La Foire et le Temple

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La foire et le temple/6 - Analyse. La déconsidération du travail et du commerce : un héritage des cultures archaïques et gréco-romaines, mais aussi d'idées "théologiques" erronées.

Par Luigino Bruni

Publié dans Avvenire le 13/12/2020

Le <trésorier-traître> est devenu l'image de ceux qui vendent pour gagner, de tout commerce malhonnête, et la Marie, qui réunit trois femmes différentes dans les Évangiles, le symbole du pieux gaspillage pour le culte et le bien commun.

Il n'est pas évident d'associer la figure de Judas à l'éthique économique européenne, mais nous devons le faire si nous voulons la comprendre. Judas Iscariote est le traître, il est "l’intendant" de la communauté des douze, mais c’est aussi un "très mauvais commerçant" en raison de la très faible somme, trente deniers, qu'il a demandée en échange de sa trahison. Une somme infâme et infime si on la compare aux autres célèbres sommes d'argent de la Bible (pour la tombe de Sarah, pour le champ de Jérémie à Anatot). Au Moyen-Âge, Judas l'économe, Judas le traître et Judas le mauvais commerçant se sont entrecroisés, donnant naissance à des légendes populaires. Dans la "Navigation de Saint Brentano" (Xe siècle), Judas, un nouvel Œdipe, après que son père eut rêvé que son fils le tuerait, est abandonné à Jérusalem : il entre dans la cour d'Hérode, où il devient voleur, puis tue son père et épouse sa mère, pour finir dans la communauté des apôtres.

Comme nous l'a montré l'historien Giacomo Todeschini dans son ouvrage fondamental "Comme Judas"(2011), la figure de Judas est devenue l'icône du Juif médiéval dans les villes européennes, lorsque l'ambivalence sémantique Judas/Judéité a fini par associer au péché de Judas les Juifs en tant que tels (l'antisémitisme européen s’est également développé dans la sphère économique et financière). Au cours du deuxième millénaire, pour la piété populaire, l'art et de nombreuses théologies, Judas est aussi devenu le visage de tout opérateur économique qui travaillait à son profit. Non seulement l'usurier, mais aussi toute personne qui agissait dans le but d’obtenir un gain : les commerçants, les artisans, les salariés, étaient donc tous associés à l'intendant des douze parce que, comme lui, ils vendaient quelque chose pour se procurer de l'argent.

Derrière la dévalorisation éthique et spirituelle du travail au Moyen Age, il y a de nombreux facteurs, certains hérités du monde gréco-romain (le travail manuel est réservé aux esclaves) et des cultures archaïques (quiconque touche à la matière est impur) ; mais l'ombre menaçante de Judas sur tout travail visant à gagner de l'argent est également importante : (Amintore Fanfani, « Histoire du travail en Italie » (Storia del lavoro in Italia). Une méfiance qui englobait les économes des communautés, des monastères. Judas est ainsi devenu une sorte de saint patron à l'envers, veillant sur ceux qui vendent tout en échange d'argent, une activité peu différente de celle des prostituées (de merere : gagner). C'est en effet dans ce contexte religieux qu'est née l'expression "travail mercenaire", utilisée pour toute activité salariée ou accompagnée d’une compensation monétaire.

Cette suspicion éthique traversera le Moyen Âge et la modernité. Dans le célèbre "Manuel pour les confesseurs" de l'abbé Gaume (l'édition que je possède est la quatrième : Naples, 1852), on peut lire cette dernière recommandation intéressante, car elle repose sur l'idée que demander plus que le prix est un péché, un vol. Une manière de dire que toute augmentation du prix des marchandises par ceux qui les échangent est indue, car le commerce ne crée pas de valeur ajoutée et ne justifie donc aucun profit. C’est là une idée bizarre qui a fait que pendant des siècles on a considéré les commerçants comme des usurpateurs de la richesse de leurs clients. Une idée "théologique", et pas seulement une conséquence d'une théorie primitive de la valeur (liée à la chose elle-même), ni d'une structure économique encore statique, où le commerce est considéré comme un "jeu à somme nulle" (si le vendeur gagne +1, l'acheteur perd -1).

En même temps, bien qu'assimilés à Judas, les commerçants et les travailleurs "mercenaires", à l'exception sérieuse des Juifs, étaient tolérés et autorisés à vivre et à travailler, au nom de la même tolérance que Jésus et les onze avaient eue pour Judas, même s'ils savaient qu'il était un "voleur". Cette tolérance a également inspiré la "Légende dorée" de Jacopo da Varazze, où l'Iscariote, qui se trouve également en enfer, est gracié et exempt de toute punition lors de certains jours fériés (Noël, Toussaint...). L'interprétation théologique sous-jacente est l'association entre la trahison de Judas et le bénéfice paradoxal de son péché : le salut sur la croix. Dans le cycle de Pietro Lorenzetti dans la basilique inférieure de Saint François à Assise, Jésus est représenté dans la double posture de se détourner de Judas et de bénir ce qui se passe. On retrouve ce même bénéfice paradoxal à propos des travailleurs mercenaires.

Cette lecture théologique s’appuie également sur le passage de l'Évangile de l'intendant malhonnête loué par Jésus - qui est aussi le seul endroit où le mot grec oikonomia apparaît dans les Évangiles (Lc 16,1-9). Jésus ne fait pas l'éloge de Judas, mais Judas est le seul apôtre que Jésus appelle dans les Évangiles "ami" : « Mon ami, ce que tu es venu faire, fais-le ! » (Mt 26, 50). Dans ces propos uniques de la Bible se cache aussi quelque chose d'important.

La civilisation médiévale a donc développé une idée négative du travail rémunéré et du gain. Les services que certains hommes rendaient à d'autres contre de l’argent étaient méprisés, on n’y voyait pas l'expression d'une assistance réciproque, ni d'un avantage mutuel, mais une forme de servitude, qui ne rabaissait cependant pas ici le maître, mais le serviteur. Comment se fait-il qu’avec l’avènement de la modernité, ce mépris du travail ait produit le capitalisme ?

Nous trouvons un premier indice chez une autre protagoniste évangélique de l'éthique économique européenne, encore plus improbable : Marie-Madeleine. Une figure très appréciée dans les Évangiles, très centrale chez les gnostiques apocryphes (Évangile de Marie et Évangile de Philippe). La Marie-Madeleine de la piété populaire et des traditions chrétiennes médiévales n'est cependant pas seulement la Marie de Magdala des Évangiles. Elle est plutôt une "construction", le résultat d'une combinaison de plusieurs femmes : celle que l'on appelle à juste titre Marie-Madeleine, de laquelle Jésus "avait chassé sept démons" (Mc 16, 9), la Marie de Béthanie, soeur de Marthe et de Lazare, et la pécheresse, présente dans les quatre évangiles, qui entre dans une maison de Béthanie où se trouvait Jésus et verse un vase de parfum sur sa tête (ou ses pieds). À un certain moment de l'histoire de l'Église, la Madeleine est devenue la fusion de ces trois femmes - Grégoire le Grand a joué en ce sens un rôle important dans son l'homélie 33, à Rome en 593.

Dans la version que donne Jean de l'épisode de la pécheresse, on voit Judas entrer en scène. Jean reprend le récit des Évangiles synoptiques (où la pécheresse de la maison de Béthanie reste anonyme : Mc 14, 1-9) et transforme cette femme en Marie, sœur de Lazare : « Or, Marie avait pris une livre d’un parfum très pur et de très grande valeur ; elle versa le parfum sur les pieds de Jésus, qu’elle essuya avec ses cheveux ; la maison fut remplie de l’odeur du parfum. Judas Iscariote, l’un de ses disciples, celui qui allait le livrer, dit alors : "Pourquoi n’a-t-on pas vendu ce parfum pour trois cents pièces d’argent, que l’on aurait données à des pauvres ? " Il parla ainsi, non par souci des pauvres, mais parce que c’était un voleur : comme il tenait la bourse commune, il prenait ce que l’on y mettait. » (Jean 12, 3-6). Judas, traître, voleur, avare ; Marie, une femme au cœur bon et généreux, qui dépense dix fois plus d'argent pour honorer Jésus que ce que Judas demandera.

Au fil des siècles, le contraste bi-polaire entre Judas et Marie, devenue entre-temps Marie-Madeleine, sera décisif. Judas deviendra l'image de ceux qui vendent pour gagner, l'icône de tout commerce déloyal et de tout travail de mercenaire ; Marie-Madeleine deviendra le symbole du bon usage des richesses, des pieuses prodigalités, des dépenses pour le culte, donc pour l'Église et pour le Bien Commun. L'argent obtenu par le travail est celui de Judas ; l'argent investi pour être dépensé pour le culte est au contraire pieux et saint. Le profil de Marie-Madeleine s’oppose à celui de Judas, également à cause de sa relation avec l'argent. Comme Todeschini nous le montre à nouveau, au fil des siècles, Madeleine allait être de plus en plus représentée dans la piété populaire et dans les oeuvres d’art comme une femme riche, élégante, noble, une sainte pécheresse, parce qu'elle avait décidé d'utiliser ses richesses passées au service d’une sainte cause. L'argent de l'ancienne prostituée devient sacré, tandis que celui du travailleur devient semblable à celui d’une prostituée.

Nous voici donc au centre de cette histoire. L’argent maudit devient bon s’il est utilisé pour le culte, pour les œuvres ecclésiastiques et publiques : l'économie de la magnificence est née. L'argent gagné pour vivre et faire vivre sa famille renvoie à celui de Judas, celui dépensé pour le culte public plutôt à celui de Marie-Madeleine. Peu importe si cet argent provient d'une dette : « Toutes les fortunes mises ensemble concourent au bonheur de celui qui, n’ayant rien en propre, sait tirer parti du bien d’autrui » ("Il Debitor felice", Muzio Petroni de Trevi, fin du XVIe siècle). De même, Francesco Berni : «Mon cher, faites donc des emprunts, sur la confiance ou avec intérêt, et laissez que d’autres s’en soucient : parce que quelqu’un prépare la toile et un autre la tisse » ("In lode del debito" Éloge de la dette, 1548). Il y a aussi ces idées théologiques derrière les tensions actuelles concernant la dette entre les pays du Nord et ceux du Sud de l'Europe.

La richesse privée et le profit peuvent être transformés en une richesse positive et civilisée si l'on quitte l'économie de Judas et que l'on choisit celle de Marie-Madeleine. On retrouve également cette idée dans la fondation des Monts-de-Piété. Bernardin de Feltre a dit : « Vous pensiez que le Mont-de-piété n'était utile qu'aux pauvres. Moi, en revanche, je pense qu'il est aussi nécessaire aux pauvres pour leurs besoins matériels qu'aux riches pour leur âme. » (Sermons II).

Un dernier passage. Le grand commerçant, le banquier, et donc les grands acteurs de l'économie et de la finance, n'encourent pas la condamnation de Judas, car ils gagnent suffisamment de richesses pour en donner une partie au culte, à l'Église, au Bien Commun, au cours de leur vie ou au moins une fois morts. Judas devient alors de plus en plus l'image du petit commerçant, de l'artisan, du petit entrepreneur. La mauvaise réputation avec laquelle le concept de "profit" nous est parvenu n'a pas été gagnée par les grands opérateurs économiques, car le profit maudit est devenu le petit salaire de nos concitoyens. De nombreux siècles se sont écoulés, le capitalisme et sa nouvelle éthique protestante du travail entendu comme vocation sont arrivés. Mais sommes-nous sûrs que cette antique stigmatisation du profit "légitime" ait été effacée ?

Ce n'est peut-être pas un hasard si, lorsqu'Adam Smith a voulu donner un visage à ceux qui n'agissaient pas dans les affaires avec "bienveillance", il mentionne "le boucher, le brasseur et le boulanger" (1776) et non pas les adminisrateurs de la Compagnie des Indes orientales, ni les grands banquiers anglais et néerlandais. Dans cette économie, "petit signifie mauvais". Aujourd’hui comme hier, l'ennemi du Bien Commun n'est pas la grande multinationale mais le commerçant du bas, et le l’équilibre des peuples est confié à des "billets de loterie" qui transforment, à leur corps défendant, les vices privés en vertus publiques. Le visage de Judas n'est pas devenu celui du grand capitaliste, mais celui de l’artisan-entrepreneur du coin. Jusqu'à quand ?

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Par Luigino Bruni

Publié dans Avvenire le 13/12/2020

Le <trésorier-traître> est devenu l'image de ceux qui vendent pour gagner, de tout commerce malhonnête, et la Marie, qui réunit trois femmes différentes dans les Évangiles, le symbole du pieux gaspillage pour le culte et le bien commun.

Il n'est pas évident d'associer la figure de Judas à l'éthique économique européenne, mais nous devons le faire si nous voulons la comprendre. Judas Iscariote est le traître, il est "l’intendant" de la communauté des douze, mais c’est aussi un "très mauvais commerçant" en raison de la très faible somme, trente deniers, qu'il a demandée en échange de sa trahison. Une somme infâme et infime si on la compare aux autres célèbres sommes d'argent de la Bible (pour la tombe de Sarah, pour le champ de Jérémie à Anatot). Au Moyen-Âge, Judas l'économe, Judas le traître et Judas le mauvais commerçant se sont entrecroisés, donnant naissance à des légendes populaires. Dans la "Navigation de Saint Brentano" (Xe siècle), Judas, un nouvel Œdipe, après que son père eut rêvé que son fils le tuerait, est abandonné à Jérusalem : il entre dans la cour d'Hérode, où il devient voleur, puis tue son père et épouse sa mère, pour finir dans la communauté des apôtres.

Comme nous l'a montré l'historien Giacomo Todeschini dans son ouvrage fondamental "Comme Judas"(2011), la figure de Judas est devenue l'icône du Juif médiéval dans les villes européennes, lorsque l'ambivalence sémantique Judas/Judéité a fini par associer au péché de Judas les Juifs en tant que tels (l'antisémitisme européen s’est également développé dans la sphère économique et financière). Au cours du deuxième millénaire, pour la piété populaire, l'art et de nombreuses théologies, Judas est aussi devenu le visage de tout opérateur économique qui travaillait à son profit. Non seulement l'usurier, mais aussi toute personne qui agissait dans le but d’obtenir un gain : les commerçants, les artisans, les salariés, étaient donc tous associés à l'intendant des douze parce que, comme lui, ils vendaient quelque chose pour se procurer de l'argent.

Derrière la dévalorisation éthique et spirituelle du travail au Moyen Age, il y a de nombreux facteurs, certains hérités du monde gréco-romain (le travail manuel est réservé aux esclaves) et des cultures archaïques (quiconque touche à la matière est impur) ; mais l'ombre menaçante de Judas sur tout travail visant à gagner de l'argent est également importante : (Amintore Fanfani, « Histoire du travail en Italie » (Storia del lavoro in Italia). Une méfiance qui englobait les économes des communautés, des monastères. Judas est ainsi devenu une sorte de saint patron à l'envers, veillant sur ceux qui vendent tout en échange d'argent, une activité peu différente de celle des prostituées (de merere : gagner). C'est en effet dans ce contexte religieux qu'est née l'expression "travail mercenaire", utilisée pour toute activité salariée ou accompagnée d’une compensation monétaire.

Cette suspicion éthique traversera le Moyen Âge et la modernité. Dans le célèbre "Manuel pour les confesseurs" de l'abbé Gaume (l'édition que je possède est la quatrième : Naples, 1852), on peut lire cette dernière recommandation intéressante, car elle repose sur l'idée que demander plus que le prix est un péché, un vol. Une manière de dire que toute augmentation du prix des marchandises par ceux qui les échangent est indue, car le commerce ne crée pas de valeur ajoutée et ne justifie donc aucun profit. C’est là une idée bizarre qui a fait que pendant des siècles on a considéré les commerçants comme des usurpateurs de la richesse de leurs clients. Une idée "théologique", et pas seulement une conséquence d'une théorie primitive de la valeur (liée à la chose elle-même), ni d'une structure économique encore statique, où le commerce est considéré comme un "jeu à somme nulle" (si le vendeur gagne +1, l'acheteur perd -1).

En même temps, bien qu'assimilés à Judas, les commerçants et les travailleurs "mercenaires", à l'exception sérieuse des Juifs, étaient tolérés et autorisés à vivre et à travailler, au nom de la même tolérance que Jésus et les onze avaient eue pour Judas, même s'ils savaient qu'il était un "voleur". Cette tolérance a également inspiré la "Légende dorée" de Jacopo da Varazze, où l'Iscariote, qui se trouve également en enfer, est gracié et exempt de toute punition lors de certains jours fériés (Noël, Toussaint...). L'interprétation théologique sous-jacente est l'association entre la trahison de Judas et le bénéfice paradoxal de son péché : le salut sur la croix. Dans le cycle de Pietro Lorenzetti dans la basilique inférieure de Saint François à Assise, Jésus est représenté dans la double posture de se détourner de Judas et de bénir ce qui se passe. On retrouve ce même bénéfice paradoxal à propos des travailleurs mercenaires.

Cette lecture théologique s’appuie également sur le passage de l'Évangile de l'intendant malhonnête loué par Jésus - qui est aussi le seul endroit où le mot grec oikonomia apparaît dans les Évangiles (Lc 16,1-9). Jésus ne fait pas l'éloge de Judas, mais Judas est le seul apôtre que Jésus appelle dans les Évangiles "ami" : « Mon ami, ce que tu es venu faire, fais-le ! » (Mt 26, 50). Dans ces propos uniques de la Bible se cache aussi quelque chose d'important.

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La richesse privée et le profit peuvent être transformés en une richesse positive et civilisée si l'on quitte l'économie de Judas et que l'on choisit celle de Marie-Madeleine. On retrouve également cette idée dans la fondation des Monts-de-Piété. Bernardin de Feltre a dit : « Vous pensiez que le Mont-de-piété n'était utile qu'aux pauvres. Moi, en revanche, je pense qu'il est aussi nécessaire aux pauvres pour leurs besoins matériels qu'aux riches pour leur âme. » (Sermons II).

Un dernier passage. Le grand commerçant, le banquier, et donc les grands acteurs de l'économie et de la finance, n'encourent pas la condamnation de Judas, car ils gagnent suffisamment de richesses pour en donner une partie au culte, à l'Église, au Bien Commun, au cours de leur vie ou au moins une fois morts. Judas devient alors de plus en plus l'image du petit commerçant, de l'artisan, du petit entrepreneur. La mauvaise réputation avec laquelle le concept de "profit" nous est parvenu n'a pas été gagnée par les grands opérateurs économiques, car le profit maudit est devenu le petit salaire de nos concitoyens. De nombreux siècles se sont écoulés, le capitalisme et sa nouvelle éthique protestante du travail entendu comme vocation sont arrivés. Mais sommes-nous sûrs que cette antique stigmatisation du profit "légitime" ait été effacée ?

Ce n'est peut-être pas un hasard si, lorsqu'Adam Smith a voulu donner un visage à ceux qui n'agissaient pas dans les affaires avec "bienveillance", il mentionne "le boucher, le brasseur et le boulanger" (1776) et non pas les adminisrateurs de la Compagnie des Indes orientales, ni les grands banquiers anglais et néerlandais. Dans cette économie, "petit signifie mauvais". Aujourd’hui comme hier, l'ennemi du Bien Commun n'est pas la grande multinationale mais le commerçant du bas, et le l’équilibre des peuples est confié à des "billets de loterie" qui transforment, à leur corps défendant, les vices privés en vertus publiques. Le visage de Judas n'est pas devenu celui du grand capitaliste, mais celui de l’artisan-entrepreneur du coin. Jusqu'à quand ?

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L'économie européenne remonte à Judas et à Marie-Madeleine

L'économie européenne remonte à Judas et à Marie-Madeleine

La foire et le temple/6 - Analyse. La déconsidération du travail et du commerce : un héritage des cultures archaïques et gréco-romaines, mais aussi d'idées "théologiques" erronées. Par Luigino Bruni Publié dans Avvenire le 13/12/2020 Le <trésorier-traître> est devenu l'image de ceux qui ven...
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La foire et le temple/5 - Les frères, bien qu’étrangers à l’argent, sont devenus les maîtres d'une autre économie, car à côté des deniers de Judas, il y a ceux du bon samaritain.

de Luigino Bruni

Publié sur Avvenire le 06/12/2020

Le rejet de toute richesse par les premiers disciples du Saint d'Assise a produit des innovations économiques fondamentales et a maintenu vivante une prophétie toujours prometteuse.

La très grande pauvreté de François fut quelque chose d'unique dans l'histoire. Un amour fou, absolu, totalement imprudent, à l’encontre du bon sens. Un rejet radical de l'argent et de la richesse d’où est née la compréhension la plus profonde de la nature de l'économie.

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Au début de la vocation de François, il y a l'argent. Dans sa dernière vente, il « prépare un cheval, monte en selle et, portant des vêtements écarlates, part rapidement pour Foligno. Là, selon son habitude, il vend toutes les marchandises, et, en heureux commerçant, même son cheval ! Sur le chemin du retour, débarrassé de tout, il pense à quelle oeuvre destiner cet argent. » (Celano, "Vita Prima", 333-4). Il est libéré de toute charge : la vente de toutes ses biens est vécue par le jeune François comme une délivrance. Felix Mercator : François se débarrasse de ce peu de choses parce qu'il veut tout. Il n’avait, jusque là, jamais vu un taux d'intérêt aussi élevé. Lorsque le prêtre de Saint-Damien refuse son argent, François, « le jette par-dessus une petite fenêtre avec un vrai mépris des richesses. » (335).

Dans la Règle de 1221, François nous dit en quoi « il méprisait vraiment la richesse ». Comme nous l'a expliqué Paul Evangelisti (que je remercie) dans son incontournable essai "L'argent franciscain entre norme et interprétation", le rapport des frères à l'argent occupe une place centrale : « Qu’aucun frère ne prenne avec lui ni ne reçoive d'autrui, ni ne permette que l'on reçoive des biens ou de l'argent... puisque nous ne devons pas attribuer aux biens ni à l'argent plus de valeur qu'aux pierres. » (Règle non écrite, chapitre VIII). L'argent et les biens : c'est-à-dire les pièces de monnaie et tout bien susceptible d’avoir une valeur d'échange.

Les frères sont alors définis comme des hommes "indifférents à l'argent". Les Franciscains n'avaient pas seulement l'interdiction d’accepter des pièces de monnaie : ils ne pouvaient même pas les toucher de leurs mains, pas même avec un morceau de bois, ni les porter dans leur besace ou leur capuche. Comme si l'argent était une chose impure. Un refus radical, total et absolu. Les premiers commentateurs franciscains de la Règle de François (Hugues de Digne, Bonaventure, Olivi...) s'attardèrent beaucoup sur l'interdiction de recevoir et de manipuler de l'argent car ils considéraient que c'était un élément fondamental de l'identité franciscaine, un attribut essentiel à la nature de leur charisme. Dans les premières générations de Franciscains, l’indifférence à l'argent et aux biens matériels était totale, radicale, inconditionnelle : de même que François a interprété l'Évangile sine glossa (à la lettre), ces franciscains ont également essayé d'interpréter François sine glossa. Et ils l'ont sauvé.

Ainsi, tandis que l'argent envahissait les villes européennes, que les laïcs franciscains manipulaient quotidiennement les pièces de monnaie, que les monastères continuaient à se développer dans leurs propriétés, que les églises et les cathédrales brillaient de leur magnificence, les Franciscains restèrent de toutes leurs forces accrochés à l’idéal de la plus grande pauvreté, et en firent leur premier prestige. La crédibilité grâce à la pauvreté entendue comme séparation de l'argent est devenue le grand objectif du mouvement franciscain. Tout devait être sacrifié pour la préserver, car il était clair que la prophétie franciscaine s’éteindrait si disparaissait la grande pauvreté comprise comme une vie sans argent. A commencer par l’habit (peu coûteux et sans éclat), auquel François avait prêté une attention particulière dans la Règle. L'habit ne fait pas le moine, mais l'habit fait le frère : « Que tous les frères portent d'humbles vêtements et qu'on leur permette de les raccommoder avec de la toile de sac et autres pièces de tissu » (chapitre II). Non seulement les couvents ne doivent rien posséder, mais leurs églises, sobres par leur architecture, leur mobilier et leurs clochers sans tourelles, ne devaient pas avoir de tronc pour recueillir de l’argent. Une obsession de l'argent, pourrait-on dire, qu’on retrouve aussi dans le travail des frères.

Nous lisons encore dans la Règle : « Et les frères qui savent travailler doivent exercer le métier qu'ils connaissent déjà ... Et en échange de quoi, ils peuvent recevoir tout ce qui est nécessaire, sauf de l'argent.» (VII) Pourquoi ? Pour quelle raison ce maintien absolu de l’argent à distance ? Il n'est pas facile de répondre, car au cœur des grands charismes il y a un voile qui empêche la claire la vision de leur intimité la plus secrète. On peut cependant en déduire quelque chose, notamment en explorant la tradition des premiers siècles du franciscanisme. Fra Bartolo da Sassoferrato, par exemple, nous offre quelques éléments. En insistant sur le fait que le frère qui travaille a droit à une compensation, il exclut non seulement une rétribution en argent, mais aussi la possibilité de souscrire un contrat qui en fixerait le montant : « Pourvu qu'ils ne souscrivent pas un contrat ou un accord ayant pour objet un salaire. » (cité dans Evangelisti, p.258). Une deuxième interdiction, celle-ci, qui nous paraît tout aussi bizarre, surtout si on la voit avec nos catégories actuelles . Mais nous pouvons avancer une hypothèse. Le fait d’évaluer le montant d’une compensation en échange du travail, c'est-à-dire avant que celui-ci ne soit terminé, pouvait amener le frère à faire de l'argent la raison ou la motivation de son travail. Nous avons peut-être ici la première racine de la distinction entre incitation et récompense : la récompense (non monétaire) ne pouvait être acceptée que si elle était une récompense, et non une incitation. La récompense, en fait, résulte d'un comportement vertueux susceptible d’être accompli même sans récompense; l'incitation, au contraire, est la raison d'une action donnée, qui ne se produirait pas sans cette incitation. La rétribution est donc le fruit d’une réciprocité dans la liberté, et exige de part et d’autre une composante essentielle de gratuité. A tel point que la récompense ou la compensation, pour les Franciscains, ne devait pas être tenue pour acquise, et qu'il était recommandé au frère qui ne recevait rien en échange de son travail de recourir à l'aumône.

Cela nous permet de saisir une dimension essentielle de notre travail, que nous avons aussi complètement oubliée. Les premiers Franciscains, en affirmant que la rétribution ne doit pas être la motivation du travail, nous disent qu’aujourd'hui notre salaire ne peut être la seule ni peut-être même la première motivation de notre travail ; et quand il le devient, il y a une perte de liberté.

Une autre clé pour entrer dans ce paradoxe monétaire nous est offerte par le frère Angelo Clareno, un autre grand maître franciscain : « J'appelle communion la vie la plus parfaite, celle à laquelle sont étrangères toutes les possessions personnelles. Les biens humains, selon le frère des Marches, tout comme les richesses des anges, "ne sont pas un bien délimité, ce n'est pas un bien qui doit être réparti entre plusieurs et divisé. » (cité dans Evangelisti, p. 226-227). Nous sommes ici confrontés à une autre innovation théorique très importante, peut-être la première définition de ces biens que la théorie économique (Paul Samuelson) appelle "biens publics", qui sont une sorte de bien commun. La première caractéristique des biens publics est en fait leur indivisibilité car, comme c'est le cas pour la sécurité nationale ou l'atmosphère (biens publics typiques), il n'est pas possible de diviser le bien et de l'attribuer aux différents consommateurs, car tous nous utilisons ce même bien public dans sa globalité : « Ces biens, qui demeurent intacts pour chaque individu, rendent donc chacun également riche, de sorte qu'ils ne donnent pas lieu à une appropriation individuelle, sujette à controverses ou à contestations. » (Clareno).

Nous arrivons ici au centre de notre discours. La révolution franciscaine a consisté à traiter les biens comme des biens publics et communs : tout bien est un bien commun, donc un bien indivisible qui ne peut faire l’objet d’une propriété individuelle. Tellement public qu'il appartient à tous, et pas seulement à la communauté franciscaine. On retrouve ici cette fraternité cosmique du Cantique de Frère Soleil, exprimée également dans d'autres passages de la Règle et des Constitutions: « Les frères, où qu'ils soient, dans les ermitages ou autres lieux, doivent veiller à ne s'approprier aucun lieu et à ne pas se le disputer avec qui que ce soit. » (Règle, VII).

Cette interdiction absolue de manipuler de l'argent et d'être propriétaire de quoi que ce soit (sine proprio) était donc la voie royale pour préserver cette dimension "publique", essentielle à tous les biens. C'est l'apothéose de la gratuité : renoncer à une capacité et à une liberté humaine (celle d'utiliser l'argent), qui fait partie des possibilités de tout être humain adulte, pour devenir garant et gardien d'une valeur commune. François comme sentinelle de la vocation commune des biens de la terre qui ne peuvent devenir des propriétés individuelles : « Ils aspirent à ne rien posséder, à ne rien avoir en propre, mais à posséder, ensemble, tout. » (Clarène).

Mais il y a encore autre chose à dire. Les Franciscains de la première et de la deuxième heure, en renonçant au prix des choses, ont découvert leur valeur. Ils sont devenus des experts en estimations, en fiscalité, en marché, ont été des conseillers politiques pour la dette publique, des théoriciens de la monnaie. Peu nombreux sont ceux qui, comme les Franciscains des treizième et quatorzième siècles, ont écrit sur l'économie et même la finance. Cette "haie" leur a fait voir l'infini. C'est précisément cette dimension absolue de la gratuité - "la source n'est pas pour moi" - qui a fait des Franciscains de grands experts et connaisseurs en matière financière et économique, tant sur le plan théorique que pratique. N'étant pas utilisateurs, ils sont devenus maîtres de l'argent : la grande fécondité de la vraie chasteté. Et au fil des siècles, en observant les vrais marchands, ils ont compris que l'argent n'est pas seulement celui de Judas, car dans l'Evangile il y a aussi les deux deniers du bon samaritain, qui manipulait l'argent et pouvait donc l'utiliser au service de la fraternité. N'utilisant pas l'argent, ils comprirent l'argent ; en renonçant radicalement à la richesse, ils la comprirent, en pratiquant le commerce du royaume des cieux, ils comprirent les commerçants des royaumes de la terre - et parmi ceux-ci certains ont compris et continuent de comprendre François.

Les centaines de Monts-de-Piété que les Frères franciscains mineurs ont fondés (sans en être propriétaires) à partir de la seconde moitié du XVe siècle ne seraient pas nés sans cette fidélité totale au renoncement à l’argent. Ces différents établissements bancaires furent le point de convergence et d’aboutissement de cette chasteté fondamentale, de cette extraordinaire compétence qui s'est développée à partir de l'interdiction non négociable de manipuler de l'argent : ne pouvant pas le manipuler pour eux-mêmes, ils le firent pour les pauvres, ils n'utilisaient leur compétence que pour le Bien commun. Dans l'hymne poétique composée à l'occasion de la mort du franciscain Marco de Montegallo, nous pouvons lire : « Grâce à toi, les Monts brillent dans les illustres villes d'Italie. Tu as fondé les Monts-de-Piété pour élever les pauvres.» (Vicence, 1496).

Si en 2020, huit cents ans après la Première Règle, des milliers de jeunes économistes se sont retrouvés à Assise autour de François, s'ils ont pu répéter "tous les biens sont des biens communs", c'est que pendant des siècles, les Franciscains ont fait le possible et l'impossible pour sauver leur plus grande pauvreté, afin de ne pas perdre leur plus grand trésor : être crédibles par la pauvreté. Ils ont subi des condamnations ecclésiastiques, connu des hérésies, mille échecs et accusations de naïveté, mais surtout ils ont gardé foi en la réalité la plus paradoxale de leur charisme. Ils se sont donc sauvés eux-mêmes et en ont sauvé beaucoup d'autres avec eux. Ce qui rend les prophéties vivantes et durables, c'est leur résistance aux recommandations mesurées et prudentes. Les charismes ne sont sauvés que par ceux qui les vivent sine glossa, par ceux qui en préservent les secrètes interrogations en évitant qu'elles ne soient aspirées par les excès de la raison et du bon sens.

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La foire et le temple/5 - Les frères, bien qu’étrangers à l’argent, sont devenus les maîtres d'une autre économie, car à côté des deniers de Judas, il y a ceux du bon samaritain.

de Luigino Bruni

Publié sur Avvenire le 06/12/2020

Le rejet de toute richesse par les premiers disciples du Saint d'Assise a produit des innovations économiques fondamentales et a maintenu vivante une prophétie toujours prometteuse.

La très grande pauvreté de François fut quelque chose d'unique dans l'histoire. Un amour fou, absolu, totalement imprudent, à l’encontre du bon sens. Un rejet radical de l'argent et de la richesse d’où est née la compréhension la plus profonde de la nature de l'économie.

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Et le libre choix de la  pauvreté franciscaine a donné sa vraie valeur à l'argent

Et le libre choix de la pauvreté franciscaine a donné sa vraie valeur à l'argent

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La foire et le temple/4 - L'analyse - Dans l'humanisme biblique, il y a le "shabbat" et pourtant tous les jours appartiennent à Dieu, puis est venu le "temps partagé" et aujourd'hui...

par Luigino Bruni

Publié sur Avvenire le 29/11/2020

« Le temps est un enfant qui joue. C’est le royaume d’un enfant. » 
Héraclite, Fragments

Nous avons commencé à vendre et à acheter du temps lorsque le Purgatoire est entré dans le discours religieux et avec lui la commercialisation du temps des morts et donc aussi des vivants.
Les effets de la destruction du temps, nous les constatons bien dans la question environnementale où le futur est détruit par une économie qui mise tout sur le présent.

Le temps appartient à Dieu. Ainsi, l’usurier, qui vend du temps, fait des bénéfices sur quelque chose qui n'est pas à lui. C'était l'un des plus anciens arguments contre les prêts à intérêt. Mais dans cette nature divine du temps se cache une autre chose très importante pour comprendre la naissance du capitalisme : « L'usurier agit contre la loi naturelle universelle, car il vend du temps, un bien commun à toutes les créatures. Puisque l'usurier vend donc ce qui appartient nécessairement à toutes les créatures, il nuit à toutes les créatures en général ; même aux pierres, car il s'avère que même si les hommes se taisaient devant les usuriers, les pierres crieraient. » Dans sa "Summa aurea", Guillaume d'Auxerre (1160-1229) ajoute ici une dimension importante, une expression de l'humanisme biblique. Le temps appartient à Dieu, il est donc "commun à toutes ses créatures". Il s'agit d'un bien commun et, en tant que tel, il ne peut être échangé contre des bénéfices : il s'agirait d'une appropriation privée d'un bien commun. Le temps ne serait donc pas seulement un bien divin, mais aussi un bien commun global et cosmique ("les pierres").

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L'humanisme biblique avait assimilé la nature du temps, surtout pendant l'exil babylonien. C’est là qu’a mûri le shabbat, ce jour dont le temps est qualitativement différent et qui, par sa seule présence, rend le temps inaliénable dans sa totalité. Car s'il y a un jour de la semaine qui n'est pas disponible pour l'homme parce qu'il est en dehors de son domaine et de son pouvoir, alors il y a une onction de gratuité sur l’ensemble du temps, qui le situe en dehors du registre des acquisitions et du commerce. C'est pourquoi ce même exil a vu mûrir et apparaître l'interdiction des prêts en Israël. Pour la Bible, le temps est un don et toute la terre est une terre promise jamais atteinte. L'héritage biblique le plus important est peut-être cette relation non prédatrice avec le temps et la terre. De plus, le temps biblique porte en lui le signe du péché. La sortie du temps cyclique de l'Éden et l'entrée dans le temps historique résulte d'un désordre dans la relation entre les humains, entre les humains et la création (le serpent) et entre la création et Dieu. Le temps des hommes naît sous le signe d’une blessure, même si cette celle-ci a connu la bénédiction de l’Alliance et d’un autre salut. L'humanisme biblique a également inventé le temps historique et linéaire, car l'histoire tend vers une fin,elle a un commencement et regarde vers l'avenir. La Bible a, en somme, inventé le futur, et donc le passé. Son temps n'est pas cyclique, mythique, circulaire. L'Alliance et l'attente du Messie ont donné une direction au temps, elles ont placé sur la pointe de la ligne du temps une flèche, un sens. Le christianisme, donc, avec l'incarnation et la résurrection a renforcé et radicalisé cette dimension linéaire du temps.

Mais il y a une tension nécessaire entre le temps linéaire et le temps comme bien commun. Tant que le monde est resté statique et très lent, l'Église a été capable de les maintenir ensemble. Elle l'a fait de différentes manières. Tout d'abord dans les monastères, avec l'organisation de la liturgie. Le temps liturgique est un mécanisme qui canalise le flux linéaire du temps dans un rythme circulaire, où le temps rituel l'emporte sur le temps historique. Le temps quantitatif s’écoule et passe, mais le temps qualitatif, rythmé par la liturgie, confère au temps humain une empreinte divine et donc éternelle. Les monastères attiraient les personnes parce qu'ils promettaient la vie éternelle, la victoire sur la mort. La vie des fidèles allait dans le même sens : les calendriers, les fêtes, les cloches, le rythme de la vie et des saisons, les temps cycliques de l'année liturgique, cherchaient à incurver le temps linéaire pour le contenir dans le cycle constant et pérenne de la religion. L'espace était délimité et balisé par des images et des signes sacrés, des sanctuaires, des tabernacles et les distances mesurées au nombre d’ Ave Maria . Ainsi le temps s’écoulait, mais fondamentalement il restait le même. C'était comme s’il avait deux niveaux : un niveau plus superficiel qui s'écoulait linéairement, et un niveau plus profond qui restait inchangé en raison de sa nature divine. Dans cet humanisme, il n'y avait donc pas de conditions culturelles et concrètes préalables pour légitimer le prêt à intérêt. Et celui qui demandait une compensation pour un temps qui substantiellemement ne changeait pas, posait un acte contre nature - contre la nature du temps.

A quel moment cet ordre a-t-il basculé? Quand le monde a commencé à changer. Pensons à l'art, et aux premiers essais visant à introduire dans les fresques (on le voit déjà chez Giotto) la profondeur et l'espace, autrement dit la perspective : le temps et le mouvement entrent alors dans la peinture. L'époque de Guillaume d'Auxerre, qui est aussi celle de Joachim da Fiore et de sa théologie de l'avènement prochain du "temps de l'Esprit", à la suite de celui du Père (Ancien Testament) et de celui du Fils (Nouveau Testament). C’était une conception qualitative du temps, guidée par un mécanisme dynamique. La fin de la vie de Joachim (1202) coïncide avec le début de celle de François. Les Franciscains ont quitté l’enceinte des monastères pour se faire nomades et mendiants dans les rues. Au cours de ces mêmes années, les pèlerinages reprennent également. Et avec le mouvement, le sens du temps commence à changer.

Avec l’essor du commerce on assiste à l’émergence d’autres grands marcheurs et voyageurs: « Tous les êtres humains doivent aspirer à l'acquisition des Vertus, qui engendrent la Gloire ; et parmi les nombreux chemins qui y conduisent, trois sont les plus courants : la carrière militaire, celle des lettres, et celle du commerce. La premières est dangereuse, la seconde paisible, la troisième fatigante. » (Giovanni Domenico Peri, "Il negoziante", 1672). C'est l'avènement des marchands qui a joué un rôle décisif dans la révolution de la conception du temps. Le marchand traverse villes et régions, organise des opérations complexes, crée un nouveau rapport au temps. Il vit du temps : il doit prévoir les fluctuations du marché, l'inflation, les guerres, les famines. Il doit spéculer (ce mot vient de specula, specere : regarder loin) sur les écarts des cotations des monnaies, qui étaient alors très nombreuses, y compris la "monnaie imaginaire" présente sur les marchés européens depuis Charlemagne jusqu’à la Révolution française. Le commerçant invente de nouveaux contrats (lettres de change, commende), crée les premières formes d'assurance, apprend à vivre avec le risque. Le paysan lui aussi dépendait du temps et du risque, mais le temps rural et des saisons était un temps "subi", ingérable, libre et souverain. Tel n’est pas le cas du commerçant qui anticipe le temps, le contrôle, l'asservit, en fait le premier ressort de son business. Il devient un expert en matière de temps. Dans son métier, le présent devient le futur (reconnaissance de dette) et le futur présent (remise). Pour l'agriculteur, le temps est une contrainte, pour le commerçant c’est le premier support de son activité. L'agriculteur continuera à mesurer les distances en Je vous salue Marie…, le commerçant avec des cartes et un astrolabe. L’agriculteur vit dans un lieu, le commerçant habite l'espace.

Le marchand fait alors du commerce avec le temps, et le temps économique commence à ne plus être celui de l'Église. Mais c'est l'Église elle-même qui a rendu licite, ou du moins possible, le commerce du temps. Elle l'a fait en créant le Purgatoire. A cette même époque, la réalité du Purgatoire (déjà présente dans les premiers siècles chrétiens) explose en Europe, et joue un rôle central dans la modification de la notion de temps (Jacques Le Goff). Avec le Purgatoire, la structure binaire qui avait dominé le premier millénaire - enfer/paradis, cité de Dieu/cité de l'homme, vertu/vice... – devient ternaire. Avant que le temps ne commence à être vendu par les commerçants et les banquiers avec la légitimation du taux d'intérêt, il avait été vendu avec le Purgatoire. Car, vu sous cet angle, le Purgatoire n'est rien d'autre que la possibilité d’acheter du temps sur terre au profit des morts. Prier et payer des indulgences pour les morts, c'est faire du temps un objet d'échange. Dans une vision binaire et polaire paradis/enfer, le temps ne peut être vendu, car il n'y a aucun moyen sur terre d'influencer le ciel. Avec l'introduction de la "troisième voie", celle du Purgatoire, les actions sur terre changent le temps du défunt. Et si nous pouvons faire du commerce avec le temps des morts, nous pouvons aussi en faire avec celui des vivants.

Le passage d'un monde "binaire" à un monde "ternaire" a alors développé, au sein même du christianisme, l'espace de l'imperfection, des réalités intermédiaires, du juste milieu, des compromis, des amnisties, de l'orange des feux de signalisation ; des médiations entre interdiction et légalité, entre le temps de Dieu et celui des affaires. C’est alors qu’apparaîssent ou s’amplifient la casuistique, les distinctions, les différences : celles entre les dommages émergents et le manque à gagner, entre l'intérêt considéré comme profit et celui considéré comme rente. Le temps s’est alors affranchi de la domination exclusive de Dieu et de la religion. Au début, ce fut une domination partagée et négiciée entre Dieu et l'homme. L'ancienne conception de la nature divine du temps, considéré aussi comme un bien commun n'avait pas disparu : sans être prépondérante, elle demeurait vivante et opérationnelle et elle a permis pendant de nombreux siècles de faire la distinction entre l'utilisation licite et illicite du temps, entre les intérêts légitimes et l’usure, entre commerçants honnêtes et malhonnêtes, entre entrepreneurs et spéculateurs. Le commerçant avait ainsi en main quelques fils de la corde du temps mais à l'autre bout il y avait la main ferme de Dieu et donc de la communauté. Cette propriété partagée du temps a permis le développement de l'économie européenne tout en maintenant son ancrage dans les communautés.

Ce "temps partagé", nous a conduits au seuil de la modernité, où le temps n'est plus qu'une affaire humaine, et donc totalement et uniquement une marchandise. En perdant son lien avec le divin, le temps a également perdu sa nature de bien commun. Et en enlevant au temps sa valeur de bien commun, nous avons aussi perdu le sens du Bien commun. Mais même si nous traitons le temps comme une marchandise, un bien privé, il demeure un bien commun. Il est donc soumis au "drame des biens commun" : si on l’utilise selon une logique privée, nous le détruisons, sans nous en rendre compte. La destruction du temps, nous la constatons bien au niveau de l’environnement où la destruction du futur résulte d’ une économie qui mise tout sur le présent.

Un temps qui n'était pas entièrement commercialisé et qui demeurait toujours un bien commun reliait les générations entre elles, et cela donnait aux enfants le temps de devenir meilleurs que leurs pères et leurs mères. Nous devons réinventer immédiatement et ensemble une relation non prédatrice avec le temps et l'espace. Les jeunes doivent nous aider, sans eux nous n’y parviendrons pas, car notre génération a fait fi d’une bonne relation avec le temps et avec la terre. Nous pouvons la demander aux jeunes, nous devons la demander aux enfants.

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La foire et le temple/4 - L'analyse - Dans l'humanisme biblique, il y a le "shabbat" et pourtant tous les jours appartiennent à Dieu, puis est venu le "temps partagé" et aujourd'hui...

par Luigino Bruni

Publié sur Avvenire le 29/11/2020

« Le temps est un enfant qui joue. C’est le royaume d’un enfant. » 
Héraclite, Fragments

Nous avons commencé à vendre et à acheter du temps lorsque le Purgatoire est entré dans le discours religieux et avec lui la commercialisation du temps des morts et donc aussi des vivants.
Les effets de la destruction du temps, nous les constatons bien dans la question environnementale où le futur est détruit par une économie qui mise tout sur le présent.

Le temps appartient à Dieu. Ainsi, l’usurier, qui vend du temps, fait des bénéfices sur quelque chose qui n'est pas à lui. C'était l'un des plus anciens arguments contre les prêts à intérêt. Mais dans cette nature divine du temps se cache une autre chose très importante pour comprendre la naissance du capitalisme : « L'usurier agit contre la loi naturelle universelle, car il vend du temps, un bien commun à toutes les créatures. Puisque l'usurier vend donc ce qui appartient nécessairement à toutes les créatures, il nuit à toutes les créatures en général ; même aux pierres, car il s'avère que même si les hommes se taisaient devant les usuriers, les pierres crieraient. » Dans sa "Summa aurea", Guillaume d'Auxerre (1160-1229) ajoute ici une dimension importante, une expression de l'humanisme biblique. Le temps appartient à Dieu, il est donc "commun à toutes ses créatures". Il s'agit d'un bien commun et, en tant que tel, il ne peut être échangé contre des bénéfices : il s'agirait d'une appropriation privée d'un bien commun. Le temps ne serait donc pas seulement un bien divin, mais aussi un bien commun global et cosmique ("les pierres").

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Le temps est un bien commun, mais nous l'avons oublié

Le temps est un bien commun, mais nous l'avons oublié

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La foire et le temple/3 - Le discernement crucial opéré par les Franciscains

par Luigino Bruni

publié dans Avvenire le 22/11/2020

L'histoire n'est pas une fiction, la Providence parle aussi à travers les réalités concrètes, l'Esprit souffle aussi dans l’élaboration d’un contrat.

Il fut un temps en Europe où les papes émettaient des bulles pour régler les différends concernant les banques et les intérêts. Où "l'économie du salut" et "le salut de l'économie" étaient pareillement au centre de l'engagement chrétien, au cœur de l'intelligence des théologiens, de l'observation de l'opinion publique. Où les débats sur l'Eucharistie et ceux sur la légitimité de l'usure avaient la même dignité théologique et humaine, parce que l'Église et le peuple savaient bien que les gens vivaient et mouraient aussi à cause de l’absence de crédit ou en raison de prêts aux conditions excessives.

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Les débats ont été si vifs qu'une bulle papale a été nécessaire pour clore (sans y parvenir complètement) la longue controverse autour des Monts-de-Piété. Celle-ci portait notamment sur les prêts à intérêt accordés par leurs banques, que leurs adversaires considéraient comme de l’usure. Léon X, tout en prenant le plus possible en compte leurs arguments, a établi qu'il était légitime pour ces banques de demander le paiement d'un intérêt sur le prêt, "pour autant que celui-ci était destiné exclusivement à défrayer les employés et à d'autres aspects liés au fonctionnement de l'organisation, à condition qu'aucun profit n'en soit tiré" (Inter Multiplices, 1515). La bulle a donc déclaré que les Monts-de-Piété n'encouraient pas le péché d'usure ("pecunias licite mutuant"), qu'il ne s'agissait pas d'institutions usuraires du seul fait qu’elles exigeaient le paiement d'intérêts (généralement autour de 5% par an). La même Bulle a réaffirmé la définition de l'usure : « Car le vrai sens de l'usure apparaît lorsqu'une chose produit un gain résultant du seul usage de la chose elle-même ("ex usu rei"), sans aucun travail, aucune dépense ni aucun risque. » Pas de travail ... aucun risque.

Le prêt avec intérêts accordé par les Monts-de-Piété a donc été considéré comme non-usuraire à condition que l'intérêt ne vise pas à un profit, mais au remboursement légitime des frais de fonctionnement de la banque. A tel point que la Bulle de Léon X, dans une dernière considération, ne manque pas de préciser que l'idéal reste le non-paiement des intérêts (au moins partiellement) par les pauvres : lorsque des fonds publics ou philanthropiques peuvent couvrir les frais et dépenses courantes, celles-ci ne sont alors pas "entièrement à la charge des pauvres". Au centre de cette polémique il y avait donc le but de cet intérêt, "l'esprit" dans lequel cette petite somme venait se rajouter au capital. L'esprit n'était assurément pas de tirer un profit, mais de couvrir les coûts.

Mais c'est précisément cet "esprit" qui était remis en question par ceux qui s’opposaient aux Frères mineurs franciscains. Parmi eux, le moine Nicolò Bariani, de Plaisance, qui en 1494 a publié un petit livre qui a fait beaucoup de bruit : De Montis Impietatis. Bariani était Augustinien, donc formé à la vision biblique et patristique de l'argent et des intérêts. Pour lui, toute somme d'argent restituée qui excédait le capital prêté était une forme d’usure et donc illicite, y compris dans le cas des Monts-de-Piété. Les Franciscains, eux, distinguaient les choses. Comment ? Et en vertu de quel "principe" pouvaient-ils distinguer un florin résultant de l’usure d'un florin légitimement acquis ?

Ce qui est certain, c'est que, dès le XIIIème siècle, le débat théologique au sujet de l'économie et de l'usure a été très passionné, controversé et ardu. Mais il fut surtout lumineux et force encore notre admiration après bien des siècles en raison de sa pertinence et de sa richesse. Les Franciscains, avant d'être théologiens, étaient de fins observateurs de la réalité, surtout celle des nouvelles villes italiennes et européennes ; ils s’intéressaient beaucoup moins aux spéculations abstraites et déductives (y compris aristotéliciennes), qu’à la compréhension du comportement réel des gens. C'est pourquoi ils ont observé les pratiques commerciales, tout en rencontrant les changements économiques et sociaux de cette époque très dynamique. Et pour rendre compte de cette réalité très complexe, ils ont eu recours à une démarche essentielle : le discernement. Ils distinguaient, séparaient, ordonnaient des phénomènes qui pouvaient paraître semblables dans certains cas, mais qui s’avéraient très différents dans d'autres, tout en s’efforçant d’identifier les facteurs qui étaient vraiment décisifs en un temps et un lieu donnés. Dans ces laboratoires qu’étaient les villes marchandes des XIIIe et XVe siècles, ils comprirent, par exemple, que le marchand qui incluait dans le contrat du prix de ses produits une valeur ajoutée pour compenser les risques encourus lors de ses déplacements maritimes ou terrestres ou que le changeur qui, à Gênes ou à Venise, devait tenir compte des fluctuations monétaires et des inflations, exerçaient des métiers tès différents de celui de l’usurier professionnel qui restait tranquillement au chaud derrière son comptoir (comme l'affirmait Alexandre d'Alexandrie dans son Tractatus de usuris, au début du XIVe siècle). Il est vrai que tous les trois payaient ou exigeaient des intérêts sur l'argent prêté et de nombreux moines prêcheurs se sont appuyés sur cet élément commun, jugé suffisant, pour les condamner tous comme usuriers ; mais, selon les Franciscains, ces trois situations étaient très différentes sur le fond, bien que semblables dans la forme. De ce fait une grande question se posa : celle de la différence entre profit et rente.

Mais avant tout, il faut prendre au sérieux l’étrange amitié médiévale qui existe entre les Franciscains et les marchands. Le parcours de François commence à Assise lorsqu’il se signale en rejetant l'entreprise de son père Bernardone qui était négociant; peu après, les Franciscains se trouvent des alliés parmi les marchands des villes italiennes et européennes du XIIIe et XIVe siècle : c’est là un autre paradoxe générateur. Par ailleurs il faut rappeler un fait concret : dès l'époque de Saint François, les Franciscains, contrairement aux autres ordres religieux, avaient donné vie à une branche séculière : le Tiers Ordre. Ainsi des laïcs se trouvaient au sein de leur communauté charismatique, et parmi eux de nombreux commerçants. Ils les connaissaient, c’étaient leurs frères. Avant de les juger, c’étaient des amis, et ils connaissaient leur cœur. Il n'est pas impossible que les premières bonnes idées concernant le marché et le profit soient nés lors d'un repas fraternel, quand un de ces frères marchand mettait en commun les difficultés et les risques rencontrés dans son travail. Et forts de cette communion fraternelle, ces théologiens ont vu différemment l’activité marchande. Ils ont d'abord aimé et estimé ces marchands, et ensuite les marchés. Ils les ont donc compris, hier comme aujourd'hui, car il n'y a pas de véritable connaissance sans cet amour-agapè. Dans tout cela, il y a un message fort de la théologie chrétienne : l'histoire n'est pas une fiction, la Providence parle également dans les événements concrets, l'Esprit souffle aussi lorsqu’ on conclut un contrat commercial ou lorsqu’on est dans l'atelier d'un artisan.

Et ainsi, en regardant et en aimant le monde, ils ont réalisé que ces marchands n'étaient pas des usuriers, même lorsqu'ils devaient demander ou payer des intérêts. Tel est l'esprit de ce profit, l'esprit de ce capitalisme. Et de là, ils ont acquis la conviction que c'était l’idée même de condamnation formelle et abstraite des intérêts sur l'argent qui devait être reconsidérée, car tous les intérêts ne sont pas égaux. Il y avait une sorte d'intérêt qui n'était qu'une juste compensation de certains aspects propres à l’activité économique et commerciale. Ils ont compris que si les marchands n'incluaient pas la rémunération du risque dans leurs contrats, cette activité ne pourrait pas se développer et serait un grand préjudice pour les villes - les Franciscains avaient clairement à l’esprit le rôle des commerçants honnêtes au regard du Bien commun. Payer une prime d'assurance aux compagnies maritimes (foedus nauticus) ou à ceux qui prêtaient des capitaux pour une longue mission commerciale en Orient était autre chose qu’une opération bancaire orientée au seul profit. L'usure, c'était d’abord un esprit, et non pas la somme matérielle des intérêts payés en argent, car celle-ci n’était parfois qu’ un élément nécessaire et une bonne garantie pour la réussite de certaines entreprises commerciales.

Le fait que tel ou tel commerçant était en mesure de prêter de l'argent à d'autres commerçants - le commerce et la banque étaient au départ des activités très liées – a fait surgir une autre bonne raison de demander le paiement de l’intérêt : le manque à gagner. Si le commerçant Dupont prête mille florins à son collègue et renonce ainsi à utiliser lui-même cet argent, il est juste que ce collègue compense par un intérêt le bénéfice qu’il n'a pas pu obtenir en raison de son prêt : c’est l'équivalent de qu’on appelle aujourd’hui le coût d'opportunité (ou de renoncement). Cet intérêt est donc bon, à condition toutefois que la personne qui prête l'argent soit un commerçant et que, par conséquent, l'utilisation alternative supposée soit une utilisation productive et non un prêt stérile. Ce qui semblait être de l'usure, dans le cas de ces commerçants honnêtes, n'était au contraire qu'une manière de compenser l'incertitude, l'inflation, les fluctuations du marché. A tel point que dans de nombreuses villes, les commerçants étaient comptés parmi les pauvres, bien que n’étant pas dans l’indigence, car ils étaient radicalement dépendants de l'incertitude.

Nous voici donc arrivés à la distinction décisive entre profit et rente, aujourd'hui totalement oubliée. Pour ces théologiens et économistes franciscains, si l'intérêt relève du profit d'un marchand honnête, il est licite ; si cette même somme d'argent relève d'une rente, c'est de l'usure. Le profit est la rémunération de l'activité légitime et risquée du commerçant, il vient récompenser son travail, les risques qu’il a pris, son expertise, son innovation, son précieux métier. La rente, en revanche, est un gain qui vient du simple fait d'exercer une position de pouvoir sur l'argent, sans travailler et sans courir un réel risque d’entreprendre. C'est pourquoi le frère Angelo da Chivasso, parlant des pénalités financières qui pourraient être ajoutées à un prêt pour se protéger d'un retard de remboursement, affirme qu'il s'agit d'une exigence légitime, à moins que la personne qui fait une telle réclamation soit une personne qui "pratique habituellement des prêts usuriers."

Mais comment savoir à quel type de prêteur on a à faire ? Sur ce point les canonistes et les théologiens franciscains ont donné le meilleur d'eux-mêmes, en écrivant de longues digressions sur les exceptions de l'usure et les mille cas concrets. La renommée a toujours joué ici un rôle essentiel car elle résulte d’un jugement collectif exprimé par une communauté experte composée de commerçants honnêtes. Nous ne pouvons pas comprendre l'éthique économique du Moyen Âge et les débuts de la modernité sans prendre en compte la dimension collective du marché et des marchands. Ce corps social, grâce à son intelligence diffuse et partagée, savait faire la différence entre un usurier et un marchand. Dans l'économie, comme dans tous les domaines complexes de la vie, l'activité qui tue et celle qui fait vivre s'entremêlent chaque jour, en tout lieu. Seuls ceux qui savent entrer, pour le bien de leur peuple, dans la moelle vivante de cette imbrication peuvent servir l'économie et la vie. Le reste demeure, aujourd'hui comme hier, un moralisme abstrait, qui finit presque toujours par nuire aux honnêtes gens. Tout cela, l'Économie de François le savait, l'Économie de François le sait.

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La foire et le temple/3 - Le discernement crucial opéré par les Franciscains

par Luigino Bruni

publié dans Avvenire le 22/11/2020

L'histoire n'est pas une fiction, la Providence parle aussi à travers les réalités concrètes, l'Esprit souffle aussi dans l’élaboration d’un contrat.

Il fut un temps en Europe où les papes émettaient des bulles pour régler les différends concernant les banques et les intérêts. Où "l'économie du salut" et "le salut de l'économie" étaient pareillement au centre de l'engagement chrétien, au cœur de l'intelligence des théologiens, de l'observation de l'opinion publique. Où les débats sur l'Eucharistie et ceux sur la légitimité de l'usure avaient la même dignité théologique et humaine, parce que l'Église et le peuple savaient bien que les gens vivaient et mouraient aussi à cause de l’absence de crédit ou en raison de prêts aux conditions excessives.

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Il existe aussi un profit loyal, à ne jamais confondre avec l'usure

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La foire et le temple/2 - Monts-de-Pieté et Monts Frumentaires parlent des origines d’une finance solidaire et de l'action de l'Église en matière d'équité.

par Luigino Bruni

Publié sur Avvenire le 15/11/2020

"Il sera interdit aux estimateurs d'accepter des cadeaux ou des faveurs de la part de prêteurs sur gage, ou d'autres personnes, en vue d’une estimation plus ou moins élevée, mais ils devront être loyaux, justes et sincères, sous peine d’une amende de dix écus pour chaque estimation faussée".

Lu dans les Archives du Mont-de-Piété d'Imola

Au Moyen-Âge, le mystère divin était contemplé dans le mystère humain et le premier représentant du Christ sur terre n'était pas le pape mais les pauvres.

La Renaissance, âge d'or de l'Italie, n'est pas seulement l'époque de Michel-Ange, Léonard, Léon Battista Alberti, Pic de la Mirandole, Machiavel et des Médicis. Ce fut également une époque extraordinaire en raison du travail de nombreux franciscains bâtisseurs des Monts-de-Pieté. Sans prendre en compte cet humanisme charismatique, nous ne pouvons pas comprendre l'Italie ni l'Europe modernes, ni ce que fut l'Église catholique entre le Moyen Âge et la modernité. Ces différents établissements de crédit ont radicalement changé la finance italienne du milieu du XVe siècle jusqu'au XIXe siècle au moins, époque où ils ont donné naissance aux Caisses rurales et d’épargne. En Italie la banque est née en vue du bien commun, et pas seulement du profit.

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Attardons-nous sur les emblèmes des Monts-de-Pieté. On y voit tout d'abord la pietà, c'est-à-dire l'image du Christ mort dans les bras de Marie. Pourquoi la pietà figure-t-elle sur les bâtiments, les chapelles, les enseignes des Monts-de-Piété ? On l’utilisait déjà au moyen-âge pour les organismes sanitaires et les hôpitaux. Elle symbolisait un des piliers de la foi chrétienne, elle était très appréciée par les personnes dont la vie, au cours de ces siècles, était marquée avant tout par la douleur, en particulier le grand nombre de mères et d’épouses affectées par la perte de leurs enfants ou de leur mari. Elle était représentée dans presque toutes les églises et par les plus grands artistes (Titien, Rubens, Michel-Ange). Une rencontre entre la piété chrétienne et celle héritée des Romains (le "pieux" Énée), qui l’associait avant tout à la prise en charge des parents âgés par leurs enfants. Elle était symbolisée dans les icônes par le pélican ou la cigogne : la civilisation romaine appelait lex ciconiaria la loi qui obligeait les enfants à s'occuper de leurs parents, car la légende voulait que les cigognes le fassent. La piété populaire devance toujours les théologies et les dogmes des religions.

Au cours de ces siècles, cet épisode central de la foi exprimait donc l'amour de compassion envers le prochain, surtout envers ceux qui souffraient : « L’autre pleurait ; si bien que de pitié je défaillis comme si je mourais. » (Dante, l’Enfer, 5). La théologie est immédiatement devenue anthropologie, le christianisme lui-même a révélé le visage de Dieu ainsi que le visage des pauvres. Ces croyants, beaucoup plus intéressés que nous par le ciel et l'enfer, étaient capables de donner le nom de "piétà" (la Vierge de pitié) à l'étreinte la plus intime entre l'homme-Dieu et sa Mère. Ils contemplaient le mystère divin et aimaient le mystère de l'homme. En cela, le Moyen-âge était lumineux au possible. Pour les Franciscains, maîtres en matière de piété et de charité, il était ainsi naturel de voir dans la naissance de ces différents Monts-de-piété un fruit de la même racine de piété et de miséricorde : pitié, charité et miséricorde, trois mots différents pour la théologie, qui s’entremêlent et se superposent dans la piété populaire.

Magnifique le portrait le plus populaire de Bernardin de Feltre, où il est représenté à côté d'un Mont-de-piété et tenant deux enseignes où l’on peut lire deux phrases du Nouveau Testament (en latin). Sur la première : "N'aimez pas le monde" (1 Jn 2,15), sur la seconde : "Prenez soin de lui" (Lc 10.35). Deux phrases qui, ensemble, expriment l'humanisme des Monts-de-Piété. Ceux-ci n'ont aimé ni suivi la logique du monde (qui chez Jean symbolise le mal), et pourtant ils en ont pris soin. « Prenez soin de lui » est en fait la phrase par laquelle se termine la parabole du Bon Samaritain, lorsqu'il confie l'homme à moitié mort à l'hôtelier : « Prenez soin de lui, et ce que vous dépenserez en plus, je vous le paierai à mon retour. » Une phrase parfaitement adaptée au Mont-de-piété, car ici, l'Évangile de Luc associe un entrepreneur (l'hôtelier) au plus bel acte de sollicitude du Nouveau Testament. Le Samaritain ne demande pas à l'hôtelier d'accueillir la victime gratuitement - selon une certaine logique, il aurait pu et dû le faire. Non : il reconnaît un juste prix à payer à ceux qui ont accompli son travail, et que "deux deniers" de sa part réconcilie la pitié avec l'économie - si dans les Évangiles les seuls deniers avaient été les trente deniers de Judas, cela aurait été un très mauvais message pour tous ceux qui doivent utiliser des deniers pour vivre et laisser vivre. C'était peut-être involontaire, mais dans ces deux phrases de ces enseignes, il y a aussi en filigrane la bataille menée par les Franciscains en faveur du paiement d'un taux d'intérêt sur les prêts des Monts-de-piété.

D'autres détails enrichissent cette première saison de la finance solidaire. Le jour où, après une longue période de préparation - souvent le processus débutait avec la prédication d’un Frère en temps de Carême - la Banque était finalement inaugurée, la communauté marchait en procession de l'église franciscaine jusqu’à l’emplacement où elle se trouvait : des jeunes filles chantaient des louanges et des enfants vêtus de blanc tenaient la bannière du Mont-de-piété. Splendide ! Pietro Avogadro nous en décrit une, qui s'est tenue à Vérone en 1490 : « On porte en procession au son des trompettes et des flûtes, vers le Mont-de-Pieté, une "piétà" représentée avec une telle finesse artistique et un génie si admirable qu'elle est sans doute l'un des chefs-d'œuvre les plus rares. L'œuvre se présentait avec une ample base formée par des toiles. Les côtés contenaient les symboles de toutes les vertus, d'une admirable splendeur : au centre la Pietà, le corps inanimé de Jésus dans les bras de sa mère, puis l'apôtre bien-aimé. Trente hommes chargés du culte accomplissaient ce rituel si sacré que, transportant l'image du même Mont-de-piété, ils célébraient ce moment très saint pour la plus grande édification de tous.» De saintes processions, belles et solennelles comme celles en l'honneur du Saint Patron, de Notre-Dame et de la Fête-Dieu. Pour ces Franciscains et pour ce peuple, une procession pour fonder une banque n'était pas moins sacrée que d'autres liturgies - n'oublions pas qu'au Moyen-Âge, le premier représentant du Christ dans le monde n'était pas le Pape : c'était les pauvres. Une banque différente peut aussi devenir un morceau de paradis. Les processions pour célébrer l'Eucharistie et les Saints, qui ne vont pas de paire avec celles en l’honneur des pauvres, finissent trop souvent par perdre le parfum de l'Évangile. Voilà qui souligne la puissance prophétique du charisme de François.

Pour ne parler que du Centre et du Nord de l’Italie. Et dans le Sud ? Dans le royaume de Naples, les Monts-de-Piété ont connu une très grande diffusion surtout à partir du début du XVIIe siècle (bien que le Mont-de-Piété de l'Aquila ait été parmi les premiers, en 1466), même après une dure et longue crise économique. Avec deux caractéristiques : ils ne résultaient pas toujours ni principalement d’une initiative des Franciscains ou des clercs, et ils pratiquaient presque tous le prêt gratuit, bien que l'Église ait rendu légal le taux d'intérêt avec la Bulle de Léon X, en 1515, concernant les Monts-de-Piété. Étant généralement de petites institutions, presque toujours installées dans des couvents et des paroisses, elles n'avaient pas de grandes dépenses, et étaient souvent soutenues par des groupes philanthropiques. Cette "gratuité" absolue n'a pas favorisé la durée ni la croissance des Monts-de-Piété dans le Sud, au contraire. Antonio Genovesi a écrit : « Vers le début du XVIe siècle, les Monts-de-Piété ont commencé à voir le jour en plusieurs lieux d’Italie... Certains hommes qui aimaient l'humanité, afin d’éliminer ces usures sanglantes, ont créé des lieux privés avec peu de fonds, où l’on prêtait de petites sommes gratuitement, et de plus grandes avec peu d'intérêt. Ces Monts-de-piété ont d'abord été administrés très consciencieusement, car tous ont été fondés au service des personnes dans la ferveur de la vertu. » ("Leçons d'économie civile", 1767).

Mais dans le Sud, compte tenu également des structures économiques et productives, se sont surtout développés les Monts Frumentaires (crédit pour la production de céréales) ou les Monti granatici (crédit pour le blé), ou les Monti nummari (crédit pour le bétail) en Sardaigne, et avec des appellations similaires également dans d'autres pays catholiques d'Europe. Il s'agissait d'établissements de crédit rural, qui se sont développés grâce aussi à la grande impulsion donnée par le pape Orsini (Benoît XIII), né à Gravina di Puglia (il a fondé le premier alors qu'il était encore évêque de Bénévent, en 1678). Le franciscain de Lucera, Saint François Antonio Fasani (1681 -1742), s'est lui aussi consacré à la fondation du crédit pour les pauvres. Ce blé fut honoré avec la même ferveur que la manne et le pain eucharistique, car ce pain lui aussi faisait vivre les gens.

Les Monts Frumentaires utilisaient le blé comme numéraire. Parfois ils sont venus compléter les Monts-de-Piété qui fournissaient des crédits monétaires. En fait, nombreuses ont été les formes prises par ce type de crédit en Italie au cours de la Renaissance civile et économique. Parmi elles, les Monts des dots, des jeunes filles ou des noces ont été créés dans le but principal de garantir une dot aux jeunes filles les plus pauvres.

Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, le royaume de Naples compte plus de 500 Monts Frumentaires qui sont encouragés et soutenus par les principaux théoriciens de l'Économie civile (A. Broggia, G.M. Galanti, J.B. Jannucci, D. Terlizzi de Feudis). Les Monts Frumentaires n'étaient pas gratuits, notamment parce que l'intérêt en nature avait toujours été moins combattu que celui versé en argent. Les agriculteurs retiraient le blé dans des containers remplis à ras bord et le restituaient avec un excédent: la différence entre les deux quantités était l'intérêt, estimé en moyenne à environ 5%.

Les Monts Frumentaires se sont développés pour supplanter le contrat agraire, conclu "à la criée" et très répandu dans le Sud depuis le Moyen-âge. Celui-ci était particulièrement vexatoire et usuraire pour les agriculteurs, et entretenait des formes de parasitisme et d'exploitation des travailleurs de la terre. C'est Trojano Odazi, élève de Genovesi et rédacteur de l'édition milanaise de ses "Leçons" (1768), qui a prouvé que le contrat "à la criée" était mortifère. En effet, dans ces contrats, le commerçant, qui possédait de précieuses liquidités, avançait de l'argent à l'agriculteur au moment des semailles. Celui-ci s'engageait à lui livrer une somme de blé (ou d'huile, de vin ou de fromage) au moment de la récolte. Le prix n'était pas fixé dans le contrat, car il s'agissait d’un tarif "à la criée", c'est-à-dire annoncé sur la place (les plus importantes étaient celles de Crotone, Gallipoli, Potenza) au moment de la récolte. Mais, évidemment, au moment de la récolte le prix d'une denrée est bas, car l’offre est excédentaire ; aussi l'agriculteur finissait-il par payer sur l’avance reçue en espèces un intérêt d'environ 100% (par semestre).

Le constat de ces injustices a conduit ces franciscains, des évêques et des hommes de bonne volonté à imiter les prophètes : voir, dénoncer, agir.

Aujourd'hui, les nouveaux contrats de ce genre ne manquent pas dans notre finance post-moderne. Contrairement à ceux des siècles passés, ces contrats vexatoires ne sont pas visibles à l'œil nu. Mais ils sont là. Ce qui manque, ce sont plutôt de nouveaux franciscains, des évêques, des hommes et femmes de bonne volonté qui créent de nouveaux Monts Frumentaires. Il y en a, mais trop peu.

L'un des lieux qui accueillera, du 19 au 21 novembre, "Economy of Francesco", sera l'ancien Mont Frumentaire d'Assise. Un signe, une espérance, et toujours ce même appel : "Prends soin de lui".

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La foire et le temple/2 - Monts-de-Pieté et Monts Frumentaires parlent des origines d’une finance solidaire et de l'action de l'Église en matière d'équité.

par Luigino Bruni

Publié sur Avvenire le 15/11/2020

"Il sera interdit aux estimateurs d'accepter des cadeaux ou des faveurs de la part de prêteurs sur gage, ou d'autres personnes, en vue d’une estimation plus ou moins élevée, mais ils devront être loyaux, justes et sincères, sous peine d’une amende de dix écus pour chaque estimation faussée".

Lu dans les Archives du Mont-de-Piété d'Imola

Au Moyen-Âge, le mystère divin était contemplé dans le mystère humain et le premier représentant du Christ sur terre n'était pas le pape mais les pauvres.

La Renaissance, âge d'or de l'Italie, n'est pas seulement l'époque de Michel-Ange, Léonard, Léon Battista Alberti, Pic de la Mirandole, Machiavel et des Médicis. Ce fut également une époque extraordinaire en raison du travail de nombreux franciscains bâtisseurs des Monts-de-Pieté. Sans prendre en compte cet humanisme charismatique, nous ne pouvons pas comprendre l'Italie ni l'Europe modernes, ni ce que fut l'Église catholique entre le Moyen Âge et la modernité. Ces différents établissements de crédit ont radicalement changé la finance italienne du milieu du XVe siècle jusqu'au XIXe siècle au moins, époque où ils ont donné naissance aux Caisses rurales et d’épargne. En Italie la banque est née en vue du bien commun, et pas seulement du profit.

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Non pas pour aimer le monde mais pour prendre soin de l'être humain

Non pas pour aimer le monde mais pour prendre soin de l'être humain

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La foire et le temple/1 - La pandémie montre clairement, comme lors d’autres crises historiques, que l'économie ne doit pas être diabolisée, mais convertie

par Luigino Bruni

Publié sur  Avvenire 08/11/2020

La grande leçon de la fondation des monts-de-piété par les Franciscains nous dit aujourd'hui que nous ne sortirons pas meilleurs de cette crise si nous ne créons pas de nouvelles institutions, y compris financières.

Les grandes crises sont toujours des processus de "destruction créatrice". Elles font s’écrouler des choses qui semblaient naguère inébranlables et elles font renaître de leurs cendres des réalités nouvelles, jusqu'alors impensables. Tout au long de l'histoire, les grands changements institutionnels ont presque toujours été engendrés par des souffrances collectives, par de terribles blessures sociales, suivies parfois de rebonds positifs. Au XVIIe siècle les guerres de religion entre catholiques et protestants ont vu naître les Bourses de valeurs et les Banques centrales dans de nombreux pays européens. La foi chrétienne elle-même ne suffisait plus à garantir les échanges commerciaux et financiers en Europe. Il a alors fallu élaborer des conventions et renouveler la confiance (fides) par le biais de nouvelles institutions économiques et financières à partir desquelles le capitalisme s'est développé. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la révolution industrielle a provoqué une grave crise du crédit : les catholiques et les socialistes ont réagi en créant des banques rurales, des banques coopératives et des caisses d'épargne. Au XXe siècle, les guerres mondiales nous ont laissé de nouvelles innovations politiques et institutionnelles (de la Communauté Européenne à l'ONU), mais aussi de nouvelles institutions financières (Bretton Woods). Tout se passe comme si seules de grandes épreuves peuvent permettre aux hommes, plongés dans la nuit, de regarder ensemble plus haut, jusqu'à voir enfin les étoiles.

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Après l'effondrement de l'Empire romain, les monastères ont également joué un rôle économique. Alors qu'un monde et une économie touchaient à leur fin, un nouveau monde et une nouvelle oikonomia était en train de renaître entre les murs des abbayes : ora et labora. Ces bâtisseurs d’une nouvelle Europe ont compris qu'ils ne se relèveraient pas sans relever également le travail et l'économie. Ainsi, tout en sauvant les manuscrits de Cicéron et d'Isaïe, ils ont aussi préservé d'anciens coins de monnaie, des techniques comptables, des registres commerciaux, des règlementations de marchés, et surtout ils ont fait des monastères un réseau européen de plateformes où se sont développés les foires, les échanges et le commerce, car c'est là que la confiance liée aux échanges a été entretenue et nourrie. Les moines avaient compris, à partir de l'Évangile, que l'économie était trop importante pour la vie, et que si elle n'était pas au service de la vie, elle en devenait la maîtresse. Du coup ils ont agi.

Au XVe siècle, le mouvement franciscain a donc créé les monts-de-piété : un des épisodes les plus intéressants et extraordinaires de l'histoire économique européenne, bien que largement sous-estimé et incompris. Les monts-de-piété ont joué un rôle déterminant pour les villes italiennes, pour les pauvres, pour les familles et pour l'économie dans son ensemble. Ils sont nés de la prédication infatigable des Frères mineurs non conventuels, qui dès le milieu du XVe siècle en ont fondé des centaines, surtout au Centre et au Nord de l’Italie. Les villes se développaient et prospéraient, mais, comme souvent, l'enrichissement de certains (de la bourgeoisie) n'entraînait pas une diminution de la pauvreté mais au contraire son augmentation. Les Franciscains ont compris qu'il y avait un nouveau visage de "Dame Pauvreté" à aimer, et sans tarder ils ont créé de nouvelles banques, une nouvelle finance pour rejoindre les exclus. Et ils ont fait quelque chose d'étonnant que seul un charisme aussi exceptionnel que celui de François pouvait susciter. Les banques, hier beaucoup plus qu'aujourd'hui, étaient les icônes de la "bouse du diable", les "temples de mammon", des images de la louve de l'avarice. François a commencé son histoire en disant "non" au monde de l'argent, le non le plus radical que l'on puisse concevoir et qui n'ait jamais été imaginé en Europe.

Les banques de l'époque prêtaient aux riches, et les pauvres finissaient souvent par tomber entre les mains des usuriers. C’est la lutte contre l'usure qui est à l’origine des monts-de-piété. Bernardin de Feltre, Giacomo della Marca, Giovanni da Capestrano, Domenico da Leonessa, Marc de Montegallo et de nombreux autres Frères ont fait de la fondation des monts-de-piété leur principale œuvre - Savonarola a également contribué à celle du  mont-de-piété de Florence. Jusqu'en 1515, il y avait soixante-six frères mineurs promoteurs des monts-de-piété. Certains ont été proclamés saints ou bienheureux. On ne peut que se réjouir de voir au centre de leurs portraits (j'ai personnellement retrouvé ceux de Bernardin de Feltre et de Marc de Montegallo) le mont-de-piété. Le symbole de la perfection chrétienne était précisément une banque : ce symbole du péché mortel était devenu celui de la sainteté chrétienne. Tout comme l'Eucharistie, les sacrements, l'Évangile. Une laïcité entièrement biblique et évangélique, que nous avons largement perdue avec la modernité, et qui laisse encore pantois tous ceux qui (comme moi) pensent qu'il y a peu de réalités plus "spirituelles" que la partie double en comptabilité et qu’ un chantier de travail.

Bernardin a appelé le mont-de-piété : le Mont de Dieu : « Qui aide une personne fait bien, qui en aide deux fait mieux, qui beaucoup mieux encore. Le mont-de-piété aide beaucoup de gens. Si vous donnez de l'argent à un pauvre pour qu’il s’achète du pain ou une paire de chaussures, une fois cet argent dépensé, tout est fini. Mais si vous donnez cet argent au mont-de-piété, vous aidez plus de personnes... Construire des églises, acheter des missels, des calices, des vêtements liturgiques est chose sainte, mais offrir de l'argent au mont l’est encore plus. Ne mettez pas votre argent dans les pierres et la chaux, dans les églises, car tout partira en fumée, mais dans ce qui n'est pas perdu, c'est-à-dire en donnant au Christ dans les pauvres. »(Sermons de Bernardin de Feltre, tome II). La naissance des monts-de-piété a été l'un des paradoxes les plus fascinants et les plus féconds de l'histoire européenne. La vie dépouillée de François, son renoncement total aux biens de son père Bernardone, le fait de ne "rien à posséder" et le "sine proprio" ont permis que des banques naisssent deux siècles plus tard. C’étaient de véritables banques, et non des institutions caritatives, à tel point qu’en 1458, à la suite de la prédication de Marc de Montegallo, certains ne considèrent pas la fondation de la première banque à Ascoli Piceno comme un véritable mont-de-piété précisément du fait qu’on y pratique le prêt sans intérêt.

La question des intérêts sur le prêt est en fait centrale. Bernardin de Feltre fut le grand défenseur d’un prêt non entièrement gratuit; ou plutôt, de la thèse selon laquelle pour que la gratuité qui avait animé la naissance du mont-de-piété dure et soit soutenable, il fallait faire payer un intérêt, bien que le plus bas possible. Son combat n'a pas été facile, car il avait pour adversaires des théologiens et des juristes (beaucoup de Dominicains) qui accusaient les Monts d'usure, précisément à cause du paiement d'intérêts supérieurs à zéro. Bernardin leur répond ainsi dans ses Sermons : « Compte tenu de la cupidité des hommes et du manque de charité, il vaut mieux que ceux qui recourent au Mont paient quelque chose et soient bien servis, plutôt qu’ils ne paient rien et soient mal servis. Vous voulez être mal servi ? Ne payez pas. Qui a plus d'expérience dans ce domaine que nous les frères ? Quelqu’un vient au couvent, se présente au portier et lui dit : je suis prêt à travailler gratuitement dans votre jardin. Il y va et, peu de temps après, demande à prendre son petit-déjeuner. Ce n'est que justice. » Ainsi, au nom de la gratuité, de nombreux théologiens en fait empêchaient la naissance des monts-de-piété ou la contestaient publiquement, comme lors de la fondation de celui de Mantoue en 1496.

C'est l'une des démonstrations les plus importantes et les plus convaincantes de la différence entre gratuité et gratis : un contrat, avec obligation de paiement, peut contenir plus de charis (gratuité) qu'un acte de pure libéralité. Ici, la gratuité ne coïncide pas avec le don. La gratuité du mont-de-piété s'exprimait à travers bien d'autres aspects : prêter pour une longue durée (et ne pas exiger le remboursement du prêt au bout d’un mois ou d’une semaine, comme le faisaient les usuriers), demander un taux qui ne couvrait que les frais, prêter uniquement pour des besoins réels, si l'emprunteur ne pouvait pas rembourser le gage reçu, il percevait le surplus que le mont-de-piété obtenait de la vente, les prêts étaient si possible accessibles à tout le monde. Il s'agissait d'institutions à but non lucratif, ou sine merito. Bernardin faisait la distinction entre l'intérêt qui résultait du (mauvais) prêt et l'intérêt pour le prêt (pour permettre au mont-de-piété d'exister). Au nom de la pure gratuité, certains monts-de-piété n’ont pas pu démarrer ou bien ont rapidement fait faillite ou bien encore sont devenus la propriété de quelques riches commerçants qui en plaçant le capital destiné à couvrir les frais de gestion l’ont fait passser du satut de bien commun à celui de propriété privée.

Enfin, ces Frères mineurs recouraient à une réthorique impressionnante, utilisée notamment par Marc de Montegallo. Pour montrer la lourdeur du prêt consenti aux usuriers, le bienheureux comparait le bien qui était fait en prêtant au mont-de-piété à l’enrichissement disproportionné que les usuriers retiraien en investissant cette même somme. On peut lire dans sa "Tabula della salute" : « Il faut savoir qu’un capital initial de cent ducats prêté à trente pour cent par an, rapporte entre intérêts et capital un montant qui s’élève à 49.750.556,7 ducats. » Une somme considérable, résultant de l'anatocisme (capitalisation des intérêts), qui a dû énormément frapper l'imagination de ses auditeurs – et aussi la nôtre. Et les convaincre. Ces Franciscains ont ainsi répondu à la grave crise de leur époque, en donnant naissance à de nouvelles institutions bancaires. Ils l'ont fait parce qu'ils connaissaient les besoins réels des gens. Ils ont donc compris que dans les grandes crises, il faut réformer l'économie et la finance, et non seulement les craindre, en créant des banques d’un type nouveau, et pas seulement en critiquant les anciennes.

Nous sommes aujourd'hui au cœur d'une grande crise mondiale qui n'est pas sans rappeler celles des siècles passés. De nouvelles institutions seront nécessaires, notamment des institutions financières et d'assurance, capables de gérer le pendant et l'après-Covid, qui laissera le monde encore plus inégalitaire, avec des populations encore plus pauvres. Alors que nous réfléchissons à ces nouveautés, cette ancienne création des monts-de-piété a d'importantes leçons à nous donner. La première concerne la nature même de l'économie et de la finance. Les banques et la finance sont des créations humaines, elles font partie de la vie, elles ne doivent pas être diabolisées, car si nous les diabolisons, elles deviennent vraiment des démons. Elles doivent être traitées de la même manière que la vie. En présence d’une finance qui accroît la pauvreté, nous pouvons et devons réagir en créant un autre finance qui la réduit.

Enfin, cette splendide histoire franciscaine nous suggère que, même aujourd'hui, il est probable que les nouveaux monts-de-piété , certainement très différents de ceux du XVe siècle, ne naîtront pas de riches marchands et des banques à but lucratif (qui ont toujours été les premiers ennemis des fondations des monts-de-piété), mais de ceux qui connaissent les pauvres, les estiment, les aiment, parce qu'ils ont reçu un charisme. Pas nécessairement de la part des pauvres, mais certainement de la part des amis des pauvres. Les Frères n'étaient pas les propriétaires des monts-de-piété, ils en étaient seulement les promoteurs, ils enclanchaient les processus de création de ces banques. Aujourd'hui, nous avons besoin de nouveaux "franciscains", connaisseurs et amoureux des pauvres, qui au lieu de maudire l'économie et la finance, en font simplement une autre. Une nouvelle sainteté, laÏque, de nouvelles "icônes" avec en toile de fond des entreprises et des banques.

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La foire et le temple/1 - La pandémie montre clairement, comme lors d’autres crises historiques, que l'économie ne doit pas être diabolisée, mais convertie

par Luigino Bruni

Publié sur  Avvenire 08/11/2020

La grande leçon de la fondation des monts-de-piété par les Franciscains nous dit aujourd'hui que nous ne sortirons pas meilleurs de cette crise si nous ne créons pas de nouvelles institutions, y compris financières.

Les grandes crises sont toujours des processus de "destruction créatrice". Elles font s’écrouler des choses qui semblaient naguère inébranlables et elles font renaître de leurs cendres des réalités nouvelles, jusqu'alors impensables. Tout au long de l'histoire, les grands changements institutionnels ont presque toujours été engendrés par des souffrances collectives, par de terribles blessures sociales, suivies parfois de rebonds positifs. Au XVIIe siècle les guerres de religion entre catholiques et protestants ont vu naître les Bourses de valeurs et les Banques centrales dans de nombreux pays européens. La foi chrétienne elle-même ne suffisait plus à garantir les échanges commerciaux et financiers en Europe. Il a alors fallu élaborer des conventions et renouveler la confiance (fides) par le biais de nouvelles institutions économiques et financières à partir desquelles le capitalisme s'est développé. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la révolution industrielle a provoqué une grave crise du crédit : les catholiques et les socialistes ont réagi en créant des banques rurales, des banques coopératives et des caisses d'épargne. Au XXe siècle, les guerres mondiales nous ont laissé de nouvelles innovations politiques et institutionnelles (de la Communauté Européenne à l'ONU), mais aussi de nouvelles institutions financières (Bretton Woods). Tout se passe comme si seules de grandes épreuves peuvent permettre aux hommes, plongés dans la nuit, de regarder ensemble plus haut, jusqu'à voir enfin les étoiles.

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Les banques ont besoin d'une véritable sainteté laïque

Les banques ont besoin d'une véritable sainteté laïque

La foire et le temple/1 - La pandémie montre clairement, comme lors d’autres crises historiques, que l'économie ne doit pas être diabolisée, mais convertie par Luigino Bruni Publié sur  Avvenire 08/11/2020 La grande leçon de la fondation des monts-de-piété par les Franciscains nous dit aujourd'hu...