Limites et sourires

Limites et sourires

Apprendre à renaître/14 - Il faut du temps et beaucoup de douceur pour apprendre à reconnaître la foi et le Dieu d'hier dans une foi et un Dieu devenus si différents qu'ils en sont méconnaissables.

par Luigino Bruni

publié dans Città Nuova le 20/03/2025 - Extrait de la revue Città Nuova n°10/2024

L'homme est un animal social, mais rien de plus éprouvant et douloureux que la vie sociale. Les lieux communautaires d'où jaillissent nos plus grands bonheurs - la famille, l'amitié, le travail, l'amour... - sont les lieux mêmes des blessures les plus profondes.

Naguère les communautés étaient unies grâce à un instrument fondamental : la hiérarchie. Le rôle des pères, des rois, des prêtres, consistait aussi à résoudre les conflits interpersonnels, ou à les empêcher de se produire. Les monastères et les couvents maintenaient de nombreuses personnes ensemble grâce à la présence de supérieurs (ce terme en dit déjà long), qui avaient une fonction de médiateurs dans les relations. Sœur Anna ne rencontrait pas directement Sœur Bruna, mais passait par une tierce personne, Mère Carla, qui était au-dessus des deux et empêchait que la rencontre soit trop directe et donc dangereuse. De plus, dans les communautés monastiques, il y a la règle, le grand héritage des fondateurs, qui sert de médiateur, ainsi que la hiérarchie, dans les relations communautaires. Et même si la vie était communautaire, en réalité la hiérarchie et la règle faisaient en sorte que tout le monde interagissait avec tout le monde sans avoir à « toucher » qui que ce soit. Les amitiés particulières sont découragées, les voies spirituelles trop subjectives sont stigmatisées, les interactions périphériques et latérales sont découragées, tout cela pour préserver l'ordre et la survie de la communauté. Si les abbayes ont perduré pendant des siècles, c'est aussi parce que la hiérarchie et la règle ont permis d'éviter ou de contenir les conflits interpersonnels.

Dans les mouvements spirituels qui ont vu le jour au cours de la seconde moitié du 20e siècle au sein de l'Église catholique, il s'est produit quelque chose de semblable, mais aussi de très différent. La présence du fondateur dans la première phase des mouvements, et celle de ses représentants au niveau local, a rempli une fonction très proche de celle de la hiérarchie et de la règle dans les communautés monastiques. Le charisme du fondateur était si lumineux qu'il empêchait (presque) de 'voir' les défauts et les limites des autres, et les siens propres : sa lumière éblouissait tout et tout le monde. On ne regardait que le charisme et sa mission, et il ne restait ni temps ni espace pour regarder à côté et découvrir les défauts et les limites des autres. Les énergies émotionnelles n'étaient pas utilisées (ni gaspillées) pour résoudre les conflits infra-communautaires, mais pour la conversion et pour diffuser le charisme et le mouvement. Et les communautés se développaient. Après la disparition des fondateurs, le contexte a changé et s'est compliqué. Tout d'abord, bien que les fondateurs de ces mouvements aient généralement rédigé une règle, la fonction de la règle dans ces nouvelles communautés n'est pas celle des anciennes communautés monastiques. Elles se rapprochent plus du cas de saint François et des mouvements mendiants. Comme Giorgio Agamben nous l'a appris (Altissima povertà, Neri Pozza, 2011), ce qui importait vraiment pour François n'était pas l'adhésion à une règle mais à un art de vivre (celui de l'Évangile). Un frère qui ne vit pas comme le Christ n'est pas un frère, ni une moniale une moniale, même s'ils suivent parfaitement la règle. Leurs actes et leurs paroles ne sont pas séparables de leur vie.

Bien sûr, les frères et les moniales se trompent, pèchent, sont incohérents, mais leurs actes ne sont pas protégés par la fidélité à la règle. Un frère qui perd son mode de vie perd tout, aucune fidélité à la règle ne peut le sauver. Un bénédictin en crise pourrait être sauvé en s'en tenant à la règle et à la liturgie ; un franciscain en crise n'a qu'une option : se convertir et revenir à la forme de vie. C'est pourquoi les mouvements sont plus fragiles que les monastères, car aucune règle ne peut assurer une fonction de salut par procuration. Cette fragilité est l'expression de la très grande pauvreté de l'Évangile.

Les nouveaux mouvements sont nés aussi comme une forme de vie dépouillée, car toute expérience communautaire charismatique, y compris le monachisme primitif et ses nombreuses réformes, est née uniquement de cette manière. Ainsi, lorsque le fondateur disparaît, ces communautés se retrouvent très fragiles car, pour continuer, elles n'ont que la fidélité personnelle au charisme. Après le fondateur, les communautés ne vivent que si chacun est fidèle au mode de vie charismatique, les crises ne se résolvent pas par la hiérarchie ni par la règle. On ne peut vivre que si l'on essaie de regarder devant soi et non à côté. Dans une communauté vivante et générative, les limites et les défauts que je découvre chez l'autre deviennent des moyens d'entrer dans son âme, de cultiver cette tendresse qui naît face aux manquements d'un frère, qui finit par être aimé non pas « malgré » ses limites mais « grâce » à elles. On voit cette limite, on sourit. Et puis, sans attendre, on regarde devant soi et dehors, pour reprendre la course.

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