennent peu à peu de véritables tumeurs du corps, qui à leur suite se stérilise et n’attire plus de nouveaux membres.

Dans les premières phases qui suivent la fondation, ce ne sont pas les responsables des communautés/mouvements qui sont les plus aptes à discerner les bons réformateurs des schismatiques et hérétiques ; s’ils suivent leur seul discernement ils sélectionnent les mauvaises personnes, qui leur ressemblent trop. À la différence des entreprises, si dans les organismes à mouvance idéale c’est la "propriété" d’aujourd’hui qui sélectionne les élites, il y a peu de chance qu’émergent les seuls authentiques réformateurs capables d’assurer la survie de l’idéal originel. C’est une vocation qui fait émerger ces réformateurs essentiels, un appel intérieur qui s’adresse parfois à un Paul de Tarse, un ancien persécuteur.

Mais des "barrières architectoniques" empêchent ici aussi que la diversité sorte à la vie publique, des barrières érigées dans le passé pour de larges rues et de grands palais adaptés à la ville et à la culture d’alors. Pour réussir, il nous faudra le courage et la force d’abattre les barrières, de changer les rues, les feux de signalisation et les trottoirs. C’est le grand air des places et des jardins qui nous guérit et qui nous sauve.


Imprimer   E-mail