Les voix des jours / 9 – La tentation de "conformer" et l’antidote de "l’eccéité"
Par Luigino Bruni
Paru dans Avvenire le 08/05/2016
« Ce qui doit primer dans notre cœur, dans l’éducation, c’est que ne manque jamais à nos enfants l’amour pour la vie… Et qu’est-ce que la vocation d’un être humain, sinon la plus haute expression de son amour pour la vie ? »
Natalia Ginzburg, Les petites vertus
Chaque vocation est une expérience d’une immanente beauté, une rencontre merveilleuse.
Qui a connu cette beauté continue de la désirer toute sa vie. Cette rencontre n’arrive qu’une fois, mais elle est si forte et radicale qu’elle nous change pour toujours. La personne, à ce moment-là, fait la plus sublime des expériences humaines : elle comprend qui elle est vraiment, quelque chose de très beau et grand. Elle se sent un tabernacle d’infini, tout petit mais immense.
C’est pourquoi toute vocation et toute ‘promesse’ est irrévocable. On peut, à cause d’une trop grande souffrance, sortir du couvent ou cesser de peindre, mais de cette première beauté on ne sort jamais, tout simplement parce que cette vocation, c’est nous, ce qu’il y a en nous de plus vivant, de plus vrai. Ce jour-là on a vraiment l’impression que le monde entier n’a été créé que pour nous, pour moi. Il y a des enfants qui, pendant l’enfance, vivent une expérience spéciale : ils ont l’impression de se trouver dans un film, un dessin animé, une comédie où les parents, les amis, les enseignants, les personnes qui les entourent, interprètent le texte d’un scenario entièrement écrit pour leur seul bonheur. Quand survient le jour de la vocation on revit cette heureuse expérience de l’enfance : on ressent avec certitude que tout ce qui nous entoure a été créé comme un don pour nous ; que tout, dedans et dehors, est un unique, immense, admirable spectacle de beauté aimante, infaillible et évidente. La qualité d’une existence et de ses fruits dépend totalement de cette rencontre. Tout est là.
Ces épiphanies de beauté sont particulièrement fortes et pures dans les vocations artistiques et religieuses, mais la même expérience se répète aussi, sous diverses formes, dans les authentiques vocations professionnelles et scientifiques, ou dans la rencontre décisive avec qui deviendra notre épouse ou notre mari.
C’est un appel à remplir une mission, à assumer un rôle, un destin, à occuper sa propre place dans le monde. C’est quitter sa maison pour la terre promise, pour construire une arche du salut, pour la libération des esclaves, ne serait-ce que d’un seul.
Mais puisque la vocation, c’est nous, elle grandit avec nous, elle prend les traits de nos talents, de notre travail, tout simplement de notre vie. Quand la vocation naît et grandit dans une communauté, crucial est le rapport entre cette vocation, celle des autres avec qui l’on vit, et l’institution. C’est là que se joue l’épanouissement des vocations. Beaucoup s’affadissent ou s’éteignent parce qu’à un moment donné se gâte la dynamique individu-communauté. Que cette distance grandisse, c’est inévitable, parce que chaque vocation est unique et originale, et que ses formes et ses rythmes de développement ne coïncident jamais avec ceux de la communauté ; si elles coïncidaient, s’arrêterait le développement à la fois de la personne et de la communauté. C’est dans les écarts, les brèches, les non-alignements que la vie naît et renaît sans cesse. Le blocage de la vocation n’est donc pas dû à cette distance, qui en soi est bonne, mais à la manière de la vivre. Or c’est en cela que sont commises les plus graves erreurs.
L’erreur la plus fréquente est celle des responsables de communauté qui, face à la difficulté de gérer l’écart entre les formes et manières dont chacun vit sa propre vocation, croient éliminer la difficulté en demandant à la personne de se conformer aux modes et aux rythmes de la communauté, en perdant son originalité. Ce faisant, on perd de vue ce que les philosophes du Moyen Âge appelaient "l’eccéité", c’est-à-dire cette dimension de la vie qui fait que la marguerite que je vois en ce moment est précisément cette marguerite-là, et pas seulement une marguerite ; qui me fait voir Jeanne et pas seulement la sœur franciscaine qui est là. Les personnes sont concrètes, jamais abstraites, et la dimension la plus concrète de toute existence est justement sa vocation.
La première erreur est donc la fausse idée qu’on se fait de la communauté. Oubliant que les communautés sont constituées de personnes toutes différentes, on fixe un standard moyen, un ‘nous’ totalement abstrait par rapport auquel on mesure les écarts et les erreurs d’itinéraire des personnes concrètes.
Opération très commune et dangereuse parce qu’au nom d’un bien commun abstrait on éteint les personnes concrètes. On réussit peut-être à construire des personnes qui coïncident avec la moyenne, mais il est dommage que dans le processus de la transformation se perde ce qu’il y a de meilleur dans la personne et aussi dans la communauté.
La tentation/erreur d’oublier "l’eccéité" est très fréquente, parce que les communautés savent comment faire pour qu’on se conforme à la norme. Les constitutions, statuts, règlements, décisions et délibérations, conseils et directives : tout vise à préserver dans la durée l’unité des communautés, à éviter que le gouvernement d’un corps communautaire ne se dissipe et ne s’effiloche dans les multiples interprétations et discordances des divers membres. Mais un gouvernement sage tient pour sûre une chose : il faut le plus possible éviter d’exercer ce pouvoir, parce qu’une vocation réduite à la conformité finit par perdre sa splendeur et sa liberté, sa plus grande beauté.
Quand, au contraire, les parcours individuels, donc latéraux et tangentiels, sont découragés et réprimés, on revit le mythe de Procuste qui amputait les jambes de ses "hôtes" plus longues que le lit, et étiraient celles qui étaient trop courtes. Les communautés-Procuste utilisent des règlements, des statuts, des paroles des fondateurs comme matériau pour construire un lit à taille unique, dans lequel tout le monde doit entrer, sans tenir compte des mesures vocationnelles des différentes personnes.
Le facteur crucial, très commun et d’une certaine façon inévitable, de ce processus réducteur est le rôle joué par la personne individuellement. Celui qui a reçu une vocation commence à rapetisser son âme pour la faire entrer dans les dimensions du "lit standard" communautaire, et puis à s’auto-amputer volontairement pour gommer la différence entre sa propre mesure vocationnelle et celle que requiert la communauté. La plus grande sagesse que les responsables de communautés vocationnelles puissent avoir – chose rare – est d’empêcher ces processus d’autodestruction, surtout dans les premières années, quand la personne éprouve une certaine satisfaction à sa conformer à la norme culturelle commune. L’attitude vraiment responsable à l’égard d’une vocation, surtout quand elle est encore jeune, consiste à l’aider à ne pas perdre sa propre personnalité, à cultiver et à garder ce qui la fait unique. Si elle n’est pas encouragée en ce sens, si même elle en est empêchée, la vocation perdra ses promesses de beauté, et dépérira. Plus de midi après l’aurore, plus de fruits mûrs à la fin du printemps.
Une organisation-communauté vertueuse est au contraire semblable au bon artisan qui construit le ‘lit’ en fonction de la personne réelle : ce sont les personnes dans leurs diversités vocationnelles qui rendent fécondes les communautés. Certes de telles personnes sont difficiles à gérer, comme le sont les enfants. Mais elles sont splendides comme la vie, comme les enfants. Seules les personnes, dans leur mystère, contiennent le principe actif de l’évolution des communautés et de l’accomplissement de leur charisme. Le syndrome de Procuste cesse alors d’amputer l’avenir de chacun, car le sort de ces communautés est inscrit dans l’épilogue même du mythe : Procuste est capturé et mis à mort, subissant le supplice qu’il avait lui-même fait subir à ses victimes.
Il arrive aussi qu’une vocation soit bloquée par un rapport néfaste avec le passé et sa première beauté. Le but de la première rencontre était la révélation de notre place dans le monde (comme le dit la parole même, chaque ré-vélation est à la fois un dévoilement et une nouvelle découverte). Veiller à maintenir en soi la vocation, c’est résister à la nostalgie de la première beauté, c’est ne pas revenir à l’origine. Quand on songe la nuit à l’antique rencontre, on en revoit le lieu, on en regarde les photos, on lit les lettres et le journal intime des premiers temps. Mais rien ne se passe : le miracle ne revient pas parce qu’il ne le peut pas. Jusqu’au jour où doucement nous comprenons que cette antique beauté n’est pas dernière nous, mais tout simplement devant et autour de nous. Ce n’est pas le retour à la maison d’Ulysse, c’est plutôt le partir d’Abraham.
Parfois c’est en découvrant la beauté de la nature que nous commençons cette nouvelle, fascinante et libre phase de notre vie. Après avoir vécu cinquante ans à la campagne, un jour nous découvrons les fleurs. Nous les regardons et nous voyons en elles : nous y voyons la même beauté qui nous avait enchantés, enthousiasmés. Dans une fleur de cardon, nous découvrons toute la beauté de l’univers, et reconnaissons la première beauté, qui n’avait jamais disparu de la terre.
À cela s’ajoute une grande espérance : cet itinéraire de la nouvelle beauté peut survenir aussi dans des communautés-Procuste, malgré la perte du surplus. Il suffit qu’il en reste un peu, ne serait-ce que le souvenir de la première intégrité. Alors, comme chez les plantes, d’un petit reste de vie tout recommence à fleurir.